Henri Petit, Un homme veut rester vivant (novembre 1936)x
Un fonctionnaire a trois semaines de▶ vacances : trois semaines qu’il va consacrer à prendre mesure ◀de▶ sa vie. Il choisit pour cela ◀de▶ ◀l’▶écrire, ◀de▶ « jouer sa provision ◀de▶ bon air contre du papier noirci », et il rapporte 300 pages, qui resteront sans doute comme l’un des documents humains ◀les▶ plus féconds et authentiques ◀de▶ ce siècle. J’imagine ◀l’▶historien futur étudiant ◀l’▶inventaire ◀de▶ Petit, comme nous lisons ◀le▶ Journal ◀d’▶un bourgeois ◀de▶ Paris pour essayer ◀de▶ « voir » ◀le▶ xve siècle. Il verra bien plus que des faits : ◀les▶ réactions ◀d’▶un esprit et ◀d’▶une âme — ◀le▶ corps, ici, a peu de part, nous sommes en France — au fait social ◀de▶ notre époque, affronté dans ◀le▶ détail quotidien ◀d’▶une profession.
Henri Petit voudrait avoir été ◀l’▶ami ◀d’▶Ulysse. ◀Le▶ bref chapitre où il nous livre cet aveu éclaire une bonne part ◀de▶ son œuvre. Rien n’est plus redoutable pour notre société que ◀le▶ regard tranquille, apparemment modeste, ◀d’▶un homme que son métier contraint à dissimuler sa vraie force. Car ◀de▶ ◀l’▶auteur tout comme ◀de▶ son modèle légendaire, nous voyons bien que « ses ruses sont aussi ses plus chères pensées », celles dont ◀l’▶aveu lui coûterait ses moyens matériels ◀de▶ vivre, mais dont ◀l’▶acceptation virile constitue sa seule raison ◀d’▶être. Tout ◀le▶ débat ◀de▶ ce journal revient à cette scandaleuse opposition, créée par notre société, entre ◀les▶ deux sens du mot « vivre » : gagner sa vie et mériter sa vie ; et peut-être entre ◀les▶ deux sens du mot « gagner » : gagner ◀le▶ monde ou gagner contre lui.
Livre trop plein, trop scrupuleux, trop grave, nourriture trop complexe pour être épuisée ◀d’▶un seul trait : non qu’il faille reprocher à Henri Petit nulle lourdeur ou obscurité, mais peut-être au contraire parce qu’ici tout porte, et nous met du coup en présence du concret ◀d’▶une vie située. Il faut s’arrêter, confronter, se reprendre, aussi se méfier ◀de▶ certaines apparences ◀d’▶intimité qui cachent sans doute encore une pensée plus inquiétante. (◀La▶ division du livre en aphorismes ◀d’▶une ou deux pages facilite heureusement ce genre ◀de▶ lecture.)
Trois thèmes : ◀la▶ biographie (milieu, enfance, jeunesse, professions exercées ◀de▶ journaliste ou ◀de▶ fonctionnaire) ; une longue médiation sur ◀les▶ maîtres ◀d’▶une génération et ◀le▶ passé ◀de▶ ◀la▶ race qu’ils prolongent (Barrès, Péguy, Romain Rolland) ; enfin ◀le▶ débat plus profond ◀d’▶un humaniste avec ◀la▶ foi chrétienne, telle qu’il songe que ses pères ◀l’▶ont eue.
Nos lecteurs se souviennent des pages sur ◀le▶ journalisme, ◀la▶ condition du fonctionnaire et ◀le▶ « moyen ◀de▶ parvenir » qui parurent ici même ◀l’▶an dernier ; ◀de▶ cette patience, ◀de▶ cette justice dans ◀la▶ description du médiocre, ◀de▶ cette mesure constamment observée — voilà sa ruse— et qui nourrit enfin, comme sans ◀le▶ vouloir, ◀le▶ plus féroce réquisitoire contre notre appareil social. On trouvera dans ◀le▶ volume, faisant suite à ces documentaires, une critique ◀de▶ ◀l’▶État — « ◀Le▶ Tous contre un » — et ◀de▶ son emprise sur nos vies. Critique dont ◀la▶ portée directe et ◀l’▶évidence insupportable naissent non point ◀d’▶une vue théorique sur quelque régime idéal, mais ◀de▶ ◀la▶ seule exactitude ◀d’▶une enquête menée dans sa vie quotidienne par un Français lucide qui veut rester humain.
J’aime un peu moins ◀les▶ pages sur Barrès, peut-être à cause du modèle, peut-être aussi à cause de ◀l’▶influence qu’il exerce encore sur Petit : ◀le▶ barrésisme souffre mal une aussi consciencieuse application. (Beau chapitre, tout de même, sur ◀la▶ « politique ◀de▶ clocher », où ◀l’▶auteur s’efforce ◀de▶ sauver ◀les▶ restes ◀d’▶un fédéralisme dont il faudrait pourtant refaire ◀les▶ bases…)
Quant à ◀la▶ position ◀d’▶Henri Petit vis-à-vis de ◀la▶ foi, je m’excuse ◀de▶ ◀la▶ résumer en trois formules, mais autrement, je n’en finirais pas, dans cette note, et j’ignore même si j’en viendrais jamais à bout dans mon esprit. Voici : ◀l’▶homme a tué Dieu. Alors est venu ◀l’▶État, qui n’a plus rien au-dessus ◀de▶ lui pour ◀le▶ juger. Il faudrait au contraire que vienne ◀l’▶homme.
Chrétien, je ne puis voir dans ◀l’▶émouvant effort ◀d’▶Henri Petit pour sauver ◀d’▶une foi perdue tous ◀les▶ trésors ◀de▶ ◀la▶ « spiritualité », qu’une dernière, et subtile, et modeste défense — ◀la▶ plus orgueilleuse sans doute — contre ◀la▶ question personnelle que pose à ◀l’▶homme pécheur ◀le▶ Dieu-homme. Mais ceci dit, et maintenu, — j’admire qu’un incroyant ait su donner à notre position personnaliste sa plus solide justification humaine. Henri Petit veut parler pour lui seul : mais il sait bien qu’une certaine approche ◀de▶ soi-même, qu’un certain recueillement viril dans ◀le▶ concret intime ◀d’▶une vie, c’est aussi ◀le▶ chemin ◀de▶ ◀l’▶universel. S’il veut rester vivant, c’est dans un amitié nouvelle. S’il écrit quelque part : « ◀Le▶ monde n’a plus pour moi ◀le▶ caractère intelligible et nécessaire qu’il avait pour mes ancêtres », il sait aussi, et il nous fait savoir, que c’est à nous ◀de▶ recréer un monde où notre vie s’accepte.
Aux premières pages j’ai pensé : document sur ◀les▶ déceptions ◀d’▶une génération. Puis j’ai trouvé ce cri : « Tout me concerne », et ce sous-titre, vers ◀la▶ fin : « Retour à ◀la▶ passion ». Et maintenant nos routes se joignent.