Changer la▶ vie ou changer ◀l’▶homme ? (1937)u
Variations du communisme
Opposez ◀les▶ dogmes chrétiens aux axiomes ◀de▶ Marx et ◀d’▶Engels, ◀les▶ communistes vous répondront, non sans apparence ◀d’▶à-propos, que ◀l’▶opération ◀les▶ laisse indifférents : ils sont sur le plan ◀de▶ ◀l’▶histoire, non des vérités éternelles. Placez-vous donc sur ce plan historique. Voyagez en URSS par exemple. Constatez, comme beaucoup ◀l’▶ont fait (qui sont sans aucun doute ◀les▶ plus honnêtes), que ◀la▶ dictature ◀de▶ Staline se rapproche des régimes fascistes. Essayez ◀d’▶en conclure que ◀le▶ communisme c’est cela, s’il se confond, comme on nous ◀l’▶affirmait, avec ses effets historiques. On vous répond que vous vous trompez du tout au tout ; que vous n’entendez rien au « devenir dialectique », dont ◀la▶ dictature actuelle n’est qu’un stade nécessaire mais provisoire. Vous voilà rejeté sur le plan doctrinal. Informez-vous alors ◀de▶ cette fameuse dialectique : vous apprendrez qu’elle fut inventée par Hegel, qui eut ◀le▶ tort ◀de▶ ◀la▶ fonder sur ◀l’▶Esprit, ce qui était proprement ◀la▶ poser sur ◀la▶ tête : que ◀le▶ génie ◀de▶ Marx ◀l’▶a remise sur ses pieds en ◀la▶ fondant sur ◀la▶ matière économique ; qu’ainsi lestée, elle a pu se mettre en marche et agir au niveau du réel ; que son but primitif était ◀de▶ détruire ◀l’▶État au profit ◀de▶ ◀l’▶homme concret, non sans avoir d’abord renforcé cet État jusqu’à ◀l’▶extrême qu’on nomme dictature ; et qu’enfin cette dictature disparaîtra nécessairement, ◀d’▶elle-même, avec ◀les▶ derniers opposants. Vous pensiez être dans ◀l’▶histoire, dans ◀le▶ réel : on vous invite maintenant à n’en pas croire vos yeux, qui voient Staline, mais à croire une prophétie. Cependant vous demeurez sceptique : Staline, après vingt ans ◀de▶ pouvoir des Soviets, annonce une constitution qui renforce encore ◀l’▶étatisme, et ne parle même plus ◀de▶ sa suppression future. Au contraire, il fait fusiller ceux qui en parlent. On vous répond que c’est une nécessité ◀de▶ ◀la▶ tactique, dûment prévue d’ailleurs par ◀les▶ dialecticiens. Alors, peut-être, vous commencez à entrevoir ce que signifie : dialectique. C’est en fait, ◀l’▶obéissance au parti, ◀l’▶obéissance aveugle à Staline, dépositaire unique ◀de▶ ◀la▶ doctrine. Quitter ◀le▶ plan des vérités éternelles pour entrer dans ◀le▶ plan ◀de▶ ◀l’▶histoire, cela signifiait donc, précisément, renoncer à ◀la▶ vérité, et ne croire plus qu’à ◀la▶ tactique ◀d’▶un dictateur, lequel changera ◀la▶ vérité tous ◀les▶ six mois.
Mais alors ◀de▶ quoi donc parle-t-on lorsqu’on parle ◀de▶ communisme ? Où ◀le▶ prendre ? En quoi peut résider ◀l’▶identité ◀d’▶une doctrine qui prétend justifier théoriquement, à quelques années ◀d’▶intervalle, ◀la▶ démocratie des Soviets, puis ◀la▶ dictature ◀de▶ Staline ; ◀le▶ pacifisme à tout prix des débuts et ◀l’▶impérialisme actuel (si mal déguisé par ◀la▶ IIIe Internationale) ; ◀la▶ lutte contre ◀l’▶État, et en même temps, ◀le▶ capitalisme ◀d’▶État de Lénine ; ◀l’▶expropriation des patrons en 1918, puis ◀la▶ restauration ◀de▶ ◀la▶ propriété privée en 1933 ; ◀la▶ suppression ◀de▶ ◀l’▶héritage puis son rétablissement ; ◀l’▶antimilitarisme et ◀la▶ création enthousiaste ◀d’▶une armée abondamment pourvue ◀de▶ maréchaux ; ◀l’▶égalité sociale absolue puis ◀la▶ course aux salaires et aux grades ; ◀la▶ ruine ◀de▶ ◀la▶ famille puis sa réfection systématique ; ◀la▶ critique acerbe ◀de▶ ◀la▶ SDN puis ◀l’▶entrée dans cet organisme ?
Tout cela peut s’expliquer, je ◀l’▶entends bien, par des nécessités pratiques et contingentes, et je n’ai pas à porter, ici, un jugement ◀d’▶allure politique. Mais ce qui est grave, c’est ◀de▶ voir tant ◀d’▶intellectuels défendre ces manœuvres au nom de ◀la▶ doctrine, et ◀les▶ justifier à tout coup (avec léger retard sur ◀l’▶événement !) par des nécessités dites « dialectiques »… ◀Les▶ communistes sincères comprendront-ils que cette méthode figure aux yeux de qui n’a pas leur « foi », nécessairement, un simple opportunisme ? Que sert alors ◀de▶ discuter, ◀de▶ confronter ? « Rien ne sera juste à cette balance » (Pascal).
Je m’en voudrais ◀d’▶exploiter ◀l’▶équivoque. Mais il fallait au moins rappeler son existence, sous peine de tomber aussitôt dans ◀les▶ pièges grossiers qu’elle nous tend. (Pièges dans lesquels tombent ◀les▶ neuf dixièmes des adversaires du marxisme — et combien ◀de▶ marxistes eux-mêmes !)
Si maintenant j’essaie ◀de▶ saisir ◀l’▶identité foncière et ◀la▶ continuité ◀de▶ ◀l’▶attitude communiste, au travers des contradictions violentes ◀de▶ ses témoignages successifs, je trouve tout de même, en fin de compte, une grande volonté invariable : ◀la▶ volonté ◀de▶ changer ◀le▶ monde. Or une telle volonté ne saurait prendre son élan que dans ◀le▶ sentiment insupportable ◀d’▶un défaut inhérent au monde.
Connaître qu’il existe un mal universel, et qu’il faut donc transformer toutes choses, tel est, je crois, ◀l’▶acte initial mais aussi ◀la▶ passion constante du communiste conscient et conséquent. C’est ce mouvement profond qui légitime, à ses yeux tout au moins, ◀les▶ détours ◀les▶ plus tortueux, mettons ◀les▶ détours dialectiques, ◀de▶ ◀l’▶action du parti communiste41. ◀La▶ « cause » justifie ◀les▶ moyens…
Mais alors, comment ne pas voir que ce mouvement présente, dans sa forme, avec ◀le▶ mouvement du chrétien (qui est sa lutte contre ◀le▶ péché) ◀les▶ plus frappantes analogies ?
Sur ce plan seul, il m’apparaît qu’une confrontation soit possible.
◀L’▶homme d’abord, ou ◀le▶ monde d’abord ?
◀Le▶ marxiste, tout comme ◀le▶ chrétien, a reconnu que ◀l’▶homme n’existe pas isolément, qu’il est un être « en relation », qu’il est lié à une société42. Mais encore, à ◀l’▶instar du chrétien, ◀le▶ marxiste croit que ◀la▶ société présente n’a pas ◀le▶ droit ◀de▶ déterminer ◀le▶ tout ◀de▶ ◀l’▶homme, et ne ◀le▶ peut pas. Car elle est divisée contre elle-même, et fait ◀de▶ ◀l’▶homme qui s’abandonne à elle un être antinomique, « divisé », et comme « aliéné » ◀de▶ ce qu’il y a de plus humain en lui. À ◀la▶ découverte ◀de▶ « cette aliénation ◀de▶ soi », qui selon Marx serait ◀le▶ fait ◀de▶ toutes ◀les▶ sociétés passées, y compris ◀le▶ communisme primitif, correspond formellement, dans ◀le▶ diagnostic chrétien, ◀la▶ reconnaissance ◀d’▶une corruption fondamentale, qui est ◀le▶ péché originel.
