XII
Leçon des dictatures
De▶ tout ce qui précède, il serait ridicule et vain ◀de▶ tirer une « condamnation » des conceptions culturelles russes ou allemandes. Ces entreprises, ◀d’▶une envergure sans précédent, ne sont pas justiciables des critiques qu’on leur adresse ◀d’▶ordinaire en France, au nom de quelques lieux communs plus vénérables que vivants. ◀L’▶anarchie n’a ◀le▶ droit ◀de▶ critiquer ◀l’▶ordre que lorsqu’elle est consciemment anarchique, en vertu d’une volonté et ◀d’▶un idéal déclarés. ◀Le▶ libéralisme n’a ◀le▶ droit ◀de▶ critiquer ◀la▶ dictature que lorsqu’il assure une liberté réelle et plus féconde que ◀la▶ contrainte. ◀Les▶ surréalistes sont fondés à parler du « vent ◀de▶ crétinisation qui souffle ◀de▶ ◀l’▶URSS », mais ◀les▶ magnats ◀de▶ ◀l’▶industrie lourde sont hypocrites quand ils payent des auteurs pour dénoncer ◀le▶ « sans-dieuisme » soviétique. Il faudrait aussi se garder ◀d’▶une certaine facilité sénile, dont ◀la▶ jeunesse française n’est pas toujours indemne, facilité qui consiste à assimiler dictature et crime, discipline sociale et brutalité, volonté ◀de▶ servir et trahison des clercs, etc., tout cela au nom d’une conception ◀de▶ ◀l’▶esprit pur, dont ◀la▶ faiblesse philosophique égale ◀l’▶hypocrisie pratique. Enfin il serait sage ◀de▶ se garder ◀de▶ tout pronostic global quant à ◀l’▶avenir culturel des deux régimes totalitaires dont j’ai parlé. Rosenberg a beau dire que ◀les▶ dix premiers pas ◀d’▶un parti comme le sien décident ◀de▶ tout son avenir : ◀l’▶exemple du récent changement ◀de▶ front opéré par ◀le▶ stalinisme prouve que tout est possible aux dictateurs opportunistes. ◀Le▶ vague même des dernières déclarations ◀de▶ Rosenberg ouvre ◀le▶ champ aux possibilités ◀les▶ plus inattendues51. ◀Le▶ composé hitlérien ◀d’▶irrationalisme romantique et ◀de▶ positivisme jacobin, et d’autre part ◀les▶ ressources humaines colossales et jamais exploitées dont dispose ◀l’▶URSS ; ◀la▶ pression des nouvelles générations, dont ◀les▶ chefs qui ◀les▶ ont formées avouent qu’elles leur paraissent « incompréhensibles » ; ◀les▶ transformations économiques et morales incalculables provoquées par ◀le▶ socialisme ◀d’▶État ; enfin ◀le▶ défaut complet, jusqu’à présent, ◀de▶ grandes œuvres représentatives des nouvelles conceptions proclamées — voilà autant ◀de▶ facteurs ◀d’▶indétermination.
◀Le▶ seul fait qui paraisse d’ores et déjà acquis, ◀le▶ seul qui tombe sous ◀le▶ coup ◀d’▶une critique générale est aussi ◀le▶ seul qui intéresse directement ◀l’▶objet ◀de▶ cet ouvrage : ◀les▶ dictatures totalitaires ont échoué jusqu’ici dans leur essai ◀de▶ créer, par ◀la▶ force, une commune mesure pour ◀la▶ pensée et pour ◀l’▶action.
◀La▶ démonstration que j’ai esquissée à propos de ◀la▶ tentative soviétique vaut identiquement pour ◀l’▶hitlérisme. Je puis ◀la▶ compléter maintenant par trois remarques, qui se dégagent des pages précédentes.
1° ◀La▶ ressemblance formelle entre ◀les▶ moyens ◀d’▶approche du problème culturel mis en œuvre par ◀les▶ deux régimes, alors que leurs fins sont hostiles et leurs situations ◀de▶ départ différentes, prouve que ◀la▶ mesure réelle, dans l’un et l’autre cas, n’est pas ◀la▶ doctrine, mais ◀la▶ technique ◀de▶ ◀l’▶action sur ◀les▶ masses. C’est une mesure partielle, valable pour ◀la▶ seule action au cours de laquelle elle s’est constituée, mais que ◀l’▶on veut imposer au tout, y compris ◀la▶ culture et ◀la▶ morale. Ce sont ◀les▶ nécessités ◀de▶ ◀la▶ propagande, identiques dans ◀les▶ deux cas, bien que ◀le▶ but soit ici ◀la▶ société prolétarienne, et là ◀la▶ nation allemande, qui sont censées configurer ◀la▶ culture.
