Historique du mal capitaliste (janvier 1937)ae af
On a voulu, parfois, identifier le phénomène capitaliste à la civilisation occidentale. C’est un point de vue des plus contestables, le grand commerce, qui est l’une des causes principales du capitalisme, étant au moins aussi oriental qu’occidental. Ce qu’on peut constater, par contre, c’est que le capitalisme a été la force de▶ dissociation sociale la plus puissante des civilisations ◀de▶ l’Occident. Celles-ci n’ont pas su lui faire sa part, le subordonner, l’utiliser au profit ◀de▶ l’homme. Elles se sont laissé envahir, puis dominer par ses mécanismes, aboutissant ainsi, à plusieurs reprises, à une désintégration générale, à la forme politique monstrueuse que nous appelons aujourd’hui l’État totalitaire, et à la fonctionnarisation intégrale ◀de▶ toutes les activités humaines. ◀D’▶où, à chaque fois, au terme du processus, la guerre civile et étrangère, la stérilisation ◀de▶ la culture, la misère matérielle et l’abaissement moral. Le schématisme inhumain ◀de▶ ces phénomènes rend leur étude et leur exposition relativement aisées : ils paraissent se détacher ◀d’▶eux-mêmes des innombrables contingences ◀de▶ l’histoire, comme des fatalités géométriques que leur rigidité même permet ◀de▶ distinguer ◀de▶ la ◀vie▶ organique et ◀de▶ l’activité discontinue et imprévisible ◀de▶ l’esprit. Ceci suffit à expliquer pour une bonne part l’apparence forcément schématique des exemples ◀d’▶évolution capitaliste que nous donnerons.
Le capitalisme des Romains
C’est par l’usage du prêt à intérêt que le capitalisme s’est introduit à Rome, et cela dès les ve et ive siècles avant J.-C. Le caractère essentiel ◀de▶ la civilisation romaine se voit menacé du jour où le laboureur-soldat, type Cincinnatus, est exproprié par le noble sénateur, propriétaire ◀de▶ vastes terres. Voici comment.
Cincinnatus, qui cultive son lopin avec les seuls bras ◀de▶ sa famille, quitte parfois son domaine pour aller faire la guerre. Pendant son absence, ses moissons sont abîmées, l’herbe folle envahit ses champs, le bétail, faute de soins, dépérit. À son retour, il se voit obligé ◀de▶ faire appel au sénateur voisin, dont le domaine cultivé par des esclaves (non soumis aux obligations militaires) est demeuré intact et a progressé sous la conduite ◀d’▶un intendant. Le sénateur a donc des disponibilités60. Il ne saurait en faire emploi plus judicieux et « patriotique » qu’en accédant à la demande ◀d’▶emprunt ◀de▶ Cincinnatus. Le taux ◀de▶ l’intérêt est, en effet, ◀de▶ 40 à 48 % (quarante-huit). Et la loi attribue au créancier non seulement les terres mais la personne même du débiteur insolvable, qui tombe en esclavage. Après quelques campagnes, Cincinnatus ne peut éviter cette extrémité qu’en devenant le métayer du sénateur, ou bien — c’est le cas le plus fréquent — en allant grossir les rangs ◀de▶ la plèbe urbaine61.
Cet accroissement du prolétariat, résultant ◀de▶ la concentration des richesses terriennes entre les mains du patriciat, posa très vite ◀de▶ graves problèmes. Toute société qui sécrète un chômage « technologique » se voit contrainte ◀de▶ fournir aux chômeurs une sportule régulière (« indemnités », comme on dit aujourd’hui, ◀d’▶une manière significative !) À Rome, la caisse ◀de▶ chômage s’appelait l’aumône. On distribuait au prolétariat du blé à prix réduit, ou gratuit. Mais le territoire romain ne pouvait alors fournir les quantités ◀de▶ céréales nécessaires ◀d’▶aumône, condition même ◀de▶ la « paix sociale » et ◀d’▶un « ordre » en porte-à-faux, obligea[n]t donc à des importations considérables. Cependant Rome ne pouvait supporter ◀d’▶être longtemps à la merci des possesseurs des plus grandes terres à blé, Siciliens et Carthaginois. C’est ainsi que la logique rigide du système devait conduire au conflit armé avec Carthage, source profonde, si indirecte qu’elle apparaisse, ◀de▶ tout le développement ultérieur ◀de▶ l’impérialisme romain.
