Le Problème du bien (12 septembre 1936)o
Couronnant une carrière d’▶auteur déjà longue — quarante-cinq volumes, sauf erreur — M. le pasteur Wilfred Monod nous a donné une œuvre aussi exceptionnelle par ses dimensions que par son style. M. Wilfred Monod est actuellement le représentant le plus marquant ◀d’▶une famille dont les destins se confondirent durant tout le siècle dernier avec ceux du protestantisme français. Maurras, lorsqu’il voulut s’en prendre aux réformés, ne trouva rien ◀de▶ mieux que ◀d’▶écrire un pamphlet contre la race des Monod, les traditions, l’esprit et l’idéologie ◀de▶ cette « tribu ». Il semble que l’auteur du Problème du Bien 13 se soit fait un glorieux devoir, et peut-être un malin plaisir, ◀de▶ soutenir les causes les plus vilipendées par ce furieux censeur païen. Qu’il suffise ◀de▶ rappeler que le nom ◀de▶ Wilfred Monod évoque immédiatement, dans l’esprit ◀de▶ tout protestant, deux grands mouvements ◀de▶ pensée et ◀d’▶action dont il fut l’un des principaux initiateurs : le christianisme social, et l’union des églises non romaines, grande espérance œcuménique et internationale née dans le « désarroi » ◀de▶ l’après-guerre, et qui trouva lors du fameux congrès ◀de▶ Stockholm sa première réalisation concrète. À ces deux causes illustrées par notre auteur, il faut en ajouter une troisième, qui les commande directement : celle ◀d’▶un certain humanisme chrétien.
L’ouvrage littéralement énorme (hors de la norme) qui vient de paraître sous un titre dont l’apparence paradoxale est typique ◀de▶ l’esprit ◀de▶ M. Monod, figure sans aucun doute le document le plus complet que le modernisme protestant aura livré sur son époque. Mais il marque en même temps son dépassement. Ces 3000 pages contiennent la somme ◀de▶ la problématique particulière à une école — est-ce trop dire — qui va ◀de▶ Schleiermacher à Harnack, en passant par Charles Secrétan, Frommel et même Renouvier, et à laquelle les récents livres ◀de▶ Bergson viennent apporter un ultime renouveau. À cet égard, le Problème du Bien mériterait un examen critique dont le cadre ◀de▶ ma chronique ne saurait supporter même l’esquisse. Mais le sous-titre ◀de▶ cette œuvre nous engage à l’aborder très librement : « essai ◀de▶ théodicée et journal ◀d’▶un pasteur ». Nous n’avons pas affaire ici à une construction doctrinale. L’auteur prend soin ◀de▶ nous en avertir à maintes reprises :
L’intérêt du présent ouvrage ne réside pas seulement dans le récit ◀d’▶une exploration hasardée en des régions peu connues, mais aussi dans la constante présentation ◀d’▶un double cheminement : la recherche du penseur et le ministère du pasteur.
Par ailleurs, il ne s’adresse pas aux spécialistes, ni à l’Église, comme ce serait le devoir ◀d’▶un traité dogmatique.
Je m’adresse aux chrétiens, mais plus encore aux autres. Mon cœur est tourné vers les agnostiques, les sceptiques, les incrédules, les athées, les désespérés (termes qui ne sont pas synonymes) et je leur propose ◀de▶ méditer le problème du Bien. Si des croyants peuvent douter ◀de▶ leur croyance à cause du mal, que des incroyants apprennent à douter ◀de▶ leur incroyance, à cause du Bien.
D’une part, en effet, dit M. Monod, « l’athéisme n’explique pas la Beauté, la Joie, l’Amour, la Sainteté. Il se brise contre le problème du Bien. D’autre part, l’orthodoxie chrétienne, avec son Dieu créateur omnipotent, omniprésent, mais silencieux, se brise contre le problème du Mal ». Notons que cette position du problème, ce double front contre l’athéisme et contre le dogmatisme, définit d’emblée la situation typique du penseur « libéral ». (Calvin disait : « libertin spirituel ».) Il s’agit ◀de▶ confondre les philosophes incroyants au moyen de leurs propres arguments, et les théologiens trop rigides par le recours à une piété plus libre. On sait que pour l’école ◀de▶ Barth, tout au contraire, le rôle ◀de▶ la théologie sera purement et simplement ◀de▶ critiquer, au sein de l’Église, la prédication ◀de▶ l’Église, pour la débarrasser des intrusions ◀de▶ philosophies passagères quelles qu’elles soient. Pour Barth, c’est Dieu qui met l’homme en question. M. Monod part au contraire ◀d’▶une mise en question ◀de▶ « Dieu » par la conscience morale ◀de▶ l’homme. L’opposition apparaît absolue. Mais l’une des grandes surprises que nous réserve le Problème du Bien, c’est qu’au moyen ◀d’▶une méthode « libérale » et partant ◀d’▶un point de vue « libéral » — encore que l’auteur s’en défende, l’adjectif ayant pris peu à peu une signification ecclésiastique plus précise et restreinte que celle que je lui donne ici — M. Monod rejoint souvent des conclusions théologiques que Barth ne saurait renier. Cette convergence paradoxale et imprévue n’est-elle pas comme un signe, une promesse émouvante ◀de▶ l’unité future des chrétiens, par-delà les funestes divisions ◀de▶ l’orthodoxie et du libéralisme ? Mais revenons à la situation ◀de▶ départ ◀de▶ notre auteur.
