Albert Thibaudet, Histoire de▶ la littérature française ◀de▶ 1789 à nos jours (mars 1937)ah
Comment juger ce qui ne veut pas être jugement, mais dégustation, claquements ◀de▶ langue, savoureuse bouillabaisse ◀d’▶idées, carte des vins commentée, bonhomie et rosseries négligentes, vagabondages, passages, glissements, liaisons, circulation… Thibaudet s’est parfaitement défini : « badaud ◀de▶ la République des Lettres, ayant sa place à la terrasse du café ◀de▶ leur commerce, emboîtant le pas à leurs musiques militaires, fier des mouvements ◀de▶ sa ville… ». Voilà l’anti-Lanson qu’on attendait depuis la guerre. Mais peut-être arrive-t-il un peu tard. Peut-être posons-nous déjà d’autres questions, qu’il n’a pas devinées, ou qu’il a négligées parce qu’elles lui paraissaient peu littéraires, s’attaquant en effet plutôt au fondement ◀de▶ toute littérature… Célibataire qui ne voulut épouser que l’élan vital ◀de▶ la littérature (sans se demander ◀d’▶où il venait, où il allait), ce bergsonien pittoresque et succulent, devisant à la terrasse des Deux Magots, n’a pas eu le temps ◀de▶ s’apercevoir que « les grandes questions gisent dans la rue », comme disait Nietzsche. Nous disons « existence » (dure, naïve et banale) quand il parle ◀d’▶élan vital. (Heidegger succède à Bergson.) Nous n’aimons plus cette autarchie des Lettres, où les problèmes réels, sociaux, métaphysiques, viennent tout juste fournir un « rapprochement », une « référence », et ne sont qualifiés, en passant, que par rapport au snobisme furtif ◀d’▶une génération littéraire. Nous sommes heureux ◀de▶ lire enfin un manuel où Rimbaud, Sénancour et Stendhal trouvent leur place. Mais que dire ◀de▶ l’absence ◀de▶ Proudhon, grand écrivain français pourtant ; et ◀de▶ celle ◀de▶ Georges Sorel ? Et même ◀de▶ celle ◀de▶ Nietzsche, sans qui Gide et tant d’autres nous demeurent inexplicables ?
Ceci dit, l’on pourra déguster, car il s’agit ici ◀de▶ goût, au sens physique. Lanson fournit les dates ◀de▶ naissance, les titres ◀d’▶œuvres, les bibliographies, il s’occupe ◀de▶ secteur plané ◀de▶ la critique. Thibaudet, lui, s’ébat dans le secteur libre. Il en abuse merveilleusement. C’est le chef-d’œuvre ◀de▶ la critique impressionniste (après quoi elle n’a plus qu’à mourir).
Dès lors tout ce qu’on lui a reproché : désordre, omissions littéraires, chapitre bâclé sur l’après-guerre, etc., m’apparaît au contraire comme l’un des charmes du livre. Réjouissante désinvolture ! Thibaudet fut bien moins critique qu’essayiste, avec tout ce que cela peut comporter ◀de▶ création personnelle, c’est-à-dire, dans ce cas, ordonnée à une loi qui n’est pas celle ◀de▶ l’objet mais du sujet. Son chapitre sur Balzac a ◀de▶ la grandeur, et touche même au délire poétique : reportez-vous à la phrase ◀de▶ 16 lignes qui termine la page 229 ! Et personne n’a jamais manié la métaphore continuée avec une fantaisie (au sens allemand) plus baroque, plus « triomphante ». Voici la conclusion ◀de▶ son chapitre sur la Chanson ◀de▶ Béranger : « Elle est la colonne ◀de▶ Juillet ◀de▶ la poésie française : une suite ◀de▶ tableautins sentimentaux, libertins, patriotiques, anticléricaux, le long desquels montent, l’un pinçant l’autre, le calicot et la grisette, vers un génie prétentieux qui est lui-même sujet ◀de▶ chanson, vers une plate-forme ◀d’▶où s’étale à la vue tout un quartier ◀d’▶histoire populaire, celui ◀de▶ Juillet 1789 et ◀de▶ Juillet 1830. »
◀De▶ tels passages — et ils foisonnent — donnent la mesure ◀de▶ l’écrivain et ◀de▶ l’artiste, du conteur, du fabulateur ◀d’▶idées que reste pour nous Thibaudet. Dans cette critique que je voudrais appeler une critique ◀de▶ consommateur (dans tous les sens ◀de▶ l’expression), c’est l’euphorie géniale du dessert !