Comme il arrive toujours lorsqu’on s’engage dans ◀de▶ tels mécanismes, le remède (ici les sportules) aggrava le mal. Les terres ◀de▶ l’Italie du Centre et du Nord ne pouvant fournir le blé aux bas prix ◀de▶ l’Afrique, il fallut s’orienter vers des cultures spécialisées (oliveraies, vignes, cultures maraîchères) ou vers l’élevage. Tout cela exigeait des mises ◀de▶ fonds importantes et favorisait la grande propriété. Si bien que, pour satisfaire les exigences provoquées par la première vague ◀de▶ prolétarisation, on en déclencha une seconde. Quantité ◀de▶ petits paysans endettés virent leurs domaines « arrondir » les latifundia en formation. Les fortunes patriciennes s’accrurent considérablement, d’abord en terres, puis en capitaux mobiliers (financiers). Et à mesure que le capitalisme mobilier prit ◀de▶ l’extension, une nouvelle classe se forma : celle des commerçants et des fermiers ◀de▶ services publics.
À partir du iie siècle, les « chevaliers » (ou bourgeois) font des fortunes énormes et scandaleuses aux dépens des services publics, comme en feront plus tard les prêteurs et « financiers » des rois, du xve au xviiie siècle ◀de▶ notre ère. Les classes moyennes se voient écrasées entre les ploutocrates puissants et un prolétariat désespéré. Le paysan libre disparaît, et, avec lui, le soldat-citoyen. La terre est aux riches, qui vivent dans leurs palais urbains. Ces rentiers du sol pratiquent une politique ◀d’▶égoïsme social et ◀d’▶impérialisme. L’immense prolétariat des villes vit en grande partie du trafic ◀de▶ son droit ◀de▶ vote, acheté tour à tour par les patriciens et par les chevaliers.
Désormais, l’on peut dire que la société romaine est livrée aux mécanismes ◀de▶ la loi capitaliste. La concentration des terres et ◀de▶ l’argent62 entre les mains ◀d’▶une classe restreinte commande toute la ◀vie▶ politique. Il suffira ◀de▶ rappeler les batailles que livrèrent sénateurs et chevaliers pour la possession des tribunaux chargés ◀de▶ poursuivre les délits contre le Trésor public, et qui changèrent quatre fois ◀de▶ mains en quelques dizaines ◀d’▶années. Mais ces luttes pour le pouvoir, dont vit la plèbe, épuisent les fortunes ◀de▶ ceux qui briguent : il faut les refaire aux dépens des peuples vaincus. À partir du iie siècle, les conquêtes extérieures n’ont plus d’autres causes. L’arrêt ◀de▶ l’expansion impérialiste eût été, à ce moment, le signal certain ◀d’▶une révolution sociale.
Au ier siècle, fatiguée ◀de▶ lutter pour des lois agraires plus justes, la plèbe se désintéresse ◀de▶ la terre. Elle ne demande plus sa part au festin ◀de▶ l’impérialisme. Le pain, les jeux, l’abolition des classes, tels sont désormais ses mots d’ordre, imposés par les démagogues ambitieux.
Les pourris « patriotes » comme Sylla et César, ont bien vu que Rome va périr : elle n’est plus qu’une cohue ◀de▶ jouisseurs sénatoriaux et équestres, ◀d’▶armées mercenaires et politiciennes, ◀de▶ plébéiens rentiers à leur manière puisqu’ils vivent ◀de▶ distributions et ◀de▶ jeux (gratuits également). Aussi imposent-ils la remise partielle des dettes, et certaines mesures agraires destinées à permettre la reconstitution ◀d’▶une classe paysanne. Mais il est trop tard. Rome tout entière, plèbe et patriciat, ne veut plus vivre que ◀de▶ ses rentes, c’est-à-dire ◀de▶ l’exploitation capitaliste du monde qu’elle a conquis.
