IX
Tentatives de▶ restauration ◀d’▶une commune mesure
Au cours des analyses historiques qui précèdent, nous avons vu comment ◀les▶ grandes cultures, et ◀les▶ communautés nationales fécondes dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀l’▶esprit, apparaissent et se défont en même temps que ◀la▶ mesure qui ◀les▶ anime. Car ◀la▶ mesure est ◀le▶ constant rappel des fins communes à ◀la▶ pensée et à ◀l’▶action. Et ◀la▶ conscience ◀de▶ ces fins est ◀la▶ vraie force animatrice ◀d’▶une société. ◀Les▶ génies sont ceux qui ◀l’▶incarnent, soit qu’ils ◀la▶ créent contre une ancienne mesure défaillante (prophètes et révolutionnaires) soit qu’ils ◀la▶ maintiennent vivante et renouvelant ses grands symboles ◀de▶ vérité, ◀de▶ force et ◀de▶ beauté. (Philosophes, savants et artistes.)
À partir du xixe siècle, on voit paraître des génies ◀d’▶une espèce toute différente : des génies qui n’incarnent rien que leur refus individuel, des génies destructeurs ◀de▶ toute communauté, affirmateurs ◀d’▶une vérité individuelle antisociale, des prophètes sans message pour ◀le▶ peuple, sans grandeur mesurable dans ◀les▶ faits, accusateurs, inquisiteurs et anarchistes. Presque tous ◀les▶ poètes et tous ◀les▶ philosophes poètes, Kierkegaard, Schopenhauer, Baudelaire, Dostoïevski, Rimbaud et Nietzsche… Si nous disons qu’ils furent ◀les▶ plus grands ◀de▶ ce siècle, quelle est ◀la▶ mesure qui nous permet ◀de▶ porter un tel jugement ? Si nous disons qu’ils ont sauvé ◀l’▶esprit et ◀la▶ culture, quelles définitions ◀de▶ ◀l’▶esprit et ◀de▶ ◀la▶ culture supposons-nous ?
◀Le▶ triomphe ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie était complet. Rationalisme, productivisme, capitalisme, foi au progrès, scientisme, sociologie, — tout allait dans ◀le▶ même sens, tout paraissait devoir unifier ◀la▶ pensée et ◀l’▶action, et ◀les▶ aspirations des masses. Et cependant une angoisse grandissait. ◀La▶ séparation grandissait entre ◀les▶ peuples et leurs élites, entre ◀les▶ classes, entre ◀les▶ nations ◀de▶ ◀l’▶Europe, entre ◀les▶ hommes ◀d’▶une même nation, entre ◀les▶ actes ◀de▶ chaque homme et ◀l’▶idéal qu’il concevait. ◀La▶ misère devenait un scandale, et ◀la▶ richesse une déception. ◀La▶ misère n’avait plus ◀d’▶autre idéal que ◀la▶ richesse, et ◀la▶ richesse n’avait plus ◀d’▶idéal. ◀L’▶argent était devenu ◀la▶ mesure effective et pourtant il n’unifiait rien, et ne rappelait aucune fin supérieure. ◀Le▶ mal du siècle fut d’abord ◀le▶ mal des riches qui n’avaient plus ◀de▶ foi. Et ◀la▶ révolution sociale fut ◀le▶ mal du siècle des pauvres. Tout cela se passait sur fond ◀d’▶angoisse. ◀La▶ vraie grandeur des vrais génies ◀d’▶un siècle aussi profondément malade, ce fut ◀l’▶angoisse. ◀De▶ Kierkegaard à Nietzsche, toutes ces angoisses individuelles ont porté témoignage en faveur de ◀l’▶esprit contre ◀l’▶abêtissement ◀de▶ ◀la▶ communauté, contre toutes ses caricatures. ◀L’▶idéal positif du siècle était en vérité une caricature ◀d’▶idéal, aussi ne trouva-t-il à s’incarner que dans ◀de▶ grotesques fictions : Joseph Prudhomme, ◀le▶ pharmacien Homais. ◀La▶ vérité, ◀l’▶esprit et ◀la▶ culture en présence du triomphe bourgeois furent rejetés dans une opposition irréductible, ne parurent plus que sous ◀la▶ forme ◀d’▶une accusation radicale. Au lieu de génies représentatifs, on eut des orateurs et des pantins. Et ◀le▶ héros du spirituel devint ◀le▶ solitaire par excellence, ◀le▶ méconnu et ◀l’▶angoissé. Sa grandeur étant mesurée par ◀la▶ tension qui ◀l’▶opposait à son époque.
