Sur une page de▶ Bossuet (ou Tradition et Révélation) (janvier 1936)m
Que nos amis catholiques nous permettent ◀de▶ relever tout d’abord un défaut très courant ◀de▶ ◀la▶ controverse22 avec ◀la▶ Réforme, en France : on oppose dix-neuf siècles ◀de▶ tradition universelle — dont quinze nous sont communs d’ailleurs avec ◀l’▶Église romaine — à quatre siècles ◀d’▶une tradition que ◀l’▶on réduit au seul domaine français, sans même compter que nos églises ont subi ◀de▶ telles persécutions qu’elles ont été quasi anéanties durant ◀la▶ moitié ◀de▶ ce temps. Ne serait-il pas plus conforme à ◀la▶ probité historique et plus fécond pour ◀la▶ théologie ◀de▶ mettre en regard du catholicisme romain ◀le▶ protestantisme tout entier, luthérien, calviniste et wesleyen, voire anglican, dans ce qu’il a ◀de▶ spécifique et ◀de▶ commun au sein de sa diversité ?
◀L’▶on verrait mieux alors, que ◀l’▶opposition réelle n’est pas, ainsi qu’on risque ◀de▶ ◀le▶ déduire ◀de▶ ◀l’▶entreprise des Pères de Juvisy, entre « ◀l’▶héritage du Christ » d’une part, et ◀les▶ dangers ◀de▶ déviations protestantes ◀de▶ ◀l’▶autre23. ◀L’▶on verrait mieux que ◀l’▶opposition réelle est entre ◀la▶ conception « évangélique » et ◀la▶ conception papale ; entre ◀la▶ foi à ◀la▶ Révélation parfaite et suffisante, et ◀le▶ recours à ◀la▶ Tradition comme critère des révélations évangéliques. Ce qui s’oppose en réalité, c’est une doctrine du salut par ◀la▶ foi au sein d’une Église obéissant à ◀la▶ Révélation, et une doctrine du salut par ◀l’▶Église, par une Église qui prend barre sur ◀l’▶Écriture. Précisons encore ce schéma, qui ne prétend qu’à indiquer ◀le▶ lieu précis ◀de▶ ◀la▶ divergence : ◀la▶ Réforme prêche que ◀le▶ Christ est ◀le▶ chef absolu, souverainement adorable, ◀de▶ ◀l’▶Église qui est son corps ; tandis que Rome affirme que ◀la▶ tradition et ◀le▶ pape détiennent « ◀le▶ secret du Christ » lui-même. (◀L’▶expression est ◀de▶ Bossuet.)
À ◀la▶ question ainsi posée, on me répondra probablement que mon antithèse est forcée et que mes définitions ◀de▶ ◀la▶ position catholique ne sont pas formulées en termes catholiques. Je comprends parfaitement à quel souci très légitime ◀d’▶honnêteté, à quelle crainte très légitime ◀de▶ me voir combattre une caricature peut correspondre une objection ◀de▶ ce genre. Et pourtant, pour peu qu’on adopte ◀la▶ position des catholiques eux-mêmes vis-à-vis de leurs grands docteurs, on est obligé ◀de▶ constater que cette objection ne porte guère. En effet, « ◀l’▶Église ne reconnaît une expression exacte ◀de▶ sa substance que dans ◀la▶ personne ◀de▶ ses saints », écrit ◀le▶ père Congar en une fort belle définition24. Or, si je cite une formule ◀d’▶Augustin, qui est un grand saint, on me répond que cette formule lui est tout à fait personnelle, et ◀l’▶on m’oppose une thèse thomiste ; laquelle est, à son tour, contestée par un Newman ou un Laberthonnière, dans des livres pourtant revêtus ◀de▶ ◀l’▶imprimatur. Finalement, faute du concile qui aurait seul qualité pour m’éclairer, et qu’on ne saurait convoquer pour si peu, j’ai recours à quelque « Enchiridion », ou recueil des formules dogmatiques élaborées par ◀les▶ conciles et ◀les▶ bulles papales, donc simple catalogue ◀de▶ résultats, sans commentaires ni justifications. Serait-ce là ◀le▶ langage orthodoxe que je cherche ? Il est souvent contraire aux écrits ◀d’▶Augustin ou ◀de▶ Thomas d’Aquin25, seuls témoignages qui nous restent ◀de▶ ◀la▶ « personne » ◀de▶ ces saints…