Or cette exploitation ◀de▶ l’Empire ne reste possible que si l’État devient ce qu’on appelle « un État fort ». César, puis Auguste et ses successeurs immédiats l’ont compris. Aussi mettent-ils fin aux luttes des partis et des classes, par le moyen (aujourd’hui « classique ») ◀de▶ la dictature « nécessaire ». L’État, déifié, devient l’État totalitaire, providence ◀de▶ tous les sujets, à charge ◀d’▶une obéissance absolue, et ◀d’▶impôts croissants. Sous ces conditions, les armées impériales garantissent la sécurité, l’ordre public, la richesse acquise, et la misère dorée du prolétariat. Mais la pax romana coûte de plus en plus cher. Et le système exige un nombre croissant ◀de▶ fonctionnaires : nombre qui égalera presque celui des citoyens au ive siècle !
Dans ce monde issu directement ◀d’▶un capitalisme ◀de▶ proie, figé dans les cadres ◀d’▶un capitalisme parvenu — relativement à la technique du temps –, il ne subsiste plus aucun lien ◀de▶ solidarité humaine authentique. Seules les contraintes et les avantages procurés par l’État font qu’il existe encore un monde romain : ce n’est qu’une organisation. ◀De▶ là sans doute l’indifférence avec laquelle les populations ◀de▶ l’Empire assistent aux coups ◀d’▶État incessants, qui font et renversent les empereurs, mais sans jamais toucher à la forme ◀de▶ l’État. ◀De▶ là aussi l’intérêt morbide du « public » pour les dérèglements insensés et les sanglantes intrigues du Palatin. L’immense majorité des citoyens, n’ayant plus ◀de▶ ◀vie▶ propre, délègue en quelque sorte à la ◀vie▶ et à l’action les courtisans, les « vedettes » du moment. La foule croit vivre en eux, et par eux, les risques et les passions absentes ◀de▶ son existence. Et le spectacle mélodramatique offert par la cour impériale sert ◀de▶ substitut à toute activité politique, sociale, humaine. Substitut à la mesure ◀de▶ cette société moribonde, qui a besoin pour sentir la ◀vie▶, ◀de▶ toutes les épices capables, comme on dit, ◀de▶ « réveiller un mort »…
Mais les appareils les mieux montés subissent les lois ◀de▶ l’inertie. Les ressorts peu à peu s’écrasent. Nulle machine ne peut fonctionner indéfiniment sans quelque intervention ◀de▶ l’homme. Il devait arriver un temps où il ne se trouverait même plus ◀de▶ brutes intelligentes, comme Dioclétien, pour redonner le coup ◀de▶ pouce indispensable. Le gigantesque fonctionnarisme romain, encrassé, forcé, trop pesant, vit son rendement fléchir progressivement. Et ◀de▶ lui-même, comme insensiblement, le mécanisme s’arrêta. Il faut insister fortement sur ce point : l’Empire romain n’est pas tombé sous les coups des barbares63, comme on s’est plu à le dire jusqu’ici. Il a succombé aux fatalités internes ◀de▶ son capitalisme, il s’est défait selon la même loi qui l’avait fait.
Résumons ce processus exemplaire. Le capitalisme agraire a ruiné le paysan-soldat, et l’a exproprié. Le capitalisme financier, né ◀de▶ cette première concentration, a précipité la dissolution sociale. Son triomphe a marqué l’avènement ◀de▶ luttes ◀de▶ classes sans merci, de plus en plus viles ◀de▶ part et ◀d’▶autre. Il a fait du peuple romain un peuple ◀d’▶exploiteurs impérialistes et ◀de▶ rentiers. Enfin, il a nécessité l’établissement ◀de▶ l’État totalitaire, qui à son tour a sécrété une civilisation dont la seule raison ◀d’▶être (ou commune mesure) fut la puissance matérielle la plus basse, et dont le moyen fut le bureaucratisme. Cette civilisation justifiait ◀d’▶avance et appelait le viol des barbares, des vivants !
Capitalisme et féodalité
La réapparition, au début ◀de▶ notre xiie siècle, du phénomène capitaliste, se signale par une transformation immédiatement sensible des rapports humains : ils tendent à n’être plus directs (◀d’▶homme à homme) mais ◀de▶ moins en moins concrets (◀de▶ classe à classe, plus tard ◀d’▶État à État).
