VII
Sur le▶ déclin du Moyen Âge
Personne ne croit encore sérieusement qu’aucun siècle du Moyen Âge ait jamais été dominé par une seule théologie. ◀Les▶ doctrines ◀de▶ Thomas d’Aquin, à ◀l’▶apogée du xiiie siècle, sont combattues par des écoles puissantes et sont bien loin ◀d’▶avoir conquis ◀la▶ majorité du clergé. Jamais ◀l’▶Europe catholique n’a connu ◀l’▶espèce ◀d’▶unité que certaine polémique primaire reproche à ◀la▶ Réforme et à ◀la▶ Renaissance ◀d’▶avoir rompue. ◀Les▶ ruines des grandes abbayes ◀d’▶où rayonna ◀la▶ civilisation bénédictine sont un suffisant témoignage des luttes qui déchirèrent ◀l’▶Église aux plus beaux temps ◀de▶ sa puissance.
Et pourtant, ce que ◀l’▶on ne peut dire ◀d’▶une théologie catholique, on peut et on doit ◀l’▶affirmer ◀de▶ ◀la▶ théologie en général. Elle fut bien ◀le▶ sous-entendu que ◀les▶ clercs et ◀le▶ siècle entendaient et vénéraient sans discussion possible. Ici, ◀les▶ luttes mêmes qu’elle fit naître témoignent ◀de▶ sa primauté. Et ◀la▶ mesure du Moyen Âge, c’est justement cette primauté théologique.
◀L’▶étudier en elle-même et dans ses manifestations ecclésiastiques, intellectuelles et temporelles nous entraînerait beaucoup plus loin qu’il n’est utile pour ◀le▶ dessein ◀de▶ cet ouvrage. Bornons-nous donc à ◀l’▶examen ◀d’▶un signe ou mieux ◀d’▶un instrument qui fut commun à tous ◀les▶ ordres ◀de▶ ◀la▶ pensée cléricale ou profane, et du pouvoir temporel médiéval : c’est ◀le▶ langage commun aux prêtres et aux législateurs, ◀le▶ latin.
◀La▶ décadence ◀de▶ ◀la▶ mesure catholique23 — et je ne dis pas ◀de▶ ◀l’▶Église ◀de▶ Rome, mais bien ◀de▶ son empire réel sur ◀la▶ conscience européenne, cette décadence me paraît se traduire, ou se trahir, par ◀la▶ décadence parallèle et plus aisément vérifiable du latin, entre ◀l’▶époque ◀de▶ Dante et celle ◀d’▶Érasme.
Qu’est-ce que ◀le▶ latin, au xiiie siècle, pour ◀l’▶écrivain dont ◀l’▶œuvre a condensé toute ◀la▶ sagesse et toutes ◀les▶ passions ◀de▶ son temps ? Dante répond admirablement à cette question par son traité ◀De▶ vulgari eloquentia.
◀Le▶ latin, en tant qu’il figure ◀la▶ persistance ◀de▶ ◀l’▶esprit romain, est ◀la▶ « mesure » qui permet ◀d’▶estimer ◀la▶ conduite des choses humaines, en tant que ◀les▶ hommes sont porteurs ◀d’▶une tradition culturelle commune. Tous ◀les▶ nombres, dit Dante, sont mesurés par ◀l’▶unité et ils sont dits grands ou petits selon qu’ils sont distants ou proches ◀de▶ ◀l’▶unité ; toutes ◀les▶ couleurs sont mesurées par leur rapport au blanc originel, et sont dites plus ou moins lumineuses selon ◀la▶ quantité ◀de▶ lumière blanche qu’elles rayonnent — ainsi ◀le▶ jaune est plus clair que ◀le▶ vert. Dante estime qu’il en va de même pour ◀les▶ qualités et substances, et qu’en chaque ordre, il importe avant tout ◀de▶ distinguer ◀le▶ modèle simple qui détermine ◀l’▶échelle des valeurs. Lorsque nous agissons en tant qu’hommes simplement, c’est ◀la▶ vertu qui est notre mesure ; lorsque nous agissons en citoyens : ◀la▶ loi ; lorsque nous agissons en « hommes latins », ce sont alors certains « signes très simples » communs aux mœurs et aux coutumes [et au] langage, et qui servaient à mesurer et à peser ◀les▶ « actiones latinæ », c’est-à-dire ◀l’▶éthique des Latins24.
