Journal d’un intellectuel en chômage (fragments) (15 avril 1937)m
J’étais chômeur depuis trois mois. On m’offrait un abri quelque part, une maison vide, une occasion de solitude désirée en secret dès longtemps. Je voudrais bien n’avoir pas l’▶air trop romantique : mes dernières années de Paris m’avaient appris que cette ville, au moins pour ◀la▶ jeunesse sans argent, est ◀la▶ ville des gérants ignobles et des concierges, des lieux-sombres-et-populeux où il faut pénétrer ◀l’▶âme basse et ◀la▶ petite enveloppe à ◀la▶ main. Tant d’autres disent : « Allons-nous-en », et restent faute d’imagination. Et pourtant il suffit de bien peu pour partir : ◀la▶ France a des milliers de maisons vides. Dites autour de vous que vous en cherchez une, et vous en trouverez pour rien, ou pas grand-chose. Encore faut-il savoir comment on y peut « vivre » ? C’est à cette question judicieuse que j’ai voulu répondre. Peut-être mon récit n’a-t-il pas d’autre but que de décrire un précédent, d’affirmer que cela peut se faire, que cela s’est fait, qu’il y a là un bonheur…
22 septembre 1934. À… (Gard)
Arrivés hier matin, par Nîmes.
Déjà je ne sais plus ce que j’attendais, ni ce que j’ai pu rêver de ce pays. Il est très pauvre, sec et lumineux. Toutes ◀les▶ nuances du gris, herbes, pierres, oliviers, et quelques touches de vert humide au fond des vallons, de vert sombre sur les premières pentes des Cévennes, où commencent ◀les▶ châtaigneraies. Au sud, on voit un coin de plaine entre des collines longues, aux olivettes étagées, quelques cyprès en silhouette sur ◀les▶ crêtes, et des toits de ce rose émouvant des tuiles romaines sous un ciel doux. Au nord, derrière notre maison, c’est ◀le▶ rocher, ◀la▶ montagne brûlée.
◀La▶ maison : une ancienne magnanerie, très haute, aux murs de gros moellons rougeâtres et gris non revêtus. Il y a trois pièces au premier étage, où ◀l’▶on entre de plain-pied par-derrière. Au-dessous, c’est une grande remise. Au second quatre petites chambres. ◀Le▶ tout encombré de fauteuils, de chaises de velours, tables rondes et ovaloïdes, guéridons à photos, meubles à musique — sans piano —, bibliothèques vitrées, canapés, sofas, rideaux à franges, tabourets brodés et objets d’art. Aux murs, plusieurs douzaines d’aquarelles, sous-bois et marines. Quelques tapis sur du carreau rouge.
La plupart des fenêtres donnent au midi dans ◀le▶ branchage bleu d’un tilleul. Au bord de ◀la▶ terrasse, une fontaine abondante coule dans un fort grand bassin rectangulaire aux eaux sombres. ◀La▶ maison du jardinier ferme ◀la▶ cour sur ◀la▶ droite, derrière des palmiers et des lauriers. Très haute aussi, blanchie, presque sans fenêtres. Un voile vert clôt ◀la▶ porte d’entrée, où ◀l’▶on accède par quelques marches et un balcon de pierre.
◀L’▶on descend par d’étroits escaliers aux quatre autres terrasses du jardin, étagées sur ◀le▶ versant nord d’un vallon qui vient mourir à notre hauteur sur ◀la▶ droite, tandis que ◀le▶ versant sud, avec ses restanques touffues d’oliviers, ferme ◀l’▶horizon immédiat. Au sud-est, nous avons une échappée sur ◀la▶ fin de ◀la▶ vallée, ◀la▶ rivière et ◀la▶ plaine. ◀La▶ petite ville reste invisible, massée au pied des rochers, en retrait sur notre gauche. À peine s’il nous en vient quelques rumeurs de gare, un coup de trompe d’auto, des cris de coq.
◀L’▶odeur du raisin foulé monte de ◀la▶ cour, et remplit ◀l’▶ombre bleue sous ◀le▶ tilleul immense et ◀les▶ lauriers. Un grand vase jaune brille au bord du bassin. ◀Le▶ reflet de ◀l’▶eau tremble au plafond et sur ◀les▶ murs verdâtres de ◀la▶ chambre où j’écris.
Et voilà mon petit exercice de rentrée terminé : « Décrivez ◀la▶ maison de vos vacances… » Ajoutons que ◀le▶ jardinier s’appelle Simard, sa femme Marguerite, son chien basset Pernod. Et qu’il va falloir modifier cette maison pleine de guéridons et d’aquarelles, de telle sorte qu’on puisse y travailler. Nous faisons ◀l’▶inventaire minutieux et ◀le▶ plan d’arrangement actuel de chacune des pièces du premier, avant de ◀les▶ vider et de transporter leur contenu à ◀l’▶étage supérieur.
23 septembre 1934
Maintenant ◀les▶ murs sont nus : d’un joli vert bleu très clair. ◀Le▶ carreau rouge a été débarrassé du tapis. J’ai dressé ma table sur des tréteaux. Il ne reste qu’un grand canapé de velours ponceau et des chaises de paille trouvées dans un coin de ◀la▶ remise, où ◀les▶ chaises brodées, ◀les▶ guéridons et ◀le▶ dessus de cheminée — vingt-deux pièces dûment recensées — ont été ◀les▶ remplacer. Seul vestige des splendeurs bourgeoises de ce salon : un lustre formé d’une écaille de tortue polie, agrémenté de porte-bougies inutiles et de pendeloques de verre taillé. Fascinant, ce lustre. Nous sommes éreintés et couverts de poussière. Mais on va pouvoir respirer.
25 septembre 1934
◀La▶ traduction d’un considérable ouvrage allemand nous permettra de passer trois mois ou quatre sans trop de soucis matériels. ◀La▶ vie paraît assez peu chère. Mais bien trop chère encore pour ◀les▶ gens du pays. ◀Les▶ petites entreprises qui leur donnaient du travail font faillite l’une après l’autre. Il y a 400 chômeurs pour une population de 2300 habitants. Ceux qui travaillent encore gagnent à peine de quoi se nourrir. Et j’entrevois déjà ce qu’ils appellent ici se nourrir : nos voisins n’ont sur leur table, quand on va ◀les▶ voir à midi, que des châtaignes, des olives, des radis et quelques légumes de leurs cultures, qu’ils n’ont pas pu vendre au marché. Cependant, ils se considèrent comme des privilégiés, cela se sent à ◀la▶ manière dont ils nous parlent de quelques familles des environs qui n’ont pas ◀la▶ ressource d’un jardin, ou qui ne « savent pas y faire ». (Légère nuance de supériorité sociale chez Simard). Nos hôtes nous avaient signalé ◀la▶ famille d’un mineur retraité, dont ◀la▶ femme fait des journées. Considérant que richesse oblige — car je gagne à peu près 1.000 francs par mois — nous avons engagé ◀la▶ mère Calixte pour donner un coup de main ◀le▶ matin et faire ◀les▶ lessives.
C’est une toute petite vieille noueuse, à ◀la▶ sagesse sentencieuse et imagée. Étonnamment active. Bonne protestante et qui tient à ◀le▶ dire. Sa cordialité demeure digne, trait notable à partir des Cévennes. Mais bavarde ! De gré ou de force, c’est certain, nous saurons tout sur ◀les▶ gens de ◀la▶ ville…
5 octobre 1934
Petite cité tassée à ◀la▶ base d’une paroi de rocher et ◀le▶ long d’une rivière rapide qui débouche d’une gorge étroite, cité couleur de rocher, de rivière et de vieilles tuiles romaines, A… qui de loin paraît en ruine, prouve sa vie par ses odeurs et ◀la▶ saleté de ses ruelles. Un ruisseau coule au milieu du pavé, charriant des ordures, des papiers, du sang près de ◀la▶ boucherie, du lait verdi. C’est à peine si ◀l’▶on peut marcher à pied sec dans ◀les▶ passages étroits. Sur ◀les▶ seuils, des groupes de femmes en noir jacassent pendant des heures. Des enfants en sarraus noirs jouent au football dans ◀le▶ ruisseau avec un torchon de papier d’emballage. Pas un de ces petits visages qui ne soit beau et fin mais incroyablement crasseux. Vers ◀la▶ gare, il y a bien un parc municipal, ◀le▶ jardin d’un couvent désaffecté, mais je n’y vois jamais que des vieillards en pantoufles. Devant ◀le▶ parc, un mail couvert d’une épaisse couche de poussière : là, de nouveau, des bandes de joueurs de balle, dans un nuage…
Cela tend à confirmer un soupçon qui m’est venu en maintes autres régions de ◀la▶ France : ◀les▶ provinciaux ignorent obstinément, peut-être même haïssent ◀la▶ couleur verte, ◀le▶ soleil, ◀la▶ nature, ◀la▶ propreté. Ils aiment ◀le▶ noir. Avec fanatisme. J’observe aussi qu’ils s’arrangent pour vivre plus mal que ◀la▶ population des faubourgs des grandes villes. ◀Le▶ goût de « ◀la▶ vie saine » et du grand air, vous ne ◀le▶ trouverez que dans ◀la▶ « banlieue rouge » de Paris, d’ailleurs importé d’URSS, et récemment.
On me dit qu’ici trois maisons seulement, sur 200, ont ◀l’▶eau courante. ◀Les▶ femmes vont avec des cruches à ◀la▶ fontaine qui coule son filet sur ◀la▶ grande place, juste à côté de ◀la▶ pissotière et de ◀l’▶arrêt des autocars. Pittoresque, on peut ◀le▶ dire…
8 octobre 1934
Du rôle pratique de ◀la▶ raison. Je vois ◀la▶ misère qui règne dans tous ces foyers, et qui ◀les▶ détruit. Je vois ces enfants sales abandonnés par leurs parents aux hasards de ◀la▶ rue, qui valent bien ceux de ◀la▶ famille, mais aussi aux hasards de ◀l’▶éducation primaire, bienfaisante en principe il est vrai, mais tristement abstraite, étroite, appauvrissante en fait. Je vois tous ◀les▶ espoirs et toutes ◀les▶ « assurances » de cette population balayée périodiquement par ◀la▶ faillite des entreprises où elle travaille, ou par quelque décret d’État. Je vois ◀le▶ chômage s’étendre et s’installer, comme se sont installés dans ces villages malsains et mal soignés ◀la▶ tuberculose, ◀l’▶alcoolisme et ◀la▶ misère héréditaire.
