Journal d’▶un intellectuel en chômage (fragments) (15 avril 1937)m
J’étais chômeur depuis trois mois. On m’offrait un abri quelque part, une maison vide, une occasion ◀de▶ solitude désirée en secret dès longtemps. Je voudrais bien n’avoir pas l’air trop romantique : mes dernières années ◀de▶ Paris m’avaient appris que cette ville, au moins pour la jeunesse sans argent, est la ville des gérants ignobles et des concierges, des lieux-sombres-et-populeux où il faut pénétrer l’âme basse et la petite enveloppe à la main. Tant d’autres disent : « Allons-nous-en », et restent faute ◀d’▶imagination. Et pourtant il suffit ◀de▶ bien peu pour partir : la France a des milliers ◀de▶ maisons vides. Dites autour de vous que vous en cherchez une, et vous en trouverez pour rien, ou pas grand-chose. Encore faut-il savoir comment on y peut « vivre » ? C’est à cette question judicieuse que j’ai voulu répondre. Peut-être mon récit n’a-t-il pas ◀d’▶autre but que ◀de▶ décrire un précédent, ◀d’▶affirmer que cela peut se faire, que cela s’est fait, qu’il y a là un bonheur…
22 septembre 1934. À… (Gard)
Arrivés hier matin, par Nîmes.
Déjà je ne sais plus ce que j’attendais, ni ce que j’ai pu rêver ◀de▶ ce pays. Il est très pauvre, sec et lumineux. Toutes les nuances du gris, herbes, pierres, oliviers, et quelques touches ◀de▶ vert humide au fond des vallons, ◀de▶ vert sombre sur les premières pentes des Cévennes, où commencent les châtaigneraies. Au sud, on voit un coin ◀de▶ plaine entre des collines longues, aux olivettes étagées, quelques cyprès en silhouette sur les crêtes, et des toits ◀de▶ ce rose émouvant des tuiles romaines sous un ciel doux. Au nord, derrière notre maison, c’est le rocher, la montagne brûlée.
La maison : une ancienne magnanerie, très haute, aux murs ◀de▶ gros moellons rougeâtres et gris non revêtus. Il y a trois pièces au premier étage, où l’on entre ◀de▶ plain-pied par-derrière. Au-dessous, c’est une grande remise. Au second quatre petites chambres. Le tout encombré ◀de▶ fauteuils, ◀de▶ chaises ◀de▶ velours, tables rondes et ovaloïdes, guéridons à photos, meubles à musique — sans piano —, bibliothèques vitrées, canapés, sofas, rideaux à franges, tabourets brodés et objets ◀d’▶art. Aux murs, plusieurs douzaines ◀d’▶aquarelles, sous-bois et marines. Quelques tapis sur du carreau rouge.
La plupart des fenêtres donnent au midi dans le branchage bleu ◀d’▶un tilleul. Au bord de la terrasse, une fontaine abondante coule dans un fort grand bassin rectangulaire aux eaux sombres. La maison du jardinier ferme la cour sur la droite, derrière des palmiers et des lauriers. Très haute aussi, blanchie, presque sans fenêtres. Un voile vert clôt la porte d’entrée, où l’on accède par quelques marches et un balcon ◀de▶ pierre.
L’on descend par ◀d’▶étroits escaliers aux quatre autres terrasses du jardin, étagées sur le versant nord ◀d’▶un vallon qui vient mourir à notre hauteur sur la droite, tandis que le versant sud, avec ses restanques touffues ◀d’▶oliviers, ferme l’horizon immédiat. Au sud-est, nous avons une échappée sur la fin ◀de▶ la vallée, la rivière et la plaine. La petite ville reste invisible, massée au pied des rochers, en retrait sur notre gauche. À peine s’il nous en vient quelques rumeurs ◀de▶ gare, un coup ◀de▶ trompe ◀d’▶auto, des cris ◀de▶ coq.
L’odeur du raisin foulé monte ◀de▶ la cour, et remplit l’ombre bleue sous le tilleul immense et les lauriers. Un grand vase jaune brille au bord du bassin. Le reflet ◀de▶ l’eau tremble au plafond et sur les murs verdâtres ◀de▶ la chambre où j’écris.
Et voilà mon petit exercice ◀de▶ rentrée terminé : « Décrivez la maison ◀de▶ vos vacances… » Ajoutons que le jardinier s’appelle Simard, sa femme Marguerite, son chien basset Pernod. Et qu’il va falloir modifier cette maison pleine ◀de▶ guéridons et ◀d’▶aquarelles, ◀de▶ telle sorte qu’on puisse y travailler. Nous faisons l’inventaire minutieux et le plan ◀d’▶arrangement actuel ◀de▶ chacune des pièces du premier, avant de les vider et ◀de▶ transporter leur contenu à l’étage supérieur.
23 septembre 1934
Maintenant les murs sont nus : ◀d’▶un joli vert bleu très clair. Le carreau rouge a été débarrassé du tapis. J’ai dressé ma table sur des tréteaux. Il ne reste qu’un grand canapé ◀de▶ velours ponceau et des chaises ◀de▶ paille trouvées dans un coin ◀de▶ la remise, où les chaises brodées, les guéridons et le dessus ◀de▶ cheminée — vingt-deux pièces dûment recensées — ont été les remplacer. Seul vestige des splendeurs bourgeoises ◀de▶ ce salon : un lustre formé ◀d’▶une écaille ◀de▶ tortue polie, agrémenté ◀de▶ porte-bougies inutiles et ◀de▶ pendeloques ◀de▶ verre taillé. Fascinant, ce lustre. Nous sommes éreintés et couverts ◀de▶ poussière. Mais on va pouvoir respirer.
25 septembre 1934
La traduction ◀d’▶un considérable ouvrage allemand nous permettra ◀de▶ passer trois mois ou quatre sans trop ◀de▶ soucis matériels. La vie paraît assez peu chère. Mais bien trop chère encore pour les gens du pays. Les petites entreprises qui leur donnaient du travail font faillite l’une après l’autre. Il y a 400 chômeurs pour une population ◀de▶ 2300 habitants. Ceux qui travaillent encore gagnent à peine de quoi se nourrir. Et j’entrevois déjà ce qu’ils appellent ici se nourrir : nos voisins n’ont sur leur table, quand on va les voir à midi, que des châtaignes, des olives, des radis et quelques légumes ◀de▶ leurs cultures, qu’ils n’ont pas pu vendre au marché. Cependant, ils se considèrent comme des privilégiés, cela se sent à la manière dont ils nous parlent ◀de▶ quelques familles des environs qui n’ont pas la ressource ◀d’▶un jardin, ou qui ne « savent pas y faire ». (Légère nuance ◀de▶ supériorité sociale chez Simard). Nos hôtes nous avaient signalé la famille ◀d’▶un mineur retraité, dont la femme fait des journées. Considérant que richesse oblige — car je gagne à peu près 1.000 francs par mois — nous avons engagé la mère Calixte pour donner un coup de main le matin et faire les lessives.
C’est une toute petite vieille noueuse, à la sagesse sentencieuse et imagée. Étonnamment active. Bonne protestante et qui tient à le dire. Sa cordialité demeure digne, trait notable à partir des Cévennes. Mais bavarde ! ◀De▶ gré ou ◀de▶ force, c’est certain, nous saurons tout sur les gens ◀de▶ la ville…
5 octobre 1934
Petite cité tassée à la base ◀d’▶une paroi ◀de▶ rocher et le long ◀d’▶une rivière rapide qui débouche ◀d’▶une gorge étroite, cité couleur ◀de▶ rocher, ◀de▶ rivière et ◀de▶ vieilles tuiles romaines, A… qui ◀de▶ loin paraît en ruine, prouve sa vie par ses odeurs et la saleté ◀de▶ ses ruelles. Un ruisseau coule au milieu du pavé, charriant des ordures, des papiers, du sang près de la boucherie, du lait verdi. C’est à peine si l’on peut marcher à pied sec dans les passages étroits. Sur les seuils, des groupes ◀de▶ femmes en noir jacassent pendant des heures. Des enfants en sarraus noirs jouent au football dans le ruisseau avec un torchon ◀de▶ papier ◀d’▶emballage. Pas un ◀de▶ ces petits visages qui ne soit beau et fin mais incroyablement crasseux. Vers la gare, il y a bien un parc municipal, le jardin ◀d’▶un couvent désaffecté, mais je n’y vois jamais que des vieillards en pantoufles. Devant le parc, un mail couvert ◀d’▶une épaisse couche ◀de▶ poussière : là, de nouveau, des bandes ◀de▶ joueurs ◀de▶ balle, dans un nuage…
Cela tend à confirmer un soupçon qui m’est venu en maintes autres régions ◀de▶ la France : les provinciaux ignorent obstinément, peut-être même haïssent la couleur verte, le soleil, la nature, la propreté. Ils aiment le noir. Avec fanatisme. J’observe aussi qu’ils s’arrangent pour vivre plus mal que la population des faubourgs des grandes villes. Le goût ◀de▶ « la vie saine » et du grand air, vous ne le trouverez que dans la « banlieue rouge » ◀de▶ Paris, d’ailleurs importé ◀d’▶URSS, et récemment.