Il importe ◀de▶ préciser que Dante est très loin de considérer ◀la▶ langue latine en soi, et telle que ◀la▶ fixèrent ◀les▶ classiques, comme ◀la▶ mesure actuelle au xiiie siècle. ◀Le▶ titre même ◀de▶ son traité nous met en garde contre cette interprétation. ◀Les▶ « signes » latins, selon lui, ne sont vraiment ◀la▶ mesure commune qu’en tant qu’ils vivent dans ◀les▶ divers idiomes vulgaires et garantissent leur régularité. Dante appelle langage vulgaire « celui que ◀les▶ enfants reçoivent ◀de▶ leur milieu dès qu’ils commencent à distinguer ◀les▶ voix… ; celui que nous apprenons sans aucune règle en imitant notre nourrice ». ◀La▶ langue latine, « locutio secundaria », est au contraire notre « grammaire ». Et des deux langues, c’est ◀la▶ vulgaire qui est ◀la▶ plus noble (harum quoque nobilior est vulgaris : parce qu’elle nous est naturelle, et l’autre plus artificielle…) Mais parmi ◀les▶ idiomes vulgaires, ◀le▶ plus noble sera celui qui se conformera ◀le▶ mieux à ◀la▶ grammaire originelle. ◀Les▶ « simplicissima signa » ne sont ainsi mesure actuelle que s’ils participent réellement à ◀la▶ vie ◀de▶ ◀la▶ culture, en leur qualité « secondaire » ◀d’▶instruments ◀de▶ régulation. Or il est essentiel, pour Dante, que ◀les▶ outils que nous manions n’imposent pas leurs conditions à ◀l’▶activité culturelle25 : il ne faut pas que ◀la▶ « grammaire » ait autorité sur ◀le▶ sens du langage dont dépend ◀l’▶action. ◀La▶ mesure latine n’est valable qu’en tant qu’elle s’incarne et agit dans ◀le▶ langage ◀de▶ tous ◀les▶ jours, ◀de▶ tous ◀les▶ hommes.
Ce vigoureux traité ◀de▶ Dante marque un sommet. À ◀l’▶apogée du Moyen Âge, il signale ◀le▶ suprême degré ◀de▶ tension créatrice ◀d’▶une culture dont ◀l’▶équilibre est déjà virtuellement menacé : c’est sans doute ◀l’▶approche même ◀de▶ ◀la▶ menace qui donne à Dante cette conscience aiguë ◀de▶ ◀la▶ mesure à sauvegarder. Déjà s’avance ◀le▶ très subtil faussaire Pétrarque.
Car c’est au génie ◀de▶ Pétrarque qu’il convient ◀d’▶attribuer, par manière ◀de▶ symbole, le premier péché qualifié contre ◀la▶ mesure latine. C’est Pétrarque qui, le premier, déclare que ◀l’▶idiome italien ne saurait convenir qu’aux « inepties vulgaires », qu’il voudrait voir ignorées des lettrés26. C’est Pétrarque qui, le premier, invertit ◀la▶ hiérarchie vivante, celle que Dante avait exprimée en qualifiant ◀de▶ nobilior ◀l’▶idiome vivant. À partir de Pétrarque, ◀le▶ latin deviendra tout autre chose qu’une « grammaire », il deviendra une rhétorique, un langage noble, ◀le▶ signe ◀de▶ ◀la▶ distinction des clercs. Et ce n’est plus ◀la▶ vigueur des pensées qui sera ◀la▶ fin du langage, mais ◀l’▶élégance et ◀la▶ conformité aux meilleurs modèles antiques27. ◀La▶ mesure cesse ◀d’▶être un outil. Elle se distingue ◀de▶ son action pratique. Elle devient une fin en soi, c’est-à-dire qu’elle devient une idole. ◀La▶ décadence est commencée.
Il faut placer cette « crise » ◀de▶ ◀la▶ mesure latine aux débuts du xive siècle. ◀La▶ coïncidence est frappante : c’est ◀la▶ même date que nous donnions à la première « crise » bourgeoise (voir chap. ii ).
Un fait notable illustre par ailleurs ◀la▶ relation ◀de▶ ces deux phénomènes. Lorsque ◀les▶ chefs ◀de▶ ◀la▶ nouvelle bourgeoisie président en 1303 ◀les▶ fameuses assemblées du Louvre, lorsqu’ils rédigent contre ◀le▶ pape Boniface VIII ◀la▶ requête qui prépare ◀l’▶attentat ◀d’▶Anagni, leur révolte contre ◀l’▶ordre établi se traduit tout naturellement — en vertu d’un très sûr instinct — par un refus ◀d’▶user ◀de▶ ◀la▶ mesure linguistique commune aux chancelleries et à ◀l’▶Église : ◀la▶ requête est écrite en français28 c’est-à-dire en idiome vulgaire, accessible à tous ◀les▶ laïques. ◀La▶ portée ◀d’▶un tel acte est visible : ◀les▶ rédacteurs ◀de▶ ◀la▶ requête ont compris que ◀la▶ mesure latine a cessé ◀d’▶être réellement commune. Et quand Guillaume de Nogaret, homme nouveau et fils ◀de▶ grands bourgeois, membre ◀de▶ ◀la▶ Curie royale et qualifié comme tel ◀de▶ clericus, « parle français » au plus grand clerc du monde, il fonde ◀la▶ nouvelle mesure, il inaugure ◀la▶ révolution29.