C’est par le grand commerce64, des choses d’abord, puis ◀de▶ l’argent, que le capitalisme entra dans la civilisation médiévale. Le développement du transit65 apporta un incontestable élargissement à la ◀vie▶ des hommes ◀de▶ cette époque, dont les échanges avaient été réduits jusque-là à un rayon strictement local. L’articulation des diverses régions ◀de▶ l’Europe était la meilleure sauvegarde contre les famines locales. Développé en vue du bien commun, le commerce renaissant pouvait amener une spécialisation relative ◀de▶ la production, source ◀d’▶élévation du niveau matériel général et fondement économique ◀d’▶une Europe fédérée.
Mais dès le début, l’initiative individuelle extrêmement vigoureuse des marchands fut déviée par l’égoïsme ◀de▶ classe (c’est-à-dire par une névrose ◀de▶ sécurité ; nous reviendrons sur ce point important). La spécialisation tourna à l’avantage des accapareurs. (Rapides fortunes des fournisseurs ◀de▶ grains au début du xiie siècle.) Dès ce moment, les marchands pour payer leurs services, très réels, ◀d’▶une manière abusive, exploitent à la fois les producteurs et les consommateurs. Après un siècle à peine ◀d’▶existence, la classe des commerçants tend à se fermer : dès la fin du xiie , les marchands ◀de▶ Londres refusent l’entrée ◀de▶ leurs guildes aux « ongles bleus », c’est-à-dire à ceux ◀de▶ la profession qui travaillent ◀de▶ leurs mains. C’est déjà le commerce ◀de▶ gros, celui où la possession ◀de▶ capitaux financiers l’emporte sur l’activité créatrice ◀de▶ l’homme, qui domine le développement économique, social et même politique. Les marchands ◀de▶ laine flamands introduisent dès lors les méthodes capitalistes ◀de▶ la division du travail et du salariat. Ils font travailler à domicile tout un prolétariat ◀de▶ tisserands et ◀de▶ foulons, qui reçoivent la matière première et rendent, contre un salaire fixé, le produit fini. Très vite, ce genre ◀de▶ travail se localise dans les villes. Ainsi se crée une classe ouvrière réduite, dès ce moment, à tous les aléas du prolétariat industriel moderne : salaire ◀de▶ famine, chômage, nomadisme.
Vers le milieu du xiiie siècle, cette classe, rivée sans espoir à sa misérable condition, commence à prendre conscience ◀d’▶elle-même et à lutter contre le patronat : c’est la première grève moderne, qui éclate à Douai en 1245, sous le nom ◀de▶ takehen. En Flandres — l’un des centres du capitalisme, avec l’Italie —, la fin du xiiie et tout le xive siècle ne sont qu’une longue suite ◀de▶ luttes ◀de▶ classes. La société urbaine est désormais divisée en marchands ◀de▶ gros, patrons capitalistes, chefs ◀de▶ gouvernement, ou classe dirigeante ; en corporations artisanales ◀de▶ production, ou classes moyennes ; et en prolétariat travaillant tantôt sous la coupe des corporations, tantôt sous la coupe directe des capitalistes. Parfois ce prolétariat trouve un appui auprès des artisans et les aide à conquérir le pouvoir, aux dépens du patriciat fermé. Mais ces « révolutions » corporatives restent ◀d’▶ordre strictement politique, tandis que les revendications prolétariennes sont avant tout sociales et économiques, égalitaires et ◀de▶ tendance « collectiviste ». Aussi voit-on vers la fin du xive siècle un retournement des alliances : les corporations font bloc avec les capitalistes qu’elles viennent ◀d’▶ébranler sur le terrain politique, et, avec eux et les princes, écrasent dans le sang les révoltes du prolétariat. Celui-ci, ◀de▶ son côté, trouve un nouvel appui dans la classe paysanne réduite au servage ou au nomadisme.