On me dit qu’ici trois maisons seulement, sur 200, ont l’eau courante. Les femmes vont avec des cruches à la fontaine qui coule son filet sur la grande place, juste à côté de la pissotière et ◀de▶ l’arrêt des autocars. Pittoresque, on peut le dire…
8 octobre 1934
Du rôle pratique ◀de▶ la raison. Je vois la misère qui règne dans tous ces foyers, et qui les détruit. Je vois ces enfants sales abandonnés par leurs parents aux hasards ◀de▶ la rue, qui valent bien ceux ◀de▶ la famille, mais aussi aux hasards ◀de▶ l’éducation primaire, bienfaisante en principe il est vrai, mais tristement abstraite, étroite, appauvrissante en fait. Je vois tous les espoirs et toutes les « assurances » ◀de▶ cette population balayée périodiquement par la faillite des entreprises où elle travaille, ou par quelque décret ◀d’▶État. Je vois le chômage s’étendre et s’installer, comme se sont installés dans ces villages malsains et mal soignés la tuberculose, l’alcoolisme et la misère héréditaire.
Mais je vois d’autre part, en parcourant la feuille locale, qu’il naît encore pas mal ◀d’▶enfants dans ces foyers que tout menace. Faisons la part des « accidents », des « imprudences ». Il reste encore une marge assez notable ◀d’▶imprévoyance naïve, ◀d’▶acceptation des risques, ◀de▶ confiance obscurément accordée à l’instinct ou à « la Vie », ou à la solidarité ◀de▶ l’espèce humaine, malgré tout. Pourtant c’est bien ici le peuple « raisonnable » qu’on donne en exemple aux barbares ◀de▶ l’Europe centrale. Le peuple qui sait calculer, faire son budget, bourrer le bas ◀de▶ laine et nourrir la bouteille aux pièces ◀de▶ dix sous.
Une chose est claire : faire des enfants, dans les conditions actuelles, c’est défier le bon sens et la raison pratique. C’est s’en remettre à quelque espoir vague et profond. Or tout ce que l’État nous apprend, par le moyen ◀de▶ l’école primaire entre autres, ridiculise et ruine ce genre ◀d’▶espoirs.
Qui voudrait condamner l’usage pratique ◀de▶ la raison ? Simplement je constate qu’en fait, et dans ce pays tel qu’il est, la morale rationnelle et les mesures qu’elle propose, ce n’est guère que le rêve des vieux célibataires assez fortunés, ou ascètes. Ceux qui n’ont plus besoin ◀de▶ calculer, ceux-là calculent. Et les autres acceptent leurs risques, c’est-à-dire acceptent ◀de▶ vivre, malgré l’État laïque qui leur conseille plutôt l’épargne.
15 octobre 1934
On a terminé les vendanges, et la récolte des figues ◀d’▶été. (Les figues ◀d’▶hiver apparaissent déjà, plus petites et toujours vertes ; on ne les mange pas).
Simard nous a indiqué une ferme, ◀de▶ l’autre côté ◀de▶ la colline du sud, où nous pourrons acheter une provision ◀d’▶« œillades ». C’est leur gros raisin bleu. Nous y sommes allés hier au soir. Des hauteurs, on voyait la plaine rose et violacée entre des monticules pointus tout frisés ◀d’▶oliviers, un paysage ◀de▶ primitifs italiens. Le mas au flanc ◀de▶ la colline, déjà dans l’ombre, paraissait désert. Nous nous sommes assis sur la terrasse, au pied ◀d’▶un grand micocoulier. Bientôt un chien furieux surgit ◀de▶ la maison, suivi ◀d’▶une grande femme en noir. C’est la propriétaire, Madame Turc. Elle nous fait entrer. Pour la vente du raisin, il faut attendre sa fille qui va rentrer des champs, où elle travaille jusqu’à la nuit tombée. Nous sommes dans une cuisine ◀de▶ ferme mais la fermière nous reçoit comme une « dame », ou plutôt un peu mieux, avec une politesse pleine ◀de▶ réserve et ◀d’▶attentions. On parle du domaine. Les deux femmes le dirigent seules depuis la mort ◀de▶ M. Turc. Elles ont un peu de peine avec les ouvriers. Il paraît qu’on en trouve ◀de▶ moins en moins. — « Mais, lui dis-je, et les chômeurs ? On m’a dit qu’il y en a 400 à A ? » La mère, vivement : « Jamais je n’ai engagé ◀de▶ chômeurs, Monsieur, c’est un principe. Nous ne voulons que des ouvriers honnêtes. Pensez donc, deux femmes seules ! — C’est que je suis chômeur moi-même, Madame… » Elle sourit à son tour, ◀de▶ l’air ◀de▶ dire : Oh, vous, ce n’est pas la même chose. Elle a sans doute entendu parler ◀de▶ nous. Rien à faire : je suis un « monsieur ».
La fille rentre : une forte femme, environ 35 ans, un peu masculine. Elle nous conduit à la chambre ◀de▶ conserve des raisins. Pendant qu’elle fait la pesée : « C’est pour qui, Monsieur, sans indiscrétion ? » Je dis mon nom. — Est-ce que vous écrivez des articles ? J’en ai lu signés ◀de▶ ce nom-là. Et elle me cite une revue protestante et une revue littéraire auxquelles je collabore, en effet. — Vous avez le temps ◀de▶ lire beaucoup ? — Oh, on le prend. Comme nous ne voyons jamais personne… (En France, cela étonne.)
16 octobre 1934
Complexité des « Classes ». À quelle classe appartiennent ces deux femmes ? Je résume mes renseignements : famille paysanne, ◀de▶ tout temps. Vie laborieuse, peu ou point ◀de▶ gains depuis des années. Pas ◀de▶ relations. Leur niveau ◀de▶ culture, fort au-dessus ◀de▶ la moyenne, ne m’étonne guère, s’agissant ◀de▶ protestantes. Ce ne sont pas des bourgeoises, certes, et pourtant elles en sont encore à estimer que chômeur est synonyme ◀de▶ vagabond dangereux. Elles font partie des « travailleurs » et pourtant elles sont propriétaires. Je vois en elles un type très classique ◀de▶ Françaises : leur politesse mesurée, leur raison, leur énergie sérieuse, cette façon ◀de▶ ne pas se plaindre ◀de▶ son sort… Pourtant, il y en a peu de cette espèce, semble-t-il. On n’en parle jamais. Mais elles ne paraissent pas du tout se considérer comme un type social ◀d’▶exception.
Combien y a-t-il ◀de▶ classes entre la bourgeoisie des villes et le prolétariat ? L’opposition que veulent voir les marxistes entre bourgeois, ou maîtres, et prolétaires ou serviteurs, je la trouve fausse dans tous les cas concrets, dès que je sors des très grandes villes et ◀de▶ leur caricature ◀de▶ société. — Simard, le jardinier, est à demi métayer. Est-ce un prolétaire ? Il serait vexé qu’on le lui dise. Il s’estime fort au-dessus ◀d’▶un mineur retraité, par exemple. Les instituteurs ◀d’▶A… ? Ils sont du peuple. Oui, mais bourgeois par leur profession. Et les Calixte ? Prolétaires sans doute, mais ◀d’▶une tout autre espèce, on dirait même ◀d’▶une autre race que les métayers catholiques ◀de▶ la montagne qu’on voit venir à A… pour le marché. Et très conscients ◀d’▶une supériorité qu’ils ne peuvent attribuer au rang social ni au salaire, c’est évident, mais seulement à leur religion.
En vérité, ce qui compte dans ce pays, c’est la religion — celle des ancêtres, tout au moins ! — l’éducation et le métier. C’est cela qui crée des groupes, des couches, des différences et des affinités, au moins autant que les conditions économiques. On ne comprend rien à la réalité sociale ◀de▶ ce canton si l’on fait abstraction ◀de▶ tout cela dont le marxisme, justement, se doit ◀de▶ ne pas tenir compte. Un communiste traitera les dames Turc ◀de▶ « koulaks » et tout sera dit.
Le marxisme part ◀de▶ statistiques et ◀de▶ relations numériques (salaires, plus-value, profits). Il s’estime donc scientifique. Il ne part pas ◀de▶ ce que les hommes veulent être, ni ◀de▶ la conscience globale qu’ils ont ◀de▶ leur état (et c’est pourtant le principal, pratiquement et moralement, c’est ce qui règle le jeu des relations humaines et les opinions politiques). Le marxisme traite tout cela ◀de▶ nuances vaines, ◀d’▶illusions, voire ◀de▶ « mystification ». Il part ◀de▶ ce que les hommes sont malgré eux, du point de vue abstrait et inhumain ◀de▶ la Statistique. Et il prétend fonder là-dessus non seulement des mesures techniques, ce qui serait parfaitement légitime, mais une morale, un art et une métaphysique ! Problème ◀de▶ la politique actuelle : sera-t-elle l’affaire du meilleur statisticien, ou au contraire de l’homme le plus humain ? Sera-t-elle fondée sur la réalité telle qu’elle est vécue et voulue par les hommes réels et concrets, ou bien sur la réalité telle qu’elle est chiffrable, inévitable, impersonnelle ?