Mais je vois d’autre part, en parcourant ◀la▶ feuille locale, qu’il naît encore pas mal d’enfants dans ces foyers que tout menace. Faisons ◀la▶ part des « accidents », des « imprudences ». Il reste encore une marge assez notable d’imprévoyance naïve, d’acceptation des risques, de confiance obscurément accordée à ◀l’▶instinct ou à « ◀la▶ Vie », ou à ◀la▶ solidarité de ◀l’▶espèce humaine, malgré tout. Pourtant c’est bien ici ◀le▶ peuple « raisonnable » qu’on donne en exemple aux barbares de ◀l’▶Europe centrale. ◀Le▶ peuple qui sait calculer, faire son budget, bourrer ◀le▶ bas de laine et nourrir ◀la▶ bouteille aux pièces de dix sous.
Une chose est claire : faire des enfants, dans ◀les▶ conditions actuelles, c’est défier ◀le▶ bon sens et ◀la▶ raison pratique. C’est s’en remettre à quelque espoir vague et profond. Or tout ce que ◀l’▶État nous apprend, par ◀le▶ moyen de ◀l’▶école primaire entre autres, ridiculise et ruine ce genre d’espoirs.
Qui voudrait condamner ◀l’▶usage pratique de ◀la▶ raison ? Simplement je constate qu’en fait, et dans ce pays tel qu’il est, ◀la▶ morale rationnelle et ◀les▶ mesures qu’elle propose, ce n’est guère que ◀le▶ rêve des vieux célibataires assez fortunés, ou ascètes. Ceux qui n’ont plus besoin de calculer, ceux-là calculent. Et ◀les▶ autres acceptent leurs risques, c’est-à-dire acceptent de vivre, malgré ◀l’▶État laïque qui leur conseille plutôt ◀l’▶épargne.
15 octobre 1934
On a terminé ◀les▶ vendanges, et ◀la▶ récolte des figues d’été. (◀Les▶ figues d’hiver apparaissent déjà, plus petites et toujours vertes ; on ne ◀les▶ mange pas).
Simard nous a indiqué une ferme, de l’autre côté de ◀la▶ colline du sud, où nous pourrons acheter une provision d’« œillades ». C’est leur gros raisin bleu. Nous y sommes allés hier au soir. Des hauteurs, on voyait ◀la▶ plaine rose et violacée entre des monticules pointus tout frisés d’oliviers, un paysage de primitifs italiens. ◀Le▶ mas au flanc de ◀la▶ colline, déjà dans ◀l’▶ombre, paraissait désert. Nous nous sommes assis sur ◀la▶ terrasse, au pied d’un grand micocoulier. Bientôt un chien furieux surgit de ◀la▶ maison, suivi d’une grande femme en noir. C’est ◀la▶ propriétaire, Madame Turc. Elle nous fait entrer. Pour ◀la▶ vente du raisin, il faut attendre sa fille qui va rentrer des champs, où elle travaille jusqu’à ◀la▶ nuit tombée. Nous sommes dans une cuisine de ferme mais ◀la▶ fermière nous reçoit comme une « dame », ou plutôt un peu mieux, avec une politesse pleine de réserve et d’attentions. On parle du domaine. ◀Les▶ deux femmes ◀le▶ dirigent seules depuis ◀la▶ mort de M. Turc. Elles ont un peu de peine avec ◀les▶ ouvriers. Il paraît qu’on en trouve de moins en moins. — « Mais, lui dis-je, et ◀les▶ chômeurs ? On m’a dit qu’il y en a 400 à A ? » ◀La▶ mère, vivement : « Jamais je n’ai engagé de chômeurs, Monsieur, c’est un principe. Nous ne voulons que des ouvriers honnêtes. Pensez donc, deux femmes seules ! — C’est que je suis chômeur moi-même, Madame… » Elle sourit à son tour, de ◀l’▶air de dire : Oh, vous, ce n’est pas ◀la▶ même chose. Elle a sans doute entendu parler de nous. Rien à faire : je suis un « monsieur ».
◀La▶ fille rentre : une forte femme, environ 35 ans, un peu masculine. Elle nous conduit à ◀la▶ chambre de conserve des raisins. Pendant qu’elle fait ◀la▶ pesée : « C’est pour qui, Monsieur, sans indiscrétion ? » Je dis mon nom. — Est-ce que vous écrivez des articles ? J’en ai lu signés de ce nom-là. Et elle me cite une revue protestante et une revue littéraire auxquelles je collabore, en effet. — Vous avez ◀le▶ temps de lire beaucoup ? — Oh, on ◀le▶ prend. Comme nous ne voyons jamais personne… (En France, cela étonne.)
16 octobre 1934
Complexité des « Classes ». À quelle classe appartiennent ces deux femmes ? Je résume mes renseignements : famille paysanne, de tout temps. Vie laborieuse, peu ou point de gains depuis des années. Pas de relations. Leur niveau de culture, fort au-dessus de ◀la▶ moyenne, ne m’étonne guère, s’agissant de protestantes. Ce ne sont pas des bourgeoises, certes, et pourtant elles en sont encore à estimer que chômeur est synonyme de vagabond dangereux. Elles font partie des « travailleurs » et pourtant elles sont propriétaires. Je vois en elles un type très classique de Françaises : leur politesse mesurée, leur raison, leur énergie sérieuse, cette façon de ne pas se plaindre de son sort… Pourtant, il y en a peu de cette espèce, semble-t-il. On n’en parle jamais. Mais elles ne paraissent pas du tout se considérer comme un type social d’exception.
Combien y a-t-il de classes entre ◀la▶ bourgeoisie des villes et ◀le▶ prolétariat ? ◀L’▶opposition que veulent voir ◀les▶ marxistes entre bourgeois, ou maîtres, et prolétaires ou serviteurs, je ◀la▶ trouve fausse dans tous ◀les▶ cas concrets, dès que je sors des très grandes villes et de leur caricature de société. — Simard, ◀le▶ jardinier, est à demi métayer. Est-ce un prolétaire ? Il serait vexé qu’on ◀le▶ lui dise. Il s’estime fort au-dessus d’un mineur retraité, par exemple. ◀Les▶ instituteurs d’A… ? Ils sont du peuple. Oui, mais bourgeois par leur profession. Et ◀les▶ Calixte ? Prolétaires sans doute, mais d’une tout autre espèce, on dirait même d’une autre race que ◀les▶ métayers catholiques de ◀la▶ montagne qu’on voit venir à A… pour ◀le▶ marché. Et très conscients d’une supériorité qu’ils ne peuvent attribuer au rang social ni au salaire, c’est évident, mais seulement à leur religion.
En vérité, ce qui compte dans ce pays, c’est ◀la▶ religion — celle des ancêtres, tout au moins ! — ◀l’▶éducation et ◀le▶ métier. C’est cela qui crée des groupes, des couches, des différences et des affinités, au moins autant que ◀les▶ conditions économiques. On ne comprend rien à ◀la▶ réalité sociale de ce canton si ◀l’▶on fait abstraction de tout cela dont ◀le▶ marxisme, justement, se doit de ne pas tenir compte. Un communiste traitera ◀les▶ dames Turc de « koulaks » et tout sera dit.
◀Le▶ marxisme part de statistiques et de relations numériques (salaires, plus-value, profits). Il s’estime donc scientifique. Il ne part pas de ce que ◀les▶ hommes veulent être, ni de ◀la▶ conscience globale qu’ils ont de leur état (et c’est pourtant ◀le▶ principal, pratiquement et moralement, c’est ce qui règle ◀le▶ jeu des relations humaines et ◀les▶ opinions politiques). ◀Le▶ marxisme traite tout cela de nuances vaines, d’illusions, voire de « mystification ». Il part de ce que ◀les▶ hommes sont malgré eux, du point de vue abstrait et inhumain de ◀la▶ Statistique. Et il prétend fonder là-dessus non seulement des mesures techniques, ce qui serait parfaitement légitime, mais une morale, un art et une métaphysique ! Problème de ◀la▶ politique actuelle : sera-t-elle ◀l’▶affaire du meilleur statisticien, ou au contraire de ◀l’▶homme ◀le▶ plus humain ? Sera-t-elle fondée sur ◀la▶ réalité telle qu’elle est vécue et voulue par ◀les▶ hommes réels et concrets, ou bien sur ◀la▶ réalité telle qu’elle est chiffrable, inévitable, impersonnelle ?
2 novembre 1934
Minuit. J’ai terminé ◀la▶ tâche de ◀la▶ journée. Ma femme dort, dans ◀la▶ chambre dont je vois ◀la▶ porte entrebâillée. Une dernière bûche fume, il fait presque froid. Dans ce silence vide de ◀la▶ nuit campagnarde, me voici seul encore éveillé, ◀les▶ yeux bien ouverts, ◀l’▶esprit clair. Clarté d’un minuit solitaire, veillée trop lucide peut-être, puisque ◀le▶ monde n’y porte plus d’ombres. Je me souviens de ces nuits de Paris, pleines d’appels fugitifs, assourdis ; de ces veillées fiévreuses, assiégées. Est-ce que je ◀les▶ regrette ? Est-ce que ◀l’▶heure de ◀la▶ nuit où ◀l’▶on ne dort pas n’est pas toujours ◀l’▶heure des mauvaises nostalgies. ? Qui pourrait nous écrire une histoire des inventions de ◀l’▶insomnie ? Ne serait-ce pas tout simplement ◀l’▶histoire de ◀la▶ naissance de nos démons ? ◀La▶ nuit ne pose pas de questions immédiates. C’est pourquoi, dans cette heure suspendue, il vaut mieux cesser de penser. Que penserais-je, ici, d’humain, d’actif ? Ici où je suis sans prochain, à cette heure ou mes frères (?) ◀les▶ hommes sont plus éloignés que jamais ?