Il s’ensuit que pour ◀le▶ marxiste, aussi bien que pour ◀le▶ chrétien, ◀l’▶homme ne pourra trouver sa plénitude et se « regagner totalement »43 qu’à ◀la▶ faveur ◀d’▶une économie44 radicalement renouvelée.
Une réaction semblable — toujours dans sa forme — dressera donc ◀le▶ chrétien et ◀le▶ marxiste contre toute espèce ◀de▶ statisme, contre toute spéculation idéaliste, détachée et inactuelle, et contre toute activité qui ne concourrait pas, ◀d’▶une façon ou ◀d’▶une autre, à transformer, à changer quelque chose, — à lutter efficacement contre ◀le▶ mal universel.
Cette volonté fondamentale ◀de▶ transformation, je ◀la▶ trouve formulée et résumée, ◀de▶ part et ◀d’▶autre, par deux propositions parfaitement claires qui, tout en affirmant avec vigueur ◀la▶ nécessité ◀d’▶un « changement », et ◀d’▶un changement pratique, concret, visible, divergent cependant, ◀d’▶une manière significative, quant aux voies et moyens qu’elles préconisent.
◀La▶ 2e thèse ◀de▶ Marx sur Feuerbach affirme :
◀Les▶ philosophes n’ont fait jusqu’ici qu’interpréter diversement ◀le▶ monde ; or il s’agit maintenant ◀de▶ ◀le▶ transformer.
Et ◀l’▶apôtre Paul écrit dans sa Lettre aux Romains (12, 2) :
Ne vous conformez pas à ce siècle présent, mais soyez transformés par ◀le▶ renouvellement ◀de▶ votre sens, afin que vous discerniez quelle est ◀la▶ volonté ◀de▶ Dieu, ce qui est bon, agréable et parfait.
Dans ◀les▶ deux cas, il s’agit du même mot : transformer ; et il s’agit ◀de▶ transformer en tant que ◀l’▶on est proprement humain (c’est-à-dire en tant que ◀l’▶on obéit à ◀l’▶Esprit, pour Paul, et en tant que ◀l’▶on fait ◀la▶ révolution, pour Marx). Il s’agit donc ◀d’▶action. Il s’agit ◀d’▶attester soit ◀la▶ foi, par une réalisation des volontés ◀de▶ Dieu, contrariant celles du siècle, — soit ◀la▶ pensée, par une action45 qui ne peut être que révolutionnaire.
Et cependant ◀l’▶opposition ◀de▶ Marx et ◀de▶ ◀l’▶apôtre éclate en ceci : que Paul veut transformer ◀l’▶homme d’abord — et ◀le▶ monde par lui — tandis que Marx veut transformer ◀le▶ monde d’abord, — et ◀l’▶homme par lui.
C’est sur ◀le▶ fait ◀de▶ cette opposition centrale qu’il importe ◀d’▶être bien au clair, si ◀l’▶on veut comprendre pourquoi ◀la▶ pratique et ◀les▶ fins du communisme contredisent radicalement ◀la▶ pratique et ◀les▶ fins du christianisme, dont elles dérivent d’ailleurs obscurément, mais coupées ◀de▶ leurs liens éternels, abandonnées aux seules lois du Temps.
◀De▶ ◀la▶ polémique antispiritualiste à ◀la▶ doctrine marxiste
On ne répétera jamais assez que ◀la▶ doctrine originelle ◀de▶ Marx est avant tout ◀la▶ mise en forme ◀d’▶une polémique. Elle est, très consciemment, conditionnée par ◀la▶ situation ◀de▶ ◀l’▶Europe occidentale vers ◀le▶ milieu du xixe siècle, et par ◀la▶ volonté ◀de▶ ◀la▶ changer. En particulier, elle n’est « matérialiste », au sens vulgaire, que dans ◀la▶ mesure où ◀la▶ mentalité ◀de▶ ◀l’▶époque peut être qualifiée — et se qualifie elle-même — ◀de▶ spiritualiste, au sens ◀le▶ plus contestable du terme.
Quelle était, du point de vue religieux, ◀la▶ situation qui se présentait à Marx ? C’était celle ◀de▶ ◀la▶ Restauration. Professeurs et bourgeois libéraux, grands patrons du capitalisme naissant en Angleterre et en Allemagne, théologiens ◀de▶ ◀l’▶école hégélienne, ou adversaires du christianisme, tous, dans un commun accord, enseignaient ou laissaient entendre, par leur attitude pratique, que ◀la▶ religion concerne « ◀l’▶homme intérieur » et rien que lui. C’était une « affaire privée » ; et Marx n’a fait que ◀le▶ constater. Elle n’empêchait nullement ◀de▶ faire des affaires. Ni ◀d’▶opprimer ◀les▶ ouvriers. Ni ◀d’▶appeler justice, au besoin, ce qui était utile aux maîtres. ◀La▶ religion ne semblait plus gêner personne46. Elle sanctionnait et protégeait ◀l’▶ordre établi. Elle traduisait cet établissement même, et non plus ce qui ◀l’▶eût jugé.
Marx ne perd pas son temps à dénoncer ◀l’▶erreur qui est à ◀la▶ base ◀d’▶une pareille imposture : il ◀la▶ sait trop profondément enracinée dans ◀l’▶homme pour être atteinte par une simple critique philosophique47. Or cette critique philosophique est ◀la▶ seule arme dont il disposerait sur le plan ◀de▶ ◀l’▶« esprit », car il est incroyant. D’ailleurs, ce n’est pas ◀l’▶« esprit » qu’il veut sauver, mais ◀l’▶homme, que ◀les▶ spiritualistes abandonnent à un sort toujours plus inhumain. Il lui faudra donc recourir à un autre ordre ◀d’▶arguments : ceux que ◀l’▶on dit « matérialistes ». Ce seront d’une part ◀la▶ violence prolétarienne, d’autre part ◀la▶ « science » infaillible des lois ◀de▶ ◀l’▶évolution économique, qu’il formule.
Je résume et je simplifie ce processus : ceux qui prétendent réformer « ◀l’▶intérieur » se gardent bien ◀de▶ toucher à ◀l’▶extérieur. Marx dira donc, contre eux, qu’il faut d’abord transformer ◀l’▶extérieur — et ◀le▶ reste suivra nécessairement. Pour sauver ◀le▶ reste — disons : ◀la▶ culture, ◀l’▶esprit, et ◀l’▶âme si ◀l’▶on y tient — il faut commencer par ◀le▶ nier. ◀L’▶« esprit » du bourgeois spiritualiste n’est qu’une caricature, mais ses ravages sont déjà tels qu’on ne peut plus songer à rétablir ◀la▶ vérité par des moyens purement spirituels. Au mensonge spiritualiste, opposons ◀l’▶argument frappant ◀d’▶un matérialisme polémique : nous ◀l’▶appellerons matérialisme dialectique, pour indiquer qu’il n’est que provisoire, instrumental, qu’il doit servir au bout du compte ◀la▶ vérité — laquelle contient aussi ◀l’▶« esprit » — bref qu’il n’est en somme qu’une tactique. Faisons ◀de▶ nécessité vertu. Proposons-nous ◀de▶ changer ◀les▶ choses et leurs rapports, ◀de▶ changer « ◀le▶ monde », c’est-à-dire ◀les▶ rapports économiques et sociaux. Et s’il nous reste encore du temps, nous changerons ◀l’▶homme. D’ailleurs, peut-être suffit-il ◀de▶ changer ◀le▶ cadre matériel pour que ◀le▶ contenu se transforme ? N’a-t-on pas démontré déjà que ◀la▶ culture, par exemple, n’est qu’un « reflet » du processus économique ?