On pourrait remarquer que tout cela, même simplifié dans mon exemple, est bien complexe, bien contradictoire, et sous une apparence ◀de▶ précision rigide, bien propice aux interprétations, aux distinguos infinis par où ◀le▶ pire subjectivisme, celui ◀de▶ ◀la▶ prudence opportuniste, s’insinue jusqu’au cœur ◀de▶ ◀la▶ dogmatique romaine. On pourrait remarquer que ◀le▶ fidèle protestant a, sur ◀le▶ fidèle catholique, ◀l’▶avantage sans prix ◀d’▶avoir toujours à portée ◀de▶ ◀la▶ main ◀le▶ critère dernier ◀de▶ toute « formulation chrétienne », ◀les▶ évangiles et ◀les▶ écrits apostoliques. Mais mon propos est ici simplement ◀de▶ répondre à ◀l’▶objection ◀de▶ nos frères romanisés. Si ◀les▶ formules par lesquelles je résume leurs croyances ne sont pas « à ◀la▶ lettre » catholiques, je dis :
1° que cela tient à ce que cette « lettre » est, pour nous tout au moins, pratiquement insaisissable ;
2° que cette « lettre » ne saurait m’importer davantage qu’au théologien catholique, lequel, s’il ne veut pas se borner à ◀la▶ pure et simple copie des formules élaborées par ◀les▶ conciles, est bien forcé ◀de▶ parler un langage personnel, dont il sera toujours possible ◀d’▶affirmer qu’il n’est pas littéralement « catholique » (même s’il a reçu ◀l’▶imprimatur !) ;
3° que ce n’est pas ◀la▶ lettre et ◀la▶ formulation des dogmes qui m’importent, mais ◀la▶ manière dont on en use dans ◀l’▶Église romaine, mais ◀le▶ degré ◀de▶ sérieux qu’on leur accorde en fait, mais ◀l’▶opinion commune qu’elles sont censées enregistrer.
Cette opinion commune, je suis certain ◀de▶ ◀la▶ traduire sans ◀la▶ fausser quand je dis que ◀le▶ catholique, en tant que tel, croit que ◀l’▶Église est au-dessus ◀de▶ ◀l’▶Évangile, qu’elle a barre sur lui, qu’elle dispose ◀de▶ critères qui ne sont pas tirés ◀de▶ lui26 et au nom desquels elle a ◀le▶ droit ◀de▶ ◀l’▶interpréter, voire ◀de▶ ◀le▶ contredire dans sa lettre. Je suis certain ◀de▶ ne pas forcer ◀le▶ moins du monde ◀l’▶antithèse lorsque j’affirme que cette opinion commune est un négatif absolu des positions fondamentales ◀de▶ ◀la▶ Réforme. Voilà ◀l’▶opposition réelle, du noir au blanc, que nos frères catholiques ont tant de peine à distinguer. Et comment ◀la▶ distingueraient-ils quand ◀l’▶effort perpétuel et d’ailleurs émouvant ◀de▶ leur théologie est ◀de▶ combler tant bien que mal tous ◀les▶ abîmes : ceux qui séparent ◀l’▶éternel du temporel, Dieu ◀de▶ ◀l’▶homme, ◀la▶ grâce ◀de▶ ◀la▶ nature, et ◀la▶ Révélation ◀de▶ notre raison ? Au point qu’on en arrive à se demander pourquoi ◀le▶ Christ a dû mourir pour triompher ◀de▶ notre péché, alors que ◀la▶ sagesse antique pouvait fournir ◀l’▶amorce ◀de▶ si belles synthèses ! « Blasphème ! me dit alors un catholique. Ces synthèses ne remplaceront jamais ◀les▶ mérites acquis, par ◀les▶ souffrances du Sauveur : elles seraient au contraire tout imparfaites si ◀la▶ raison des scolastiques, éclairée par ◀la▶ grâce, n’avait su ◀les▶ achever en ◀les▶ incorporant à ◀la▶ tradition ◀de▶ ◀l’▶Église, corps du Christ ressuscité ! » Réponse qui justement donne un exemple bien typique ◀de▶ ◀la▶ méthode romaine ◀de▶ médiation27. Cette tradition n’est, à vrai dire, qu’une transition, un terme transitif insinué entre des réalités radicalement hétérogènes. Si ◀l’▶on croit sérieusement que ◀le▶ sacrifice du Christ est éternellement suffisant, on ne cherche pas d’autres moyens ◀de▶ surmonter ◀la▶ séparation originelle. On craint au contraire que tout autre moyen, fût-il « déduit » ◀de▶ ◀la▶ Révélation, ne voile ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀l’▶abîme, et ne détourne ◀les▶ fidèles ◀de▶ cette seule chose nécessaire, ◀de▶ cette foi au seul moyen ◀de▶ salut qui ait été donné aux hommes. Il en va de même du purgatoire, ◀de▶ ◀l’▶analogia entis, ◀de▶ ◀la▶ grâce infuse, ◀de▶ ◀la▶ révélation progressive : termes transitifs introduits pour voiler, pour atténuer ◀les▶ scandales réels, et pour relier rationnellement ce que ◀le▶ péché a séparé.
Est-ce que je me trompe grossièrement ? Est-ce que ◀la▶ question n’existe pas, ou n’a pas ◀d’▶importance aux yeux des catholiques ? Est-ce qu’ils se ◀la▶ posent parfois ? Est-ce qu’ils comprennent que leur attitude ◀la▶ pose ?
Si mes reproches leur paraissent porter à faux et révéler une simple méconnaissance des possibilités infinies ◀d’▶interprétation dont dispose leur apologétique, s’ils me convainquent enfin ◀de▶ mon erreur, je m’en réjouirai hautement. Et je me sentirai ◀d’▶autant plus libre ◀de▶ leur demander sérieusement, c’est-à-dire sans aucune intention polémique, ce qu’ils pensent ◀d’▶un texte précis, et comment il se fait que ◀le▶ pape n’ait jamais, que je sache, condamné Bossuet pour avoir écrit ce qui suit. (C’est au sujet de ◀la▶ Messe, pour expliquer que ◀les▶ catholiques ◀la▶ célèbrent tout autrement que ◀le▶ Christ n’a institué ◀la▶ Cène) :
Que Jésus-Christ a donné un grand pouvoir à son Église dans ◀la▶ dispensation ◀de▶ ses mystères !… Il a permis à son Église ◀de▶ séparer ce qu’il avait mis ensemble… Et non seulement ◀l’▶Église a cessé ◀de▶ faire ce que Jésus-Christ avait fait, et ◀les▶ apôtres suivi ; mais encore elle a pris ◀la▶ liberté ◀d’▶interdire sévèrement cette pratique… Quand donc on veut s’imaginer qu’en ne recevant qu’une espèce, on ne reçoit qu’une cène et une communion imparfaites, c’est qu’on n’entend pas que c’est ◀l’▶Église qui sait ◀le▶ secret ◀de▶ Jésus-Christ, qui sait ce qui appartient essentiellement à son institution, ce qui doit être dispensé diversement, selon ◀les▶ temps et ◀les▶ conjonctures différentes. (Méditations sur ◀l’▶Évangile, lve jour.)