« ◀La▶ nuit est faite pour dormir », me disait un gardien de ◀l’▶ordre qui m’avait surpris sur ◀les▶ quais de ◀la▶ Seine, au plus profond d’une contemplation des eaux nocturnes. Ma police personnelle m’envoie aussi me coucher. Elle m’y contraint un peu… Quelle résistance absurde opposerais-je, quelle arrière-pensée rode ici ? ◀La▶ mauvaise habitude de penser « librement » ? ◀Le▶ goût des chimères précises ?
10 novembre 1934
Observations nouvelles sur ◀les▶ gens. — Je vais chez ◀les▶ Calixte. On nous a dit que ◀la▶ mère a ◀la▶ grippe. Je trouve à ◀la▶ cuisine ◀la▶ fille et une voisine. Elles se plaignent du froid. ◀Le▶ fourneau est rouge, mais ◀la▶ porte donne au nord-ouest, d’où vient ◀le▶ vent ◀le▶ plus glacial, depuis des siècles, et en tout cas depuis longtemps avant ◀la▶ construction de cette maison… On n’y avait pas pensé ? Je passe au fond, dans une chambre obscure mais qui me paraît propre et sobre. ◀La▶ mère Calixte est au lit, un gros édredon ramassé sur ◀le▶ ventre, ◀les▶ pieds découverts, un foulard noir sur ◀les▶ épaules, et je crois bien sa blouse noire aussi. Elle me dit qu’elle a été assez mal. On devait lui retirer son linge toutes ◀les▶ deux heures. Quand elle sortait sa main du lit, cela fumait. « Vous avez eu de ◀la▶ fièvre ! » Elle ne sait pas. Elle ne veut pas de médecin. Sa fille dit : « Elle ne voulait même plus toucher à ◀la▶ viande, pensez ! Il ne faut pas croire que ◀la▶ viande soit un si bon remède comme on ◀le▶ dit. Je lui ai fait du poulet, elle n’y avait pas goût. Alors j’ai pensé lui faire du bouillon de poulet, ça lui a fait de ◀l’▶avantage. Voyez ! Ce n’est pas vrai que ◀la▶ viande est si bonne pour ◀les▶ malades. »
Elle accepte de venir faire une lessive à ◀la▶ maison pour remplacer sa mère. Nous manquons de corde pour étendre ◀le▶ linge ; elle imagine de ◀le▶ mettre à sécher sur des buissons de ronce. Tous ◀les▶ mouchoirs sont plus ou moins déchirés quand on va ◀les▶ récolter. « Voyez-vous ! c’est qu’il a fait un vent cette nuit ! »
11 novembre 1934
D’une manière générale, ils ne sont pas conscients de porter ◀la▶ responsabilité des accidents qui leur arrivent. Cela peut agacer dans ◀le▶ détail. C’est assez sage dans ◀l’▶ensemble. Ils seraient moins pauvres, moins malades, etc., s’ils étaient plus « pratiques » comme on dit dans ◀la▶ bourgeoisie — où ◀l’▶on s’imagine bien à tort que ◀les▶ gens du peuple sont spécialement adroits de leurs mains, débrouillards et pleins de ressources mystérieuses. Mais ils seraient moins dignes aussi. Leur dignité est de subir sans se tourmenter. Ils ne se mettront jamais dans des états parce qu’ils ont cassé deux assiettes. ◀La▶ mère Calixte, qui casse tout ce que ◀l’▶on veut, a coutume de dire en constatant ◀le▶ mal : « Voyez-vous ! je croyais ◀la▶ tenir cette assiette ! » De telle manière qu’on entend bien que c’est ainsi de tout, et qu’on aurait grand tort de croire que rien au monde dépend de nous.
Ceci vaut pour ◀les▶ femmes, qui sont ◀la▶ part ◀la▶ plus civilisée de ◀la▶ population. Ce sont elles qui gagnent ce qu’il faut, elles qui travaillent, elles qui décident, elles qui lisent, elles qui vont à ◀l’▶église ou au temple, ou n’y vont pas, elles qui savent.
Pour ◀les▶ hommes, c’est tout autre chose. Ils sont éloquents et naïfs, revendicateurs et inefficaces. La plupart ne font rien, ou « travaillent ◀le▶ mazet », ce qui n’est rien. ◀Les▶ femmes vont à ◀la▶ filature — la dernière qui marche encore — et gagnent leurs 7 francs par jour. Pendant ce temps ◀les▶ hommes sont sur ◀la▶ place et protestent contre ◀le▶ gouvernement. Ce sont ◀les▶ radicaux et ◀les▶ socialistes. ◀Les▶ commerçants sont souvent réactionnaires et se mêlent peu à ceux de ◀la▶ place. Enfin ceux qui sont occupés par ◀l’▶imprimerie du journal local, par ◀les▶ garages ou à ◀la▶ Mairie, sont communistes et mènent ◀les▶ affaires du pays. Ils vont à toutes ◀les▶ conférences, prennent ◀la▶ parole au Cercle d’hommes, citent des livres sur ◀la▶ politique.
12 novembre 1934
J’ai relevé quelques chiffres dans un ouvrage sur A…, dû à ◀la▶ plume d’un de ses pasteurs à ◀la▶ retraite.
En 1570, ◀le▶ mûrier, importé de Chine, fait son apparition dans ◀le▶ Midi. État du pays en 1820 : douze filatures, deux fabriques de chapeaux, 5000 habitants, un commerce important de produits soyeux manufacturés. Lors de ◀la▶ dédicace du nouveau temple, en 1822, quinze mille protestants accourent de toute ◀la▶ contrée pour suivre des cérémonies dont leurs descendants parlent encore.
En 1900 : vingt filatures, 7000 habitants. Quinze cents personnes au temple chaque dimanche.
Je complète : vers 1900, ◀la▶ soie artificielle fait son apparition dans ◀la▶ vallée du Rhône. Fondation des grandes usines de ◀la▶ région lyonnaise. Apparition du grand capital.
État du pays en 1935 : Dix-sept filatures fermées. La dernière fournit encore du travail cinq jours par semaine à une centaine d’ouvrières, dont ◀le▶ salaire moyen est de 7 francs par jour. Faillite de la dernière bonnetterie, ces derniers jours. ◀Le▶ tiers des maisons est en ruines, — tout ◀le▶ centre. On croirait une ville bombardée, 2300 habitants. Cent personnes au culte. Dans ◀la▶ campagne environnante, une maison sur dix habitée.
Dès 1934, ◀la▶ soie japonaise a fait son apparition sur ◀le▶ marché lyonnais. Faillite de plusieurs des grosses entreprises de soie artificielle.
◀Le▶ cycle normal du progrès capitaliste est clos. Lyon a drainé toute ◀la▶ richesse indigène de ce département. Et cette richesse à son tour va reprendre ◀le▶ chemin de ◀l’▶Orient, d’où vint autrefois ◀le▶ mûrier.
Question : Que reste-t-il pour entreprendre ici une révolution constructive ?
21 novembre 1934
Leur langage. ◀La▶ mère Calixte devait faire notre lessive ◀la▶ semaine prochaine. Elle vient s’excuser : « Qui sait, Madame, j’aimerais d’aller à Alès, quelle jour ça vous préférerait ? » (En prononçant tous ◀les▶ e muets).
Simart, à propos de ◀la▶ récente baisse des salaires à ◀la▶ filature : « Je vous dis, c’est miraculeux ce qu’on leur donne ! Sept francs par jour ! » (Il voulait dire : scandaleux. Mais un miracle est un scandale, après tout. Tradition laïque.)
L’autre jour, dans ◀l’▶autocar, une femme dont j’ai cru comprendre qu’elle tient un petit hôtel à Saint-Jean-du-Gard, expliquait à sa voisine qui paraissait malade : « Tu demanderas bien un espécialiste, rappelle-toi ! Si tu oublies, tu n’auras qu’à te rappeler épicerie. »
Épicerie pour spécialiste, vous n’auriez jamais fait ce rapprochement ? Ce petit fait, si ◀l’▶on y réfléchit, résume un drame. Ce drame est celui du langage dans notre société présente. Et c’est encore une fois ◀le▶ drame de ◀la▶ culture. Qu’on ne croie pas que j’exagère. Je ne tire de ce fait, à vrai dire minuscule, qu’une évidence. ◀Les▶ mots que nous disons ou que nous écrivons, nous autres intellectuels, éveillent dans ◀l’▶esprit populaire des harmoniques que nous ne savons plus prévoir. Littéralement, ◀les▶ mots n’ont plus ◀le▶ même sens pour ◀le▶ peuple et pour ceux qui voudraient lui parler. ◀Le▶ petit exemple que je viens de citer, c’est une espèce de calembour qui ne joue que sur des sons. Mais il est clair que ◀le▶ sens des termes dont nous usons doit subir des métamorphoses non moins effarantes. Travail, liberté ou union, richesse et pauvreté, tous ces vocables dont nous pensions qu’ils exprimaient ◀les▶ lieux communs sur quoi repose, tacitement, ◀la▶ vie sociale, sont aujourd’hui vidés de leur signification à la fois symbolique et précise. Ils n’éveillent plus chez ◀l’▶homme du peuple ◀les▶ mêmes espoirs, ◀les▶ mêmes dégoûts, que chez nous. Leur résonance sentimentale est différente, et c’est pourquoi leur sens est différent, en dépit de ce que ◀l’▶on pourrait déduire, dans ◀le▶ fait, d’une discussion raisonnable, c’est-à-dire truquée, avec tel ou tel ouvrier.