On voit ainsi comment Marx lui-même se prend à son jeu polémique. Ce ne fut guère qu’à ◀la▶ fin ◀de▶ sa carrière que son ami Engels en découvrit ◀le▶ danger. « Marx et moi — écrit-il en 1890 — nous sommes peut-être responsables ◀de▶ ce que parfois nos disciples ont insisté plus qu’il ne convenait sur ◀les▶ facteurs économiques. Nous étions forcés ◀d’▶insister sur leur caractère fondamental, par opposition à nos adversaires qui ◀le▶ niaient, et nous n’eûmes pas toujours ◀le▶ temps ni ◀l’▶occasion ◀de▶ rendre justice aux autres facteurs. »
◀De▶ ◀la▶ doctrine marxiste à ◀la▶ tactique stalinienne
En effet, ◀de▶ ce « mensonge » opportuniste qu’était ◀le▶ matérialisme polémique, promu par un glissement inévitable au rang ◀de▶ doctrine du parti, devait sortir ◀la▶ « vérité » tactique du matérialisme vulgaire, celui que ◀la▶ presse bourgeoise a si beau jeu ◀d’▶attaquer aujourd’hui — encore qu’elle ◀le▶ pratique elle-même sans vergogne, tout en ◀le▶ niant pour ◀les▶ besoins ◀de▶ sa cause. Ce matérialisme vulgaire, que Marx avait tout d’abord combattu48, est devenu, après lui, un mensonge absolu exactement symétrique ◀de▶ celui des idéalistes : ◀la▶ croyance que si ◀l’▶on change ◀l’▶ordre des choses, on change automatiquement ◀la▶ réalité humaine. Obligé par ses adversaires à proclamer ◀la▶ primauté du matériel, Marx ne se rendit pas compte qu’il allait déchaîner un préjugé absurde, une erreur non moins grave que celle des défenseurs ◀de▶ ◀l’▶esprit pur : ◀l’▶erreur qui porte ◀l’▶homme à croire que ◀la▶ cause ◀de▶ tous ses malheurs est dans ◀les▶ choses, et non dans lui. (Il n’en fut pas conscient, et pourtant il en est responsable, nous reviendrons plus tard sur ce point.)
◀Le▶ peuple — et ◀la▶ bourgeoisie donc ! — répète que ◀l’▶habit ne fait pas ◀le▶ moine, et que ◀l’▶argent ne fait pas ◀le▶ bonheur. Pratiquement, il croit dur comme fer que ◀l’▶habit fait ◀le▶ moine et que ◀l’▶argent fait ◀le▶ bonheur. Marx vient lui expliquer en 15 volumes — dont on a fait des résumés — qu’il a raison ◀de▶ croire cela. Bien plus, Marx vient lui démontrer que ceux qui prétendent ◀le▶ contraire, et qui prêchent que ◀l’▶argent ne fait pas ◀le▶ bonheur, sont simplement des exploiteurs, qui ont ◀l’▶argent et qui veulent ◀le▶ garder — justement parce qu’il fait leur bonheur !
Alors, il n’y a plus qu’une seule voie : instituons ◀le▶ plan quinquennal, créons une industrie puissante, faisons mieux que ◀l’▶Amérique, devenons encore plus riches, car ◀l’▶argent distribué aux masses ne manque pas ◀de▶ créer du bonheur. Pour réussir, il faut une discipline. Pour ◀la▶ maintenir, il faut un dictateur. Libre aux bourgeois, aux scrupuleux, libre au camarade Gide lui-même ◀de▶ s’indigner : il faut ce qu’il faut. ◀L’▶étatisme dictatorial contredit ◀la▶ doctrine ◀de▶ Marx ? Qu’importe, puisque ◀le▶ but final est ◀la▶ richesse, mère du bonheur. N’est-ce pas là ce que voulait Marx ?
Résumons : Marx n’a pas voulu ◀le▶ matérialisme vulgaire. Mais ◀les▶ nécessités ◀de▶ ◀la▶ polémique d’une part, — et sa définition ◀de▶ ◀l’▶homme concret, purement social, d’autre part, ◀l’▶ont amené à mettre ◀l’▶accent sur ◀les▶ facteurs matérialistes. C’est cet accent que « ◀les▶ masses » ont senti, parce que tout ◀les▶ y prédisposait. ◀Le▶ résultat, c’est ◀l’▶URSS de Staline, régime dont je voudrais bien qu’on me démontre en quoi il diffère du fascisme, dans ce que ◀le▶ fascisme a de plus oppressif pour ◀l’▶homme et pour sa liberté.
◀L’▶attitude chrétienne devant ◀le▶ « monde »
On parle avec raison ◀de▶ « doctrine » marxiste, ◀d’▶« idéologie », ◀de▶ « tactique » communistes. Mais ce serait introduire une confusion irrémédiable que ◀de▶ parler dans ◀le▶ même sens ◀d’▶une « doctrine » du christianisme. ◀Le▶ chrétien, et surtout ◀le▶ protestant, répugne absolument à concevoir que ◀les▶ dogmes théologiques puissent figurer ◀la▶ théorie ◀d’▶une pratique49. ◀Le▶ christianisme n’est pas un programme ; ni, comme ◀le▶ disent certains primaires marxistes, une « idéologie » ; ni une tactique, cela va de soi. Parlons plutôt ◀d’▶une attitude. Et ◀d’▶une attitude totale. (Je dirais bien totalitaire, si ◀le▶ mot n’avait été pareillement perverti par ◀les▶ caricatures séculières ◀de▶ ◀la▶ révolution chrétienne.)
◀La▶ vie et ◀la▶ pensée chrétiennes, en effet, se réfèrent à chaque instant à ce qui détermine ◀le▶ tout ◀de▶ ◀l’▶homme : son origine, sa fin, et sa mission présente. ◀Le▶ chrétien sait qu’il vient de Dieu, ◀le▶ Créateur ; qu’il va vers ◀le▶ Royaume ◀de▶ Dieu, ◀le▶ Réconciliateur ; et qu’il a pour mission actuelle ◀d’▶obéir à une Parole qui est Jésus-Christ, ◀le▶ Médiateur. Mais cette Parole juge « ◀le▶ monde » qui ◀l’▶a rejetée. Elle ne sauve que ceux d’entre ◀les▶ hommes qui refusent totalement ce monde et s’attendent totalement au Royaume. Ce refus, cette attente active50 constituent ◀la▶ révolution ◀la▶ plus radicale qui soit, disons mieux : ◀la▶ seule radicale. Et toutes ◀les▶ autres, dans notre Occident troublé par un message qu’il méconnaît, ne sont que ◀les▶ reflets énigmatiques ◀de▶ cet événement primordial — ses succédanés temporels, en dérive vers ◀le▶ néant.
« Ne vous conformez pas à ce siècle présent, mais soyez transformés… » Cela ne signifie pas, pour un chrétien, que « ◀le▶ monde » soit abandonné. Cela ne signifie pas qu’une fois opérée cette transformation personnelle que ◀l’▶on nomme ◀la▶ conversion, ◀le▶ chrétien n’ait plus qu’à attendre, et à subir en gémissant ◀les▶ lois ◀d’▶un monde qu’il condamne ! Car alors, où serait son refus ? Et quelle preuve aurions-nous ◀de▶ sa transformation ? Une mauvaise humeur résignée ? Une simple réticence ou réserve mentale au sein du conformisme triomphant ? C’est bien là ce que pensent ◀les▶ marxistes, mais c’est aussi où apparaît leur erreur initiale sur ◀l’▶homme. Leur ignorance ou leur aveuglement quant au devoir, et au pouvoir, ◀de▶ ◀l’▶homme transformé par ◀la▶ foi.