Contre l’un et l’autre adversaire — l’athée et l’orthodoxe desséché — M. Monod recourt au fait ◀de▶ son expérience intérieure. Après avoir montré que cette expérience diffère ◀de▶ tout processus psychique, il précise : l’expérience religieuse ne devient proprement chrétienne qu’en tant qu’elle reconnaît que son objet, c’est Dieu le Père, révélé par le Fils, et non ce Dieu omnipotent du dogme. En effet, Dieu n’est pas dans la Nature, il n’en est ni le maître ni l’auteur : voilà la thèse capitale du livre. Ce que nous montre la Nature, c’est bien plutôt l’action ◀d’▶un « démiurge » sauvage, omnivore, amateur ◀de▶ catastrophes et ◀de▶ crimes. Les animaux se mangent entre eux, les hommes périssent par accident, la terre tremble : est-ce là l’œuvre du Dieu ◀d’▶amour dont parle l’Évangile ? « La fourmi périssant ◀de▶ mort violente sous le talon ◀d’▶un chrétien qui prie en marchant », — voilà qui pose à M. Monod le problème central ◀de▶ ce livre. Faudra-t-il donc revenir à Marcion, hérétique condamné par toute la tradition chrétienne pour avoir affirmé que le monde est l’œuvre ◀d’▶un esprit mauvais, ◀d’▶un démiourgos que le Christ, fils ◀de▶ Dieu, est venu pour combattre et pour vaincre ? M. Monod le pense. Jésus, dit-il, « n’est pas venu nous enseigner que l’univers a un créateur. Il a, au contraire, déboulonné l’idole effroyable du Tout-Puissant ; il a enseigné que le vrai Dieu s’incarnait dans un crucifié vaincu ». Par une espèce ◀de▶ paradoxe — personne n’a chéri davantage le paradoxe depuis Kierkegaard — M. Monod déduit ◀de▶ cette « hypothèse ◀de▶ travail » une réaffirmation du dogme trinitaire : Dieu est un X qui ne se révèle à l’homme comme le Père que par son incarnation dans le Fils, reconnue grâce au Saint-Esprit.
Laissons l’aspect théologique ◀de▶ cet ouvrage : son style ◀de▶ pensée, sa démarche insolite et dramatique ont bien ◀de▶ quoi retenir le lecteur même incroyant ou ignorant ◀de▶ ces débats. Wilfred Monod nous apparaît ici comme une espèce ◀de▶ père Hugo du modernisme : même invention verbale, même goût des grandes antithèses, même générosité humanitaire. Et quelle surabondance ◀d’▶images ! La TSF, les rayons X, l’automobile et la structure des atomes lui fournissent un matériel métaphorique inépuisable. Je n’y vois pas ◀d’▶inconvénient à priori, mais à coup sûr, il s’agit là ◀de▶ littérature, bien que l’auteur s’en défende dans sa préface. Cela nous vaut des pages fort curieuses sur la Nature, des élévations romantiques, telle description poignante ◀de▶ réalisme, ◀d’▶un ensevelissement dans la fosse commune. Le mérite capital ◀de▶ cette vision totalitaire du réel, c’est qu’elle replace l’homme dans la perspective cosmique dont un maigre intellectualisme dogmatique nous faisait perdre l’émouvant souci. À cet égard, on peut bien dire que M. Monod revient ◀de▶ loin. Les Soliloques dans la nuit, fragments ◀d’▶un journal ◀de▶ jeunesse qui remplissent 200 pages du premier tome, témoignent ◀d’▶une véritable frénésie ◀de▶ problèmes, ◀d’▶un état ◀de▶ controverse intérieure et abstraite, où je crains bien que la jeunesse ◀d’▶aujourd’hui ne voie plus qu’une fièvre morbide. Mais la forme excessivement libre ◀de▶ cet ouvrage le sauve ◀de▶ l’ennui inhérent aux gros livres. C’est une somme, ai-je dit, une étrange et vivante compilation ◀de▶ notes, ◀de▶ journaux, ◀de▶ lettres, ◀de▶ fragments ◀de▶ sermons, ◀de▶ boutades, ◀d’▶analyses philosophiques, ◀de▶ poèmes, ◀d’▶anecdotes, ◀d’▶aphorismes. On s’y perd bien souvent, on y apprend beaucoup. On craint aussi qu’à la faveur ◀de▶ tant de richesses disparates, le sérieux proprement théologique du raisonnement ne soit parfois diminué par certains calembours trop plaisants. Je dirai, pastichant M. Monod, que ces ébauches suggestives ne vont pas sans quelque débauche intellectuelle. Et je redoute que certains fidèles ne soient gênés, comme je le suis, par l’affirmation répétée que l’auteur « écrit à genoux ».
Au sous-titre du Problème du Bien, j’apposerais volontiers cet argument : comment un protestant se libère ◀d’▶un intellectualisme intempérant par la considération hardie du cosmos. Quant à sa thèse théologique, je me contente ◀de▶ suggérer qu’on l’admettrait plus aisément si l’auteur ne cherchait à l’imposer par le spectacle ◀de▶ ses propres luttes — où nous ne reconnaissons pas forcément les nôtres — et s’il ne tenait, par ailleurs, à l’étayer par une philosophie qui ne saurait plus être la nôtre : j’entends le criticisme à peine critiqué. Le contenu ◀de▶ la Révélation, malgré toutes les philosophies, doit rester pour tous les croyants : « Emmanuel ! » qui signifie : Dieu avec nous ! Est-il vraiment indispensable, est-il même permis au chrétien, ◀de▶ fonder cette Révélation sur le système ◀d’▶un autre Emmanuel — Kant en l’espèce ? M. Monod ne saurait m’en vouloir ◀de▶ lui retourner une boutade qui porte évidemment sa marquep.