On pensera que de tout temps ◀la▶ traduction du langage surveillé des écrivains dans ◀le▶ langage parlé du peuple fut affectée de malentendus de ce genre. Voire. ◀Le▶ peuple ne lisait pas, avant ◀l’▶école de Guizot. ◀Le▶ « public », c’était ◀la▶ noblesse, et ◀les▶ bourgeois imitant ◀la▶ noblesse. ◀Le▶ vrai peuple ◀les▶ comprenait dans ◀la▶ seule mesure de ◀l’▶utile. ◀L’▶Église faisait ◀le▶ trait d’union, ◀l’▶Église gardienne du sens concret des lieux communs.
Aujourd’hui ces données sont bouleversées. ◀L’▶instruction publique et ◀la▶ Presse répandent sinon ◀le▶ goût, du moins ◀la▶ pratique quotidienne de ◀la▶ lecture. ◀Le▶ public s’étend au hasard. Il ne constitue plus un corps limité, éduqué, instruit au sein des conventions communes. Un chacun peut en être, et juger comme il veut. ◀Le▶ droit de se tromper, et de tromper grâce au langage, est un des droits imprescriptibles que se trouve avoir décrété ◀la▶ Convention. Bref, il n’est plus de mesure commune : ni ◀l’▶Église, ni ◀la▶ Culture, ni ◀l’▶École qui prétend ◀les▶ remplacer, n’ont plus d’autorité sur ◀l’▶esprit de ◀la▶ lettre.
Aussi bien nous parlons au hasard, pour ne pas dire dans ◀le▶ vide (il vaudrait mieux que ce soit ◀le▶ vide, dans bien des cas), quels que soient nos efforts vers ◀la▶ rigueur et vers ◀l’▶adaptation de notre style à notre action.
On serait même tenté d’estimer que ◀la▶ plus grande rigueur entraîne ◀la▶ moindre efficacité, et ◀l’▶inverse.
Par où ◀l’▶on voit que ◀le▶ contraire de ◀la▶ « vie spirituelle », c’est « ◀le▶ public ». Cette vie spirituelle et ce public nous posent des exigences dont il faut admirer qu’elles soient aussi exactement contradictoires. Or, de ces deux antagonistes, c’est ◀l’▶esprit qui sera vaincu. Non point qu’il s’avilisse partout ni qu’il se laisse toujours persuader par ◀la▶ tentation du succès. Mais simplement on ne ◀l’▶entend plus, il n’agit plus. Ce qu’on « entend », c’est ◀l’▶absence de ◀l’▶esprit, c’est ◀l’▶appel aux instincts, aux intérêts urgents, presque toujours contraires, en fin de compte, aux intérêts réels…
1er décembre 1934
◀Le▶ pasteur m’a convoqué aux entretiens qu’il organise ◀le▶ samedi soir, dans une salle attenante au temple, pour ◀les▶ hommes de sa paroisse. « C’est ◀le▶ seul moyen de ◀les▶ avoir, me dit-il. Comme vous ◀l’▶aurez remarqué, il n’en vient qu’une dizaine au culte. C’est trop compromettant. Mais pour une causerie sur un sujet neutre, nous en avons toujours dans ◀les▶ 40 à 50. Et une fois qu’ils sont là, on peut parler de tout…
J’irai d’autant plus volontiers que, devant parler moi-même, dans quelques jours, au cercle d’hommes de St-J. j’ai besoin de prendre contact.
3 décembre 1934
Soirée au « Cercle d’hommes ». — Ils étaient en effet une quarantaine hier soir. Je suis entré comme ils achevaient de boire leur tasse de café au fond de ◀la▶ salle, dans un coin arrangé en cabinet de lecture. Journaux et illustrés, quelques livres sur ◀la▶ table. Puis on s’est assis sur des chaises alignées, pour entendre ◀le▶ « conférencier »27. J’ai reconnu deux facteurs, ◀le▶ libraire, ◀le▶ quincaillier, un adjoint de ◀la▶ mairie, quelques retraités qui « travaillent ◀le▶ mazet » dans nos parages, un ou deux cultivateurs, ◀les▶ trois instituteurs. ◀Le▶ pasteur a lu quelques passages de ◀l’▶Écriture. Après quoi ◀le▶ sujet a été introduit par l’un des instituteurs. Il s’agissait de « ◀l’▶histoire de notre département ».
◀La▶ discussion n’a vraiment démarré que lorsqu’on s’est mis à parler d’autre chose que du sujet, c’est-à-dire d’un peu tout : de ◀l’▶enseignement, des journaux, des traditions et anecdotes locales. Discussion n’est d’ailleurs pas ◀le▶ mot : c’étaient surtout des questions, des affirmations de partis pris ou des récits entremêlés d’allusions à des célébrités locales, provoquant chaque fois de gros rires. ◀L’▶homme du peuple — et je pense qu’il en va de même du bourgeois peu cultivé, et sans doute de tout ce qui n’est pas « intellectuel » — ne « discute » pas à proprement parler. Son langage en tout cas s’y prête mal, soit à cause de sa lenteur, soit à cause de ses répétitions pressées. Or cette lenteur et ces répétitions n’ont d’autre but que de laisser à ◀l’▶esprit ◀le▶ temps de se « figurer » ce qui est dit.
(C’est seulement de ◀la▶ langue des écrivains français qu’il est exact de dire, avec tous ◀les▶ manuels, qu’elle est une langue de discussion, parce que toujours elle vise à ◀la▶ formule décisive, et ne s’accorde ◀le▶ droit de dire chaque chose qu’une seule fois, de ◀la▶ façon ◀la▶ plus économique et ◀la▶ plus claire28. Or, cette langue d’échanges dialectiques rapides se trouve par là même inefficace sur ◀le▶ « peuple ». Elle manque de durée. Évitant méticuleusement ◀les▶ reprises, ◀les▶ retours, elle s’accorde très mal au rythme de ◀la▶ réflexion spontanée, qui est « péguyste » et non « classique ». Écrivains inutilisables dans ◀la▶ mesure où ils veulent être de bons écrivains français.)
— Que de bonne volonté chez ◀les▶ hommes de ce Cercle ! comme ils s’appliquent à comprendre, comme ils sont vifs et peu timides, camarades, malicieux et indulgents — leurs bons rires quand l’un ou l’autre dit une bêtise ou bafouille — et comme on a envie de leur expliquer des choses, amicalement ; de partager avec eux ce que ◀l’▶on sait ! Je pense aux auditoires bourgeois, à leurs airs entendus, à leurs vagues sourires, à leurs timidités et aux distances télescopiques que tout cela met entre celui qui parle et son public ! (◀Le▶ « conférencier » en tournée se présente comme un séducteur, c’est ◀la▶ loi du genre, et cela rend ◀les▶ échanges bien pauvres…)
Quand nous nous sommes levés pour sortir, ◀le▶ facteur ronflait, ◀le▶ front sur un dossier de chaise. Il s’est relevé, s’est frotté ◀les▶ yeux, est sorti tout tranquillement. J’ai parlé avec plusieurs jeunes gens. Quelles opinions politiques, dans ce cercle ? — Il y a de tout. ◀Le▶ quincaillier est royaliste, un des instituteurs est objecteur de conscience, la plupart sont radicaux ou socialistes. Il vient aussi des communistes, de temps à autre. Il paraît que ça chauffe certains soirs. Mais ◀le▶ pasteur préside et on ◀le▶ respecte : 40 ans ; genre ancien combattant ; « très large », dit-on. Et « il cause bien ».
16 décembre 1934
À N… ◀la▶ mairie est tout entière communiste. Ceux des habitants qui ne ◀le▶ sont pas ne savent pas trop ce qu’ils sont, à part ◀les▶ châtelains. Ils votent radical ou socialiste, et se font battre à plate couture, régulièrement. Mais faut-il donc penser que ◀les▶ communistes, eux, savent pourquoi ils ◀le▶ sont, et connaissent ◀le▶ marxisme ? On m’avait dit : ce n’est pas cela du tout, vous verrez. Être communiste dans ce pays, c’est tout simplement être à gauche, ◀le▶ plus à gauche possible.
S’il en est bien ainsi, me dis-je, on peut redouter que ces hommes ne sachent pas faire ◀la▶ distinction entre ◀le▶ marxisme et ◀l’▶anarchie. D’autre part, sauront-ils s’opposer au dictateur qui se présentera un jour comme ◀l’▶homme de gauche à poigne ?
J’ai questionné à ce sujet quelqu’un qui connaît bien son monde. ◀La▶ vie même de cet homme consiste en effet à connaître intimement ◀le▶ plus grand nombre de familles de N., leurs circonstances matérielles, leurs difficultés morales, leurs traditions et leurs rancunes — c’est souvent ◀la▶ même chose — leurs idées sur ◀la▶ vie, sur ◀la▶ mort, sur ◀le▶ mariage. Et quand je dis que sa vie consiste à connaître ces choses, il faut prendre ◀le▶ mot dans ◀le▶ sens ◀le▶ plus actif : car ◀l’▶homme dont je parle n’est pas un enquêteur, simple curieux ou spectateur. C’est bien plutôt un conseiller, un donneur d’aide morale et parfois matérielle, quelqu’un qui est responsable de connaître ces gens mieux qu’ils ne se connaissent eux-mêmes, quelqu’un qui a pour mission de leur enseigner ◀le▶ sens dernier des circonstances de leur vie. C’est ◀le▶ pasteur.
