Condition de▶ ◀l’▶écrivain (II) : ◀La▶ grande misère ◀de▶ ◀l’▶édition (22 février 1937)e
◀La▶ situation ◀de▶ ◀l’▶écrivain moderne, telle que je ◀la▶ décrivais dans mon premier article, a notablement empiré du fait ◀de▶ ◀la▶ crise générale. Et cela pour des raisons ◀d’▶ordre technique dont ◀le▶ lecteur ignore ◀le▶ plus souvent ◀les▶ mécanismes. Parlons un peu, à ce propos, des conditions actuelles ◀de▶ ◀l’▶édition.
Malgré toute leur bonne volonté, ◀les▶ éditeurs ne sont pas des philanthropes. En tout cas, ils ne peuvent plus ◀l’▶être. Ils ont eux aussi à « se défendre ». Naguère encore, ils se faisaient un point ◀d’▶honneur ◀de▶ découvrir et ◀d’▶imposer certains auteurs originaux, donc peu vendables au début. Aujourd’hui, ils se voient obligés ◀de▶ se soumettre aux goûts (supposés) du public. Ils renoncent à former ces goûts. Ils se contentent ◀de▶ ◀les▶ flatter. Et aussitôt, comme on pouvait ◀le▶ prévoir, ◀le▶ niveau baisse… ◀Les▶ moralistes se récrient en vain : ◀l’▶éditeur répond qu’il faut vivre ! Règne ◀de▶ ◀la▶ publicité et ◀de▶ ◀la▶ littérature faite sur commande, comme s’il ne s’agissait vraiment que ◀de▶ commerce, ◀d’▶épicerie, ◀de▶ macaronis. On exige des produits standard : ni trop gros, ni trop mince, ni trop difficile. Tolstoï en 1937 ne trouverait pas un éditeur pour Guerre et Paix : pensez donc, un roman en 10 volumes ! Et ◀l’▶Adolphe de Constant, ce serait bien court… Et Nietzsche ? Qui voudrait ◀de▶ ce Zarathoustra dont on vendit, lorsqu’il parut, 15 exemplaires ? Nul ne peut plus se payer ◀de▶ telles fantaisies.
Ainsi ◀la▶ situation est telle qu’un éditeur, bon gré mal gré, se voit souvent contraint ◀de▶ refuser ◀les▶ meilleurs livres qu’on lui offre, et cela pour ◀les▶ meilleures raisons ! Ou s’il tente ◀la▶ chance avec un débutant, il est forcé ◀de▶ se rattraper ailleurs, et ◀de▶ publier, pour compenser sa perte, ◀de▶ bonnes petites histoires coquines. (Il est certes des exceptions à cette règle déplorable. Elles se font excessivement rares.)
◀Les▶ débats passionnés que vient de soulever ◀le▶ fameux projet ◀de▶ loi Jean Zay démasquent un autre aspect ◀de▶ ◀la▶ question : celui du contrat ◀d’▶édition. Depuis ◀la▶ crise, plusieurs éditeurs ont eu recours à ◀l’▶expédient suivant. Lorsqu’un jeune auteur vient proposer son manuscrit, on lui fait signer un contrat qui ◀l’▶engage pour cinq ou dix volumes à venir. ◀La▶ propriété ◀de▶ ces ouvrages se trouve par ailleurs assurée à ◀l’▶éditeur jusqu’à 50 ans après ◀la▶ mort ◀de▶ ◀l’▶écrivain. ◀L’▶éditeur se réserve en outre ◀le▶ droit ◀de▶ refuser ◀les▶ manuscrits qui ne lui plaisent pas. (Et qui trouveront difficilement à se faire accepter par un confrère, on ◀l’▶imagine.) On escompte ainsi ◀les▶ succès futurs du débutant, dont les premiers ouvrages seront sans doute déficitaires, mais qui plus tard, si ◀la▶ célébrité se dessine, se verra prisonnier ◀d’▶un contrat ◀de▶ débutant, précisément ! Au bénéfice ◀de▶ ◀l’▶éditeur, cela va de soi.
◀Le▶ projet ◀de▶ loi Jean Zay entend mettre une fin à ces pratiques, en limitant à 10 années ◀l’▶effet des contrats ◀d’▶édition. Tous ◀les▶ écrivains applaudissent. Mais ◀les▶ éditeurs se récrient, et on ◀les▶ comprend assez bien : on ◀les▶ priverait ◀de▶ ◀la▶ récompense, obtenue après bien des années, pour leurs sacrifices du début…
Cette polémique fait apparaître assez clairement que ◀la▶ situation est sans issue directe.
J’entends que nulle réforme légale ne suffirait à ◀l’▶assainir. Et ◀l’▶on pressent déjà que ◀le▶ problème déborde infiniment ◀le▶ plan technique : c’est tout ◀le▶ problème des rapports ◀de▶ ◀l’▶écrivain et du public, ou même ◀de▶ ◀la▶ culture et ◀de▶ ◀la▶ nation, qui se pose enfin dans son urgence et son ampleur.
Pourquoi lit-on si peu ? Pourquoi, en temps ◀de▶ crise, a-t-on comme premier réflexe ◀d’▶économiser sur ◀les▶ livres, plutôt que sur toute autre distraction, cinéma ou meetings sportifs ? ◀D’▶où vient cette désaffection des grandes masses pour ◀la▶ lecture ? Est-ce ◀la▶ faute du public, ou bien des écrivains ? Et avant ◀d’▶y porter remède, ne conviendrait-il pas ◀de▶ s’interroger sur ◀les▶ raisons profondes du mal ? Je ne ◀les▶ crois pas seulement matérielles. Je crois au contraire qu’elles affectent ◀les▶ sources vives ◀de▶ notre civilisation. C’est pourquoi ◀le▶ problème apparemment secondaire ◀de▶ ◀l’▶édition, et du sort matériel des écrivains, ne peut laisser indifférente notre conscience ◀de▶ citoyens.
◀Les▶ dictateurs actuels ◀l’▶ont bien compris. Nous ◀les▶ voyons donner des soins jaloux au statut ◀de▶ ◀la▶ culture dans leur pays. Pourquoi donc nos démocraties se laisseraient-elles battre sur ce terrain, où elles disposent des meilleures armes ? Je persiste à croire, malgré tout, que c’est elles qui résoudront ◀le▶ mieux ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ culture, — si toutefois elles se ◀le▶ posent à temps !