En effet, du xiiie au xive siècle, le développement capitaliste a modifié la condition des campagnes. Le bourgeois s’est mis à acheter des terres, et il a introduit dans leur exploitation plusieurs nouveautés fort importantes, techniques et psychologiques. En particulier, il s’est attaqué aux « réserves seigneuriales »66 pour les faire valoir par le moyen du fermage ou métayage. La ferme ainsi établie sur la réserve s’accroît ou détriment des manses, mais aussi à celui des communaux, désormais envahis par le bétail du seigneur au grand dam des paysans. ◀D’▶où prolétarisation ◀de▶ ces derniers. Les enfants ◀de▶ familles nombreuses sont forcés ◀de▶ se livrer, comme ouvriers agricoles, aux fermiers des seigneurs. Ces nouveaux seigneurs résident ◀d’▶ordinaire à la ville, et ne connaissent pas leurs justiciables. Ils sont devenus — comme on le vit à Rome — des rentiers du sol, des exploiteurs, et non plus des protecteurs responsables. Sans doute l’évolution générale des conditions ◀de▶ ◀vie▶ tendait-elle à faire des anciens seigneurs ◀de▶ simples usufruitiers du sol, rendant inutile leur devoir ◀de▶ protection. Il n’empêche que c’est l’arrivée des parvenus qui fit prendre conscience au paysan ◀de▶ cette évolution. ◀De▶ cette époque datent à la fois la formation du prolétariat agricole et la séparation brutale, visible, du châtelain et du paysan.
Les révoltes conjuguées des prolétaires urbains et agricoles, écrasés ◀d’▶impôts, furent rares et sans conséquences importantes. La Grande Jacquerie ◀de▶ 1357, par contre, a laissé ◀de▶ profondes traces psychologiques. Mais le xive siècle ne fut pas seulement le siècle des luttes ◀de▶ classes : il a vu aussi la première crise économique « fonctionnelle » du système capitaliste. Les marchés connus et exploités sont saturés. Les grandes banques italiennes sautent l’une après l’autre : l’effondrement du crédit a toujours marqué le début des crises économiques. La traite qui revient impayée, c’est l’oiseau ◀de▶ mauvais augure qui annonce que l’avenir ne fournira pas les richesses escomptées et déjà mises en circulation. Cette crise du xive siècle eut, entre autres conséquences graves, celle ◀de▶ faire entrer la corporation ◀de▶ métier dans le cycle ◀d’▶exploitation capitaliste. La population urbaine cessant ◀de▶ croître, les corporations stabilisèrent leur production à un niveau assez bas. Les « maîtres » se constituèrent en une classe toujours plus jalousement fermée sur elle-même, la maîtrise devenant pratiquement héréditaire. Ce qui, par contrecoup, eut pour effet ◀de▶ prolétariser les compagnons, et ◀d’▶introduire la lutte ◀de▶ classes au sein même ◀de▶ la cellule artisanale.
On peut penser qu’une politique hardie ◀de▶ hausse des salaires et ◀d’▶abaissement des redevances eût pu ouvrir une ère ◀de▶ prospérité. Mais les capitalistes et les classes moyennes n’osèrent, par égoïsme ◀de▶ classe, recourir à ce remède — fordiste, voire blumiste ! — qui eût alors inauguré une longue prospérité, aux conséquences politiques incommensurables… On chercha au contraire le salut dans le protectionnisme municipal (et en même temps social). Beaucoup de marchands se firent rentiers, ou prêteurs. Et c’est aux princes qu’ils firent les avances nécessaires aux dépenses ◀de▶ la cour et ◀de▶ l’armée. Les princes et rois deviennent ainsi les nouveaux centres ◀de▶ développement du capitalisme. Sous leur protection se fondent ◀de▶ nouvelles industries (laines à bon marché, futanies, etc.) qui, par privilège, vivent à l’abri des contraintes municipales67. Les princes interviennent donc dans la ◀vie▶ économique, en luttant contre le protectionnisme municipal, au bénéfice ◀de▶ « l’État ». Ainsi naissent les affaires « nationales » (étatiques). Gens ◀d’▶affaires et financiers poussent les princes à créer par superpositions et infiltrations des économies centralisées.