Sa paroisse comprend ◀les▶ villages de N. et de V. où il habite. V., c’est un vieux nid d’aigle, une pierraille couronnant des hauteurs ventées. ◀Les▶ rues sont étroites et caillouteuses, pleines d’odeurs dès que ◀le▶ vent cesse de ◀les▶ balayer. Nous sommes installés au presbytère sur une galerie d’où ◀l’▶on domine un ample paysage horizontal. ◀La▶ plaine est à nos pieds, des Cévennes grises au nord jusqu’à ◀l’▶horizon des collines vers Uzès, où quelques ruines de castels et quelques cheminées d’usines grattent ◀le▶ bas d’un grand ciel jaune. On distingue à peine ◀le▶ village de N. parmi ◀les▶ rangées de peupliers : il faut suivre des yeux ◀la▶ route noire pour découvrir enfin ◀l’▶amas brunâtre des maisons au-dessous d’une tache blanche dans un pré, qui est ◀le▶ château. Joie de voir un pays dans son ensemble, dans son unité naturelle et ancienne. Une même patine de crépuscule réunit ◀les▶ champs, ◀les▶ arbres, ◀les▶ maisons. Dans ces maisons, il y a donc des communistes. Je demande au pasteur ce que c’est que ces communistes.
— Voilà. Que vous dire de gens que je connais si bien ? C’est difficile de ◀les▶ classer et je n’aime pas beaucoup ça… Il y en a de toutes sortes, bien sûr, et plus on ◀les▶ voit de près…
— Je comprends qu’il soit difficile de parler en général de ses paroissiens. Mais s’ils sont communistes, ils ne doivent tout de même pas faire partie de votre église, pratiquement ?
— C’est-à-dire, oui et non.
— Enfin, viennent-ils au temple ◀le▶ dimanche ?
— Ça non. D’ailleurs, communistes ou pas, ◀les▶ hommes d’ici ne viennent guère au culte. Ce n’est pas ◀l’▶envie qui manque, mais ils ont peur. C’est toujours ◀la▶ question de ◀la▶ place à traverser.
— ???
— Oui, vous savez que nos temples du Midi sont construits en général sur ◀la▶ place du village. En face ou à côté, il y a ◀les▶ cafés, ◀les▶ terrasses sous ◀les▶ platanes, et ◀le▶ dimanche matin, ◀les▶ hommes y vont boire leur pastis. Si ◀l’▶on va au culte, il faut défiler devant ◀les▶ terrasses, c’est gênant. Un homme me disait l’autre jour : Ah, monsieur ◀le▶ pasteur, si on pouvait entrer par-derrière, par ◀la▶ porte de ◀la▶ sacristie, on viendrait bien ! Mais on est lâches !
— Et chez eux, ◀les▶ voyez-vous ? Pouvez-vous discuter avec eux ?
— Guère. Là encore, ce sont surtout ◀les▶ femmes qu’on voit. Eux sont au travail, ou au café.
— Pourquoi n’iriez-vous pas au café avec eux ?
— C’est difficile ! Moi, ça ne me gênerait pas. Mais eux on ◀les▶ étonnerait, et surtout ils y sont entre eux. Je n’ai aucune envie d’aller faire ◀l’▶intrus ou ◀le▶ bon apôtre. Si c’était possible, ce serait épatant, je ne dis pas. Mais pratiquement, je vous assure, c’est difficile.
— Ils ont un uniforme. C’est classé. On ◀les▶ connaît…
— Alors, quand ◀les▶ voyez-vous ?
— Surtout à ◀l’▶occasion des conférences que j’organise. Vous avez déjà parlé dans des cercles d’hommes. Vous voyez ◀le▶ genre.
— Et ◀les▶ communistes y viennent ?
— Bien sûr, ◀le▶ maire en tête. Et ils discutent, et même très bien. Je me rappelle par exemple une discussion sur ◀l’▶incroyance. ◀L’▶orateur avait dit que ◀la▶ différence entre ◀les▶ chrétiens et ◀les▶ incroyants, ce n’est que pas ◀les▶ chrétiens se conduisent mieux que ◀les▶ autres, mais c’est qu’ils se confient en Dieu, et qu’ils attendent tous ◀les▶ ordres de lui. À ◀la▶ fin, un des communistes se lève et résume ◀le▶ débat : « En somme, dit-il, si nous ne croyons pas en Dieu, nous autres, ce serait que nous sommes trop orgueilleux ? »
En général, on peut dire que ◀les▶ communistes sont ◀les▶ plus intelligents du village. Ce sont eux, et eux seuls, qui proposent des réformes pratiques, qui demandent qu’on installe ◀l’▶eau et ◀l’▶électricité dans ◀les▶ maisons, etc. C’est ◀l’▶élément réveillé et entreprenant de ◀la▶ population.
— Mais savent-ils ce que c’est, ◀le▶ marxisme ?
— Ils essaient ; peut-être plus qu’on ne croirait. J’en connais plusieurs qui lisent des brochures de vulgarisation de ◀la▶ doctrine. Ils me posent quelquefois des questions. Mais ce n’est pas par ◀la▶ lecture qu’ils viennent au parti. ◀L’▶affaire, pour eux, c’est d’abord de se grouper afin d’entreprendre quelque chose, de résister aux gros propriétaires qui tiennent ◀la▶ région, et de leur imposer des mesures de progrès, de bon sens…
— Au point de vue des classes, d’où viennent-ils ?
— Pour la plupart — tous ◀les▶ chefs en tous cas —, ce sont de petits propriétaires ou des ouvriers travaillant à leur compte.
— En somme, vous vous entendez bien avec eux ?
— Ils savent que je suis de leur côté, en gros, dans ◀les▶ questions locales où il faut prendre position. Quant à ◀la▶ doctrine, c’est difficile à discuter, d’abord parce qu’ils ◀la▶ connaissent mal, ensuite et surtout parce qu’elle ne joue pratiquement aucun rôle dans leur action, et qu’elle n’a rien changé à leur croyance ou plutôt à leur incroyance. Tout de même, on se dit souvent que ces hommes mériteraient mieux que ce qu’on leur donne, en fait de doctrine. En réalité, ils ne sont pas plus marxistes que moi. Ils veulent avant tout vivre et travailler raisonnablement. Mais rien ne se présente pour ◀les▶ soutenir. Ils vont au parti communiste parce qu’il n’y a rien d’autre et personne d’autre… Ce seraient souvent ◀les▶ meilleures têtes du pays, et on ◀les▶ laisse devenir ◀les▶ « mauvaises têtes ».
17 décembre 1934
◀Le▶ grand tort des chrétiens, c’est qu’ils prennent au sérieux ◀l’▶incroyance de leurs contemporains. Au fond, ils en ont peur. Or ils devraient n’avoir peur que de Dieu, et des vocations bouleversantes qu’il arrive que Dieu nous adresse. C’est un comique profond, lugubre et déprimant que celui du chrétien honteux, honteux d’une foi qu’il n’a pas ! Car s’il ◀l’▶avait, il n’aurait plus de honte à ◀la▶ confesser devant ◀les▶ hommes ; et s’il a honte, c’est qu’il ne craint pas Dieu, mais qu’il croit au jugement des incroyants, tout en s’imaginant qu’il n’est pas un des leurs…
Je voudrais définir ◀le▶ croyant véritable : celui qui sait qu’il ne croit pas aux dieux du monde, et qui ◀le▶ prouve. Comment ◀le▶ prouve-t-il ? Tout simplement en témoignant, en annonçant aux hommes ◀la▶ vérité et ◀le▶ chemin. Point n’est besoin d’actions extraordinaires, surhumaines : se rire des dieux du monde est assez héroïque, dans notre monde, pour qu’il soit vain de chercher mieux.
12 janvier 1935
Ces cochons-là ! — Simard ◀le▶ jardinier s’est fait une forte entaille au doigt en travaillant. Ce gros homme, violacé d’ordinaire, en est tout pâle. Je vais discuter ◀le▶ coup avec lui pour ◀le▶ ravigoter. C’est un de ces Méridionaux qui ne connaît pas de meilleur remède que ◀la▶ parlotte. Tout de suite, c’est ◀la▶ question des assurances qu’il aborde avec autorité, tout en tenant son doigt blessé droit en ◀l’▶air, dans une attitude doctorale.
◀La▶ question des assurances est une question complexe, comme toutes ◀les▶ questions capitales. ◀Les▶ gens d’ici ne gagnent presque rien. (Lui, par exemple, si je ◀l’▶en crois, n’a guère vendu depuis un mois que pour 50 francs de légumes. Or ◀la▶ vente des produits de son jardin est son seul moyen de gagner). Carré sur son tabouret de cuisine, ◀le▶ doigt en ◀l’▶air, il passe en revue ◀les▶ compagnies d’assurances — et analogues — avec lesquelles il est en compte. Je dis compagnies d’assurances, mais lui ◀les▶ nomme plus couramment « ces cochons-là ». Ces cochons-là sont donc au nombre de sept ou huit. Il en totalise sept pour son compte, et sa dame fait ◀le▶ petit appoint. Elle s’est « coupé » ◀la▶ jambe, cela fait bien cinq ans déjà, et « touche » pour cette jambe cassée et d’ailleurs dûment guérie, 20 sous par jour. Au dernier examen médical, ces cochons-là ont déclaré que tout allait bien, c’est-à-dire qu’ils « ◀l’▶ont diminuée à 17 sous par jour ». Pour se venger, il leur a retiré son assurance à lui, et ◀l’▶a passée à d’autres. Il reste par bonheur : ◀les▶ assurances sociales, vie, décès, « avec doublage », vieillesse, accidents du travail, incendie et une histoire très compliquée de capitalisation-loterie, qui ◀l’▶excite particulièrement. Tout cela rend plus ou moins. Dans certains cas, bien entendu, il s’agit même d’y aller de sa poche. Enfin, on obtient tout de même quelque chose, mais bou Diou ! ça demande du raisonnement. Par exemple, il a écrit au ministre — au ministre du Travail — pour avoir une pension de 5000 francs pour son beau-frère. « Ce cochon-là » n’a pas répondu, et pourtant ◀la▶ lettre était recommandée. Alors il a été voir « une personne encore plus compétente » que lui Simard, et cette personne lui a conseillé d’écrire une nouvelle lettre recommandée « à ◀la▶ charge du destinataire ». Eh bien, qu’est-ce que vous croyez ? Réponse dans ◀les▶ quatre jours ! ah, ils sont comme ça ! Mais voilà que ◀la▶ personne compétente lui dit : « Ce cochon-là t’a refait de 299 francs, consulte voir ◀le▶ barème ! » Il a fallu récrire deux fois pour obtenir gain de cause. Et tout ça lui a bien coûté 50 francs. Autrement, vous savez ce qui se passe, ◀les▶ employés là-bas, au ministère, ils mettent ◀l’▶argent dans leur poche.
