Kierkegaard en France (juin 1936)z
L’▶introduction ◀de▶ Kierkegaard en France a ◀les▶ mêmes dates que ◀la▶ crise : 1930-1935. Il a fallu bien près ◀d’▶un siècle, il a fallu surtout ◀le▶ double truchement ◀de▶ Heidegger et ◀de▶ Karl Barth pour imposer à ◀l’▶attention ◀de▶ quelques-uns ◀l’▶œuvre ◀d’▶un écrivain dont, cependant, ◀la▶ puissance ◀de▶ choc et ◀d’▶interrogation ne saurait être comparée qu’à celle ◀de▶ Pascal, ◀de▶ Dostoïevski et ◀de▶ Nietzsche. Aujourd’hui Kierkegaard est cité par tout le monde. On m’assure qu’il a même un public passionné. Mais si ◀l’▶on juge ◀de▶ ◀la▶ façon dont il est lu par ◀la▶ façon dont il est trop souvent cité, ◀l’▶on pensera qu’il eût mieux valu montrer plus ◀de▶ prudence à ◀le▶ répandre. Et pourtant il fallait qu’il fût traduit : c’était une des nécessités ◀de▶ notre état spirituel. Seulement, il eût fallu ◀le▶ traduire autrement, pour prévenir certains malentendus inévitables. Je ne vise pas ici ◀la▶ langue des traductions, encore qu’il y ait beaucoup à dire sur ce point, mais bien ◀l’▶ordre ou plutôt ◀la▶ succession désordonnée des œuvres qu’on nous a traduites. Kierkegaard donne ◀l’▶exemple unique, je crois bien, ◀d’▶un auteur qui attache autant ◀d’▶importance à ◀l’▶opportunité spirituelle ◀de▶ ses œuvres qu’à leur contenu intrinsèque. Personne peut-être n’a si jalousement pris souci ◀de▶ dire au bon moment ses vérités inactuelles. ◀De▶ là ◀le▶ rythme singulier ◀de▶ sa production ; ◀de▶ là ses nombreux masques et pseudonymes, ◀de▶ là aussi ◀l’▶impétuosité sans scrupules ◀de▶ ses dernières « attaques contre ◀la▶ chrétienté établie ». Toute une carrière ◀de▶ poète et ◀de▶ philosophe « à orientation religieuse » avait en effet préparé ◀le▶ climat et ◀la▶ juste portée ◀de▶ ces attaques, avec une patience ironique, mais aussi dans ◀la▶ crainte et ◀le▶ tremblement ◀d’▶une foi sans cesse combattue, ◀d’▶une vraie foi. Publier maintenant, au hasard, des fragments ◀de▶ cette œuvre entièrement commandée par son terme, tout en taisant ou niant ce terme, cela revient littéralement à priver ◀l’▶œuvre, et ces fragments qu’on nous en donne, ◀de▶ toute espèce ◀de▶ sens réel, — par quoi j’entends ◀d’▶orientation intime, ◀de▶ fidélité essentielle, en un mot, ◀de▶ finalité. ◀D’▶où résultent nécessairement un certain nombre ◀de▶ malentendus.
1. Parce qu’on a publié d’abord ◀le▶ Journal du séducteur, fragment ◀d’▶un gros ouvrage intitulé ◀De▶ deux choses l’une, puis In vino veritas, fragment des Stades sur ◀le▶ chemin ◀de▶ ◀la▶ vie, et cela, sans déclarer avec toute ◀l’▶instance que requérait une opération aussi risquée, que ces fragments n’étaient que les premiers termes ◀d’▶une dialectique au cours de laquelle ils devaient être radicalement niés, on a incité ◀le▶ lecteur, non prévenu ou mal prévenu, à tenir Kierkegaard pour une espèce ◀d’▶esthète du paradoxe moral, pour un immoraliste avant ◀la▶ lettre nietzschéenne. Admettons que ◀la▶ suite ait fait voir ◀l’▶énormité ◀de▶ cette erreur. Je crains bien que ce n’ait été qu’au profit ◀d’▶une erreur plus subtile.