Telle est ◀l’▶origine spirituelle, ou culturelle si ◀l’▶on veut, ◀de▶ ◀la▶ situation intenable que révéla ◀la▶ Grande Guerre. Cela ne pouvait pas durer. ◀Les▶ masses ne pouvaient pas durer dans ◀la▶ misère, ◀l’▶envie et ◀l’▶ignorance : une angoisse ◀les▶ travaillait, incarnée et mise en formules par ◀les▶ théoriciens ◀de▶ ◀la▶ Révolution. Et ◀les▶ élites ne pouvaient pas durer dans ◀l’▶inaction, ◀le▶ spleen et ◀le▶ cynisme : une autre angoisse ◀les▶ travaillait. « Je veux un corps ! », gémissait Kierkegaard.
Et nous voici au seuil ◀de▶ ces années où ◀le▶ chant séculaire ◀de▶ ◀l’▶angoisse, après quelques cris rauques ◀de▶ désespoir, épuisé, fait silence et laisse entendre un chant nouveau. Un chant sentimental et rude, qui fascine ◀les▶ masses et ◀les▶ flatte dans leurs désirs ◀les▶ plus naïfs, et qui fascine ◀les▶ élites et ◀les▶ flatte dans une part ◀d’▶elles-mêmes qu’elles avaient trop longtemps cru devoir ignorer ou mépriser.
S’il pouvait subsister quelque doute sur ◀l’▶importance et ◀la▶ réalité fondamentale, dans ◀l’▶histoire des sociétés et des cultures, ◀de▶ ce que je nomme ◀la▶ commune mesure, ◀le▶ spectacle des deux plus grandes révolutions du xxe siècle suffirait à ◀l’▶atténuer…
Plus on multiplie ◀les▶ efforts pour saisir ce que ces grands faits ont à la fois ◀de▶ spécifique et ◀de▶ fatal, historiquement et spirituellement, plus on se persuade que ◀la▶ nouveauté, ◀la▶ grandeur et ◀la▶ vraie puissance du communisme russe et du national-socialisme résident tout entières dans ce seul fait : que ce sont là deux tentatives colossales pour restaurer une mesure commune.
◀Le▶ seul mot ◀de▶ totalitaire qui qualifie ◀les▶ deux régimes fondés par ces révolutions, suffirait à prouver ma thèse. Quelle que soit ◀la▶ haine violente qui oppose un Staline et un Hitler, ils se ressemblent au moins en ceci, qui est décisif : c’est qu’ils veulent l’un et l’autre imposer à leur peuple une conception et une pratique ◀de▶ ◀la▶ vie qui obéissent à un but commun, au service duquel s’harmonisent et se confondent ◀les▶ énergies tant spirituelles que matérielles. Bien ou mal, ces deux hommes ont répondu à ◀l’▶appel angoissé et inconscient ◀de▶ leur époque. Ils ont refait au moins provisoirement une mesure, en imposant une fin commune à ◀l’▶action et à ◀la▶ pensée. Et dans ce sens, ils sont ◀les▶ vrais génies du siècle, dès lors qu’il s’agit ◀de▶ construire.
Mais que valent ces mesures imposées ? Quelle est ◀la▶ vérité des fins qu’elles servent ? Et si ces fins se réalisent, échapperont-elles à ◀la▶ critique passionnée des meilleurs et des plus humains des hommes, qui s’y seront d’abord sacrifiés, ◀de▶ gré ou ◀de▶ force ? ◀Les▶ sauveront-elles vraiment ◀de▶ leur angoisse, ou bien empêcheront-elles seulement cette angoisse ◀de▶ s’exprimer, ◀de▶ s’avouer, ◀de porter témoignage en faveur d’une plus haute vérité ?