— Tous ◀les▶ mas et mazets des environs sont habités par des retraités, des pensionnés, des assurés qui vivent dans ◀la▶ rouspétance contre ces « cochons-là » et dans la crainte de ◀la▶ vieillesse. On travaille pour ne rien gagner, à cause de ◀la▶ mévente croissante, on vit sur ◀le▶ dos de ◀l’▶État, on suit des enterrements, on se brouille avec ses enfants pour des questions d’argent, on ne croit plus ni à Dieu ni à diable et à peine à ◀la▶ politique, ◀l’▶hiver est « pourri », ◀la▶ « pulmonie » fait des ravages, et ces cochons-là vous diminuent.
Simard m’explique encore que ◀les▶ gens s’en vont d’ici pour travailler à ◀la▶ ville. C’est comme partout. Bon. Alors ◀les▶ catholiques descendent de ◀la▶ montagne et viennent prendre ◀la▶ place. « On ◀les▶ appelle ici ◀les▶ illettrés. Ça veut dire que c’est des gens arriérés, quoi. Ils n’ont pas ◀l’▶instruction comme nous autres. »
Arriérés, illettrés. Je n’en suis plus au temps où j’approuvais certains « Éloges de ◀l’▶ignorance » plus sentimentaux d’ailleurs que machiavéliques. Je sais que ◀l’▶ignorance — oui, au sens de ◀l’▶école primaire — est un mal qu’il faudrait guérir. Mais je ne puis m’empêcher de penser que ces « illettrés » sont peut-être moins bas que ces « assurés ». Ce peuple à ◀la▶ retraite qui meurt en rouspétant contre ◀les▶ bureaucrates ne sait plus bien ce qu’il craint davantage : de ◀la▶ vie qui ne rapporte plus, ou de ◀la▶ mort qui rapporte « en doublage »…
20 janvier 1935
Superstition. — C’est de Casanova que Ligne écrit : « Il ne croit à rien excepté ce qui est ◀le▶ moins croyable, étant superstitieux sur tout plein d’objets. »
Malchance affreuse du peuple français : il n’échappe aux jésuites que pour tomber dans ◀le▶ fétichisme : ◀le▶ franc sacré, ◀les▶ idées à majuscules, toucher du bois, ◀la▶ bouteille de champagne brisée contre ◀la▶ coque des bateaux neufs, etc.
Un geste résume toute ◀la▶ situation : c’est celui du coiffeur fameux, premier gagnant de ◀la▶ Loterie nationale, s’inclinant sur ◀la▶ tombe du Soldat inconnu. Juste hommage au collègue, au gagnant d’une autre loterie ! Toute ◀la▶ grande presse en a parlé. Personne ne rit. Léon Bloy rugit dans sa tombe.
3 février 1935
Déclassé. — ◀L’▶intellectuel ◀l’▶est toujours. C’est qu’il est d’une classe particulière, dispersée comme ◀les▶ Juifs ◀le▶ sont chez ◀les▶ gentils. Pourquoi ne ◀l’▶ai-je compris vraiment qu’à ◀la▶ faveur de ce chômage ? C’est qu’il m’a fallu m’éloigner de cette ambiance bourgeoise où ◀l’▶on a convenu de cacher cela — de cacher ce fait que ◀l’▶intellectuel en tant que tel est un hors-classe, un être à part, auquel on ne croit pas. (D’où sans doute ◀l’▶angoisse qui pousse tant d’écrivains à gagner de ◀l’▶argent, à entrer à ◀l’▶Académie, voire à jouer un rôle politique : pour faire figure, pour acquérir une situation bien définie dans ◀le▶ corps social). Nous sommes méprisés dans ◀la▶ mesure où nous sommes intellectuels, et acceptés — ou utilisés — dans ◀la▶ mesure où nous réussissons à nous faire passer pour des bourgeois ou des défenseurs du prolétariat.
17 février 1935
Cercle d’hommes. — Hier soir ◀le▶ sujet de ◀l’▶entretien était ◀le▶ problème de ◀l’▶autorité. ◀La▶ discussion dévia bientôt vers ◀le▶ fascisme. Un beau chaos de partis pris, d’erreurs de faits et de formules électorales ! Je demandai ◀la▶ parole pour expliquer, ◀le▶ plus simplement que je pus, que ◀le▶ problème fasciste est un problème avant tout national ; qu’il s’est posé en Italie dans des termes particuliers à ce pays, et qu’en tout cas il ne peut pas se poser de ◀la▶ même façon en France. Je conclus que ◀la▶ seule manière de prévenir utilement un fascisme, ce n’était pas de condamner ◀les▶ Italiens et leurs admirateurs français, position négative, paresseuse, et donc faible, mais d’essayer de résoudre « à ◀la▶ française » ◀le▶ problème de ◀l’▶autorité, tel que ◀le▶ posent cinquante années de démocratie parlementaire, et toute une tradition de libertés. Bref, un petit sermon élémentaire sur ◀le▶ thème « liberté oblige ».
Au sortir de ◀la▶ réunion, je surprends cette phrase d’un homme, dans ◀la▶ cour, tandis qu’il donne du feu à son copain : Pour moi, c’est un fasciste !
Toutes nos confusions politiques résumées dans cette petite phrase ! Je me dis : c’est bien ma faute. J’ai de nouveau parlé en intellectuel. En homme qui veut savoir pour quelles raisons il prend ou ne prend point parti. Mais ◀l’▶électeur veut qu’on soit pour ou contre, et il se méfie par principe de celui qui distingue et nuance. On ne tiendra jamais assez compte de cette opposition fondamentale.
Peut-être ferais-je bien, à ◀l’▶avenir, si j’écris quelque chose sur ◀le▶ fascisme ou sur ◀les▶ soviets, de mettre en épigraphe à mon article : Je suis contre. Sinon, pour peu que ◀l’▶article expose ◀le▶ pour et ◀le▶ contre, quelle que soit d’ailleurs ma conclusion, on me classera fasciste ou communiste.
Et pourtant, ◀la▶ mission de ◀l’▶écrivain n’est-elle pas justement d’éduquer ◀le▶ lecteur, j’entends de ◀l’▶amener à réfléchir sur ◀les▶ raisons de ses partis pris ?
Mars 1935 (à Marseille)
J’ai parlé à R. de mon projet de publier sous ◀le▶ titre de Journal d’un intellectuel en chômage , ces pages que je suis en train de rédiger à temps perdu. Il est assez sceptique sur ◀le▶ résultat de cette entreprise. Pour des raisons que je devine plus sentimentales que ◀les▶ arguments qu’il m’oppose…
— Tout ce que ◀le▶ lecteur demande, c’est qu’on lui raconte une histoire, me dit R. — Mais si je raconte mon histoire ? — ◀Le▶ lecteur veut des histoires inventées. — Mais si je lui dis que j’invente mon histoire ? — Il ne vous croira pas, vous ne savez pas mentir. — Mais pourquoi n’aime-t-on pas ce qui est vrai ? — Parce que c’est gênant. Cela oblige à conclure, une histoire vraie. Cela vous met en question, cela vous invite à comparer ◀les▶ situations… À cause de ◀la▶ solidarité humaine, probablement.
— (Voilà pourquoi ◀l’▶on trouvera sans doute, indiscret, de ma part, ce journal. Un tel jugement ne serait pas très franc, d’ailleurs. ◀L’▶indiscrétion, en soi, ne gêne pas beaucoup de gens, au contraire. Ce qui gêne, c’est plutôt ◀la▶ vérité telle quelle, surtout ◀la▶ vérité sur une situation matérielle. Il est entendu qu’on ne doit pas parler de « questions matérielles » dans une société distinguée. Vous me direz qu’on ne parle guère que de cela. Oui, mais d’une façon générale, non pas personnelle. Seulement, il se trouve que mon propos, précisément, est de montrer, entre autres, ◀la▶ décadence de ce tabou. Je trouve moins indiscret de parler en public de ma pauvreté — qui ne me gêne pas moralement — moins indiscret de parler d’argent que de parler, comme tant d’autres, de mes amours, en donnant toutes ◀les▶ précisions qu’un collégien puisse désirer.)