2 novembre 1934
Minuit. J’ai terminé la tâche ◀de▶ la journée. Ma femme dort, dans la chambre dont je vois la porte entrebâillée. Une dernière bûche fume, il fait presque froid. Dans ce silence vide ◀de▶ la nuit campagnarde, me voici seul encore éveillé, les yeux bien ouverts, l’esprit clair. Clarté ◀d’▶un minuit solitaire, veillée trop lucide peut-être, puisque le monde n’y porte plus ◀d’▶ombres. Je me souviens ◀de▶ ces nuits ◀de▶ Paris, pleines ◀d’▶appels fugitifs, assourdis ; ◀de▶ ces veillées fiévreuses, assiégées. Est-ce que je les regrette ? Est-ce que l’heure ◀de▶ la nuit où l’on ne dort pas n’est pas toujours l’heure des mauvaises nostalgies. ? Qui pourrait nous écrire une histoire des inventions ◀de▶ l’insomnie ? Ne serait-ce pas tout simplement l’histoire ◀de▶ la naissance ◀de▶ nos démons ? La nuit ne pose pas ◀de▶ questions immédiates. C’est pourquoi, dans cette heure suspendue, il vaut mieux cesser ◀de▶ penser. Que penserais-je, ici, ◀d’▶humain, ◀d’▶actif ? Ici où je suis sans prochain, à cette heure ou mes frères (?) les hommes sont plus éloignés que jamais ?
« La nuit est faite pour dormir », me disait un gardien ◀de▶ l’ordre qui m’avait surpris sur les quais ◀de▶ la Seine, au plus profond ◀d’▶une contemplation des eaux nocturnes. Ma police personnelle m’envoie aussi me coucher. Elle m’y contraint un peu… Quelle résistance absurde opposerais-je, quelle arrière-pensée rode ici ? La mauvaise habitude ◀de▶ penser « librement » ? Le goût des chimères précises ?
10 novembre 1934
Observations nouvelles sur les gens. — Je vais chez les Calixte. On nous a dit que la mère a la grippe. Je trouve à la cuisine la fille et une voisine. Elles se plaignent du froid. Le fourneau est rouge, mais la porte donne au nord-ouest, ◀d’▶où vient le vent le plus glacial, depuis des siècles, et en tout cas depuis longtemps avant la construction ◀de▶ cette maison… On n’y avait pas pensé ? Je passe au fond, dans une chambre obscure mais qui me paraît propre et sobre. La mère Calixte est au lit, un gros édredon ramassé sur le ventre, les pieds découverts, un foulard noir sur les épaules, et je crois bien sa blouse noire aussi. Elle me dit qu’elle a été assez mal. On devait lui retirer son linge toutes les deux heures. Quand elle sortait sa main du lit, cela fumait. « Vous avez eu ◀de▶ la fièvre ! » Elle ne sait pas. Elle ne veut pas ◀de▶ médecin. Sa fille dit : « Elle ne voulait même plus toucher à la viande, pensez ! Il ne faut pas croire que la viande soit un si bon remède comme on le dit. Je lui ai fait du poulet, elle n’y avait pas goût. Alors j’ai pensé lui faire du bouillon ◀de▶ poulet, ça lui a fait ◀de▶ l’avantage. Voyez ! Ce n’est pas vrai que la viande est si bonne pour les malades. »
Elle accepte ◀de▶ venir faire une lessive à la maison pour remplacer sa mère. Nous manquons ◀de▶ corde pour étendre le linge ; elle imagine ◀de▶ le mettre à sécher sur des buissons ◀de▶ ronce. Tous les mouchoirs sont plus ou moins déchirés quand on va les récolter. « Voyez-vous ! c’est qu’il a fait un vent cette nuit ! »
11 novembre 1934
◀D’▶une manière générale, ils ne sont pas conscients ◀de▶ porter la responsabilité des accidents qui leur arrivent. Cela peut agacer dans le détail. C’est assez sage dans l’ensemble. Ils seraient moins pauvres, moins malades, etc., s’ils étaient plus « pratiques » comme on dit dans la bourgeoisie — où l’on s’imagine bien à tort que les gens du peuple sont spécialement adroits ◀de▶ leurs mains, débrouillards et pleins ◀de▶ ressources mystérieuses. Mais ils seraient moins dignes aussi. Leur dignité est ◀de▶ subir sans se tourmenter. Ils ne se mettront jamais dans des états parce qu’ils ont cassé deux assiettes. La mère Calixte, qui casse tout ce que l’on veut, a coutume ◀de▶ dire en constatant le mal : « Voyez-vous ! je croyais la tenir cette assiette ! » ◀De▶ telle manière qu’on entend bien que c’est ainsi ◀de▶ tout, et qu’on aurait grand tort ◀de▶ croire que rien au monde dépend ◀de▶ nous.
Ceci vaut pour les femmes, qui sont la part la plus civilisée ◀de▶ la population. Ce sont elles qui gagnent ce qu’il faut, elles qui travaillent, elles qui décident, elles qui lisent, elles qui vont à l’église ou au temple, ou n’y vont pas, elles qui savent.
Pour les hommes, c’est tout autre chose. Ils sont éloquents et naïfs, revendicateurs et inefficaces. La plupart ne font rien, ou « travaillent le mazet », ce qui n’est rien. Les femmes vont à la filature — la dernière qui marche encore — et gagnent leurs 7 francs par jour. Pendant ce temps les hommes sont sur la place et protestent contre le gouvernement. Ce sont les radicaux et les socialistes. Les commerçants sont souvent réactionnaires et se mêlent peu à ceux ◀de▶ la place. Enfin ceux qui sont occupés par l’imprimerie du journal local, par les garages ou à la Mairie, sont communistes et mènent les affaires du pays. Ils vont à toutes les conférences, prennent la parole au Cercle ◀d’▶hommes, citent des livres sur la politique.
12 novembre 1934
J’ai relevé quelques chiffres dans un ouvrage sur A…, dû à la plume ◀d’▶un ◀de▶ ses pasteurs à la retraite.
En 1570, le mûrier, importé ◀de▶ Chine, fait son apparition dans le Midi. État du pays en 1820 : douze filatures, deux fabriques ◀de▶ chapeaux, 5000 habitants, un commerce important ◀de▶ produits soyeux manufacturés. Lors de la dédicace du nouveau temple, en 1822, quinze mille protestants accourent ◀de▶ toute la contrée pour suivre des cérémonies dont leurs descendants parlent encore.
En 1900 : vingt filatures, 7000 habitants. Quinze cents personnes au temple chaque dimanche.
Je complète : vers 1900, la soie artificielle fait son apparition dans la vallée du Rhône. Fondation des grandes usines ◀de▶ la région lyonnaise. Apparition du grand capital.
État du pays en 1935 : Dix-sept filatures fermées. La dernière fournit encore du travail cinq jours par semaine à une centaine ◀d’▶ouvrières, dont le salaire moyen est ◀de▶ 7 francs par jour. Faillite ◀de▶ la dernière bonnetterie, ces derniers jours. Le tiers des maisons est en ruines, — tout le centre. On croirait une ville bombardée, 2300 habitants. Cent personnes au culte. Dans la campagne environnante, une maison sur dix habitée.
Dès 1934, la soie japonaise a fait son apparition sur le marché lyonnais. Faillite ◀de▶ plusieurs des grosses entreprises ◀de▶ soie artificielle.
Le cycle normal du progrès capitaliste est clos. Lyon a drainé toute la richesse indigène ◀de▶ ce département. Et cette richesse à son tour va reprendre le chemin ◀de▶ l’Orient, ◀d’▶où vint autrefois le mûrier.
Question : Que reste-t-il pour entreprendre ici une révolution constructive ?
21 novembre 1934
Leur langage. La mère Calixte devait faire notre lessive la semaine prochaine. Elle vient s’excuser : « Qui sait, Madame, j’aimerais ◀d’▶aller à Alès, quelle jour ça vous préférerait ? » (En prononçant tous les e muets).
Simart, à propos de la récente baisse des salaires à la filature : « Je vous dis, c’est miraculeux ce qu’on leur donne ! Sept francs par jour ! » (Il voulait dire : scandaleux. Mais un miracle est un scandale, après tout. Tradition laïque.)
L’autre jour, dans l’autocar, une femme dont j’ai cru comprendre qu’elle tient un petit hôtel à Saint-Jean-du-Gard, expliquait à sa voisine qui paraissait malade : « Tu demanderas bien un espécialiste, rappelle-toi ! Si tu oublies, tu n’auras qu’à te rappeler épicerie. »
Épicerie pour spécialiste, vous n’auriez jamais fait ce rapprochement ? Ce petit fait, si l’on y réfléchit, résume un drame. Ce drame est celui du langage dans notre société présente. Et c’est encore une fois le drame ◀de▶ la culture. Qu’on ne croie pas que j’exagère. Je ne tire ◀de▶ ce fait, à vrai dire minuscule, qu’une évidence. Les mots que nous disons ou que nous écrivons, nous autres intellectuels, éveillent dans l’esprit populaire des harmoniques que nous ne savons plus prévoir. Littéralement, les mots n’ont plus le même sens pour le peuple et pour ceux qui voudraient lui parler. Le petit exemple que je viens de citer, c’est une espèce ◀de▶ calembour qui ne joue que sur des sons. Mais il est clair que le sens des termes dont nous usons doit subir des métamorphoses non moins effarantes. Travail, liberté ou union, richesse et pauvreté, tous ces vocables dont nous pensions qu’ils exprimaient les lieux communs sur quoi repose, tacitement, la vie sociale, sont aujourd’hui vidés ◀de▶ leur signification à la fois symbolique et précise. Ils n’éveillent plus chez l’homme du peuple les mêmes espoirs, les mêmes dégoûts, que chez nous. Leur résonance sentimentale est différente, et c’est pourquoi leur sens est différent, en dépit de ce que l’on pourrait déduire, dans le fait, ◀d’▶une discussion raisonnable, c’est-à-dire truquée, avec tel ou tel ouvrier.
