Sur l’esprit incarné (février 1936)x
M. Julien Benda écrit dans le numéro de▶ janvier ◀de▶ la NRF la phrase suivante : « La religion ◀de▶ l’esprit incarné est celle qui honore l’esprit en tant qu’il veut porter l’empreinte ◀de▶ certains intérêts terrestres, et le méprise en tant qu’il cherche à s’affranchir ◀de▶ ce genre ◀de▶ pression pour s’exercer en toute liberté. » Il écrit un peu plus loin qu’il déplore la disparition « des grandes disciplines intellectuelles, singulièrement des études théologiques ou simplement logiques ». S’il m’est permis ◀de▶ faire ici un peu de théologie et un peu de logique, je demanderai à M. Benda :
1° si les « docteurs » nationalistes qu’il attaque ont jamais prétendu que leur politique fût une « incarnation » ◀de▶ l’esprit ;
2° au cas où ils l’auraient fait, ce que j’ignore car je les pratique peu : s’il y a lieu ◀de▶ reprendre à son compte cette erreur ◀de▶ vocabulaire, ou en langage théologique, ce blasphème ;
3° si l’incarnation ◀de▶ l’Esprit, c’est-à-dire Jésus-Christ, fils ◀de▶ Dieu, a jamais « porté l’empreinte ◀de▶ certains intérêts terrestres », et conséquemment, si l’on a le droit ◀d’▶opposer esprit pur à esprit incarné dans des termes tels qu’esprit incarné devienne synonyme ◀de▶ trahison intéressée ;
4° si M. Benda conçoit que l’opposition esprit pur contre esprit asservi (aux intérêts politiques) évoque précisément pour un chrétien l’opposition ◀de▶ Pilate et des docteurs nationalistes juifs qui criaient avec la populace : Crucifie ! et relâche Barabbas — opposition qui se résout pratiquement en unanimité contre le Christ, contre l’esprit incarné en Personne ;
5° si le clerc qui s’en lave les mains ne risque pas ◀de▶ faire le jeu des clercs qui crient avec les loups, et ◀de▶ trahir ◀de▶ la sorte doublement, étant admis toutefois que la mission ◀de▶ l’esprit est ◀d’▶entrer dans le monde, non point pour s’y soumettre, mais pour le transformer en vérité. Mission que l’Évangile et la théologie résument par le seul mot ◀de▶ Rédemption, et que certains antichrétiens, plus pénétrés ◀de▶ christianisme qu’ils ne le croient, préfèrent appeler révolution.
Ces questions me paraissent capitales. Et je ne vois pas comment il serait possible ◀d’▶y échapper. Depuis huit ans que sa Trahison des Clercs est apparue, M. Benda s’y applique pourtant non sans bonheur, curieusement suivi sur ce point par ses contradicteurs ◀de▶ droite. Mais alors son dernier article est trop clair. Il n’y manque plus qu’une épigraphe, qui conviendrait d’ailleurs à tous ses livres : ut evacuata sit crux.