R. me disait aussi : En somme, vous n’êtes pas un vrai chômeur, puisque vous avez ◀la▶ possibilité de travailler. — Je me suis fait moi-même cette objection. Il est clair qu’un intellectuel aura toujours ◀la▶ possibilité de travailler, pour autant que son vrai travail est de penser. Mais je ◀l’▶appelle chômeur, faute d’autre terme, s’il n’a plus ◀la▶ possibilité de s’assurer un gagne-pain régulier par son travail, s’il n’a plus d’emploi, et ne sait plus de quoi sera fait ◀le▶ lendemain. — Admettez que cela ne vous empêche pas de vivre assez bien, à votre idée. Vous avez l’air très satisfait de votre situation. Ce n’est fichtre pas ◀le▶ cas des vrais chômeurs ! — Ah, c’est vrai, je suis bien content, malgré tout. — Alors, vous n’êtes donc pas un vrai chômeur. — Mais je ne tiens pas du tout à être un « vrai chômeur », je vous ◀l’▶assure ! D’ailleurs j’ai déjà dit que cela me serait pratiquement impossible, sauf gâtisme précoce. Ce n’est pas un mal, je pense, si je suis heureux, bien que sans ressources. Mais d’autre part, est-ce que ◀le▶ fait que je suis heureux suffit à me nourrir et à me vêtir ? Vous n’avez qu’à regarder ◀la▶ frange de mon pantalon. Ce n’est pas avec ça que je pourrais faire une carrière dans ◀le▶ monde, à supposer que ◀l’▶envie m’en prenne. Tout ce que je compte dire dans mon journal, c’est qu’on peut être très content d’un sort matériel très médiocre. Ce n’est pas nouveau. Et il faut bien reconnaître que ce n’est pas aussi romantique et excitant que mon titre pourrait ◀le▶ faire croire. ◀L’▶intéressant à mon point de vue, c’est de montrer une fois que c’est vrai, et de montrer comment c’est vrai, dans ◀le▶ détail…
Cette conversation avec R. m’a rendu attentif à un fait qui m’apparaît soudain fondamental ; c’est ◀l’▶affectivité quasi insupportable qui s’attache aujourd’hui à ◀l’▶argent, et qui se mêle en particulier à tout échange d’idées sur ◀la▶ richesse, ◀la▶ pauvreté ou ◀le▶ chômage. Mélange extraordinairement irritable de mauvaise conscience, de désir, de peur, de préjugés, de revendications secrètes, de jalousie, de snobisme antibourgeois ou prolétarien, de méfiances politiques, d’arrière-sentiments religieux, de rancunes, de souvenirs… On ne peut guère imaginer d’imbroglio passionnel plus idéalement favorable à ◀l’▶apparition de délires subits de ◀la▶ pensée ou des sentiments. Aigreur et nervosité qui révèlent surtout un refoulement séculaire de ces questions. Plusieurs générations de bourgeoisie, et ◀la▶ crise de cette bourgeoisie ont accouché d’un des plus beaux complexes que ◀le▶ diable ait jamais pu concevoir pour dresser ◀les▶ humains ◀les▶ uns contre ◀les▶ autres. Et qui, ou quoi, pourrait nous en guérir ? — Commençons par nous avouer, passons outre à nos vieilles pudeurs : c’est ◀le▶ début de ◀la▶ cure. Ensuite il faudra essayer de réviser nos préjugés en fonction du vrai but de notre vie, de nous refaire une hiérarchie éthique, et de rendre ainsi à ◀l’▶argent son rôle mineur de moyen, d’impur et simple moyen…
31 mars 1935
Place aux vieux ! — Je lis dans un journal socialiste du Midi, sous ◀la▶ rubrique « ◀La▶ vie régionale », qui chaque jour m’apporte d’inénarrables sujets de méditation, ◀le▶ petit communiqué que voici :
Bouillargues. — ◀Les▶ « exclus » vieux travailleurs.
Demain dimanche, à 10 heures, sera donnée une conférence au profit des vieux, hommes et femmes, âgés de 60 ans au mois de juillet 1930 29 . Tous ceux qui ne bénéficient pas de ◀la▶ loi des assurances sociales ont intérêt à assister à ◀la▶ conférence. ◀L’▶organisation lutte afin de faire accorder une retraite aux vieux. Unissez-vous, activez ◀la▶ propagande afin que satisfaction soit donnée aux légitimes revendications des vieux !
« ◀L’▶organisation lutte… Unissez-vous ! Activez ◀la▶ propagande ! » Ô merveille du pathos révolutionnaire ! ô gloire de ◀la▶ phraséologie marxiste ! Ô triomphe des mots d’ordre sur ◀l’▶inertie des masses, ◀l’▶égoïsme des petits bourgeois, ◀l’▶obscurantisme clérical — ◀la▶ conférence est à 10 heures, dimanche matin… — et ◀les▶ oligarchies réactionnaires ! Ô liberté, égalité, fraternité, Déclaration des droits de l’homme ! Il est venu, il est venu ◀le▶ jour que ◀la▶ Volonté populaire appelait de tous ses espoirs ! Mais que dis-je ◀le▶ jour ! C’est ◀l’▶heure même qui va sonner : demain dimanche, sur ◀le▶ coup de dix heures, ◀le▶ grand mot qui résume cent années d’efforts, de luttes, de sacrifices et d’éloquence, de pensée libre, de raison cartésienne, de soif de Justice et de passion libertaire, ce grand mot sera prononcé, proclamé, acclamé par ◀les▶ travailleurs de Bouillargues, prouvant à ◀la▶ face du monde que nos militants héroïques n’ont pas perdu leur peine depuis 89 ! Oui, dis-je, ce symbolique mot d’ordre sera donné comme un soufflet à ◀la▶ Réaction insolente : « Place aux Vieux ! »
— On se demande s’il est au monde un seul pays, hormis ◀la▶ France, où cette phrase soit possible. Où ◀les▶ partis qui se disent « avancés » osent ◀le▶ proposer comme objectif de « lutte ». Où ◀la▶ publication d’un communiqué de ce genre ne soit pas accueillie par une traînée de rigolade irrépressible dans toutes ◀les▶ couches de ◀la▶ population, « laborieuse » ou « réactionnaire ». À ◀la▶ prochaine enquête sur ◀l’▶état politique de ◀la▶ France, je me promets de répondre par cette simple déclaration : « ◀La▶ France est un pays comblé qui a résolu tous ◀les▶ problèmes économiques urgents. ◀La▶ preuve en est fournie par ces phrases cueillies dans un journal révolutionnaire : ‟◀L’▶organisation lutte afin de faire accorder une retraite aux vieux. Unissez-vous, activez ◀la▶ propagande, afin que satisfaction soit donnée aux légitimes revendications des vieux !” Quand on en est à cela, dans ◀les▶ partis d’extrême gauche, c’est que ◀l’▶état social est à peu près paradisiaque. » J’ajouterais peut-être ceci : « En tout cas, tout péril fasciste est écarté d’emblée pour une nation qui dévoue tous ses enthousiasmes aux soins que réclame ◀la▶ vieillesse. Notre opinion publique, à en croire ◀les▶ journaux, est actuellement dominée par ◀le▶ souci des élections académiques et des retraites aux sexagénaires. N’est-ce pas beau, rassurant, émouvant, dans une Europe que ◀l’▶on croyait en proie aux brutales jeunesses bottées ? »
25 avril 1935
Communisme. — Dans ◀la▶ petite librairie grande ouverte sur ◀la▶ rue principale, je parcours, comme chaque jour, la plupart des journaux parisiens et méridionaux. Un vieux bonhomme au nez violacé traîne ses pantoufles par ◀la▶ boutique et grogne sans arrêt. Il interpelle assez grossièrement ◀la▶ patronne qui ne répond pas. C’est un habitué, il est comme ça. Il faut ◀le▶ laisser frapper ◀le▶ sol de sa canne et redresser sa casquette pour ponctuer ses raisonnements d’alcoolique.
Entre un homme maigre, casquette et veste de toile bleue proprette, visage nerveux et intelligent. — Vous avez mon Huma ? — Bou die ! je ◀les▶ ai toutes vendues, Monsieur Dumas ! (C’est jour de foire). — Allons, tant mieux, fait ◀l’▶homme. Et si des fois on vous en demande de trop, vous n’avez qu’à donner la mienne, vous savez. Plus on ◀la▶ lit…
Ce généreux apôtre de ◀la▶ cause va sortir, lorsque ◀le▶ vieux gâteux ◀l’▶arrête sur ◀le▶ seuil. « Et alors, mon bon, c’est toi qu’on va mettre à ◀la▶ mairie ? » ◀L’▶homme au visage maigre fait un geste réticent. ◀Le▶ vieux ◀le▶ tient par ◀la▶ manche et lui martèle de sa canne ◀le▶ bout des souliers : « Tu m’entends ? Nous ôtres, nous allons vous passer à tabaque, toute ◀la▶ bande ! — Oh ! dit ◀l’▶homme, si vous y arrivez, c’est bien votre droit ! — Notre droit ? Peuchère, c’est notre devoir ! (Il glousse d’un air malin). — On sait bien, dit ◀le▶ communiste, que vous avez toujours soutenu ◀les▶ gros qui pressent ◀les▶ petits ! — ◀Les▶ gros ! mon bon. Mais c’est donc vous, qui nous pressez toute notre argent, depuis quatre ans que vous ◀l’▶avez, ◀le▶ pouvoir ! » L’autre se dégage et s’en va, un peu triste, ou peut-être gêné.
Entre ces deux hommes, je n’hésite pas : je vote pour ◀le▶ communiste. C’est un Méridional du type sérieux, un de ces hommes qui pourraient sauver sa région de ◀la▶ totale décrépitude où ◀l’▶ont laissée ◀les▶ radicaux et ◀les▶ créatures de Bouisson, dont mon alcoolique fait partie. Voilà ◀l’▶aspect local et personnel de ◀la▶ question, sur le plan des prochaines élections municipales.
Mais il y a bien d’autres aspects. Ces deux hommes sont du même niveau social, sans doute parents, de mœurs et de langage pareils. S’ils s’opposent, c’est que l’un est avare et légèrement maboul, l’autre énergique et assez sensé. Simple question de tempérament. Peut-être aussi ◀le▶ communiste n’est-il pas encore parvenu à « mettre de côté » autant qu’il ◀le▶ voudrait. Mais ce n’est pas sûr. Je sais bien une douzaine de ses camarades qui comptent parmi ◀les▶ mieux rentés de ce pays. Faut-il donc penser que ◀les▶ partis expriment tout simplement des attitudes morales différentes ? Ce serait nouveau…
Il y a au fond tout autre chose.