On pensera que ◀de▶ tout temps la traduction du langage surveillé des écrivains dans le langage parlé du peuple fut affectée ◀de▶ malentendus ◀de▶ ce genre. Voire. Le peuple ne lisait pas, avant l’école ◀de▶ Guizot. Le « public », c’était la noblesse, et les bourgeois imitant la noblesse. Le vrai peuple les comprenait dans la seule mesure ◀de▶ l’utile. L’Église faisait le trait ◀d’▶union, l’Église gardienne du sens concret des lieux communs.
Aujourd’hui ces données sont bouleversées. L’instruction publique et la Presse répandent sinon le goût, du moins la pratique quotidienne ◀de▶ la lecture. Le public s’étend au hasard. Il ne constitue plus un corps limité, éduqué, instruit au sein des conventions communes. Un chacun peut en être, et juger comme il veut. Le droit ◀de▶ se tromper, et ◀de▶ tromper grâce au langage, est un des droits imprescriptibles que se trouve avoir décrété la Convention. Bref, il n’est plus ◀de▶ mesure commune : ni l’Église, ni la Culture, ni l’École qui prétend les remplacer, n’ont plus ◀d’▶autorité sur l’esprit ◀de▶ la lettre.
Aussi bien nous parlons au hasard, pour ne pas dire dans le vide (il vaudrait mieux que ce soit le vide, dans bien des cas), quels que soient nos efforts vers la rigueur et vers l’adaptation ◀de▶ notre style à notre action.
On serait même tenté ◀d’▶estimer que la plus grande rigueur entraîne la moindre efficacité, et l’inverse.
Par où l’on voit que le contraire ◀de▶ la « vie spirituelle », c’est « le public ». Cette vie spirituelle et ce public nous posent des exigences dont il faut admirer qu’elles soient aussi exactement contradictoires. Or, ◀de▶ ces deux antagonistes, c’est l’esprit qui sera vaincu. Non point qu’il s’avilisse partout ni qu’il se laisse toujours persuader par la tentation du succès. Mais simplement on ne l’entend plus, il n’agit plus. Ce qu’on « entend », c’est l’absence ◀de▶ l’esprit, c’est l’appel aux instincts, aux intérêts urgents, presque toujours contraires, en fin de compte, aux intérêts réels…
1er décembre 1934
Le pasteur m’a convoqué aux entretiens qu’il organise le samedi soir, dans une salle attenante au temple, pour les hommes ◀de▶ sa paroisse. « C’est le seul moyen ◀de▶ les avoir, me dit-il. Comme vous l’aurez remarqué, il n’en vient qu’une dizaine au culte. C’est trop compromettant. Mais pour une causerie sur un sujet neutre, nous en avons toujours dans les 40 à 50. Et une fois qu’ils sont là, on peut parler ◀de▶ tout…
J’irai ◀d’▶autant plus volontiers que, devant parler moi-même, dans quelques jours, au cercle ◀d’▶hommes ◀de▶ St-J. j’ai besoin ◀de▶ prendre contact.
3 décembre 1934
Soirée au « Cercle ◀d’▶hommes ». — Ils étaient en effet une quarantaine hier soir. Je suis entré comme ils achevaient ◀de▶ boire leur tasse ◀de▶ café au fond ◀de▶ la salle, dans un coin arrangé en cabinet ◀de▶ lecture. Journaux et illustrés, quelques livres sur la table. Puis on s’est assis sur des chaises alignées, pour entendre le « conférencier »27. J’ai reconnu deux facteurs, le libraire, le quincaillier, un adjoint ◀de▶ la mairie, quelques retraités qui « travaillent le mazet » dans nos parages, un ou deux cultivateurs, les trois instituteurs. Le pasteur a lu quelques passages ◀de▶ l’Écriture. Après quoi le sujet a été introduit par l’un des instituteurs. Il s’agissait ◀de▶ « l’histoire ◀de▶ notre département ».
La discussion n’a vraiment démarré que lorsqu’on s’est mis à parler ◀d’▶autre chose que du sujet, c’est-à-dire ◀d’▶un peu tout : ◀de▶ l’enseignement, des journaux, des traditions et anecdotes locales. Discussion n’est d’ailleurs pas le mot : c’étaient surtout des questions, des affirmations ◀de▶ partis pris ou des récits entremêlés ◀d’▶allusions à des célébrités locales, provoquant chaque fois ◀de▶ gros rires. L’homme du peuple — et je pense qu’il en va de même du bourgeois peu cultivé, et sans doute ◀de▶ tout ce qui n’est pas « intellectuel » — ne « discute » pas à proprement parler. Son langage en tout cas s’y prête mal, soit à cause de sa lenteur, soit à cause de ses répétitions pressées. Or cette lenteur et ces répétitions n’ont ◀d’▶autre but que ◀de▶ laisser à l’esprit le temps ◀de▶ se « figurer » ce qui est dit.
(C’est seulement ◀de▶ la langue des écrivains français qu’il est exact ◀de▶ dire, avec tous les manuels, qu’elle est une langue ◀de▶ discussion, parce que toujours elle vise à la formule décisive, et ne s’accorde le droit ◀de▶ dire chaque chose qu’une seule fois, ◀de▶ la façon la plus économique et la plus claire28. Or, cette langue ◀d’▶échanges dialectiques rapides se trouve par là même inefficace sur le « peuple ». Elle manque ◀de▶ durée. Évitant méticuleusement les reprises, les retours, elle s’accorde très mal au rythme ◀de▶ la réflexion spontanée, qui est « péguyste » et non « classique ». Écrivains inutilisables dans la mesure où ils veulent être ◀de▶ bons écrivains français.)
— Que ◀de▶ bonne volonté chez les hommes ◀de▶ ce Cercle ! comme ils s’appliquent à comprendre, comme ils sont vifs et peu timides, camarades, malicieux et indulgents — leurs bons rires quand l’un ou l’autre dit une bêtise ou bafouille — et comme on a envie ◀de▶ leur expliquer des choses, amicalement ; ◀de▶ partager avec eux ce que l’on sait ! Je pense aux auditoires bourgeois, à leurs airs entendus, à leurs vagues sourires, à leurs timidités et aux distances télescopiques que tout cela met entre celui qui parle et son public ! (Le « conférencier » en tournée se présente comme un séducteur, c’est la loi du genre, et cela rend les échanges bien pauvres…)
Quand nous nous sommes levés pour sortir, le facteur ronflait, le front sur un dossier ◀de▶ chaise. Il s’est relevé, s’est frotté les yeux, est sorti tout tranquillement. J’ai parlé avec plusieurs jeunes gens. Quelles opinions politiques, dans ce cercle ? — Il y a ◀de▶ tout. Le quincaillier est royaliste, un des instituteurs est objecteur ◀de▶ conscience, la plupart sont radicaux ou socialistes. Il vient aussi des communistes, ◀de▶ temps à autre. Il paraît que ça chauffe certains soirs. Mais le pasteur préside et on le respecte : 40 ans ; genre ancien combattant ; « très large », dit-on. Et « il cause bien ».
16 décembre 1934
À N… la mairie est tout entière communiste. Ceux des habitants qui ne le sont pas ne savent pas trop ce qu’ils sont, à part les châtelains. Ils votent radical ou socialiste, et se font battre à plate couture, régulièrement. Mais faut-il donc penser que les communistes, eux, savent pourquoi ils le sont, et connaissent le marxisme ? On m’avait dit : ce n’est pas cela du tout, vous verrez. Être communiste dans ce pays, c’est tout simplement être à gauche, le plus à gauche possible.
S’il en est bien ainsi, me dis-je, on peut redouter que ces hommes ne sachent pas faire la distinction entre le marxisme et l’anarchie. D’autre part, sauront-ils s’opposer au dictateur qui se présentera un jour comme l’homme ◀de▶ gauche à poigne ?
J’ai questionné à ce sujet quelqu’un qui connaît bien son monde. La vie même ◀de▶ cet homme consiste en effet à connaître intimement le plus grand nombre ◀de▶ familles ◀de▶ N., leurs circonstances matérielles, leurs difficultés morales, leurs traditions et leurs rancunes — c’est souvent la même chose — leurs idées sur la vie, sur la mort, sur le mariage. Et quand je dis que sa vie consiste à connaître ces choses, il faut prendre le mot dans le sens le plus actif : car l’homme dont je parle n’est pas un enquêteur, simple curieux ou spectateur. C’est bien plutôt un conseiller, un donneur ◀d’▶aide morale et parfois matérielle, quelqu’un qui est responsable ◀de▶ connaître ces gens mieux qu’ils ne se connaissent eux-mêmes, quelqu’un qui a pour mission ◀de▶ leur enseigner le sens dernier des circonstances ◀de▶ leur vie. C’est le pasteur.