Bossuet ajoute :
Vous vous étonnez ◀de▶ ce qu’on sépare ce que Jésus-Christ a mis ensemble, et qu’on donne ◀le▶ corps à manger sans donner en même temps ◀le▶ sang à boire. Étonnez-vous donc aussi ◀de▶ ce que ◀la▶ Cène sacrée est séparée du souper commun ! Mais plutôt ne vous étonnez jamais ◀de▶ ce que ◀l’▶Église fait. Instruite par ◀le▶ Saint-Esprit et par ◀la▶ tradition ◀de▶ tous ◀les▶ siècles, elle sait ce que Jésus-Christ a voulu faire…
Comme je citais cette page à un abbé fort écouté, dont ◀les▶ travaux marient avec aisance théologie et humanisme, il me répondit simplement : « Bossuet ne saurait être tenu pour un Père de l’Église que par un académicien ! » Boutade, en vérité, mais très « catholique » je ◀le▶ crains, si ◀la▶ « prudence » catholique consiste, comme je ◀le▶ montrais plus haut, à récuser l’une après l’autre toutes ◀les▶ formules qui pourraient amener à poser la question ◀d’▶une manière claire et nette, et à choisir. Car, enfin, si Bossuet, en écrivant cette page, a déformé ◀la▶ vérité, il ◀le▶ faut déclarer hérétique, de même que ceux qui lui donnèrent ◀l’▶imprimatur. Et si Bossuet n’a pas déformé ◀la▶ vérité, pourquoi serait-on gêné par sa franchise ? Il ne dit rien dans ce que je cite que ◀le▶ concile ◀de▶ Trente n’ait dit ou n’ait permis ◀de▶ dire28. Seulement, il ◀le▶ dit en français. Or, c’est précisément ce que je cherche : ◀l’▶écho des formules orthodoxes dans ◀la▶ conscience des fidèles, et des fidèles ◀de▶ ce pays ◀de▶ France dont on ne peut nier que Bossuet soit l’un des classiques préférés29.
Une fois définie ◀la▶ valeur ◀de▶ cette objection préalable, que pourraient nous opposer ◀les▶ catholiques, si nous ◀les▶ pressions ◀de▶ nous rassurer sur un texte qui nous inquiète, nous sommes en droit ◀de▶ poursuivre ◀l’▶examen des « réflexes catholiques » que ce texte trahit. Reprenons donc ◀la▶ page ◀de▶ Bossuet : « … ◀Le▶ Sauveur a-t-il voulu laisser aux hommes à distinguer par leur propre sens ce qui était ◀la▶ substance ◀de▶ ◀l’▶institution d’avec ce qui ne ◀l’▶était pas ? » ◀La▶ Réforme, par Luther et Calvin, répond : non, Dieu seul connaît ce qui est ◀de▶ Dieu. Pour nous, ne connaissons ◀de▶ ◀la▶ volonté ◀de▶ Dieu que ce qu’il lui a plu ◀de▶ nous en révéler dans ◀l’▶Écriture, et par ◀l’▶action du Saint-Esprit, grâce auquel ◀l’▶Écriture nous parle. Serions-nous donc d’accord ? Lisons plus loin : « ◀Le▶ Sauveur n’a-t-il pas voulu au contraire leur faire voir [aux apôtres] qu’il leur laissait son Église pour être une fidèle interprète ◀de▶ ses volontés, et une sûre dispensatrice ◀de▶ ses sacrements ? » Décidément, nous sommes d’accord. ◀L’▶Église véritable est bien cela pour nous aussi. Nous ajouterons une simple précision : elle est ◀la▶ « sûre dispensatrice des sacrements » dans ◀la▶ mesure exacte où elle demeure ◀la▶ « fidèle interprète » des volontés ◀de▶ Dieu. Mais c’est ici que Bossuet nous arrête : « Qu’entendez-vous, nous dit-il, par “fidèle” ? — Nous entendons : fidèle à ◀la▶ Révélation donnée une fois pour toutes par Dieu lui-même dans son incarnation unique, dont ◀l’▶Écriture témoigne. — C’est, rétorque Bossuet, que vous n’entendez pas que c’est ◀l’▶Église, et non pas ◀la▶ seule Écriture, qui sait ◀le▶ secret ◀de▶ Jésus-Christ ! — Et ◀d’▶où ◀l’▶a-t-elle appris, si ce n’est ◀de▶ ◀l’▶Écriture ? — Relisez-moi : « Instruite par ◀le▶ Saint-Esprit et par ◀la▶ tradition ◀de▶ tous ◀les▶ siècles, elle sait ce que Jésus-Christ a voulu faire. Elle a donc ◀le▶ pouvoir ◀de▶ séparer ce qu’il avait mis ensemble, ◀de▶ cesser ◀de▶ faire ce qu’il avait fait, et ◀les▶ apôtres suivi, et même ◀de▶ condamner sévèrement cette pratique. » — Si nous comprenons bien, ◀l’▶Église prouve qu’elle sait ◀le▶ secret ◀de▶ Jésus-Christ, en ordonnant ◀de▶ faire tout ◀le▶ contraire ◀de▶ ce qu’il a dit ? — Exactement, et c’est là sa grandeur, ou, comme je ◀l’▶écrivais, son grand pouvoir. »
◀Les▶ positions sont nettes maintenant. Examinons alors ◀l’▶origine du secret que ◀l’▶Église, selon Bossuet et ◀les▶ conciles, détient et possède si bien qu’elle a sur lui ce jus uti et abutendi qui, selon ◀le▶ vieux droit romain, caractérise ◀la▶ propriété.