◀L’▶homme nouveau, selon ◀l’▶Évangile, est un homme qui a changé ◀de▶ sens. Il est orienté autrement, comme ◀l’▶indique ◀le▶ mot conversion. Obéissant à ◀la▶ Parole que Dieu lui adresse, il reconnaît du même coup ◀l’▶origine et ◀le▶ but ◀de▶ sa vie : il connaît dès lors son péché, tout ce qui ◀l’▶écartait ◀de▶ sa voie. Mais il se connaît du même coup responsable à ◀l’▶endroit du monde. Car si ◀le▶ monde s’est livré à ◀l’▶injustice et au désordre, c’est par ◀la▶ faute de ◀l’▶homme, qui était son roi, et qui a trahi. Et tout péché individuel répète et aggrave cette faute. Ainsi : conscience du péché, connaissance ◀de▶ ◀la▶ fin et ◀de▶ ◀l’▶origine, obligation ◀d’▶agir pour racheter ◀le▶ mal commis, sont trois moments indivisibles ◀de▶ ◀la▶ « transformation » dont parle Paul. L’un n’est pas concevable, sérieusement, sans l’autre. « Toute droite connaissance ◀de▶ Dieu naît ◀de▶ ◀l’▶obéissance », écrit Calvin. Et que serait une obéissance qui ne se manifesterait pas ?
◀La▶ transformation personnelle, au sens total ◀de▶ ◀l’▶Évangile, ne peut donc se traduire, si elle s’est faite, que par une action du chrétien : contre ◀le▶ monde dans sa forme présente, et pour ◀le▶ monde restauré dans ◀la▶ Promesse.
Il faut aller plus loin que cette affirmation tout évidente. Non seulement ◀l’▶homme converti devient transformateur du monde — ou sinon il n’est pas converti — mais encore toute transformation ◀de▶ ◀la▶ forme actuelle des choses, qui ne serait pas ◀l’▶effet ◀d’▶une conversion des hommes, ne doit être aux yeux du chrétien, qu’une réforme sans grande portée. Voilà qui paraîtra plus scandaleux. Et cependant ◀l’▶Évangile est formel : « Que servirait à un homme ◀de▶ gagner ◀le▶ monde, s’il perdait son âme ? » Son âme, c’est-à-dire ◀la▶ conscience ◀de▶ son origine et ◀de▶ sa fin, du sens même ◀de▶ son action, ◀de▶ sa pensée, ◀de▶ sa vie corporelle ! Précisons, car nous ne parlons pas ◀de▶ vérités « purement théologiques » comme ◀le▶ dirait un incroyant. Que servirait à ◀l’▶homme, tel que ◀le▶ voit ◀le▶ chrétien, ◀de▶ sauver sa vie matérielle et morale, ◀d’▶échapper à ◀la▶ guerre, à ◀la▶ misère, à ◀l’▶oppression, s’il ignore ou refuse « ◀la▶ seule chose nécessaire », ◀le▶ seul gage du salut total ? Alors, va-t-on, si ◀l’▶on est converti, laisser ◀le▶ monde aller son train, et ◀les▶ guerres se déchaîner, et ◀les▶ chômeurs mourir ◀de▶ faim ? Ce serait prouver qu’on n’est pas converti. J’agirai donc, toutefois non pour ◀le▶ monde, et non pour sauver quelque bien, mais parce que je me sais responsable personnellement du désordre établi. J’agirai par reconnaissance envers Dieu qui m’a transformé. Si je n’avais pas cette reconnaissance, ce serait que j’ignore mon salut. Mais si je connais mon salut, je ne puis supporter mon péché et ses effets dans ◀le▶ monde réel où vivent ◀les▶ hommes — où meurent ◀les▶ hommes.
Reproches réciproques que s’adressent ◀les▶ chrétiens et ◀les▶ marxistes
Telle étant donc ◀la▶ conception chrétienne ◀de▶ ◀l’▶homme, seul responsable du mal qui est dans ◀le▶ monde, on comprendra que ◀l’▶état d’esprit marxiste lui apparaisse nécessairement borné. Je me servirai ◀d’▶une image. ◀L’▶enfant qui rate son coup, ou qui se heurte contre un meuble, se fâche contre ◀les▶ choses et ◀les▶ rend responsables. Il croit que c’est elles qu’il faut changer. Il bat ◀la▶ table, comme Xerxès faisait battre ◀l’▶Hellespont. C’est ce préjugé infantile que ◀le▶ marxisme devait consolider dans ◀la▶ conscience prolétarienne. Déviation grossière, dira-t-on ; mais pouvait-elle être évitée ? Marx n’avait-il pas dit qu’il fallait commencer par changer ◀l’▶ordre matériel, ◀l’▶ordre des choses, et que ◀les▶ hommes ensuite deviendraient plus habiles à s’entendre et à vivre heureux ? « Changer ◀la▶ vie », criait ◀l’▶enfant Rimbaud ! Et ◀les▶ intellectuels ◀de▶ gauche reprennent aujourd’hui cette devise, pour ◀l’▶opposer au « spiritualisme » autant qu’à ◀la▶ routine et au cynisme des conservateurs.
Saint Paul n’a pas cette tragique naïveté. Il ne se fâche pas contre ◀l’▶Empire romain, et ne désigne pas sa destruction comme premier objectif aux chrétiens. Pourtant ◀l’▶Empire leur ôte toute liberté, et bientôt leur ôtera ◀la▶ vie ! Ne faut-il pas « aller au plus pressé », sauver d’abord sa peau, renverser ◀les▶ tyrans ? Ainsi parlent ◀le▶ bon sens, et ◀le▶ marxisme. Mais si ◀l’▶Apôtre avait placé ◀la▶ lutte sur ce terrain que ◀l’▶on dit réaliste, à supposer que ◀le▶ « parti chrétien » eût triomphé, rien ne ◀l’▶eût empêché ◀de▶ subir ◀le▶ sort fatal des révoltes politiques : il eût revêtu ◀les▶ formes du pouvoir déposé51 et renvoyant à des temps plus paisibles ◀l’▶évangélisation — sa raison ◀d’▶être — il se fût consacré aux tâches plus urgentes : donner du pain et des spectacles à ◀la▶ foule. Mais Paul était apôtre et non pas dictateur. C’est pourquoi son message nous est encore prêché. Il annonçait aux hommes non pas ◀la▶ haine et ◀le▶ cynisme — qui appartiennent à ◀la▶ forme du monde — mais ◀la▶ nouvelle, absolument nouvelle, venant d’ailleurs, ◀d’▶au-delà ◀de▶ ce monde, ◀de▶ leur transformation en Christ, venu au monde. Il n’annonçait pas un futur hypothétique, au nom d’une théorie ardue, mais une présence immédiatement active et totalement salutaire, au nom d’une Personne vivante et ◀de▶ son amour éternel. Il annonçait ◀l’▶homme changé.
Trop beau tout cela ! Trop beau pour être vrai, dit ◀le▶ marxiste. (Chrétien, changé, je suis encore assez « vieil homme » pour ◀le▶ comprendre.) Sur quoi repose cette transformation dont vous parlez ? Sur une foi que ma raison refuse, et qu’elle m’ordonne ◀d’▶ignorer. Je ne vois pas ◀les▶ effets ◀d’▶une telle foi dans ◀l’▶histoire ◀de▶ notre Occident52. Si je n’ai pas votre foi, je ne ◀les▶ vois pas. Je vois une Église établie, opprimant toutes ◀les▶ dissidences, pactisant avec ◀les▶ puissants, soutenant partout ◀les▶ régimes rétrogrades et prêchant ◀la▶ résignation. C’est vraiment trop facile ◀de▶ se mettre en règle avec sa mauvaise conscience, en prétextant que ◀l’▶intérieur importe seul, et que ◀le▶ « pain ◀de▶ vie » suffit à nourrir ◀l’▶homme ! Peut-être suffit-il à vous nourrir, personnellement, mais ce n’est pas cela qui supprime ◀la▶ misère, qui empêche ◀la▶ guerre, qui change ◀le▶ monde !