C’est moi qui avais acheté, innocemment, le dernier numéro de ◀l’▶Huma. De ◀la▶ haine et encore de ◀la▶ haine, quelques mensonges grossiers, ◀le▶ truquage habituel des titres, une sauce aigre où nagent de grandes vérités brutales, toujours bonnes à dire, mais mal dites. J’accepte à ◀la▶ rigueur cette division du monde en gros et en petits, si c’est ◀le▶ seul moyen pratique de faire valoir ◀les▶ droits élémentaires d’une partie de ◀la▶ population. Mais quelle trahison des « petits » représente alors ce journal ! Leur seule force contre ◀les▶ capitalistes et surtout contre leurs suppôts, ces retraités radicaux ou socialistes, ce serait d’être ◀le▶ parti de ◀la▶ vérité et du bon sens. Ils auraient avec eux tous ◀les▶ hommes — bourgeois ou intellectuels — qui détestent ◀la▶ politique et ◀la▶ combine électorale. Au lieu de quoi on pervertit ◀les▶ révoltes ◀les▶ mieux justifiées, on ◀les▶ étourdit de mensonges, on ◀les▶ abreuve d’une prose abstraite, brutale — eux qui ◀le▶ sont si peu ! — et si possible, plus médiocre que celle des grands journaux d’information. On leur impose une mystique confectionnée à ◀l’▶usage des moujiks… Quel est ◀l’▶homme sain qui oserait affirmer que ce quotidien lamentable, hérissé de clichés hargneux, travaille pour ◀le▶ bien de ses lecteurs ? Si ◀l’▶on prend au sérieux ◀le▶ sort qui est fait aux ouvriers — ce n’est pas ◀le▶ cas des intellectuels qui « adhèrent » aux disciplines staliniennes en haine d’une société qu’ils sont ◀les▶ seuls à croire encore « chrétienne » — il faut bien dire que ◀le▶ parti communiste est une sinistre trahison des pauvres hommes. Beaucoup, je ◀le▶ sais, résistent à ◀l’▶intoxication, mais cela prouve simplement, une fois de plus, que ◀l’▶homme du peuple ne comprend pas profondément ce qu’on lui donne à lire ou à entendre. Il comprend sa situation, et ne voit pas que son journal est sans rapport réel avec cette situation.
Mais ◀les▶ intellectuels, dont ◀le▶ métier est de comprendre, dont ◀le▶ métier est de vouloir ◀la▶ vérité, dont ◀la▶ seule dignité est d’avoir foi dans ◀le▶ pouvoir d’une pensée droite, — on se demande par quelle rancune vaguement démoniaque, et surtout vaine, ils en viennent à s’imaginer qu’ils défendent eux aussi ◀les▶ « petits » en défendant ces exploiteurs de ◀la▶ bassesse et du mensonge en service commandé. ◀L’▶homme à ◀la▶ veste bleue, je ◀le▶ comprends et je ◀l’▶aime dans son effort maladroit et réel. Mais dans ◀la▶ mesure où je ◀l’▶aime, ils me dégoûtent.
28 avril 1935
Réflexion de « personnaliste ». — ◀Le▶ peuple tel qu’on ◀le▶ voit paraît tout ignorant de ses intérêts véritables. Mais c’est qu’il ne peut pas ◀les▶ exprimer très aisément. Question de langage. Revenez voir ces mêmes hommes que j’ai dit, revenez deux fois, vingt fois, prenez-◀les▶ sur ◀le▶ fait au détour d’une phrase maladroite, rendez-◀les▶ attentifs au sens de leurs clichés. Mieux encore, parlez-leur de leur travail, de celui qu’ils sont en train de faire tandis que vous causez, vous arriverez à leur tirer quelque chose de sensé, de vécu, de réel, — et qui renversera ◀les▶ conclusions cyniques des partisans de ◀la▶ dictature.
Ils vous diront d’abord que ◀le▶ fond de leur vie, c’est ◀l’▶ennui. Ils expliqueront presque toujours cet ennui par ◀les▶ conditions du travail créées depuis ◀la▶ guerre dans ◀les▶ campagnes : nomadisme des employés et ouvriers, impossibilité de « suivre » un effort bien localisé, de s’attacher à ce qu’on fait ; nécessité où ◀l’▶on se trouve de bâcler son ouvrage, pour gagner de quoi vivre, tentation perpétuelle de changer de condition. Ils vous diront aussi qu’ils n’ont plus ◀le▶ cœur à leur ouvrage, quand ils savent que ◀les▶ résultats sont à ◀la▶ merci soit d’un trust, soit d’un syndicat d’incapables. Ils vous diront que ◀le▶ mal vient de ◀l’▶État — et cela veut dire : de ceux qui font ◀les▶ lois sans rien savoir des situations locales. Parfois ils proposeront quelque réforme pratique : faire de ◀la▶ place aux jeunes en abaissant ◀la▶ limite d’âge dans ◀les▶ chemins de fer et ◀l’▶administration ; faire des lois régionales pour ◀la▶ viticulture ; mettre en commun ◀les▶ terres d’un petit village ; vendre ◀le▶ vin du pays dans ◀les▶ épiceries du pays, lesquelles ne vendent que des succédanés fabriqués dans des « caves centrales » avec des vins d’Afrique et des produits chimiques (« que vous avez ◀la▶ gorge brûlante après un verre »). Enfin ils se plaindront de ce que, dans leur pays, il n’y a plus de vie, d’initiative, de vrai plaisir. On n’est plus fier d’en être, on approuve ◀la▶ jeunesse qui délaisse ◀la▶ terre pour ◀la▶ ville. (« C’est mort, ici ! » — phrase entendue un peu partout dans ◀la▶ province). Et puis « leur » politique, parlez-moi de « leurs combines » — il n’y a rien à y comprendre.
Dans une assemblée populaire, on ne dira pas un mot de tout cela, on s’en tiendra aux clichés du journal. On n’aura pas ◀le▶ temps ni ◀le▶ courage, ni même ◀l’▶idée de pousser plus loin, d’aborder des réalités. Donc, par amour du peuple, n’écoutons plus ses assemblées, ce n’est pas lui. Écoutons ◀les▶ observations que formulent des individus pris à part, dans leur vie concrète. Je constate qu’elles vont toutes dans ◀le▶ sens de ce que proposent ◀les▶ personnalistes : autonomie de ◀la▶ région naturelle, communalisme, syndicats locaux, rajeunissement des cadres, développement des techniques libératrices, des sports, des moyens de circuler et de s’instruire, résistance à ◀l’▶état tentaculaire. (Quant à ◀la▶ lutte contre ◀le▶ capitalisme, tout le monde en est, ou feint d’en être ; c’est bien moins concret qu’il ne semble.)
Conclusion : il appartient à des équipes d’hommes nouveaux, jeunes et sortis de toutes ◀les▶ classes, d’exprimer ce que taisent ◀les▶ journaux, ◀les▶ orateurs et ◀les▶ affiches — et qui est ◀la▶ volonté réelle des travailleurs, trahis par ◀le▶ langage politicien.
◀La▶ dictature est ◀la▶ seule solution de ceux qui refusent d’éduquer ◀le▶ peuple. Dictature ou éducation, voilà ◀le▶ dilemme du xxe siècle. ◀La▶ dictature est très facile. Elle n’a qu’un argument très puissant contre nous : sur qui et sur quoi tablez-vous ? nous dit-elle, sur quelle classe, sur quels intérêts ? — Nous comptons sur ◀l’▶effort des hommes ◀les▶ plus humains. C’est peu, dites-vous. Mais rien d’autre n’est vrai…
6 mai 1935
◀La▶ mort et ◀les▶ cérémonies dans ◀le▶ Gard. — ◀La▶ maison de Simard recèle un effrayant secret qu’on m’avait laissé ignorer : une belle-mère. Nous apprenons son existence en même temps que ◀l’▶imminence de sa mort — et voici qui éveillera peut-être des réflexions fécondes dans ◀l’▶esprit du lecteur philosophe.
Déjà huit mois que nous sommes ici, et combien de fois ne sommes-nous pas entrés dans ◀la▶ grande cuisine qui était, pensions-nous, tout leur logis — nous avions cru comprendre que ◀les▶ autres pièces étaient vides ou ne servaient que de débarras —, et rien ne pouvait nous faire soupçonner cette présence à côté. Hier matin, ◀la▶ mère Calixte arrive tout agitée : « Madame se meurt ! s’écrie-t-elle.
C’est Madame Bastide, ◀la▶ belle-mère. — Qu’a-t-elle ? — Oh, elle m’a bien reconnue, mais elle va passer cette nuit, vous savez, elle est toute chargée, bou die, ◀l’▶estomac et tout. — Mais ◀les▶ Simard ne m’avaient jamais parlé d’elle ! — Peuchère ! ils languissaient de ◀l’▶emballer, ◀la▶ vieille ! »
Ils n’auront plus à languir bien longtemps. On peut dire que ◀la▶ chose est sûre. Et on ◀l’▶entend ! Trois fois par jour, ◀le▶ bruit d’effroyables discussions nous parvient de ◀la▶ cuisine des Simard. Un beau-frère est arrivé, et on partage. C’est toujours assez compliqué.
◀La▶ nuit, par un dernier respect pour ◀la▶ moribonde qu’ils veillent à tour de rôle, ils sont venus discuter dans ◀la▶ remise qui est au-dessous de notre chambre, et leurs éclats de voix nous ont plusieurs fois réveillés.
18 mai 1935
… Et un beau jour, plus moyen d’échapper à cette humiliante évidence : sans auto, sans argent, sans amis proches, ◀la▶ solitude devient un isolement. Il y a « ◀les▶ gens », bien sûr. C’est instructif. Mais ◀le▶ désir de s’instruire a des limites. Déjà ◀les▶ relations se stabilisent, ◀les▶ « courtes habitudes » épuisent leur vertu. C’est ◀le▶ moment de lever son camp. Plus tard, peut-être, quand toutes ces maisons vides des environs seront habitées par des colonies de jeunes gens — si jamais ils en ont assez de se plaindre des villes, où ils s’incrustent — ◀la▶ province deviendra vivable. ◀La▶ révolution sera faite. Nous reviendrons…
— Demain, il faut remettre en place ◀les▶ aquarelles, ◀les▶ guéridons et ◀les▶ dessus de cheminée. Après-demain, nous partons. Nous fuyons.