Si ◀l’▶Église a ◀le▶ secret du Christ, c’est « qu’instruite par ◀le▶ Saint-Esprit et par ◀la▶ tradition ◀de▶ tous ◀les▶ siècles, elle sait ce que Jésus-Christ a voulu faire ». (Elle sait même qu’il a voulu faire ◀le▶ contraire ◀de▶ ce qu’il a fait.)
Qu’est-ce donc que cette tradition ◀de▶ tous ◀les▶ siècles ? C’est, nous répond ◀l’▶Enchiridion symbolorum et definitionum ◀de▶ Denzinger, « l’autre source » ◀de▶ ◀la▶ Révélation, la première source étant ◀la▶ Bible (fons revelationis alter est traditio ecclesiastica). Nous ◀la▶ trouvons définie tout d’abord par ◀le▶ concile ◀d’▶Éphèse (431) comme étant ◀la▶ fidem definitam a sanctis Patribus qui in Nicaea cum spiritu sancto congregati fuerunt. Aux formules ◀de▶ ce premier concile ◀de▶ Nicée, s’ajoutent ensuite celles des conciles ◀d’▶Éphèse, ◀de▶ Chalcédoine, etc., etc. Puis, dès 514, ◀les▶ écrits ◀d’▶Augustin. (Importante réserve indiquée en 1689 lors de ◀la▶ condamnation des jansénistes.) Puis ◀les▶ doctrines des théologiens, et surtout ◀de▶ Thomas d’Aquin (Encycl. ◀de▶ Benoît XV, en 1923, seulement !). Voilà qui est clair et sans mystère : ◀la▶ tradition, ce sont des textes. On peut ◀les▶ lire, si ◀l’▶on sait ◀le▶ latin, réunis et classés dans n’importe quel Enchiridion.
◀Le▶ catholique se tourne alors vers nous et nous exprime une sorte ◀de▶ pitié : « À quoi s’appuiera ◀le▶ protestant, avec, pour tout guide, une Bible… ou ◀le▶ témoignage intérieur du Saint-Esprit, qu’il sera bien incapable ◀de▶ différencier ◀de▶ sa nature à lui, ◀de▶ son époque et ◀de▶ sa formation ? »30. Autrement dit, on nous plaint ◀d’▶être abandonnés à ◀la▶ seule inspiration ◀de▶ ◀l’▶Esprit, à laquelle on n’accorde aucun pouvoir réel ◀d’▶éclairer, ◀de▶ faire taire ◀la▶ nature, ◀d’▶enseigner « objectivement » ◀la▶ vérité à ◀l’▶homme « subjectif ». Et tout en mentionnant ◀la▶ Bible pour mémoire — « ces pâles écrits », dira ◀le▶ père Pinard de la Boullaye à Notre-Dame — on oublie simplement qu’elle est notre critère, ce « vis-à-vis » ◀de▶ ◀l’▶Église dont parle Barth, et auquel doit se rapporter sans cesse toute prédication vraiment fidèle.