Sa paroisse comprend les villages ◀de▶ N. et ◀de▶ V. où il habite. V., c’est un vieux nid ◀d’▶aigle, une pierraille couronnant des hauteurs ventées. Les rues sont étroites et caillouteuses, pleines ◀d’▶odeurs dès que le vent cesse ◀de▶ les balayer. Nous sommes installés au presbytère sur une galerie ◀d’▶où l’on domine un ample paysage horizontal. La plaine est à nos pieds, des Cévennes grises au nord jusqu’à l’horizon des collines vers Uzès, où quelques ruines ◀de▶ castels et quelques cheminées ◀d’▶usines grattent le bas ◀d’▶un grand ciel jaune. On distingue à peine le village ◀de▶ N. parmi les rangées ◀de▶ peupliers : il faut suivre des yeux la route noire pour découvrir enfin l’amas brunâtre des maisons au-dessous ◀d’▶une tache blanche dans un pré, qui est le château. Joie ◀de▶ voir un pays dans son ensemble, dans son unité naturelle et ancienne. Une même patine ◀de▶ crépuscule réunit les champs, les arbres, les maisons. Dans ces maisons, il y a donc des communistes. Je demande au pasteur ce que c’est que ces communistes.
— Voilà. Que vous dire ◀de▶ gens que je connais si bien ? C’est difficile ◀de▶ les classer et je n’aime pas beaucoup ça… Il y en a ◀de▶ toutes sortes, bien sûr, et plus on les voit ◀de▶ près…
— Je comprends qu’il soit difficile ◀de▶ parler en général ◀de▶ ses paroissiens. Mais s’ils sont communistes, ils ne doivent tout de même pas faire partie ◀de▶ votre église, pratiquement ?
— C’est-à-dire, oui et non.
— Enfin, viennent-ils au temple le dimanche ?
— Ça non. D’ailleurs, communistes ou pas, les hommes d’ici ne viennent guère au culte. Ce n’est pas l’envie qui manque, mais ils ont peur. C’est toujours la question ◀de▶ la place à traverser.
— ???
— Oui, vous savez que nos temples du Midi sont construits en général sur la place du village. En face ou à côté, il y a les cafés, les terrasses sous les platanes, et le dimanche matin, les hommes y vont boire leur pastis. Si l’on va au culte, il faut défiler devant les terrasses, c’est gênant. Un homme me disait l’autre jour : Ah, monsieur le pasteur, si on pouvait entrer par-derrière, par la porte ◀de▶ la sacristie, on viendrait bien ! Mais on est lâches !
— Et chez eux, les voyez-vous ? Pouvez-vous discuter avec eux ?
— Guère. Là encore, ce sont surtout les femmes qu’on voit. Eux sont au travail, ou au café.
— Pourquoi n’iriez-vous pas au café avec eux ?
— C’est difficile ! Moi, ça ne me gênerait pas. Mais eux on les étonnerait, et surtout ils y sont entre eux. Je n’ai aucune envie ◀d’▶aller faire l’intrus ou le bon apôtre. Si c’était possible, ce serait épatant, je ne dis pas. Mais pratiquement, je vous assure, c’est difficile.
— Et les salutistes ?
— Ils ont un uniforme. C’est classé. On les connaît…
— Alors, quand les voyez-vous ?
— Surtout à l’occasion des conférences que j’organise. Vous avez déjà parlé dans des cercles ◀d’▶hommes. Vous voyez le genre.
— Et les communistes y viennent ?
— Bien sûr, le maire en tête. Et ils discutent, et même très bien. Je me rappelle par exemple une discussion sur l’incroyance. L’orateur avait dit que la différence entre les chrétiens et les incroyants, ce n’est que pas les chrétiens se conduisent mieux que les autres, mais c’est qu’ils se confient en Dieu, et qu’ils attendent tous les ordres ◀de▶ lui. À la fin, un des communistes se lève et résume le débat : « En somme, dit-il, si nous ne croyons pas en Dieu, nous autres, ce serait que nous sommes trop orgueilleux ? »
En général, on peut dire que les communistes sont les plus intelligents du village. Ce sont eux, et eux seuls, qui proposent des réformes pratiques, qui demandent qu’on installe l’eau et l’électricité dans les maisons, etc. C’est l’élément réveillé et entreprenant ◀de▶ la population.
— Mais savent-ils ce que c’est, le marxisme ?
— Ils essaient ; peut-être plus qu’on ne croirait. J’en connais plusieurs qui lisent des brochures ◀de▶ vulgarisation ◀de▶ la doctrine. Ils me posent quelquefois des questions. Mais ce n’est pas par la lecture qu’ils viennent au parti. L’affaire, pour eux, c’est d’abord ◀de▶ se grouper afin d’entreprendre quelque chose, ◀de▶ résister aux gros propriétaires qui tiennent la région, et ◀de▶ leur imposer des mesures ◀de▶ progrès, ◀de▶ bon sens…
— Au point de vue des classes, ◀d’▶où viennent-ils ?
— Pour la plupart — tous les chefs en tous cas —, ce sont ◀de▶ petits propriétaires ou des ouvriers travaillant à leur compte.
— En somme, vous vous entendez bien avec eux ?
— Ils savent que je suis ◀de▶ leur côté, en gros, dans les questions locales où il faut prendre position. Quant à la doctrine, c’est difficile à discuter, d’abord parce qu’ils la connaissent mal, ensuite et surtout parce qu’elle ne joue pratiquement aucun rôle dans leur action, et qu’elle n’a rien changé à leur croyance ou plutôt à leur incroyance. Tout de même, on se dit souvent que ces hommes mériteraient mieux que ce qu’on leur donne, en fait ◀de▶ doctrine. En réalité, ils ne sont pas plus marxistes que moi. Ils veulent avant tout vivre et travailler raisonnablement. Mais rien ne se présente pour les soutenir. Ils vont au parti communiste parce qu’il n’y a rien ◀d’▶autre et personne ◀d’▶autre… Ce seraient souvent les meilleures têtes du pays, et on les laisse devenir les « mauvaises têtes ».
17 décembre 1934
Le grand tort des chrétiens, c’est qu’ils prennent au sérieux l’incroyance ◀de▶ leurs contemporains. Au fond, ils en ont peur. Or ils devraient n’avoir peur que ◀de▶ Dieu, et des vocations bouleversantes qu’il arrive que Dieu nous adresse. C’est un comique profond, lugubre et déprimant que celui du chrétien honteux, honteux ◀d’▶une foi qu’il n’a pas ! Car s’il l’avait, il n’aurait plus ◀de▶ honte à la confesser devant les hommes ; et s’il a honte, c’est qu’il ne craint pas Dieu, mais qu’il croit au jugement des incroyants, tout en s’imaginant qu’il n’est pas un des leurs…
Je voudrais définir le croyant véritable : celui qui sait qu’il ne croit pas aux dieux du monde, et qui le prouve. Comment le prouve-t-il ? Tout simplement en témoignant, en annonçant aux hommes la vérité et le chemin. Point n’est besoin ◀d’▶actions extraordinaires, surhumaines : se rire des dieux du monde est assez héroïque, dans notre monde, pour qu’il soit vain ◀de▶ chercher mieux.
12 janvier 1935
Ces cochons-là ! — Simard le jardinier s’est fait une forte entaille au doigt en travaillant. Ce gros homme, violacé ◀d’▶ordinaire, en est tout pâle. Je vais discuter le coup avec lui pour le ravigoter. C’est un ◀de▶ ces Méridionaux qui ne connaît pas ◀de▶ meilleur remède que la parlotte. Tout de suite, c’est la question des assurances qu’il aborde avec autorité, tout en tenant son doigt blessé droit en l’air, dans une attitude doctorale.
La question des assurances est une question complexe, comme toutes les questions capitales. Les gens d’ici ne gagnent presque rien. (Lui, par exemple, si je l’en crois, n’a guère vendu depuis un mois que pour 50 francs ◀de▶ légumes. Or la vente des produits ◀de▶ son jardin est son seul moyen ◀de▶ gagner). Carré sur son tabouret ◀de▶ cuisine, le doigt en l’air, il passe en revue les compagnies ◀d’▶assurances — et analogues — avec lesquelles il est en compte. Je dis compagnies ◀d’▶assurances, mais lui les nomme plus couramment « ces cochons-là ». Ces cochons-là sont donc au nombre ◀de▶ sept ou huit. Il en totalise sept pour son compte, et sa dame fait le petit appoint. Elle s’est « coupé » la jambe, cela fait bien cinq ans déjà, et « touche » pour cette jambe cassée et d’ailleurs dûment guérie, 20 sous par jour. Au dernier examen médical, ces cochons-là ont déclaré que tout allait bien, c’est-à-dire qu’ils « l’ont diminuée à 17 sous par jour ». Pour se venger, il leur a retiré son assurance à lui, et l’a passée à d’autres. Il reste par bonheur : les assurances sociales, vie, décès, « avec doublage », vieillesse, accidents du travail, incendie et une histoire très compliquée ◀de▶ capitalisation-loterie, qui l’excite particulièrement. Tout cela rend plus ou moins. Dans certains cas, bien entendu, il s’agit même ◀d’▶y aller ◀de▶ sa poche. Enfin, on obtient tout de même quelque chose, mais bou Diou ! ça demande du raisonnement. Par exemple, il a écrit au ministre — au ministre du Travail — pour avoir une pension ◀de▶ 5000 francs pour son beau-frère. « Ce cochon-là » n’a pas répondu, et pourtant la lettre était recommandée. Alors il a été voir « une personne encore plus compétente » que lui Simard, et cette personne lui a conseillé ◀d’▶écrire une nouvelle lettre recommandée « à la charge du destinataire ». Eh bien, qu’est-ce que vous croyez ? Réponse dans les quatre jours ! ah, ils sont comme ça ! Mais voilà que la personne compétente lui dit : « Ce cochon-là t’a refait ◀de▶ 299 francs, consulte voir le barème ! » Il a fallu récrire deux fois pour obtenir gain ◀de▶ cause. Et tout ça lui a bien coûté 50 francs. Autrement, vous savez ce qui se passe, les employés là-bas, au ministère, ils mettent l’argent dans leur poche.