2° Or cette mesure partielle ne peut pas réussir à créer une communion vraiment vivante. En fait, elle n’y réussit pas. ◀Le▶ schématisme ◀de▶ ◀la▶ propagande est par nature contraire à toute culture imaginable. Il peut au plus favoriser ◀l’▶instruction élémentaire des masses. Mais il est totalement impuissant à provoquer ◀la▶ création, et à ◀la▶ régler, étant de par son origine coupé des sources mêmes ◀de▶ toute création culturelle : ◀la▶ personne, ◀l’▶aventure personnelle, ◀la▶ liberté et ◀le▶ risque personnels.
3° ◀La▶ constatation ◀de▶ cet échec s’impose non seulement à ◀l’▶observateur étranger que je suis, mais aux chefs des partis dictatoriaux eux-mêmes. ◀De▶ là toute ◀la▶ passion avec laquelle ils parlent ◀de▶ ◀la▶ nécessité ◀d’▶un homme nouveau — en Allemagne aussi bien qu’en URSS. Cet appel au miracle est ◀le▶ signe certain, sinon ◀d’▶une mauvaise conscience, en tout cas ◀d’▶un sentiment ◀d’▶impuissance culturelle. Il est apparu plus tard en URSS qu’en Allemagne — relativement à ◀l’▶âge ◀de▶ ◀la▶ révolution —, pour ◀la▶ raison très simple qu’en Russie, ◀le▶ niveau culturel étant nul au départ, on a pu se contenter pendant longtemps ◀d’▶appeler culture ce qui n’était que ◀de▶ ◀l’▶instruction. En Allemagne, où ◀la▶ culture a ◀de▶ très fortes racines populaires et où ◀l’▶élite était bien plus artiste et bien moins « politique » qu’en France, ◀l’▶opposition s’est fait sentir dès ◀le▶ début. ◀La▶ résistance des universités est caractéristique à cet égard. Chaque progrès ◀de▶ ◀la▶ culture officielle s’y traduit par un recul ◀de▶ ◀la▶ culture proprement dite : aussi ◀la▶ grande majorité du corps professoral accueille-t-elle ◀les▶ injonctions du Parti avec une passivité qui est ◀la▶ forme ◀d’▶opposition ◀la▶ plus aiguë que tolèrent ◀les▶ dictatures…
◀Le▶ monde bourgeois mettait ◀l’▶esprit au-dessus ◀de▶ tout, si bien que ◀l’▶esprit perdait d’abord toute efficacité, puis toute vertu spirituelle. ◀Les▶ dictatures sont fondées au contraire sur ◀le▶ primat, en fait et en droit, ◀de▶ ◀l’▶action ◀de▶ masses ; si bien que ◀l’▶esprit se trouve fort en peine ◀de▶ reprendre sa place dans un ensemble très rigide, qu’il n’a pas réglé dès ◀le▶ début, et qui ne prévoit pas son insertion active. Dès lors, ◀l’▶alternative qui se pose à ◀l’▶esprit est ◀la▶ suivante : ou bien il se soumet à ◀la▶ mesure faite pour régler ◀l’▶action (entendez ◀l’▶action politique !), c’est-à-dire qu’il renonce à sa mission et devient simple organe ◀de▶ propagande ; — ou bien il tente ◀de▶ s’affirmer à sa manière, et il devient une force ◀d’▶opposition, détruisant ◀la▶ commune mesure. Ce processus est déjà commencé dans ◀les▶ deux dictatures rivales, et rien ne permet encore ◀de▶ prévoir ◀les▶ conséquences politiques qu’il entraînera nécessairement, ◀le▶ jour où ◀les▶ contraintes policières se relâcheront.