Cette méconnaissance profonde ◀de▶ ◀la▶ Réforme est ◀la▶ rançon fatale ◀de▶ ◀la▶ croyance romaine en ◀la▶ tradition considérée comme « l’autre source » ◀de▶ ◀la▶ Révélation. En réalité, c’est ◀l’▶Église ◀de▶ Rome qui nous paraît à cet égard abandonnée à un subjectivisme redoutable. C’est ce que ◀l’▶on peut voir aisément par ◀l’▶examen du critère infaillible ◀de▶ discernement que représenterait ◀la▶ « tradition ».
En effet, sur quelle autorité se fonde-t-elle ? Sur ◀les▶ conciles. Et ceux-ci à leur tour ? Prenons ◀le▶ concile ◀de▶ Trente : « Sacrosancta œcumenica et generalis Tridentina Synodus in Spiritu sancto legitime congregata… », et, plus loin : « Itaque ipsa Synodus a Spiritu sancto… edocta… declarat. » Cela est clair encore : ◀l’▶autorité des conciles se fonde sur ◀l’▶inspiration du Saint-Esprit.
Comment ce Saint-Esprit sera-t-il contrôlé, si j’ose dire, et « différencié ◀de▶ ◀la▶ nature » des prélats, ◀de▶ leur époque et ◀de▶ leur formation ? Par ◀la▶ Bible ? En principe, oui. Mais ◀le▶ principe a beau être affirmé en droit, il est en fait négligé, et à tel point négligé qu’il n’y aura pas grand-chose à faire pour ◀le▶ ruiner plus tard en droit. C’est ce que fit ◀le▶ concile du Vatican (1869-1870. Cap. 2 : ◀de▶ revelatione, ◀de▶ interpretatione S. Scripturae) en déclarant que ◀l’▶Écriture ne peut être interprétée que selon ◀l’▶Église, et en particulier selon ◀les▶ décisions du concile ◀de▶ Trente. ◀La▶ tradition est ainsi substituée à ◀l’▶Écriture comme critère des inspirations ◀de▶ ◀l’▶Esprit saint. Mais ◀la▶ tradition, ce sont ◀les▶ conciles. Inspirés par ◀l’▶Esprit saint, ils ne sauraient être, en bonne logique, ses juges. Il faut donc admettre ou bien que ◀les▶ conciles sont ◀le▶ seul critère des conciles ; ou bien que ◀l’▶Esprit saint est ◀le▶ seul critère ◀de▶ ◀l’▶Esprit saint.
Le premier terme ◀de▶ ◀l’▶alternative revient à consacrer en droit ◀l’▶arbitraire ◀le▶ plus absolu. Pratiquement : un opportunisme qui nous apparaîtra toujours excessivement « politique »…
Le second terme, vrai en soi, et que nous croyons ◀de▶ toute notre foi31, devient faux et ne traduit qu’un subjectivisme absolu dès qu’on ◀le▶ sépare ◀de▶ ◀l’▶Écriture, qui nous fournit son critère objectif.
Pourquoi nos frères catholiques nous reprochent-ils notre subjectivisme, à nous qui reconnaissons un critère objectif, ◀la▶ Bible, alors qu’ils ont tout fait ◀de▶ leur côté pour évincer ou, en tout cas, pour relativiser ce seul critère ? Comprennent-ils toute ◀la▶ gravité ◀de▶ ◀la▶ question ?
En vérité, ◀la▶ question que pose ◀la▶ page ◀de▶ Bossuet ce n’est pas seulement ◀la▶ question capitale ◀de▶ ◀la▶ Cène, c’est toute ◀la▶ question ◀de▶ ◀la▶ tradition et par là même ◀de▶ ◀la▶ Révélation.