— Tous les mas et mazets des environs sont habités par des retraités, des pensionnés, des assurés qui vivent dans la rouspétance contre ces « cochons-là » et dans la crainte de la vieillesse. On travaille pour ne rien gagner, à cause de la mévente croissante, on vit sur le dos ◀de▶ l’État, on suit des enterrements, on se brouille avec ses enfants pour des questions ◀d’▶argent, on ne croit plus ni à Dieu ni à diable et à peine à la politique, l’hiver est « pourri », la « pulmonie » fait des ravages, et ces cochons-là vous diminuent.
Simard m’explique encore que les gens s’en vont d’ici pour travailler à la ville. C’est comme partout. Bon. Alors les catholiques descendent ◀de▶ la montagne et viennent prendre la place. « On les appelle ici les illettrés. Ça veut dire que c’est des gens arriérés, quoi. Ils n’ont pas l’instruction comme nous autres. »
Arriérés, illettrés. Je n’en suis plus au temps où j’approuvais certains « Éloges ◀de▶ l’ignorance » plus sentimentaux d’ailleurs que machiavéliques. Je sais que l’ignorance — oui, au sens ◀de▶ l’école primaire — est un mal qu’il faudrait guérir. Mais je ne puis m’empêcher ◀de▶ penser que ces « illettrés » sont peut-être moins bas que ces « assurés ». Ce peuple à la retraite qui meurt en rouspétant contre les bureaucrates ne sait plus bien ce qu’il craint davantage : ◀de▶ la vie qui ne rapporte plus, ou ◀de▶ la mort qui rapporte « en doublage »…
20 janvier 1935
Superstition. — C’est ◀de▶ Casanova que Ligne écrit : « Il ne croit à rien excepté ce qui est le moins croyable, étant superstitieux sur tout plein ◀d’▶objets. »
Malchance affreuse du peuple français : il n’échappe aux jésuites que pour tomber dans le fétichisme : le franc sacré, les idées à majuscules, toucher du bois, la bouteille ◀de▶ champagne brisée contre la coque des bateaux neufs, etc.
Un geste résume toute la situation : c’est celui du coiffeur fameux, premier gagnant ◀de▶ la Loterie nationale, s’inclinant sur la tombe du Soldat inconnu. Juste hommage au collègue, au gagnant ◀d’▶une autre loterie ! Toute la grande presse en a parlé. Personne ne rit. Léon Bloy rugit dans sa tombe.
3 février 1935
Déclassé. — L’intellectuel l’est toujours. C’est qu’il est ◀d’▶une classe particulière, dispersée comme les Juifs le sont chez les gentils. Pourquoi ne l’ai-je compris vraiment qu’à la faveur ◀de▶ ce chômage ? C’est qu’il m’a fallu m’éloigner ◀de▶ cette ambiance bourgeoise où l’on a convenu ◀de▶ cacher cela — ◀de▶ cacher ce fait que l’intellectuel en tant que tel est un hors-classe, un être à part, auquel on ne croit pas. (◀D’▶où sans doute l’angoisse qui pousse tant ◀d’▶écrivains à gagner ◀de▶ l’argent, à entrer à l’Académie, voire à jouer un rôle politique : pour faire figure, pour acquérir une situation bien définie dans le corps social). Nous sommes méprisés dans la mesure où nous sommes intellectuels, et acceptés — ou utilisés — dans la mesure où nous réussissons à nous faire passer pour des bourgeois ou des défenseurs du prolétariat.
17 février 1935
Cercle ◀d’▶hommes. — Hier soir le sujet ◀de▶ l’entretien était le problème ◀de▶ l’autorité. La discussion dévia bientôt vers le fascisme. Un beau chaos ◀de▶ partis pris, ◀d’▶erreurs ◀de▶ faits et ◀de▶ formules électorales ! Je demandai la parole pour expliquer, le plus simplement que je pus, que le problème fasciste est un problème avant tout national ; qu’il s’est posé en Italie dans des termes particuliers à ce pays, et qu’en tout cas il ne peut pas se poser ◀de▶ la même façon en France. Je conclus que la seule manière ◀de▶ prévenir utilement un fascisme, ce n’était pas ◀de▶ condamner les Italiens et leurs admirateurs français, position négative, paresseuse, et donc faible, mais ◀d’▶essayer ◀de▶ résoudre « à la française » le problème ◀de▶ l’autorité, tel que le posent cinquante années ◀de▶ démocratie parlementaire, et toute une tradition ◀de▶ libertés. Bref, un petit sermon élémentaire sur le thème « liberté oblige ».
Au sortir de la réunion, je surprends cette phrase ◀d’▶un homme, dans la cour, tandis qu’il donne du feu à son copain : Pour moi, c’est un fasciste !
Toutes nos confusions politiques résumées dans cette petite phrase ! Je me dis : c’est bien ma faute. J’ai de nouveau parlé en intellectuel. En homme qui veut savoir pour quelles raisons il prend ou ne prend point parti. Mais l’électeur veut qu’on soit pour ou contre, et il se méfie par principe ◀de▶ celui qui distingue et nuance. On ne tiendra jamais assez compte ◀de▶ cette opposition fondamentale.
Peut-être ferais-je bien, à l’avenir, si j’écris quelque chose sur le fascisme ou sur les soviets, ◀de▶ mettre en épigraphe à mon article : Je suis contre. Sinon, pour peu que l’article expose le pour et le contre, quelle que soit d’ailleurs ma conclusion, on me classera fasciste ou communiste.
Et pourtant, la mission ◀de▶ l’écrivain n’est-elle pas justement ◀d’▶éduquer le lecteur, j’entends ◀de▶ l’amener à réfléchir sur les raisons ◀de▶ ses partis pris ?
Mars 1935 (à Marseille)
J’ai parlé à R. ◀de▶ mon projet ◀de▶ publier sous le titre ◀de▶ Journal ◀d’▶un intellectuel en chômage , ces pages que je suis en train de rédiger à temps perdu. Il est assez sceptique sur le résultat ◀de▶ cette entreprise. Pour des raisons que je devine plus sentimentales que les arguments qu’il m’oppose…
— Tout ce que le lecteur demande, c’est qu’on lui raconte une histoire, me dit R. — Mais si je raconte mon histoire ? — Le lecteur veut des histoires inventées. — Mais si je lui dis que j’invente mon histoire ? — Il ne vous croira pas, vous ne savez pas mentir. — Mais pourquoi n’aime-t-on pas ce qui est vrai ? — Parce que c’est gênant. Cela oblige à conclure, une histoire vraie. Cela vous met en question, cela vous invite à comparer les situations… À cause de la solidarité humaine, probablement.
— (Voilà pourquoi l’on trouvera sans doute, indiscret, ◀de▶ ma part, ce journal. Un tel jugement ne serait pas très franc, d’ailleurs. L’indiscrétion, en soi, ne gêne pas beaucoup de gens, au contraire. Ce qui gêne, c’est plutôt la vérité telle quelle, surtout la vérité sur une situation matérielle. Il est entendu qu’on ne doit pas parler ◀de▶ « questions matérielles » dans une société distinguée. Vous me direz qu’on ne parle guère que ◀de▶ cela. Oui, mais ◀d’▶une façon générale, non pas personnelle. Seulement, il se trouve que mon propos, précisément, est ◀de▶ montrer, entre autres, la décadence ◀de▶ ce tabou. Je trouve moins indiscret ◀de▶ parler en public ◀de▶ ma pauvreté — qui ne me gêne pas moralement — moins indiscret ◀de▶ parler ◀d’▶argent que ◀de▶ parler, comme tant d’autres, ◀de▶ mes amours, en donnant toutes les précisions qu’un collégien puisse désirer.)