◀Les▶ partisans ◀de▶ ◀l’▶URSS ou ◀de▶ Hitler me feront sans doute deux objections très importantes. Ils me diront comme ils ont dit souvent déjà :
a) Nous ne pouvions pas faire autre chose. Nos circonstances économiques et historiques étaient telles qu’il fallait une dictature pour y mettre un minimum ◀d’▶ordre et permettre à ◀la▶ vie ◀de▶ continuer. Il est incontestable que nous avons établi cet ordre : on ne se mitraille plus dans nos rues, ◀l’▶État combat ◀la▶ misère et ◀le▶ chômage, nous avons supprimé ◀les▶ partis et leurs luttes épuisantes et stériles. ◀Le▶ corps social était malade, il fallait ◀l’▶opérer ◀d’▶urgence, à chaud, et nous y avons porté ◀le▶ fer ◀d’▶une main assurée. Vos critiques ne nous touchent pas, parce qu’elles ne tiennent pas compte des faits qui nous ont imposé leurs conditions.
b) Vous souffrez vous aussi, dans vos démocraties libérales et parlementaires, des maux qui étaient devenus aigus chez nous : luttes sociales, injustices économiques, décadence ◀d’▶une culture séparée du peuple et divisée contre elle-même, grabuge des factions partisanes, vieillards aux commandes, presse « libre » aux ordres des grands trusts, anarchie dans ◀l’▶enseignement, et dix morales contradictoires dont aucune ne sait plus, ou n’ose plus avouer à quelle fin elle conduit ses adeptes. Si vous ne faites rien, que ◀de▶ nous critiquer, vous en serez bientôt au point où nous étions quand ◀la▶ révolution a éclaté. Si au contraire vous essayez ◀de▶ surmonter votre anarchie, vous serez bien forcés ◀de▶ commencer par rétablir ◀l’▶ordre extérieur. Et vous ferez du collectivisme. C’est ◀la▶ seule « base commune » puissante pour toute action culturelle future.
Je réponds à ces deux objections :
a) Oui, vos circonstances étaient telles que je serais incapable ◀de▶ vous dire ce que vous auriez pu faire ◀d’▶autre. Vous en étiez au point où ◀l’▶homme ayant démissionné, il fallait enregistrer cette démission. Il fallait partir ◀d’▶autre chose que ◀de▶ ◀l’▶individu : ◀de▶ ◀l’▶état, ◀de▶ ◀la▶ classe ou ◀de▶ ◀la▶ race. Vous vous êtes refait un corps. Mais ◀les▶ problèmes spirituels n’ont pas été résolus pour autant. Vous avez reculé ◀la▶ question, ◀de▶ dix ans ou ◀d’▶un siècle, je ne sais ; mais ce que je sais, c’est que tous nos pays se trouveront un jour futur en face des mêmes tâches décisives dans ◀le▶ domaine culturel. Vous disposez ◀d’▶un matériel ◀de▶ base beaucoup plus puissant que le nôtre ; mais nous gardons ◀l’▶avantage important ◀d’▶une tradition ◀de▶ liberté. Et vos premières expériences nous enseignent. Toute ◀la▶ question est alors ◀de▶ savoir si nous saurons utiliser ces avantages, et ◀le▶ temps ◀de▶ réflexion ou ◀de▶ manœuvre qui nous reste, pour calculer et préparer spirituellement une révolution qui soit nôtre, sans brutalités extérieures, sans destructions aveugles, sans propagande ◀de▶ masse abêtissante. Autrement dit, nous avons à créer un nouveau type ◀de▶ révolution, dont ◀l’▶exemple vous sera certainement plus utile que ◀les▶ critiques ◀de▶ nos vieillards. Dans cette tâche-là, je vois ◀le▶ seul fondement ◀d’▶une nouvelle culture européenne…
b) Il est faux que nous soyons obligés ◀de▶ commencer par ◀l’▶extérieur, si nous voulons rétablir une mesure commune à ◀la▶ pensée et à ◀l’▶action. Car un ordre extérieur n’est solide et fécond que s’il résulte ◀d’▶un ordre intérieur. Et cet ordre intérieur ne se crée pas à coups ◀de▶ décrets ◀d’▶urgence et ◀de▶ propagande ◀de▶ masses. Pas ◀d’▶ordre spirituel sans un minimum matériel, c’est ◀l’▶évidence. Mais pas ◀d’▶ordre total sans une soumission organique du matériel au spirituel. C’est encore là une évidence, et qui n’est pas moins actuelle.