Résumons brièvement ce développement :
◀L’▶Écriture dit, à propos de ◀la▶ coupe ◀de▶ ◀la▶ Sainte-Cène : « Buvez-en tous ! » ◀L’▶intention « secrète » du Christ, intention que Bossuet loue ◀l’▶Église ◀d’▶avoir exécutée, n’est donc pas contenue dans ◀l’▶Écriture. Il faudra ◀la▶ chercher alors dans l’autre source ◀de▶ ◀la▶ Révélation : ◀la▶ tradition. Nous avons vu que, pratiquement, ◀la▶ tradition est index sui et falsi. On se demande alors sur quelle base « objective » ou « subjective » ◀les▶ docteurs catholiques se sont fondés pour opposer à ◀la▶ tradition ◀de▶ leur temps (qui était encore ◀le▶ « Buvez-en tous ») un démenti formel (◀le▶ prêtre seul peut en boire), devenu par ◀la▶ suite partie intégrante ◀de▶ ◀la▶ nouvelle tradition, contradictoire à ◀l’▶Écriture. ◀Le▶ cercle n’est-il pas vicieux ? ◀Le▶ scandale ◀de▶ cette innovation (et ◀de▶ tant d’autres) serait-il devenu moins grand, avec ◀le▶ temps, qu’il ne ◀l’▶était en 1569 ? ◀La▶ tradition serait-elle une sorte ◀de▶ promotion « à ◀l’▶ancienneté » des erreurs ◀les▶ plus manifestes des conciles ?
◀La▶ question peut paraître brutale, simpliste. Elle manque certainement ◀d’▶« onction ». Est-ce assez pour qu’on ◀l’▶écarte ? Ne se pose-t-elle jamais aux catholiques ? Pourtant, je ◀les▶ sens inquiets, et c’est pourquoi j’espère.
◀L’▶inquiétude catholique procède ◀de▶ ce doute profond : ◀la▶ Révélation évangélique éclairée par ◀l’▶Esprit est-elle vraiment suffisante ? Ne faut-il pas ◀la▶ compléter, ◀la▶ garantir, contre nos faiblesses humaines par une assurance humaine, ◀la▶ tradition ?
Tout ◀l’▶effort dogmatique des conciles se fonde dans cette inquiétude32, qui a conduit ◀l’▶Église ◀de▶ Rome à statuer qu’il existe, à côté de ◀la▶ Bible, une autre source. Tout ◀l’▶effort dogmatique des conciles consiste à accumuler des assurances contre tous ◀les▶ « dangers », possibles, qui se ramènent au seul danger que ◀la▶ Parole ne parle pas, que ◀l’▶Esprit soit mal entendu, c’est-à-dire que ◀la▶ foi défaille. Mais quelle cohérence logique, quelle continuité, quelles grandeurs visibles ou quel ascétisme, quelles pompes cultuelles ou quelles humbles œuvres pourront jamais nous garantir ce miracle : que ◀l’▶Écriture parle, qu’elle parle clairement, ici et maintenant, que je ◀la▶ croie, que je lui obéisse et qu’elle me sauve ?
Frères catholiques, à ◀la▶ question que vous adressez à ◀la▶ Réforme, du haut ◀d’▶une grandeur traditionnelle mal assurée, — trop craintivement, trop méticuleusement, trop humainement assurée — nous n’avons qu’une seule réponse, mais une réponse certaine, une réponse qui n’est pas nôtre : « ◀L’▶œuvre ◀de▶ Dieu, c’est que vous croyiez en celui qu’il a envoyé. » (Jean 6:29) Si vous croyez cela sérieusement, si vous croyez à cette autre parole qui est comme un commentaire ◀de▶ la première : « Ma grâce te suffit »33, vous retrouvez ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ vraie tradition : celle qui n’est pas une « autre source », un vain renfort humain, mais ◀la▶ suite des témoignages rendus par ◀l’▶Église historique à son chef, qui lui fut révélé dans ◀l’▶Écriture, et non ailleurs.
Il reste à dire ceci : Et nous, croyons-nous assez « sérieusement » cela ? Croyons-nous assez sérieusement que ◀les▶ catholiques un jour peuvent ◀le▶ croire ? Sommes-nous déjà prêts pour cette unité ?