R. me disait aussi : En somme, vous n’êtes pas un vrai chômeur, puisque vous avez la possibilité ◀de▶ travailler. — Je me suis fait moi-même cette objection. Il est clair qu’un intellectuel aura toujours la possibilité ◀de▶ travailler, pour autant que son vrai travail est ◀de▶ penser. Mais je l’appelle chômeur, faute ◀d’▶autre terme, s’il n’a plus la possibilité ◀de▶ s’assurer un gagne-pain régulier par son travail, s’il n’a plus ◀d’▶emploi, et ne sait plus ◀de▶ quoi sera fait le lendemain. — Admettez que cela ne vous empêche pas ◀de▶ vivre assez bien, à votre idée. Vous avez l’air très satisfait ◀de▶ votre situation. Ce n’est fichtre pas le cas des vrais chômeurs ! — Ah, c’est vrai, je suis bien content, malgré tout. — Alors, vous n’êtes donc pas un vrai chômeur. — Mais je ne tiens pas du tout à être un « vrai chômeur », je vous l’assure ! D’ailleurs j’ai déjà dit que cela me serait pratiquement impossible, sauf gâtisme précoce. Ce n’est pas un mal, je pense, si je suis heureux, bien que sans ressources. Mais d’autre part, est-ce que le fait que je suis heureux suffit à me nourrir et à me vêtir ? Vous n’avez qu’à regarder la frange ◀de▶ mon pantalon. Ce n’est pas avec ça que je pourrais faire une carrière dans le monde, à supposer que l’envie m’en prenne. Tout ce que je compte dire dans mon journal, c’est qu’on peut être très content ◀d’▶un sort matériel très médiocre. Ce n’est pas nouveau. Et il faut bien reconnaître que ce n’est pas aussi romantique et excitant que mon titre pourrait le faire croire. L’intéressant à mon point de vue, c’est ◀de▶ montrer une fois que c’est vrai, et ◀de▶ montrer comment c’est vrai, dans le détail…
Cette conversation avec R. m’a rendu attentif à un fait qui m’apparaît soudain fondamental ; c’est l’affectivité quasi insupportable qui s’attache aujourd’hui à l’argent, et qui se mêle en particulier à tout échange ◀d’▶idées sur la richesse, la pauvreté ou le chômage. Mélange extraordinairement irritable ◀de▶ mauvaise conscience, ◀de▶ désir, ◀de▶ peur, ◀de▶ préjugés, ◀de▶ revendications secrètes, ◀de▶ jalousie, ◀de▶ snobisme antibourgeois ou prolétarien, ◀de▶ méfiances politiques, ◀d’▶arrière-sentiments religieux, ◀de▶ rancunes, ◀de▶ souvenirs… On ne peut guère imaginer ◀d’▶imbroglio passionnel plus idéalement favorable à l’apparition ◀de▶ délires subits ◀de▶ la pensée ou des sentiments. Aigreur et nervosité qui révèlent surtout un refoulement séculaire ◀de▶ ces questions. Plusieurs générations ◀de▶ bourgeoisie, et la crise ◀de▶ cette bourgeoisie ont accouché ◀d’▶un des plus beaux complexes que le diable ait jamais pu concevoir pour dresser les humains les uns contre les autres. Et qui, ou quoi, pourrait nous en guérir ? — Commençons par nous avouer, passons outre à nos vieilles pudeurs : c’est le début ◀de▶ la cure. Ensuite il faudra essayer ◀de▶ réviser nos préjugés en fonction du vrai but ◀de▶ notre vie, ◀de▶ nous refaire une hiérarchie éthique, et ◀de▶ rendre ainsi à l’argent son rôle mineur ◀de▶ moyen, ◀d’▶impur et simple moyen…
31 mars 1935
Place aux vieux ! — Je lis dans un journal socialiste du Midi, sous la rubrique « La vie régionale », qui chaque jour m’apporte ◀d’▶inénarrables sujets ◀de▶ méditation, le petit communiqué que voici :
Bouillargues. — Les « exclus » vieux travailleurs.
Demain dimanche, à 10 heures, sera donnée une conférence au profit des vieux, hommes et femmes, âgés ◀de▶ 60 ans au mois ◀de▶ juillet 1930 29 . Tous ceux qui ne bénéficient pas ◀de▶ la loi des assurances sociales ont intérêt à assister à la conférence. L’organisation lutte afin de faire accorder une retraite aux vieux. Unissez-vous, activez la propagande afin que satisfaction soit donnée aux légitimes revendications des vieux !
« L’organisation lutte… Unissez-vous ! Activez la propagande ! » Ô merveille du pathos révolutionnaire ! ô gloire ◀de▶ la phraséologie marxiste ! Ô triomphe des mots d’ordre sur l’inertie des masses, l’égoïsme des petits bourgeois, l’obscurantisme clérical — la conférence est à 10 heures, dimanche matin… — et les oligarchies réactionnaires ! Ô liberté, égalité, fraternité, Déclaration des droits de l’homme ! Il est venu, il est venu le jour que la Volonté populaire appelait ◀de▶ tous ses espoirs ! Mais que dis-je le jour ! C’est l’heure même qui va sonner : demain dimanche, sur le coup ◀de▶ dix heures, le grand mot qui résume cent années ◀d’▶efforts, ◀de▶ luttes, ◀de▶ sacrifices et ◀d’▶éloquence, ◀de▶ pensée libre, ◀de▶ raison cartésienne, ◀de▶ soif ◀de▶ Justice et ◀de▶ passion libertaire, ce grand mot sera prononcé, proclamé, acclamé par les travailleurs ◀de▶ Bouillargues, prouvant à la face du monde que nos militants héroïques n’ont pas perdu leur peine depuis 89 ! Oui, dis-je, ce symbolique mot d’ordre sera donné comme un soufflet à la Réaction insolente : « Place aux Vieux ! »
— On se demande s’il est au monde un seul pays, hormis la France, où cette phrase soit possible. Où les partis qui se disent « avancés » osent le proposer comme objectif ◀de▶ « lutte ». Où la publication ◀d’▶un communiqué ◀de▶ ce genre ne soit pas accueillie par une traînée ◀de▶ rigolade irrépressible dans toutes les couches ◀de▶ la population, « laborieuse » ou « réactionnaire ». À la prochaine enquête sur l’état politique ◀de▶ la France, je me promets ◀de▶ répondre par cette simple déclaration : « La France est un pays comblé qui a résolu tous les problèmes économiques urgents. La preuve en est fournie par ces phrases cueillies dans un journal révolutionnaire : ‟L’organisation lutte afin de faire accorder une retraite aux vieux. Unissez-vous, activez la propagande, afin que satisfaction soit donnée aux légitimes revendications des vieux !” Quand on en est à cela, dans les partis ◀d’▶extrême gauche, c’est que l’état social est à peu près paradisiaque. » J’ajouterais peut-être ceci : « En tout cas, tout péril fasciste est écarté d’emblée pour une nation qui dévoue tous ses enthousiasmes aux soins que réclame la vieillesse. Notre opinion publique, à en croire les journaux, est actuellement dominée par le souci des élections académiques et des retraites aux sexagénaires. N’est-ce pas beau, rassurant, émouvant, dans une Europe que l’on croyait en proie aux brutales jeunesses bottées ? »
25 avril 1935
Communisme. — Dans la petite librairie grande ouverte sur la rue principale, je parcours, comme chaque jour, la plupart des journaux parisiens et méridionaux. Un vieux bonhomme au nez violacé traîne ses pantoufles par la boutique et grogne sans arrêt. Il interpelle assez grossièrement la patronne qui ne répond pas. C’est un habitué, il est comme ça. Il faut le laisser frapper le sol ◀de▶ sa canne et redresser sa casquette pour ponctuer ses raisonnements ◀d’▶alcoolique.
Entre un homme maigre, casquette et veste ◀de▶ toile bleue proprette, visage nerveux et intelligent. — Vous avez mon Huma ? — Bou die ! je les ai toutes vendues, Monsieur Dumas ! (C’est jour ◀de▶ foire). — Allons, tant mieux, fait l’homme. Et si des fois on vous en demande ◀de▶ trop, vous n’avez qu’à donner la mienne, vous savez. Plus on la lit…
Ce généreux apôtre ◀de▶ la cause va sortir, lorsque le vieux gâteux l’arrête sur le seuil. « Et alors, mon bon, c’est toi qu’on va mettre à la mairie ? » L’homme au visage maigre fait un geste réticent. Le vieux le tient par la manche et lui martèle ◀de▶ sa canne le bout des souliers : « Tu m’entends ? Nous ôtres, nous allons vous passer à tabaque, toute la bande ! — Oh ! dit l’homme, si vous y arrivez, c’est bien votre droit ! — Notre droit ? Peuchère, c’est notre devoir ! (Il glousse ◀d’▶un air malin). — On sait bien, dit le communiste, que vous avez toujours soutenu les gros qui pressent les petits ! — Les gros ! mon bon. Mais c’est donc vous, qui nous pressez toute notre argent, depuis quatre ans que vous l’avez, le pouvoir ! » L’autre se dégage et s’en va, un peu triste, ou peut-être gêné.
Entre ces deux hommes, je n’hésite pas : je vote pour le communiste. C’est un Méridional du type sérieux, un ◀de▶ ces hommes qui pourraient sauver sa région ◀de▶ la totale décrépitude où l’ont laissée les radicaux et les créatures ◀de▶ Bouisson, dont mon alcoolique fait partie. Voilà l’aspect local et personnel ◀de▶ la question, sur le plan des prochaines élections municipales.
Mais il y a bien d’autres aspects. Ces deux hommes sont du même niveau social, sans doute parents, ◀de▶ mœurs et ◀de▶ langage pareils. S’ils s’opposent, c’est que l’un est avare et légèrement maboul, l’autre énergique et assez sensé. Simple question ◀de▶ tempérament. Peut-être aussi le communiste n’est-il pas encore parvenu à « mettre ◀de▶ côté » autant qu’il le voudrait. Mais ce n’est pas sûr. Je sais bien une douzaine ◀de▶ ses camarades qui comptent parmi les mieux rentés ◀de▶ ce pays. Faut-il donc penser que les partis expriment tout simplement des attitudes morales différentes ? Ce serait nouveau…
Il y a au fond tout autre chose.