Du xive à la fin du xvie siècle, on assiste donc au passage ◀de▶ l’économie urbaine multiple à une économie nationale, ou mieux étatisée. Cette économie n’est plus la chose des seuls capitalistes, mais aussi ◀de▶ l’État, qui lui impose des lois générales. L’État est devenu l’arbitre souverain des conflits sociaux, et la notion ◀de▶ Bien commun national s’est substituée à celle du bien particulier ◀de▶ la corporation, ◀de▶ la classe ou ◀de▶ la ville. Mais ce Bien commun est entendu au sens ◀de▶ Bien ◀de▶ l’État, c’est-à-dire du Prince. Et ce dernier arbitre toujours en faveur des producteurs (dont dépendent ses revenus). Rois et capitalistes font du prolétariat une armée industrielle soumise à une rude discipline : le fouet pour l’ouvrier qui a mal fait son travail, les grèves interdites, et la fixation des salaires maxima !
Du xvie siècle à la Révolution se forment la théorie et la pratique du mercantilisme, qui donne pour buts principaux à l’économie ◀de▶ faire vivre par le travail « le mulet populaire » (Richelieu), et ◀de▶ faire entrer dans le pays le plus ◀d’▶or et ◀d’▶argent possible. Il s’agit donc ◀d’▶exporter plus qu’on importe : « autarchie » qui fait ◀de▶ l’appauvrissement du voisin la cause même ◀de▶ l’enrichissement national. Une fois de plus, la logique capitaliste mène à la guerre.
La vente des privilèges et offices étant, avec l’emprunt, la grande source des revenus ou disponibilités ◀de▶ l’État, celui-ci favorise l’enrichissement des bourgeois, grands acheteurs ◀d’▶offices et ◀de▶ lettres ◀de▶ noblesse, et grands prêteurs. La Nation, c’est alors la noblesse, le clergé et la bourgeoisie. Le peuple n’est rien que la source ◀de▶ main-d’œuvre. Si le pauvre veut s’élever, il n’a qu’un seul moyen : entrer dans la domesticité des riches, y faire son beurre, et devenir à son tour « capitaliste », usurier, s’élevant parfois jusqu’au rang ◀de▶ financier, maltôtier, etc.
Les résultats sociaux et économiques ◀de▶ cette évolution sont trop connus pour que nous ayons à les rappeler ici. Notons simplement que la lutte ◀de▶ Colbert contre les financiers — devenus les symboles ◀de▶ l’injustice et du vol — animée par une volonté ◀de▶ retour à l’économique fut condamnée à l’échec dès le départ, du simple fait qu’elle se poursuivit dans les cadres du mercantilisme. La division profonde des classes, l’élévation sociale à base exclusive ◀d’▶immoralité, le pillage ◀de▶ l’économie par les finances et l’État, le développement du protectionnisme et des privilèges, la hausse constante du prix ◀de▶ la ◀vie▶ depuis le xviie siècle, tout cela exigeait un changement ◀de▶ plan total (spirituel autant qu’économique) non des réformes. À son défaut, la Révolution fut déclenchée par une crise financière. Or cette crise ne fut résolue qu’en apparences, la société n’ayant aucunement renoncé à son statut ◀de▶ privilèges économiques. Là encore, ce fut un ensemble ◀de▶ mesures étatiques — sous l’Empire68 — qui masqua pour un temps, sans les résoudre, les problèmes réels. L’Empire ne représente, économiquement parlant, qu’une période ◀de▶ stagnation et ◀d’▶expédients impérialistes, ◀d’▶allure « fasciste » caractérisée. Le processus un instant ralenti, n’allait que mieux s’accélérer au xixe siècle.
Le capitalisme moderne
Les économistes « sérieux » se refusent à peu près tous à assimiler le capitalisme moderne aux formes économiques ◀de▶ l’antiquité, et souvent même du Moyen Âge. Mais ils varient considérablement dès qu’il s’agit ◀de▶ fixer une date limite. Il est très difficile d’ailleurs ◀de▶ fixer pour chaque auteur important quelle date il assigne à l’origine du phénomène capitaliste. Une lecture superficielle risquerait ◀d’▶induire en erreur à cet égard. Il est trop clair que leurs appréciations si diverses dépendent uniquement ◀de▶ définitions contradictoires du capitalisme. Pour nous, qui caractérisons le capitalisme comme un phénomène ◀de▶ dissociation occidentale, signalé par la déconcrétisation des rapports humains69, nous constaterons à l’inverse des économistes, que le xixe siècle n’a pas révélé ◀de▶ nouveaux aspects essentiels ◀de▶ la maladie capitaliste. Il n’a fait qu’inventer ou perfectionner les véhicules les plus rapides ◀de▶ sa propagation sur toute la planète, et les agents les plus actifs ◀de▶ son aggravation : machinisme, sociétés anonymes70, trusts.