Il faut ◀le▶ dire à notre honte, à nous chrétiens : ces reproches apparaissent justifiés à ◀la▶ grande masse des travailleurs. Si ◀le▶ marxisme a provoqué parmi ◀les▶ « exploités » un tel soulèvement ◀d’▶espérances, ◀de▶ telles vagues ◀d’▶adhésions enthousiastes, si aveuglement enthousiastes, c’est qu’il s’est trouvé seul à protester contre ◀le▶ monde tel qu’il va. On dira : c’est d’abord qu’il a su rejeter sur ◀l’▶oppression capitaliste, trop réelle, tout ◀le▶ malheur inhérent à ◀l’▶existence, tout ◀le▶ malheur dont en vérité ◀le▶ péché ◀de▶ chacun est responsable. ◀L’▶observation est juste ; elle est insuffisante. Ce qui explique en dernier ressort ◀le▶ succès « religieux » du marxisme, c’est sa volonté proclamée, concrète et immédiate, ◀de▶ changer tout ; et non pas seulement ◀l’▶« esprit » ou ◀l’▶« intérieur ». Or si ◀le▶ marxisme a réussi cela, s’il a pu paraître cela, c’est dans ◀la▶ mesure où ◀le▶ christianisme, aux yeux des masses, n’a plus osé se montrer chrétien. C’est que ◀le▶ sel a perdu sa saveur, et son amertume salutaire. C’est que ◀la▶ seule espérance véritable et certaine n’a plus été prêchée au monde avec une force ◀d’▶attaque assez gênante et bouleversante. C’est que ◀l’▶« esprit » qui devait être ◀l’▶agent du changement total, perpétuel et seul réel, est devenu ◀le▶ gardien des conformismes, ou du moins n’a pas su, par excès ◀de▶ prudence, empêcher que ◀les▶ foules ◀le▶ considèrent comme tel.
◀Les▶ chrétiens sont bien plus responsables des succès ◀de▶ Marx auprès des foules, que ◀le▶ marxisme n’est responsable du déclin des Églises dans ◀le▶ monde moderne. C’est pourquoi ◀les▶ reproches du marxiste au chrétien sont humainement bien plus valables que ceux du chrétien au marxiste. En gros : si Marx se trompe et réussit, c’est parce que Christ est mal prêché par ses disciples (que ce soit en paroles ou en actes).
Si ◀les▶ chrétiens gardaient une conscience plus fidèle, partant plus douloureuse ◀de▶ ce fait, je crois qu’ils éviteraient ◀d’▶attaquer ◀le▶ marxisme dans ◀les▶ mêmes termes que ◀la▶ réaction. Mais ceci dit, et maintenu, il reste qu’en doctrine, et indépendamment ◀de▶ toutes nos fautes, ◀l’▶objection marxiste ne vaut rien, alors que ◀l’▶objection chrétienne est imparable.
Quand un marxiste me reproche ◀de▶ me contenter ◀d’▶un changement tout spirituel, et qui n’affecte en rien ◀le▶ cours des choses, je suis fondé à lui répondre : « Ton reproche s’adresse à mon hypocrisie, à ma lâcheté, à mon absence ◀de▶ foi, mais non pas du tout à ◀la▶ foi. Car ◀la▶ foi, dit Luther, est ‟une chose inquiète”, on ne ◀l’▶a pas impunément, et si on ◀l’▶a, cela se voit, des choses changent. Ce que tu me reproches, c’est, en fait, ◀de▶ n’être pas assez chrétien ! Tu m’incites donc à ◀le▶ devenir davantage, quand tu croyais réfuter ma religion. Ton athéisme devient prédication ! Drôle ◀d’▶aventure, pour un dialecticien ! Si tu dis que ◀le▶ chrétien est celui qui ne fait rien, tu prouves simplement que tu ignores tout du christianisme. » (Je répète que ce n’est pas sa faute, à ce marxiste, mais notre faute, et tout d’abord la mienne.)
Par contre, quand je reproche au marxisme sa déviation matérialiste actuelle, je ne passe pas à côté de ce qui est essentiel chez Marx. Je ne critique pas une erreur contingente. Je ne dis pas : vous n’êtes pas assez marxistes ! Je dis : dès ◀le▶ départ, dès ◀l’▶origine doctrinale, intrinsèquement, et dans ◀la▶ mesure exacte où ◀l’▶on est un marxiste convaincu, non point dans ◀la▶ mesure où ◀l’▶on trahit ◀le▶ marxisme, on fait une erreur fatale, irrévocable, aujourd’hui manifeste. Erreur sur ◀l’▶homme et sa mission cosmique. Erreur sur ◀la▶ personne — dans mon vocabulaire. Ma critique porte sur ◀l’▶essentiel du marxisme, alors que ◀la▶ critique marxiste porte sur un christianisme dénaturé. Et ◀l’▶essentiel du marxisme, je ◀le▶ répète, c’est sa volonté ◀de▶ changer ◀le▶ monde, ◀le▶ monde d’abord, et non pas ◀l’▶homme d’abord, et ◀le▶ monde par lui. Or une telle volonté ne peut conduire qu’à ◀l’▶excès du matérialisme, non point par ◀la▶ malice ◀de▶ Staline, mais par ◀l’▶effet des conditions physiques et spirituelles ◀de▶ ◀l’▶homme en ce qu’elles ont ◀d’▶irréductibles à toute détermination sociale ou historique imaginable, dans ◀le▶ passé, ◀le▶ présent ou ◀l’▶avenir53.
◀Le▶ problème des fins dernières : Royaume ◀de▶ Dieu ou paradis terrestre ?
Nous arrivons maintenant, toute équivoque grossière dissipée en principe, au lieu de ◀la▶ véritable décision.
Certains, frappés comme je ◀le▶ suis, par ◀les▶ ressemblances formelles indiscutables que présentent ◀la▶ volonté du vrai chrétien et celle du communiste militant, ont tenté ◀la▶ synthèse pratique des deux croyances, qu’ils estimaient complémentaires. D’autres, plus nombreux qu’on ne ◀le▶ pense, souhaitent au moins et appellent cette synthèse, paraissant redouter je ne sais quel malheur pour leur foi, ou pour son « succès », si ◀l’▶on ne parvient pas à ◀l’▶opérer. Dans ◀la▶ jeunesse universitaire chinoise et japonaise, ◀le▶ problème se posait avec urgence, aux environs ◀de▶ 1933, ◀de▶ réunir dans un même enthousiasme, « ◀les▶ deux Karl », c’est-à-dire Barth et Marx !54 C’est ici qu’une critique proprement théologique se révèle seule capable ◀de▶ marquer ◀les▶ limites existant en fait, et ◀les▶ distinctions décisives.
◀La▶ pratique du communisme n’est justiciable, en soi, que ◀d’▶une critique politique, économique, historique, etc.55 Et je ne vois pas que ◀le▶ chrétien comme tel ait des lumières particulières sur ces sujets, qui exigent un savoir technique. Mais ce qui tombe directement sous ◀le▶ coup ◀de▶ ◀la▶ seule critique théologique, ce sont ◀les▶ buts derniers du communisme et ◀les▶ postulats qu’il suppose.
Qu’on me permette ici ◀d’▶être un peu schématique pour plus ◀de▶ clarté. Il me paraît que ◀l’▶opposition finale entre ◀la▶ croyance marxiste et ◀la▶ foi personnelle du chrétien suffit à expliquer tout ◀le▶ reste. ◀Le▶ communisme prépare un paradis terrestre, ◀le▶ paradis temporel ◀de▶ ◀l’▶homme ; ◀le▶ christianisme prépare un Royaume éternel, qui sera celui ◀de▶ Dieu, non ◀de▶ ◀la▶ Terre. Tous deux sont eschatologiques, en ce sens qu’ils rapportent leur accomplissement à un état dernier et invariable, à un terme futur et total, accessible au travers ◀d’▶une longue tribulation, ◀d’▶une longue passion temporelle. Et c’est ◀la▶ « foi », substance des choses espérées, qui permet seule ◀de▶ supporter ◀les▶ maux que ◀l’▶on endure au nom du but dernier. (◀Le▶ chrétien chante sur son bûcher, ◀le▶ komsomol accepte un salaire ◀de▶ famine s’il faut cela pour sauver ◀l’▶URSS.) Mais ◀l’▶eschaton chrétien est au-delà ◀de▶ ce temps, est éternel, et par là même peut être immédiatement présent dans notre cœur56 alors que ◀l’▶eschaton marxiste, temporel, s’enfuit dans un futur indéfini, — cent ans, mille ans ou deux-mille ans ? — et ne peut exister hic et nunc.