2. Parce qu’on a traduit ◀la▶ Maladie à ◀la▶ mort sous ◀le▶ titre ◀de▶ Traité du désespoir, Kierkegaard a passé bientôt pour ◀le▶ coryphée du désespoir considéré comme un des beaux-arts. Or s’il est vrai que Kierkegaard s’est occupé à décrire ◀les▶ formes déclarées ou déguisées que revêt ◀le▶ désespoir fondamental du pécheur ; s’il est vrai qu’il a su montrer, avec une effrayante lucidité, ◀l’▶universalité ◀de▶ cet état, c’est aussi que pour lui, ◀le▶ désespoir est ◀le▶ péché, ◀la▶ seule maladie vraiment mortelle, dont ◀la▶ foi seule, non ◀la▶ vertu, peut nous guérir. Quant à ceux qui ◀le▶ qualifient ◀de▶ « métaphysicien du néant », ils oublient ◀de▶ dire que ◀le▶ néant, dont ils lui prêtent ainsi ◀le▶ goût, est justement celui que Kierkegaard dénonce au cœur des systèmes qu’ils lui opposent.
3. Parce que Kierkegaard s’est déchaîné contre ◀les▶ églises établies, ◀les▶ évêques ◀de▶ ◀la▶ cour, et ◀la▶ religion bourgeoise qui veut prendre ◀le▶ christianisme « à bon marché » ; parce qu’il en appelle ◀d’▶un christianisme théorique à un christianisme existentiel — ce qui est ◀le▶ mouvement même ◀de▶ ◀la▶ Réforme — on a voulu ◀le▶ présenter comme une espèce ◀de▶ nihiliste antichrétien. Parce qu’en présence de ◀l’▶écœurante facilité avec laquelle tant de phraseurs ou ◀de▶ braves gens se réclament ◀de▶ ◀la▶ foi chrétienne — « chose inquiète, inquiétante », disait Luther — il a voulu poser honnêtement ◀la▶ question tragique et réelle du doute inséparable ◀de▶ ◀la▶ foi ; parce que, « comme un oiseau s’envole anxieux aux approches ◀de▶ ◀l’▶orage, ainsi, flairant ◀le▶ danger », il a dit : Je n’ai pas ◀la▶ foi, — certains pensent qu’au fond, il n’a jamais pu croire. Et pourtant, ◀la▶ définition même ◀de▶ ◀la▶ foi dans ◀l’▶Évangile n’est-elle pas justement ce cri : « Je crois, Seigneur, viens au secours ◀de▶ mon incrédulité ».
◀L’▶on eût évité ce grabuge en traduisant dès ◀le▶ début quelques-uns des ouvrages que Kierkegaard publia sous son vrai nom, parce qu’il y exprimait directement son message décisif. Bien entendu, ◀le▶ « succès » ◀de▶ prestige eût été beaucoup plus restreint. ◀Les▶ raisons qui poussèrent Kierkegaard à publier ses premières œuvres sous des masques diversement trompeurs lui apparaîtraient encore plus fortes ◀de▶ nos jours. Il se peut qu’il se fût réjoui ◀de▶ ◀la▶ maldonne.
Que voulait donc Kierkegaard ? Peut-être, à ◀la▶ limite, ◀le▶ martyre — ◀la▶ preuve irréfutable ◀de▶ sa foi. (Encore qu’il s’en défende avec vigueur mais son action même témoigne contre ◀l’▶humilité ◀de▶ son retrait.) ◀La▶ question qui se posait dès lors était celle-ci : « Comment donner à une époque plongée dans ◀la▶ plus grande mollesse spirituelle » ◀l’▶amère passion ◀de▶ faire mourir un témoin ◀de▶ ◀la▶ vérité ?
