Préambule
L’objet de▶ la seconde partie ◀de▶ cet ouvrage risquerait ◀d’▶être mal compris, si je n’écartais dès l’abord deux malentendus très courants dans les débats contemporains.
Je ne cherche pas à bâtir un système dans l’absolu : je veux être utile.
Mais je ne cherche pas non plus à servir un régime politique actuel, ou une classe, ou un groupe ◀d’▶intérêts : je veux être vrai.
Je ne puis donc me contenter ni ◀de▶ la simple cohérence ◀d’▶une doctrine idéale, ni ◀d’▶un opportunisme à terme limité. Je renvoie dos à dos ces deux aspects, à mon avis complémentaires, ◀d’▶une évasion hors de tâches nécessaires. L’esprit pur et l’esprit asservi sont deux complices dont les disputes bruyantes n’ont eu jusqu’ici ◀d’▶autre effet que ◀de▶ nous détourner ◀de▶ notre rôle, lequel est ◀d’▶incarner l’esprit au service ◀de▶ la vérité. Je définirai donc mon attitude comme un opportunisme ◀de▶ la vérité.
Je ne perds pas ◀de▶ vue nos conditions actuelles, le temps et les lieux où j’écris ; mais je les juge dans la perspective du but final, commun à la culture et aux activités les plus diverses ◀de▶ la nation ; je m’appuie sur ce qui est, mais c’est pour prendre élan vers ce que je crois qui doit être, vers ce que je pressens, vers cette nouvelle mesure que l’élan seul pour la saisir va préciser.
Il m’a semblé qu’à l’origine ◀de▶ notre crise et ◀de▶ la décomposition des vieilles mesures, il y avait une crise ◀de▶ l’esprit, et une défection ◀de▶ la culture ; et que par suite, si nous voulions rebâtir, il fallait commencer par refaire des fondements, et par les refaire dans l’esprit. Or ce travail est amorcé ◀de▶ tous côtés, j’en ai rappelé déjà quelques exemples55. Il m’a paru que ◀de▶ cette œuvre non point collective mais commune, on pouvait dégager dès maintenant les éléments ◀de▶ ce que j’aimerais appeler une éthique ◀de▶ l’intelligence, ou une morale ◀de▶ la culture, dans la communauté qu’il faut créer.
Il serait au-dessus ◀de▶ mes forces et ◀de▶ celles ◀de▶ n’importe quel homme ◀d’▶envisager tous les aspects ◀de▶ la mesure que nous ne faisons que pressentir. C’est pourquoi, laissant dans les marges les grandes incidences politiques, économiques et métaphysiques, ou marquant simplement ici et là leur insertion, je m’appliquerai à définir le seul aspect moral ◀de▶ mon sujet : quelle est l’attitude ◀de▶ pensée, le parti pris fondamental qui peut nous orienter dès à présent vers une communauté solide et libérale ?
Je pars ◀d’▶une image, ◀d’▶un geste, ◀d’▶une espèce ◀de▶ métaphore, dont j’éprouve tout d’abord le dynamisme. Image, geste ou métaphore qui consiste dans le rapprochement ◀de▶ deux mots, ou ◀de▶ deux fonctions, que toute la culture ◀d’▶hier s’évertuait à séparer : pensée et main. « Penser avec les mains », c’est devenu pour moi comme un symbole ◀de▶ la nouvelle mesure. Il s’agira maintenant ◀d’▶en éclaircir le sens, ◀d’▶en dégager les contenus implicites, intellectuel et passionnel. Je tenterai ◀de▶ le faire ◀de▶ deux façons
1° En soulignant l’opposition que cette formule implique aux conceptions courantes ◀de▶ « l’esprit », ◀de▶ l’intelligence, et ◀de▶ la culture. Par cette méthode négative se précisera le sentiment que trahit ma formule ◀de▶ départ. (L’avenir se précise toujours par opposition au passé.)
2° En décrivant les attitudes ou « vertus » qui me paraissent nécessaires pour affirmer le sens encore obscur que nous avons ◀d’▶une mesure nouvelle. Essai ◀d’▶éthique ◀de▶ la pensée — qui est peut-être une science nouvelle, et qu’en tout cas il serait bon ◀de▶ mettre au point avant que l’État ne s’en mêle…
Il faut penser avec les mains. — La formule est brutale et je pense qu’elle doit l’être. Nos circonstances sont plus brutales encore, et nous invitent à parler net. Il ne s’agit plus aujourd’hui ◀de▶ nuancer des valeurs reconnues ◀de▶ tous — elles n’existent plus —, mais il s’agit ◀de▶ rétablir ou ◀d’▶établir une hiérarchie, et ◀d’▶insister d’abord sur l’essentiel. (Je pèse chaque mot.) Étant bien clairement entendu que l’essentiel n’est pas ce qu’un dictateur pense, n’est pas l’urgence matérielle, mais la plus haute vérité.
Qui est la vérité à hauteur ◀d’▶homme.
Et j’ajouterai : à portée ◀de la main.