Comment ◀l’▶opposition radicale ◀de▶ ces deux fins, ◀la▶ temporelle et ◀l’▶éternelle, va-t-elle maintenant se manifester dans notre siècle ? ◀Le▶ phénomène ◀de▶ ◀la▶ « conversion » ◀le▶ fait bien voir.
Un homme qui se convertit au christianisme, c’est un homme qui reçoit et qui saisit ◀la▶ Révélation en Personne. Et du coup ◀le▶ Royaume est au-dedans de lui. Cet homme n’est plus ◀le▶ maître ◀de▶ sa vie. Il est ◀l’▶agent ◀d’▶une vocation venue d’ailleurs, mais pour lui seul et ici-bas, et qui anime désormais ses gestes et sa pensée ◀la▶ plus intime. Dès maintenant sa personne est recréée. Dès maintenant, elle entre en conflit avec ◀le▶ monde et ses formes mauvaises. Dès maintenant, elle porte témoignage en faveur du fait accompli ◀d’▶une révolution humaine. ◀Le▶ chrétien converti commence donc par ◀la▶ fin que visait ◀l’▶espérance communiste. Il possède déjà ◀l’▶essentiel, que Marx voyait au terme ◀de▶ ◀l’▶histoire : ◀la▶ personne. Et alors, il attaque ◀le▶ monde !
Mais un homme qui se convertit au communisme ne se rattache pas à une Présence actuelle. Il fait un pari dont ◀l’▶objet n’est pas accessible aujourd’hui. Il mise son action immédiate sur un fait qui n’est pas accompli, ◀l’▶histoire n’ayant jamais connu ◀de▶ réalisation ◀de▶ communisme. Ainsi, des deux, c’est ◀le▶ marxiste qui est ◀l’▶utopiste ; et c’est ◀le▶ chrétien qui est ◀le▶ réaliste. (J’entends bien : ◀le▶ chrétien véritable…)
◀Le▶ marxiste dit : « Je ne table pas sur une foi dans ◀l’▶invisible, mais sur des faits concrets qu’il faut changer. Chaque réforme obtenue, chaque revendication réalisée, me montre dès maintenant un peu de ◀la▶ réalité ◀de▶ mes espérances. » Mais ◀l’▶espérance finale du communisme, c’est ◀la▶ libération ◀de▶ ◀l’▶homme. Et moi je lui montre un homme libéré, tandis qu’il ne peut me montrer que quelques conditions préliminaires ◀d’▶une libération toujours future.
Je marquerai encore une autre différence, non moins radicale et urgente. ◀Le▶ chrétien converti a déjà ◀l’▶essentiel : par là même, il se voit contraint à chaque instant ◀de▶ transformer autour de lui ce qui s’oppose à son bien souverain. S’il est chrétien, il sait qu’il est membre ◀d’▶un corps qui porte toutes ◀les▶ marques du péché. Il est alors en face du monde, et au nom même ◀de▶ sa foi, dans ◀la▶ posture ◀d’▶un révolutionnaire permanent. Non seulement il se voit contraint ◀de▶ venir en aide à son prochain, mais encore rien ne peut ◀le▶ satisfaire ◀de▶ ce qu’il obtient, par cet effort, s’il compare ce mieux-être relatif au don parfait qu’il a reçu en Christ. Il possède en lui-même ◀la▶ mesure ◀d’▶une perpétuelle transformation, nécessaire dans tous ◀les▶ domaines où son activité peut se développer57. Mais ◀le▶ marxiste, quelles que soient ◀la▶ souffrance et ◀la▶ colère qu’il éprouve devant ◀les▶ injustices présentes, du fait qu’il croit que ◀l’▶intérêt ◀de▶ ◀l’▶homme est seul en jeu — et ◀de▶ ◀l’▶homme tel qu’il ◀le▶ conçoit, être social — se verra fatalement neutralisé dans son effort par ◀les▶ gains peu à peu obtenus. Une balance s’établit entre ◀les▶ intérêts sociaux présents et ◀le▶ désir ◀d’▶aller au-delà, ◀d’▶aller jusqu’à ◀l’▶accomplissement final. Car cet accomplissement, ou plénitude, n’est jamais qu’un futur théorique, — si passionnée que soit ◀l’▶espérance du marxiste — et non pas une présence exigeante et totalement animatrice.
C’est ici ◀la▶ raison profonde des déviations dites « réformistes » ou « étatistes » ◀de▶ ◀la▶ révolution matérialiste. Pour qu’une telle pesanteur ne gagne pas sans cesse sur ◀les▶ élans révolutionnaires spasmodiques qui agitent ◀l’▶humanité (comme en 1789 et en 1917), il faudrait que ◀l’▶homme soit délivré ◀de▶ son péché, « changé », sorti du plan, précisément, où ◀le▶ marxisme ◀le▶ maintient.
Moyens ◀d’▶action du chrétien et du marxiste
Préparer ◀le▶ royaume ◀de▶ ◀l’▶homme, ou témoigner par des actes visibles en faveur du retour ◀d’▶un Royaume déjà réalisé en Christ, cela suppose identiquement une volonté ◀de▶ changer tout ce qui peut ◀l’▶être ; mais aussi, cela suppose certains moyens ◀d’▶action qui ne sauraient être ◀les▶ mêmes dans ◀les▶ deux cas, si ◀la▶ fin seule justifie ◀les▶ moyens58.
◀La▶ fin, ou ◀le▶ télos ◀de▶ ◀l’▶action du chrétien, c’est ◀le▶ royaume ◀de▶ justice et ◀d’▶amour. Tout acte qui contredirait, dans ◀le▶ présent, ◀la▶ loi ◀d’▶amour et ◀de▶ justice, même s’il était commis au nom des intérêts ◀de▶ ◀l’▶Église chrétienne, détruirait en fait cette Église en tant qu’elle vit dans chacun ◀de▶ ses membres, et non pas dans un ciel abstrait.
Car ◀le▶ gage ◀de▶ ◀l’▶action chrétienne n’est pas futur, mais éternel et donc présent. Si, pour sauver ◀le▶ futur ◀de▶ ◀l’▶Église, je désobéis dans ◀le▶ présent, je perds tout du même coup, présent, futur, éternité. Je crucifie ◀le▶ Christ et je m’oppose à son retour. Il n’est donc pas ◀d’▶« opportunisme » chrétien qui tienne, et tous ◀les▶ moyens du chrétien doivent être aussi purs que sa fin.
Tout autre est ◀le▶ cas du marxiste. N’ayant pas derrière lui ◀de▶ modèle accompli, ni en lui ◀de▶ Présence souveraine, il se sent libre ◀d’▶appliquer ◀les▶ moyens qu’il juge adéquats aux intérêts momentanés ◀de▶ son Parti et ◀de▶ sa classe. Ainsi Staline peut justifier en bonne doctrine « dialectique » ses négations actuelles du but final ◀de▶ Marx. Il légitime son étatisme totalitaire en arguant que c’est ◀le▶ seul moyen ◀d’▶accéder à un stade économique plus favorable au développement du socialisme. Je vois beaucoup de marxistes s’en indigner mais je doute qu’ils soient bien conséquents, et que leur indignation traduise ◀la▶ vraie volonté du marxisme, plutôt qu’un reste ◀d’▶humanisme libéral. ◀Le▶ fait est que ◀la▶ grosse majorité des communistes suit Staline. ◀D’▶où il résulte à ◀l’▶évidence que pour ◀la▶ grosse majorité des communistes, ◀le▶ mensonge, ◀la▶ haine, ◀l’▶oppression, ◀l’▶hypocrisie suprême nommée « raison ◀d’▶État », et jusqu’à ◀la▶ guerre s’il ◀le▶ faut, sont des moyens parfaitement acceptables en tant qu’ils servent ◀le▶ progrès prolétarien, et préparent un avenir conforme à ◀la▶ doctrine59. Que leur importe une « faute » personnelle et actuelle, puisqu’il n’y a pas ◀de▶ salut présent ni éternel, puisque ◀le▶ salut n’est pas pour eux ◀de▶ toute façon, mais pour ◀les▶ descendants ◀de▶ leurs descendants ? C’est ainsi qu’on a vu Zinoviev, par « fidélité » au Parti, c’est-à-dire à ◀l’▶avenir du Parti, proférer des aveux mensongers qu’il croyait tactiquement utiles.