Si tu veux ce résultat… apprends d’abord à bien connaître ta génération, et surtout ses erreurs, ses plaisirs, ses fièvres, ce qu’elle voudrait réellement si elle pouvait disposer ◀d’▶elle-même. Ainsi bien informé, fais-toi alors ◀le▶ porte-parole des idées, des passions qui sont dans ◀l’▶air, avec ◀l’▶enthousiasme ◀d’▶une éloquence chaude et entraînante. Pour cela, il te faut ◀de▶ ◀la▶ force et du talent. Qu’arrive-t-il ? Tout simplement ceci : ◀l’▶époque s’engoue ◀de▶ tes discours et tu deviens son favori. Tu es alors au début ◀de▶ ton supplice. Il s’agit maintenant ◀de▶ changer ◀de▶ direction ; tu restes animé ◀de▶ ◀la▶ même décision, mais tu te rends aussi rebutant que tu as été attirant ; alors tu verras tes contemporains se passionner et bientôt s’enflammer contre toi.38
Tel fut ◀le▶ sort que choisit Kierkegaard, lorsqu’au cours des années qui préparèrent sa mort, il « changea ◀de▶ direction » et révéla ◀le▶ sens dernier ◀de▶ toute son œuvre. Il est juste que ce destin se répète aujourd’hui parmi nous. Et ◀la▶ publication des écrits religieux entreprise par M. Paul Tisseau y contribuera certainement. ◀Les▶ graves malentendus que je signalais ont valu à ◀l’▶auteur du Traité du désespoir un « succès » dont il est peut-être temps ◀de▶ tirer certaines conclusions propres à « repousser ◀l’▶admiration ».
Rien n’est plus conforme au style kierkegaardien que ◀la▶ manière dont M. Tisseau a publié ces quatre petits volumes ◀de▶ « discours édifiants » et ◀d’▶essais religieux : ◀La▶ Pureté du cœur, ◀Le▶ Droit ◀de▶ mourir pour ◀la▶ vérité, Pour un examen ◀de▶ conscience, ◀Le▶ Souverain sacrificateur. On ◀les▶ trouvera « chez ◀le▶ traducteur, à Bazoges-en-Pareds », dans une petite ferme, tout au fond du bocage vendéen, pays ◀de▶ secrets obstinés, ◀de▶ voies retorses. Si ces ouvrages font néanmoins quelque chemin, ce ne peut être qu’à contre-courant du snobisme qui naît autour de leur auteur.
◀Le▶ centre ◀de▶ Kierkegaard est dans cette phrase : « ◀La▶ subjectivité est ◀la▶ vérité. » ◀La▶ subjectivité, ce n’est pas ◀le▶ subjectivisme, ce n’est pas ◀le▶ vague, ◀le▶ sentiment incontrôlé, ◀le▶ romantisme et ◀l’▶anarchie, etc. ◀La▶ subjectivité, c’est ◀le▶ fait ◀de▶ devenir ◀le▶ sujet ◀de▶ ◀la▶ vérité, et non pas seulement son admirateur enthousiaste. On dirait, dans ◀le▶ langage ◀d’▶aujourd’hui : c’est ◀le▶ fait ◀de▶ réaliser ◀la▶ vérité que ◀l’▶on connaît ; ou encore, ◀de▶ ◀la▶ prendre au sérieux et ◀de▶ ◀la▶ vouloir uniquement.
Mais on ne peut vouloir ◀d’▶une manière totale et unique que ce qui est vrai. Car tout ce qui n’est pas vrai comporte en soi une division et divise ◀la▶ volonté qu’on met à ◀le▶ réaliser. Tel est ◀le▶ sujet ◀de▶ ◀la▶ Pureté du cœur. La plupart des écrits proprement religieux ◀de▶ Kierkegaard développent ce thème et ◀l’▶illustrent ◀de▶ ◀la▶ façon ◀la▶ plus familière et directe, tandis que ses écrits littéraires ou philosophiques ont pour dessein, plus ou moins déguisé, ◀de▶ pousser à ◀l’▶absurde ◀les▶ attitudes ◀de▶ vie ou ◀de▶ pensée qui ne se fondent pas dans cette vision centrale et unitive.