◀La▶ décadence ◀de▶ ◀la▶ mesure accélère toujours ◀la▶ scission entre ◀la▶ pensée et ◀l’▶action — dont elle est résultée par ailleurs. Tandis que ◀les▶ clercs s’abandonnent à ◀l’▶idolâtrie des moyens, qu’ils s’appliquent à raffiner sans plus tenir compte des fins communes, jugées vulgaires, ◀les▶ laïques se font un langage sans règles et souvent sans beauté, inhabile à traduire ◀les▶ vérités spirituelles, qu’on en vient donc à méconnaître pour un temps, mais adapté aux conditions sociales renouvelées, et qu’il faut formuler ◀d’▶urgence.
Ce phénomène ◀de▶ dissociation aboutit à ◀la▶ Renaissance, au triomphe passager des humanistes, puis à leur chute mémorable : ◀la▶ Réforme. Considérée du point de vue ◀de▶ ◀la▶ mesure linguistique, ◀la▶ Renaissance n’est qu’un essai ◀de▶ restauration artificielle du latin comme moyen ◀de▶ régler à la fois ◀l’▶action et ◀la▶ pensée du siècle. ◀La▶ « grammaire » est devenue rhétorique, et maintenant ◀la▶ rhétorique prétend dominer ◀le▶ sens même des discours qui ordonnent ◀l’▶action : dictature des instruments, qui se traduit en politique par ◀l’▶influence prépondérante des secrétaires ◀de▶ ◀la▶ curie romaine. « ◀Les▶ écrivains apostoliques ont entre ◀les▶ mains les premières affaires du monde30. » Or on ◀les▶ a choisis pour leur seule habileté à tourner ◀le▶ latin des actes ! C’est du moins ◀le▶ cas des plus illustres, ◀les▶ cardinaux Bembo et Sadolet. « ◀L’▶humaniste était un personnage absolument indispensable aux républiques aussi bien qu’aux princes et aux papes ; il fallait leur concours pour ◀la▶ rédaction des lettres et pour ◀les▶ discours publics et solennels31. » Ainsi ◀le▶ glissement ◀de▶ ◀la▶ mesure est accompli : ce qui était ◀le▶ sous-entendu indiscuté, ◀la▶ règle vive du langage vivant, devient une espèce ◀de▶ truc, dont une minorité souvent indigne détient ◀le▶ secret et ◀l’▶usage.
Dès lors, ◀la▶ tâche ◀de▶ ◀la▶ révolution spirituelle est définie : en face de ◀la▶ mesure ancienne qui se survit en tyrannie stérile et idolâtre, affirmer une mesure nouvelle, une mesure qui ramène ◀d’▶un même mouvement ◀l’▶Église, ◀la▶ politique et ◀la▶ culture à ◀la▶ source commune ◀de▶ toute autorité et ◀de▶ toute légitimité, qui est ◀la▶ connaissance existentielle des fins dernières. ◀La▶ protestation ◀de▶ Luther contre ◀la▶ cour ◀de▶ Léon X se traduit sur le plan culturel par ◀la▶ substitution du langage vulgaire au latin. ◀Le▶ vrai clerc, désormais, ce n’est plus ◀le▶ rhéteur, mais ◀le▶ prédicateur. Ce n’est plus ◀l’▶élégant, mais ◀l’▶efficace. Ce n’est plus celui qui se sert ◀d’▶une mesure adorée pour elle-même, mais c’est celui qui recrée une mesure en se mettant au service ◀de▶ ◀la▶ foi. Luther à Worms et à Augsbourg, voilà ◀le▶ clerc, ◀le▶ fanatique ◀de▶ ◀la▶ plus haute vérité. Tandis qu’Érasme qui refuse par deux fois ◀de▶ venir témoigner en faveur de ◀la▶ sagesse qu’il estime détenir, Érasme est ◀le▶ clerc qui trahit et qui déprime ◀la▶ vérité « pour nourrir une paix fardée32 ».
Ce conflit ◀de▶ ◀la▶ mesure stérilisée, idolâtrée, et ◀de▶ ◀la▶ mesure recréée, c’est dans ◀le▶ débat qui opposa Calvin au cardinal Sadolet qu’on peut en trouver ◀l’▶expression ◀la▶ plus forte et ◀la▶ moins équivoque. Sadolet chargé ◀d’▶adresser une lettre pastorale aux Genevois pour ◀les▶ ramener dans ◀le▶ giron ◀de▶ ◀l’▶Église, toutes ◀les▶ ressources ◀de▶ sa « grâce merveilleuse » à exposer ◀les▶ doctrines ◀de▶ Rome, ◀les▶ « propos ambigus et circonlocutions ◀de▶ paroles » du meilleur latiniste ◀de▶ ◀l’▶époque n’aboutissent qu’à orner un discours dont ◀l’▶ornement paraît enfin tout ◀le▶ sujet. Mais ◀de▶ ◀la▶ réponse ◀de▶ Calvin, ◀de▶ cette Épître à Sadolet dont chaque phrase est tendue comme un arc par ◀la▶ passion ◀de▶ servir ◀l’▶Éternel, Luther dira, ◀d’▶un tour proverbial : « Voilà un écrit qui a des pieds et des mains !33 »