Imaginez maintenant qu’un vrai chrétien juge bon ◀de▶ s’inscrire au parti communiste ou ◀de▶ militer en sa faveur : ◀l’▶alternative où il se place est sans issue. Car ou bien il accepte ◀les▶ disciplines ◀d’▶action que lui impose son parti, et qui comportent ◀la▶ haine et ◀le▶ mensonge : mais alors pour sauver ◀le▶ monde, il perd sa raison ◀d’▶être personnelle, et renie justement cette foi qu’il croyait mieux servir dans ◀le▶ communisme ; ou bien il tâche ◀de▶ n’agir qu’en chrétien ; mais alors il devient un opposant, un « trotzkyste » ou un « saboteur », et à tout ◀le▶ moins un militant suspect.
Tout cela repose sur un fait unique, que nous pouvons formuler simplement : ◀la▶ fin dernière du chrétien est présente en chacun ◀de▶ ses actes, ou bien n’est pas ; tandis que ◀la▶ fin dernière du marxiste est un avenir absolument hétérogène aux actions qu’il peut faire aujourd’hui, dans un ordre non socialiste.
Par où ◀l’▶on voit qu’en dépit du langage, ◀la▶ transcendance ◀de▶ ◀la▶ foi chrétienne se manifeste ici et maintenant et engage ◀le▶ tout ◀de▶ ◀l’▶homme ; tandis que ◀l’▶immanence ◀de▶ ◀la▶ croyance marxiste renvoie sans cesse ◀le▶ fait humain total dans un avenir indéfini, et n’engage que certaines dispositions ◀de▶ ◀l’▶être, celles-là précisément que ◀l’▶avenir socialiste, ◀la▶ société sans classes, doit supprimer ! ◀Le▶ marxiste croit que ◀le▶ bien sort du mal ; ◀le▶ chrétien sait que ◀le▶ bien naît du parfait.
◀D’▶une conséquence politique ◀de▶ ◀la▶ foi
Je m’adresserai maintenant aux chrétiens déclarés. J’en vois beaucoup qui estiment que ◀la▶ transformation ◀de▶ ◀l’▶homme importe seule, puisqu’elle est, en effet, ◀l’▶essentiel, et ◀le▶ but ◀de▶ tout autre changement. J’en vois beaucoup qui jugent que ◀l’▶action personnelle ◀de▶ charité et ◀de▶ sacrifice, pour ◀le▶ mieux-être du prochain, suffit à compléter, si je puis dire, ◀l’▶action proprement religieuse. Et j’entends bien que ◀les▶ sacrifices qu’ils font ne sont pas seulement « spirituels », entraînent des risques financiers, et même parfois ◀l’▶abandon ◀de▶ tous biens et ◀d’▶intérêts humains très chers. Mais je demande à ces chrétiens « changés » s’ils ont un souci suffisant des suites sociales et politiques qu’implique en fait leur attitude ? Et je pense en particulier aux membres du Mouvement des Groupes, qui représentent à ◀l’▶heure actuelle ◀le▶ christianisme ◀le▶ plus « activiste ». Pourquoi refusent-ils ◀de▶ s’occuper ◀de▶ politique ? Comment se fait-il qu’un grand nombre d’entre eux s’en désintéressent pratiquement ? Ils me disent : « On ne peut pas tout faire ! Quand beaucoup ◀d’▶hommes seront changés, beaucoup de problèmes se poseront autrement… » Je veux ◀les▶ croire. Ils courent au plus pressé. Mais ◀le▶ marxiste aussi me tenait ce raisonnement, pour justifier une action tout inverse. Je pense qu’il faut aller plus loin60.
◀La▶ déviation matérialiste du marxisme ne doit pas seulement nous inciter à des condamnations toutes théoriques : elle doit nous avertir ◀de▶ corriger sans trêve ◀la▶ déviation spiritualiste qui menace notre vie chrétienne, et qui est ◀la▶ cause certaine des succès du marxisme. Tant que ◀les▶ chrétiens ne comprendront pas que leur foi doit se manifester sur tous ◀les▶ plans ◀de▶ ◀l’▶activité humaine, y compris ◀le▶ plan politique, ils ne répondront pas au défi du marxisme, qui s’en trouvera justifié pour autant.
Je ne crois pas à une politique chrétienne, déduite une fois pour toutes ◀de▶ ◀la▶ théologie. Mais je crois que ◀le▶ christianisme, aussitôt qu’il se manifeste en vérité, entre en conflit avec certaines structures politiques, et contribue, par son action ◀la▶ plus intime, à ◀la▶ création d’autres formes. Il importe ◀de▶ savoir lesquelles, et ◀de▶ ◀les▶ préparer consciemment. Sinon nous laisserons ◀le▶ champ libre à toutes ◀les▶ entreprises désespérées qui passionnent ◀les▶ masses incroyantes. Il se pose là, me semble-t-il, une question ◀de▶ solidarité, qui est une forme ◀de▶ ◀la▶ charité. Parfois aussi ◀le▶ devoir chrétien peut apparaître plus historiquement défini et localisé : je n’en donnerai qu’un seul exemple, que je crois actuel entre tous.
Tout le monde sait, ou pressent au moins, ce que signifie ◀la▶ menace totalitaire, qu’elle soit fasciste ou soviétique : c’est ◀la▶ « mise au pas » ◀de▶ nos vies et ◀de▶ tous ◀les▶ aspects ◀de▶ nos vies, tant spirituels que matériels, au service ◀de▶ ◀l’▶État déifié. Cette situation n’est pas sans rappeler celle ◀de▶ ◀l’▶Empire romain au premier âge du christianisme, telle que nous ◀l’▶évoquions plus haut. Toutefois, l’un des facteurs au moins s’est modifié notablement : ◀les▶ chrétiens ne forment plus des groupuscules obscurs, ils ont constitué des églises visibles (et même parfois trop visibles), organisées (parfois trop bien organisées). On parle, à tort ou à raison, ◀d’▶États chrétiens, ou ◀de▶ nations, ◀de▶ forces, ◀de▶ civilisation chrétiennes. Tout cela se trouve mis au défi par ◀l’▶exigence totalitaire, comme ◀le▶ prouve ◀le▶ spectacle ◀de▶ ◀l’▶Allemagne. ◀L’▶État nouveau veut qu’on ◀l’▶adore, sinon déjà dans des formes religieuses, du moins dans des formes qui s’opposent aux commandements du Décalogue, et au devoir ◀d’▶amour chrétien. ◀Le▶ conflit est inévitable. Suffira-t-il dès lors ◀de▶ se laisser persécuter ? N’avons-nous rien à faire qu’à subir ◀le▶ martyre ? Ou qu’à revêtir vis-à-vis de ◀l’▶État une attitude ◀d’▶objecteurs ◀de▶ conscience ? N’avons-nous rien que nous-mêmes à sauver, alors que nos erreurs passées sont pour une part, peut-être capitale, dans ◀le▶ malheur universel qui vient ? Or toute attente passive, si courageuse qu’elle soit, devient dans ◀le▶ cas présent une complicité. ◀L’▶État totalitaire ne saurait s’instaurer contre ◀l’▶opinion générale. Celle-ci se laisse séduire par ◀les▶ seuls constructeurs. Mais alors, quel point de vue constructif ◀le▶ chrétien peut-il soutenir, s’il ne veut pas rester ◀l’▶objecteur que j’ai dit ?
