L’▶Âme romantique et ◀le▶ rêve (23 mars 1937)g
◀Le▶ rêve, ◀le▶ romantisme ? Et traités en deux gros volumes qui, au surplus, sont une thèse ◀de▶ doctorat ?3 Quoi ◀de▶ moins actuel, sera-t-on tenté ◀de▶ penser. Notre âge est dur. ◀Le▶ temps des rêves est passé. « Nous ne sommes plus un peuple ◀de▶ rêveurs et ◀de▶ philosophes ! », proclamait récemment M. Goebbels. Mais, tandis que s’élevait ◀l’▶immense rumeur des heil ! et ◀la▶ vocifération triomphale des philistins enfin vengés, perdu dans ◀la▶ foule exaltée je me disais : Qu’est-ce que tout cela, ce discours, ces clameurs, sinon ◀les▶ phantasmes ◀d’▶un rêve, ◀d’▶un rêve ◀de▶ vie tendue, disciplinée, cruelle, c’est vrai, rêve pourtant, grande image collective exprimant ◀le▶ désir et ◀l’▶inconscient ◀d’▶un peuple, ses ambitions démesurées, ses utopies qui ◀le▶ consolent ◀d’▶un présent beaucoup moins héroïque… En vérité, rien n’est plus actuel que ◀le▶ phénomène du rêve, je dirais même en politique. Rien n’est plus important que ◀de▶ savoir ◀la▶ qualité, et ◀la▶ nature, des rêves qui mènent ◀le▶ monde, à un moment donné ◀de▶ son évolution. À cette raison très générale ◀d’▶approuver une étude du rêve et ◀de▶ ◀l’▶inconscient telle que ◀l’▶a poursuivie M. Albert Béguin, viennent s’ajouter, en 1937, des opportunités plus précises ◀d’▶ordre culturel et littéraire. « Toute époque ◀de▶ ◀la▶ pensée humaine, dit en débutant notre auteur, pourrait se définir, ◀de▶ façon suffisamment profonde, par ◀les▶ relations qu’elle établit entre ◀le▶ rêve et ◀la▶ vie réelle. » Or notre époque, plus que toute autre semble-t-il, s’est attachée à ◀l’▶étude des rêves : qu’il suffise ◀de▶ citer Freud et Jung et, d’autre part, ◀l’▶école surréaliste. Une vague ◀de▶ rêves s’est étendue sur ◀les▶ années ◀de▶ ◀l’▶après-guerre, fécondant ◀de▶ vastes domaines : poésie, roman, philosophie et sciences ◀de▶ ◀l’▶homme. Il était temps qu’un ouvrage ◀d’▶ensemble reprenne ◀l’▶étude du phénomène à ses racines : M. Béguin vient de nous ◀le▶ donner, avec une maîtrise qui ◀le▶ met du coup au premier rang des historiens modernes ◀de▶ ◀la▶ culture.
C’est en effet au romantisme allemand qu’il faut remonter si ◀l’▶on veut étudier ◀la▶ source véritable ◀de▶ préoccupations qui parurent fort nouvelles lorsque se vulgarisa ◀l’▶œuvre ◀de▶ Freud. M. Béguin, d’ailleurs, prend ses distances vis-à-vis de ◀la▶ psychanalyse. ◀Les▶ interprétations ◀de▶ ◀la▶ vie onirique, qu’il nous propose, sont infiniment plus larges que celles du savant viennois. Elles englobent tout ◀le▶ mystère ◀de▶ ◀la▶ création poétique, elles font une part notable aux facteurs spirituels, religieux et métaphysiques. Tout le premier volume est d’ailleurs consacré à ◀l’▶examen des théories romantiques du rêve. Ce sera sans doute pour la plupart des lecteurs non spécialisés une découverte pleine ◀d’▶attraits : nous étions loin de nous douter ◀de▶ ◀la▶ « modernité » aiguë des problèmes que posèrent un Hamann, un Carus, à propos de ◀l’▶inconscient notamment. Tout ce que ◀les▶ plus récentes écoles ont passionnément discuté, se trouve déjà posé et défini, avec une ampleur admirable, par ces penseurs dont nous ignorons tout. C’est que leurs œuvres sont pratiquement inaccessibles au public ◀de▶ langue française : en exposant leur contenu essentiel avec une clarté et une précision admirables, M. Béguin rend à notre littérature un service dont on ne saurait exagérer ◀l’▶importance. Je n’hésite pas à affirmer que cette thèse fera date dans ◀l’▶évolution naturelle du « domaine français » : d’une part en nous rendant accessible et actuelle ◀la▶ période ◀la▶ plus riche ◀de▶ ◀la▶ pensée germanique, d’autre part en déclarant et soulignant des correspondances profondes, et toutes nouvelles, entre ◀le▶ romantisme allemand et ◀les▶ plus grands poètes modernes ◀de▶ ◀la▶ France : Nerval, Hugo, Baudelaire et Mallarmé, pour ne rien dire des contemporains. Il serait passionnant, à cet égard, ◀de▶ pousser plus avant cette étude, et ◀de▶ montrer ◀l’▶analogie que présentent ◀les▶ recherches ◀d’▶un Valéry ou ◀d’▶un Claudel avec celles ◀d’▶un Novalis, par exemple. Ce serait ◀l’▶occasion ◀de▶ réviser bien des préjugés ancrés dans nos esprits, notamment ◀le▶ préjugé qui veut que ◀les▶ romantiques allemands n’aient été que ◀de▶ « doux rêveurs », alors qu’ils furent souvent, en réalité, des esprits ◀d’▶une lucidité puissante, voire téméraire. On saura gré, d’ailleurs, à M. Albert Béguin, ◀d’▶avoir su marquer avec tant de justesse ◀le▶ point précis où ◀l’▶entreprise titanesque du romantisme déborde ◀les▶ limites assignées à ◀la▶ personne humaine dans sa réalité. Il y fallait toutes ◀les▶ ressources ◀d’▶un esprit bien armé par nos classiques, alliées à une profonde sympathie pour ◀les▶ hardiesses ◀de▶ ◀la▶ pensée allemande. Il me plaît ◀de▶ souligner ici ◀la▶ réussite ◀d’▶une telle synthèse, dont il est permis ◀de▶ croire qu’elle exprime ◀la▶ vocation européenne des Suisses français dans ◀l’▶ordre ◀de▶ ◀l’▶esprit.