La libération politique ◀de▶ la bourgeoisie, à la suite de la Révolution, eut pour première conséquence sociale ◀de▶ donner à l’intelligence individuelle la possibilité ◀d’▶accéder à la fortune. Ainsi se développa le type ◀de▶ bourgeois dur mais travailleur, ascète, méthodique, prudemment conquérant, bientôt conservateur, et habile à concilier les nécessités contradictoires du Progrès et ◀de▶ l’Épargne71. Son rationalisme est le reflet idéologique ◀de▶ cette même mentalité (ou attitude) dont procède, sur le plan économique, le capitalisme, et que nous pouvons, dès maintenant, définir comme une méfiance à l’égard du concret et du risque spirituel, créateur. Sous l’impulsion puissante ◀de▶ ce rationalisme enfin reconnu comme l’éthique idéale des nouveaux maîtres, la rationalisation capitaliste s’accélère désormais plus qu’on n’osait l’imaginer au xviiie . C’est elle qui appelle sinon l’invention du moins l’utilisation immédiate et sans scrupule humain des machines. Le développement ◀de▶ l’industrie provoque, comme on sait, une vague ◀de▶ prolétarisation sans précédent, précipitant la constitution ◀de▶ la bourgeoisie en caste fermée, et provoquant par ailleurs des concentrations ◀de▶ capitaux qui permettront ◀d’▶étendre le processus à tous les continents. C’est la période ◀d’▶euphorie capitaliste. Elle entraîne rapidement l’impérialisme colonisateur (par le jeu toujours pareil des prêts bancaires : c’est une traite ◀de▶ 10 000 francs impayée par la reine de Madagascar qui est la véritable origine ◀de▶ l’expédition ◀de▶ 1895). L’emprise étatique se faisant trop fortement sentir sur le marché européen, le libre-échangisme ne peut en effet jouer qu’à l’intérieur ◀d’▶empires analogues à celui des Anglais. Cette emprise étatique, d’ailleurs, nous apparaît déjà conditionnée par la mentalité même ◀de▶ la bourgeoisie, classe ◀d’▶individualistes atomisés, dont les initiatives anarchiques appellent le contrepoids ◀d’▶un centralisme de plus en plus totalitaire.
Vers 1912-1913, l’on assiste au phénomène prévisible ◀de▶ la fixation des classes, et conjointement, à un début ◀de▶ « saturation » des marchés. (La déconcrétisation des rapports humains par le capitalisme devait entraîner nécessairement l’indépendance croissante des rythmes ◀de▶ production et ◀de▶ consommation.) Et c’est la guerre ◀de▶ 1914. Cet inévitable conflit ne résout rien, bien au contraire. Il suscite une formidable concurrence extraeuropéenne, condamnant l’économie du continent à se replier sur une exploitation artificielle des marchés nationaux. (Ce phénomène n’est pas sans rappeler le repliement des municipalités du xive siècle.) À ce stade ◀d’▶autarchisme panique, l’on peut bien dire que Ford apparaît sain si on l’oppose aux dictateurs fascistes ! Enfin la résultante ◀de▶ ces contradictions — (replis économiques dans le cadre ◀de▶ l’État-nation mais internationalisme des capitaux financiers72 ; nationalisme ◀de▶ propagande mais besoin ◀d’▶une économie rationnelle mondiale) — ne peut être que le conflit armé, à une échelle monstrueuse.
Ainsi le capitalisme a brisé les rapports humains au sein de la communauté ; il a créé une nouvelle forme ◀d’▶esclavage, le prolétariat salarié ; il a provoqué des réactions « collectivistes » ou « totalitaires » également inhumaines et désespérées ; enfin il a largement contribué à la dissolution ◀de▶ l’unité européenne en ces morceaux ◀d’▶Empire romain que sont les États-nations, incapables ◀de▶ trouver une forme ◀de▶ ◀vie▶ commune et féconde.