Condition de l’▶écrivain (III) : Mission civique de ◀la▶ culture (1er mars 1937)f
Si ◀les▶ livres se vendent si mal, et si ◀le▶ public ne se rend pas compte de ◀l’▶importance réelle de cette crise, à qui ◀la▶ faute, disions-nous ? Au public ou aux écrivains ?
On objectera sans doute que ◀le▶ vrai responsable, c’est ◀la▶ paresse intellectuelle qui sévit dans toutes ◀les▶ classes et qu’entretiennent ◀le▶ cinéma, ◀la▶ TSF, ◀les▶ illustrés et ◀les▶ hebdomadaires. Je ne nie pas que cela explique bien des choses. Mais d’où vient cette paresse ? D’où vient que ◀le▶ public se défende aussi mal contre ◀les▶ sollicitations vulgaires des distractions commerciales ? ◀Les▶ écrivains ne portent-ils pas une part de responsabilité ?
Car, après tout, ◀le▶ public est à peu près ce qu’on ◀le▶ fait. En temps normal, il se forme à ◀l’▶image de ses auteurs préférés. Mais aujourd’hui, ◀le▶ rapport est inversé, quand il existe. Et ◀le▶ plus souvent, il est inexistant.
D’une part, en effet, ◀la▶ culture, et en particulier ◀la▶ littérature, a voulu se séparer des intérêts fondamentaux de ◀la▶ nation. Ce phénomène est apparu dès ◀le▶ romantisme, avec ◀la▶ théorie de ◀l’▶art pour ◀l’▶art. Pour mille raisons diverses, il n’a fait qu’empirer depuis. ◀Les▶ grands auteurs de notre siècle ne sont pas des auteurs populaires. Ils sont à ◀l’▶usage exclusif d’une classe restreinte de ◀la▶ population. Alors qu’un Hugo, qu’un Balzac, qu’un Zola atteignent rapidement ◀la▶ masse profonde du peuple, nous voyons aujourd’hui ce même peuple se contenter du roman policier ou de quelques pornographies situées dans un grand monde de cinéma. Comment veut-on qu’il en soit autrement, quand Proust, Gide ou Valéry ne paraissent rechercher ◀l’▶audience que de très petits cercles d’élus ? ◀Le▶ peuple lit ce qu’on écrit pour lui, et si ◀les▶ grands esprits se désintéressent de son sort, il ne peut que leur rendre ◀la▶ pareille.
Alors ◀le▶ champ devient libre pour une « littérature » commerciale qui, elle, ne sera soucieuse que de plaire à bon compte, c’est-à-dire de flatter des instincts, d’offrir des paradis artificiels, des compensations illusoires au morne train-train de ◀la▶ vie.
Ainsi ◀le▶ public perd ◀l’▶habitude de demander aux écrivains autre chose qu’« une heure d’oubli », une distraction sans conséquence entre ◀les▶ heures de bureau ou d’usine. Après ◀le▶ travail et avant ◀le▶ sommeil (bien plus semblable au second qu’au premier) ◀la▶ lecture, aujourd’hui, n’est plus du tout ce qu’elle était au siècle passé pour des millions de personnes de toutes conditions : une nourriture, un exercice de ◀l’▶âme, de ◀l’▶intelligence et du cœur.
Dès lors, ◀les▶ efforts très louables que tentent ◀les▶ éditeurs, ou même ◀l’▶État, pour remettre ◀le▶ livre en honneur, sont voués à de faibles succès. C’est ◀le▶ sens même de ◀la▶ lecture qui s’est perdu. Et s’il s’est perdu, je ◀le▶ répète, c’est que ◀les▶ plus grands de nos écrivains ont beaucoup fait pour qu’il se perde en se « distinguant » volontairement des préoccupations, jugées vulgaires, de ◀la▶ nation ; tandis que ◀les▶ autres spéculaient commercialement sur ◀la▶ paresse des lecteurs. Dans ◀les▶ deux cas, ce sont d’abord ◀les▶ écrivains qui ont manqué à leur fonction de guides des esprits, et ruiné leur autorité. Ils sont donc mal venus à se plaindre. Mais ◀la▶ société en pâtit, plus gravement qu’elle ne ◀le▶ croit, sans doute.
Une situation si compromise ne se rétablira point par quelque truc, loi nouvelle ou campagne de propagande. Il s’agit bien plutôt que ◀les▶ écrivains reprennent ◀le▶ sens de leur fonction sociale avant qu’un dictateur ne ◀les▶ y invite avec une insistance déplaisante. Il s’agit, pour eux, de retrouver ce qu’on appelle ◀l’▶oreille du peuple. Mais cela suppose une véritable révolution dans ◀les▶ valeurs qu’ils ont cultivées jusqu’ici ! Car pour guider un peuple, et pour influencer sa morale ou son intellect (je ne dis pas son âme, c’est ◀l’▶affaire des Églises), il faudrait se soucier d’être utile, de servir ◀la▶ communauté, et non plus seulement d’amuser ou de se montrer original. Et qu’on ne croie pas que ◀l’▶art en souffrirait : ◀l’▶exemple des grands, d’un Dante ou d’un Tolstoï, suffit à prouver ◀le▶ contraire. Jamais un écrivain ne travaille mieux que lorsqu’il sent qu’il est en communion avec ◀les▶ soucis de ◀la▶ nation, sa vie réelle et sa nature profonde.
Mais un tel redressement de ◀la▶ culture n’aurait pas de chance d’aboutir si, d’autre part, ◀le▶ public lui-même n’avait à cœur d’y collaborer. Aussi bien, si j’écris ceci à ◀l’▶intention d’un de nos journaux, ce n’est pas pour prêcher ◀les▶ écrivains qui ◀le▶ lisent, mais dans ◀l’▶espoir d’attirer ◀l’▶attention de ceux qui sont du côté du public sur ◀l’▶importance civique de ces problèmes. On ne manquera pas de me dire que ◀la▶ situation est loin d’être aussi grave chez nous qu’ailleurs. C’est vrai sans doute. Mais si ◀l’▶on se borne à ◀le▶ répéter, cela cessera bientôt d’être vrai : nous suivrons ◀le▶ cours fatal des choses.
J’observais tout à ◀l’▶heure que ◀le▶ public est à peu près ce que ◀les▶ auteurs ◀le▶ font. Mais il est juste de dire aussi qu’il a souvent ◀les▶ auteurs qu’il mérite. Or, il importe hautement à notre pays d’avoir des écrivains représentatifs de ce qui fait sa force véritable. ◀La▶ raison d’être des petites démocraties n’est pas dans ◀le▶ domaine matériel, mais dans ◀le▶ principe communautaire qui anime ◀la▶ fédération. Or, ◀la▶ force d’un tel principe se mesure au niveau de ◀la▶ culture. (Et non pas seulement de ◀l’▶instruction !) C’est pourquoi ◀les▶ problèmes culturels sont pour nous, Suisses, plus vitaux encore que pour ◀les▶ grandes nations qui nous entourent.
Et c’est pourquoi enfin, j’y reviens, acheter des livres et se montrer fort exigeant sur ce chapitre, ce n’est pas seulement « faire marcher ◀le▶ commerce », mais c’est aussi faire acte civique, dans une cité dont ◀l’▶idéal est encore ◀la▶ plus sûre garantie.