C’est moi qui avais acheté, innocemment, le dernier numéro ◀de▶ l’Huma. ◀De▶ la haine et encore ◀de▶ la haine, quelques mensonges grossiers, le truquage habituel des titres, une sauce aigre où nagent ◀de▶ grandes vérités brutales, toujours bonnes à dire, mais mal dites. J’accepte à la rigueur cette division du monde en gros et en petits, si c’est le seul moyen pratique ◀de▶ faire valoir les droits élémentaires ◀d’▶une partie ◀de▶ la population. Mais quelle trahison des « petits » représente alors ce journal ! Leur seule force contre les capitalistes et surtout contre leurs suppôts, ces retraités radicaux ou socialistes, ce serait ◀d’▶être le parti ◀de▶ la vérité et du bon sens. Ils auraient avec eux tous les hommes — bourgeois ou intellectuels — qui détestent la politique et la combine électorale. Au lieu de quoi on pervertit les révoltes les mieux justifiées, on les étourdit ◀de▶ mensonges, on les abreuve ◀d’▶une prose abstraite, brutale — eux qui le sont si peu ! — et si possible, plus médiocre que celle des grands journaux ◀d’▶information. On leur impose une mystique confectionnée à l’usage des moujiks… Quel est l’homme sain qui oserait affirmer que ce quotidien lamentable, hérissé ◀de▶ clichés hargneux, travaille pour le bien ◀de▶ ses lecteurs ? Si l’on prend au sérieux le sort qui est fait aux ouvriers — ce n’est pas le cas des intellectuels qui « adhèrent » aux disciplines staliniennes en haine ◀d’▶une société qu’ils sont les seuls à croire encore « chrétienne » — il faut bien dire que le parti communiste est une sinistre trahison des pauvres hommes. Beaucoup, je le sais, résistent à l’intoxication, mais cela prouve simplement, une fois de plus, que l’homme du peuple ne comprend pas profondément ce qu’on lui donne à lire ou à entendre. Il comprend sa situation, et ne voit pas que son journal est sans rapport réel avec cette situation.
Mais les intellectuels, dont le métier est ◀de▶ comprendre, dont le métier est ◀de▶ vouloir la vérité, dont la seule dignité est ◀d’▶avoir foi dans le pouvoir ◀d’▶une pensée droite, — on se demande par quelle rancune vaguement démoniaque, et surtout vaine, ils en viennent à s’imaginer qu’ils défendent eux aussi les « petits » en défendant ces exploiteurs ◀de▶ la bassesse et du mensonge en service commandé. L’homme à la veste bleue, je le comprends et je l’aime dans son effort maladroit et réel. Mais dans la mesure où je l’aime, ils me dégoûtent.
28 avril 1935
Réflexion ◀de▶ « personnaliste ». — Le peuple tel qu’on le voit paraît tout ignorant ◀de▶ ses intérêts véritables. Mais c’est qu’il ne peut pas les exprimer très aisément. Question ◀de▶ langage. Revenez voir ces mêmes hommes que j’ai dit, revenez deux fois, vingt fois, prenez-les sur le fait au détour ◀d’▶une phrase maladroite, rendez-les attentifs au sens ◀de▶ leurs clichés. Mieux encore, parlez-leur ◀de▶ leur travail, ◀de▶ celui qu’ils sont en train de faire tandis que vous causez, vous arriverez à leur tirer quelque chose ◀de▶ sensé, ◀de▶ vécu, ◀de▶ réel, — et qui renversera les conclusions cyniques des partisans ◀de▶ la dictature.
Ils vous diront d’abord que le fond ◀de▶ leur vie, c’est l’ennui. Ils expliqueront presque toujours cet ennui par les conditions du travail créées depuis la guerre dans les campagnes : nomadisme des employés et ouvriers, impossibilité ◀de▶ « suivre » un effort bien localisé, ◀de▶ s’attacher à ce qu’on fait ; nécessité où l’on se trouve ◀de▶ bâcler son ouvrage, pour gagner ◀de▶ quoi vivre, tentation perpétuelle ◀de▶ changer ◀de▶ condition. Ils vous diront aussi qu’ils n’ont plus le cœur à leur ouvrage, quand ils savent que les résultats sont à la merci soit ◀d’▶un trust, soit ◀d’▶un syndicat ◀d’▶incapables. Ils vous diront que le mal vient de l’État — et cela veut dire : ◀de▶ ceux qui font les lois sans rien savoir des situations locales. Parfois ils proposeront quelque réforme pratique : faire ◀de▶ la place aux jeunes en abaissant la limite ◀d’▶âge dans les chemins de fer et l’administration ; faire des lois régionales pour la viticulture ; mettre en commun les terres ◀d’▶un petit village ; vendre le vin du pays dans les épiceries du pays, lesquelles ne vendent que des succédanés fabriqués dans des « caves centrales » avec des vins ◀d’▶Afrique et des produits chimiques (« que vous avez la gorge brûlante après un verre »). Enfin ils se plaindront ◀de▶ ce que, dans leur pays, il n’y a plus ◀de▶ vie, ◀d’▶initiative, ◀de▶ vrai plaisir. On n’est plus fier ◀d’▶en être, on approuve la jeunesse qui délaisse la terre pour la ville. (« C’est mort, ici ! » — phrase entendue un peu partout dans la province). Et puis « leur » politique, parlez-moi ◀de▶ « leurs combines » — il n’y a rien à y comprendre.
Dans une assemblée populaire, on ne dira pas un mot ◀de▶ tout cela, on s’en tiendra aux clichés du journal. On n’aura pas le temps ni le courage, ni même l’idée ◀de▶ pousser plus loin, ◀d’▶aborder des réalités. Donc, par amour du peuple, n’écoutons plus ses assemblées, ce n’est pas lui. Écoutons les observations que formulent des individus pris à part, dans leur vie concrète. Je constate qu’elles vont toutes dans le sens ◀de▶ ce que proposent les personnalistes : autonomie ◀de▶ la région naturelle, communalisme, syndicats locaux, rajeunissement des cadres, développement des techniques libératrices, des sports, des moyens ◀de▶ circuler et ◀de▶ s’instruire, résistance à l’état tentaculaire. (Quant à la lutte contre le capitalisme, tout le monde en est, ou feint ◀d’▶en être ; c’est bien moins concret qu’il ne semble.)
Conclusion : il appartient à des équipes ◀d’▶hommes nouveaux, jeunes et sortis ◀de▶ toutes les classes, ◀d’▶exprimer ce que taisent les journaux, les orateurs et les affiches — et qui est la volonté réelle des travailleurs, trahis par le langage politicien.
La dictature est la seule solution ◀de▶ ceux qui refusent ◀d’▶éduquer le peuple. Dictature ou éducation, voilà le dilemme du xxe siècle. La dictature est très facile. Elle n’a qu’un argument très puissant contre nous : sur qui et sur quoi tablez-vous ? nous dit-elle, sur quelle classe, sur quels intérêts ? — Nous comptons sur l’effort des hommes les plus humains. C’est peu, dites-vous. Mais rien ◀d’▶autre n’est vrai…
6 mai 1935
La mort et les cérémonies dans le Gard. — La maison ◀de▶ Simard recèle un effrayant secret qu’on m’avait laissé ignorer : une belle-mère. Nous apprenons son existence en même temps que l’imminence ◀de▶ sa mort — et voici qui éveillera peut-être des réflexions fécondes dans l’esprit du lecteur philosophe.
Déjà huit mois que nous sommes ici, et combien ◀de▶ fois ne sommes-nous pas entrés dans la grande cuisine qui était, pensions-nous, tout leur logis — nous avions cru comprendre que les autres pièces étaient vides ou ne servaient que ◀de▶ débarras —, et rien ne pouvait nous faire soupçonner cette présence à côté. Hier matin, la mère Calixte arrive tout agitée : « Madame se meurt ! s’écrie-t-elle.
C’est Madame Bastide, la belle-mère. — Qu’a-t-elle ? — Oh, elle m’a bien reconnue, mais elle va passer cette nuit, vous savez, elle est toute chargée, bou die, l’estomac et tout. — Mais les Simard ne m’avaient jamais parlé ◀d’▶elle ! — Peuchère ! ils languissaient ◀de▶ l’emballer, la vieille ! »
Ils n’auront plus à languir bien longtemps. On peut dire que la chose est sûre. Et on l’entend ! Trois fois par jour, le bruit ◀d’▶effroyables discussions nous parvient ◀de▶ la cuisine des Simard. Un beau-frère est arrivé, et on partage. C’est toujours assez compliqué.
La nuit, par un dernier respect pour la moribonde qu’ils veillent à tour ◀de▶ rôle, ils sont venus discuter dans la remise qui est au-dessous de notre chambre, et leurs éclats ◀de▶ voix nous ont plusieurs fois réveillés.
18 mai 1935
… Et un beau jour, plus moyen ◀d’▶échapper à cette humiliante évidence : sans auto, sans argent, sans amis proches, la solitude devient un isolement. Il y a « les gens », bien sûr. C’est instructif. Mais le désir ◀de▶ s’instruire a des limites. Déjà les relations se stabilisent, les « courtes habitudes » épuisent leur vertu. C’est le moment ◀de▶ lever son camp. Plus tard, peut-être, quand toutes ces maisons vides des environs seront habitées par des colonies ◀de▶ jeunes gens — si jamais ils en ont assez ◀de▶ se plaindre des villes, où ils s’incrustent — la province deviendra vivable. La révolution sera faite. Nous reviendrons…
— Demain, il faut remettre en place les aquarelles, les guéridons et les dessus ◀de▶ cheminée. Après-demain, nous partons. Nous fuyons.