Un protestant, et je précise : un calviniste, doit être ici en mesure ◀de▶ répondre.
◀De▶ toutes ◀les▶ églises chrétiennes, ◀l’▶église calviniste est en effet ◀la▶ plus antitotalitaire par essence. Je ne rappelle qu’en passant ◀les▶ dragonnades et ◀les▶ guerres ◀de▶ religion qui ◀les▶ précèdent : on sait assez que ce fut ◀la▶ lutte ◀d’▶une royauté déjà « totalitaire » contre des groupes, loyalistes il est vrai, mais réfractaires à certaine mise au pas. Il serait peut-être abusif ◀de▶ déduire ◀d’▶une situation déterminée par ◀la▶ persécution brutale, que ◀les▶ églises calvinistes défendaient alors, par principe, un régime fédéraliste. Mais si nous remontons plus haut, jusqu’au règne ◀de▶ François Ier, c’est-à-dire jusqu’à une époque où ◀la▶ passion totalitaire des gouvernants n’avait pas encore pu s’affirmer comme elle ◀le▶ fit sous Louis XIV, nous constatons que la première discipline que se donnent ◀les▶ églises calvinistes revêt une forme consciemment fédérative61. Or il ne s’agit plus ici ◀de▶ contingences historiques. C’est ◀le▶ fond même ◀de▶ ◀la▶ doctrine calviniste qui s’exprime par cette structure. ◀L’▶importance attachée par Calvin à ◀la▶ notion ◀de▶ vocation personnelle suffit à expliquer ce processus. À une éthique charismatique62 correspond nécessairement une organisation fédéraliste ◀de▶ ◀l’▶Église, et même ◀de▶ ◀l’▶État.
Calvin n’a pas fondé, comme ◀le▶ répètent tous ◀les▶ manuels, une société théocratique, mais bien une société ◀de▶ type fédératif, respectant ◀les▶ diversités, voulues par Dieu, dans ◀l’▶unité spirituelle. Et ◀les▶ suites ◀de▶ cette création sont encore visibles aujourd’hui : nulle part ◀l’▶esprit totalitaire n’a trouvé moins ◀de▶ complicité et plus ◀de▶ résistance déclarée que dans ◀les▶ pays calvinistes, où ◀la▶ notion ◀de▶ ◀l’▶autonomie des groupes reste vivace (Angleterre, Écosse, Suisse, Hollande). En Allemagne, ◀la▶ lutte des églises contre ◀l’▶emprise morale ◀de▶ ◀l’▶État fut menée, on ◀le▶ sait, par Karl Barth : c’est-à-dire par un calviniste…
Je ne voudrais pas restreindre ◀la▶ portée ◀de▶ ce fait en ◀l’▶opposant, comme il serait facile, à ◀l’▶esprit unitaire et impérial qui anime ◀l’▶Église ◀de▶ Rome. ◀Le▶ grand souci ◀d’▶œcuménisme, que nous voyons gagner toutes ◀les▶ églises, est une promesse à laquelle nous devons croire ◀de▶ toute ◀la▶ force ◀de▶ notre foi. Aussi ne veux-je tirer ◀de▶ mon exemple qu’une conclusion que je crois valable pour tout chrétien, à quelque église qu’il appartienne. Nous avons tous reçu ◀de▶ Dieu un appel strictement personnel, un « charisme » dont nous sommes responsables. Nous ne pouvons donc pas approuver une forme ◀d’▶État qui, par définition, contredit toute diversité, toute autonomie spirituelle au sein de ◀la▶ communauté. Il y va ◀de▶ notre tout, personnel, mais aussi ◀de▶ ◀la▶ valeur ◀de▶ ◀la▶ communauté pour tous ◀les▶ hommes qui ◀la▶ composent. Ne fût-ce que pour cette seule raison — et j’en ai mentionné plusieurs autres —, un chrétien ne peut pas approuver, comme chrétien, ◀la▶ forme politique du communisme63. Il lui faut donc en préparer une autre, et prendre enfin parti, positivement, dans ◀l’▶immense lutte qui va mettre aux prises ◀l’▶étatisme totalitaire et ◀le▶ fédéralisme libre.
Responsabilité des chrétiens vis-à-vis des marxistes
On connaît ◀la▶ « croisade antimarxiste » qu’organise dans ◀le▶ monde entier ◀la▶ panique des capitalismes. Cette croisade a pour vraie devise : dividendes d’abord ! Mais elle entend utiliser ◀le▶ spirituel comme masque. Elle entraîne beaucoup de braves gens au service ◀d’▶une cause présentée comme une valeur ◀de▶ pères ◀de▶ famille. C’est en vérité ◀la▶ croisade du matérialisme hypocrite contre ◀le▶ matérialisme généreux. C’est aussi ◀la▶ croisade des fascismes contre leur frère, ◀le▶ stalinisme : une guerre ◀de▶ religions qui ne sont pas les nôtres. Je prends ici parti contre une telle entreprise, pour ◀les▶ mêmes raisons, mais aggravées, qui me faisaient prendre parti contre ◀le▶ régime communiste. On nous donne à choisir entre deux sortes ◀de▶ matérialisme. Mais ◀le▶ communisme, au moins, voulait changer ◀le▶ monde…
Contre ◀les▶ arguments démagogiques ◀de▶ nos croisés, je répète, après Berdiaev, après Gide : ◀la▶ « vérité » du communisme résulte ◀de▶ ◀la▶ trahison du christianisme par ◀la▶ chrétienté. Toutes ◀les▶ aspirations valables et généreuses du marxisme sont autant ◀d’▶essais ◀de▶ sauvetage ◀de▶ vérités chrétiennes égarées, déformées, ou « mises sous ◀le▶ boisseau par ◀les▶ chrétiens ». Cela est vrai même ◀de▶ ◀l’▶aspiration totalitaire, qui est monstrueuse dans ses formes actuelles, mais qui traduit encore, obscurément, ◀l’▶aspiration ◀d’▶un Occident jadis chrétien, vers une économie sauvée : ◀le▶ Royaume où Dieu est « tout en tous ». Si ◀les▶ églises chrétiennes ont à souffrir demain par ◀le▶ fait ◀d’▶un État tyrannique, il faut qu’elles sachent qu’elles en sont responsables, dans ◀la▶ mesure où elles cédèrent, jadis, aux tentations théocratiques ou séculières. Si ◀la▶ culture et si nos libertés civiques sont brimées, par ◀le▶ fait ◀d’▶une doctrine et ◀d’▶un État « matérialistes », il faut savoir que nous en sommes ◀les▶ responsables, dans ◀la▶ mesure où nous cultivons un esprit détaché du réel, une liberté abstentionniste et inféconde.
Tout ◀le▶ mal vient de notre esprit. C’est à lui ◀de▶ faire pénitence, car c’était lui qui devait témoigner ◀de▶ sa primauté salutaire. Mais il faut aussi repartir.
◀La▶ tragédie ◀de▶ Marx et du marxisme, c’est ◀de▶ n’avoir pas su, ou pas pu opposer au mensonge spiritualiste, ◀la▶ vérité du spirituel.
Nous n’avons pas à nous dresser contre ◀la▶ « vérité » déviée ◀de▶ Marx, contre une vérité orpheline, coupée des liens vivants qui ◀l’▶attachaient en Dieu à ses fins et à ses origines. Mais nous devons proclamer ◀la▶ vérité parfaite dont nous avons, nous les premiers, dévié. « Malheur à moi si je n’évangélise ! », disait ◀l’▶Apôtre. Malheur à moi si je refuse ◀de▶ réaliser ◀l’▶Évangile dans tous ◀les▶ domaines ◀de▶ ◀la▶ vie. ◀La▶ seule lutte efficace contre ◀le▶ matérialisme, c’est ◀la▶ lutte qu’il nous faut mener contre ◀la▶ tentation spiritualiste.