Il me semble que ◀les▶ neuf discours traduits par M. Paul Tisseau en reviennent tous à ◀la▶ même question, qui est celle du sérieux dernier, ◀de▶ ◀la▶ prise au sérieux ◀de▶ ◀la▶ vérité. Du point de vue du sérieux humain, ◀l’▶éternité doit apparaître comme une espèce ◀d’▶ironie cruelle ; mais du point de vue ◀de▶ ◀l’▶éternité, ◀le▶ sérieux humain apparaît affecté ◀d’▶un humour désespéré. ◀La▶ dialectique ◀de▶ Kierkegaard consiste alors à déconsidérer ◀le▶ sérieux et ◀le▶ pathétique purement humains, en ◀les▶ poussant à ◀la▶ limite où se révèle leur impuissance ; puis à montrer que ◀l’▶éternelle vérité n’est encore qu’une grandiose ironie tant qu’elle n’est pas actualisée dans ◀l’▶acte ◀de▶ foi. Il n’y eut jamais ◀de▶ sérieux absolu39 que dans ◀la▶ vie et dans ◀la▶ mort du Christ, homme et Dieu, car lui seul eut vraiment « ◀le▶ droit ◀de▶ mourir pour ◀la▶ vérité », étant lui-même ◀la▶ vérité. C’est pourquoi ◀l’▶acte ◀de▶ foi, qui saisit dans ce temps ◀l’▶éternel paradoxe ◀de▶ ◀la▶ vie et ◀de▶ ◀la▶ mort du Christ, jette sur tous nos sérieux, poses et amusettes, une ironie, ou ce qui est pire, un soupçon ◀d’▶insondable ironie. Un soupçon : car peut-être, ◀l’▶acte ◀de▶ foi n’existe pas ? Peut-être n’est-ce qu’une figure ◀de▶ rhétorique pieuse, une illusion, un mythe, ou encore un saut dans ◀le▶ vide ? Et alors il n’y aurait nulle part ◀de▶ vrai sérieux ? Peut-être aussi cet acte existe-t-il, peut-être que ◀l’▶illic et tuc ◀de▶ cette Mort et ◀de▶ cette Résurrection peut devenir quelque part, dans une vie, ◀le▶ hic et nunc ◀de▶ ◀la▶ foi ? Mais alors il n’y a pas ◀de▶ vrai sérieux dans ma vie, tant qu’il n’y a pas eu cet acte ◀de▶ foi, ce renversement du désespoir qui s’ignore en certitude combattante — et combattue.
◀Le▶ sérieux ◀de▶ ◀l’▶ironie, ◀l’▶ironie du sérieux, voilà ◀les▶ pôles ◀d’▶une dialectique dont ◀le▶ plus étrange, sans doute, est qu’elle embrasse avec une familiarité poignante ◀les▶ problèmes ◀de▶ ◀la▶ vie banale. Il y a dans ce passage perpétuel ◀de▶ ◀l’▶abstrait au concret, ou plutôt dans cette mêlée shakespearienne ◀de▶ logique impitoyable et ◀de▶ bon sens populaire, ◀d’▶anecdotes, ◀de▶ boutades et ◀d’▶échappées romantiques (sur ◀le▶ silence ◀de▶ ◀la▶ femme, par exemple, à ◀la▶ fin du Miroir ◀de▶ ◀la▶ Parole) une appréhension si totale du réel que notre langue, je ◀le▶ crains, n’arrivera pas à ◀la▶ restituer sans bizarreries. Ceci suffit sans doute à excuser ◀les▶ obscurités, ◀les▶ gaucheries qui arrêtent parfois ◀le▶ lecteur des meilleures traductions françaises ◀de▶ Kierkegaard.
P.-S. Cette chronique était déjà imprimée, quand j’ai lu dans ◀les▶ Cahiers du Sud une étude ◀de▶ Benjamin Fondane qui s’en prend avec énergie aux interprétations ◀de▶ Kierkegaard proposées en France par Jean Wahl, par Mme R. Bespaloff, et par moi-même. Je ne trouve pas cette violence déplacée, ni ◀l’▶injustice qui ◀l’▶accompagne plus onéreuse pour ◀la▶ vérité que ne serait ◀l’▶affectation ◀d’▶impartialité ; et je suis loin de trouver vaine ◀la▶ question que pose Fondane : « Ils suivent Kierkegaard du regard — mais où en sont-ils ◀de▶ leur propre démarche ? » Oui, cette question est gênante et sérieuse, et c’est pourquoi il fallait ◀la▶ poser. Et c’est aussi pourquoi je ◀la▶ retourne à son auteur. Mais peut-on y répondre par des mots ?
Plusieurs des Discours religieux ayant pour objet ◀de▶ « préparer à ◀la▶ Communion », je ne vois pour ma part qu’un seul moyen ◀de▶ s’engager ◀de▶ toute sa personne à la suite de Kierkegaard… Tout ◀le▶ reste est littérature, « littérature kierkegaardienne » évidemment, « admiration » et non « imitation ».
Mais peut-on publier autre chose que ce reste ?