Journal d’▶un intellectuel en chômage (fragments) (juin 1937)ak al
Et voici par ◀la▶ grâce du soleil ◀de▶ janvier qu’un mot devient ◀le▶ plus beau ◀de▶ ◀la▶ langue : matinée. Tout ce qu’il y a ◀de▶ clarté, ◀d’▶éclat doux, ◀d’▶abandon à ◀la▶ force sereine ◀de▶ ◀l’▶air, tout cela dit par ◀les▶ trois syllabes ◀de▶ ce mot qui décrit et embrasse ◀les▶ trois dimensions ◀de▶ ◀la▶ joie, est dit aussi par ◀le▶ vallon des oliviers et par sa jeune nudité. Pas une vapeur ne s’élève ◀de▶ ◀l’▶herbe pauvre des terrasses, ni ◀de▶ ces arbres moirés et allègres. Tout est vu du premier regard, doucement compris, approuvé. Une familiarité, une confiance, une proximité des choses vues, un langage innocent et raisonnable ; voilà ◀le▶ monde à son contentement ; à ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶amitié humaine. J’entends un bruit ◀de▶ bêche sur une terrasse invisible, au-dessous. Je vois un chien qui se promène ◀de▶ son petit pas élastique sur ◀les▶ restanques étroites, passant ◀de▶ l’une à l’autre par ces petits escaliers tout simplets, suivant une piste par jeu. ◀Le▶ ciel est ◀d’▶un bleu sec et pur, tranché au sommet du vallon par un cyprès grandiloquent. Et cette maison couleur ◀de▶ terre et festonnée ◀de▶ tuiles roses, elle est bien à ◀la▶ ressemblance des vieilles paysannes de par ici, recuite et mordue par ◀le▶ temps, sobre et gaie, pauvre et spirituelle…
« J’avais pris un billet ◀de▶ ◀la▶ Loterie nationale. Naturellement j’ai perdu ! Moi vous savez… Ce n’est pas comme Céline, ah celle-là ! Elle a ◀la▶ veine, que voulez-vous ! À ◀la▶ loterie, dans ◀les▶ tombolas des sociétés, n’importe où, elle est sûre ◀de▶ gagner quelque chose à tous ◀les▶ coups. »
Voilà ce qu’on peut entendre dans toutes ◀les▶ épiceries ◀de▶ province où se rencontrent ◀les▶ femmes ◀de▶ ◀la▶ nation ◀la▶ plus raisonnable du monde. ◀Le▶ mari est un vieux laïcard, il accuse ◀les▶ curés ◀d’▶obscurantisme, il ne veut pas ◀d’▶ennemis à gauche parce que ◀la▶ gauche, c’est ◀le▶ parti ◀de▶ ◀la▶ Raison et du Progrès, qui naît ◀de▶ ◀la▶ Science. C’est ce mari-là qui aura payé ◀le▶ billet, histoire ◀de▶ voir s’il a ◀la▶ chance.
Seulement, avoir ◀la▶ chance, avoir ◀la▶ veine, c’est démentir ◀les▶ lois ◀les▶ plus fondamentales ◀de▶ notre science ◀la▶ plus élémentaire et ◀la▶ plus sûre, ◀l’▶arithmétique. Mais qui s’avise ◀d’▶une telle contradiction ? ◀Le▶ gouvernement ◀de▶ la Troisième République, ce défenseur légal ◀de▶ ◀la▶ raison contre ◀les▶ entreprises rétrogrades ◀de▶ ◀l’▶Église, n’hésite pas à tirer bénéfice ◀de▶ ◀la▶ culture ◀de▶ cette superstition.
S’il est vrai que certains individus « ont ◀la▶ veine » dans ces loteries, notre image scientifique (physico-mathématique) du monde, est fausse. Il est totalement impossible ◀de▶ concevoir ◀la▶ vérité simultanée ◀de▶ notre science et ◀de▶ ◀la▶ « veine » individuelle. C’est l’un ou l’autre ; ou mieux, l’un contre l’autre. ◀La▶ religion ◀la▶ plus naïve, ◀le▶ fanatisme religieux ◀le▶ plus obtus s’opposent infiniment moins à notre image scientifique du monde que cette petite phrase si courante : il a ◀la▶ veine.
Mais notre jacobin ne croit à ◀la▶ Raison et à ◀la▶ Science mère du Progrès, que dans ◀la▶ mesure où cela lui permet ◀de▶ ne pas aller à ◀l’▶église. Pour ◀le▶ reste, il demeure ◀la▶ proie du charlatanisme éternel.
Mesure ◀de▶ ◀la▶ raison humaine : ils refusent ◀la▶ Trinité au nom de ◀l’▶arithmétique élémentaire69 puis s’en vont prendre l/10e ◀de▶ billet.
Un fort vent doux passe ◀de▶ grandes caresses sur ◀le▶ pelage ◀d’▶oliviers ◀de▶ ◀la▶ colline toute proche. Dans ◀l’▶ouverture ◀de▶ ◀la▶ vallée, ◀le▶ triangle ◀de▶ plaine bleue rosée piqué ◀de▶ cyprès, c’est ◀la▶ seule couleur vive du paysage desséché. Ciel gris mouvant, une barre jaune à ◀l’▶horizon.
Et sur ◀le▶ petit toit au-dessous de moi, tout près, soudain je vois un pigeon violet immobile. ◀Les▶ plumes du cou sont un peu hérissées par ◀le▶ vent.
Voici trois jours que je ◀le▶ vois chaque matin. Quand je ◀l’▶appelle, il donne quelques coups ◀de▶ tête furtifs, et se détourne. ◀D’▶où vient-il ? On m’a dit qu’il n’y a pas ◀de▶ pigeons par ici. Que vient-il attendre ? Pourquoi feint-il ◀de▶ ne pas me voir ? Il se tient là des heures, sans bouger, et s’envole ◀d’▶un coup vers ◀le▶ soir. ◀Le▶ lendemain, il est là de nouveau, posé sur une tuile ronde.
Il y a quelque chose à comprendre…
Au moment où ma femme allait secouer ◀les▶ miettes ◀de▶ ◀la▶ nappe par ◀la▶ fenêtre, au-dessus du poulailler, elle a vu ◀le▶ pigeon et m’a appelé. — Il a vraiment ◀l’▶air ◀de▶ vouloir dire quelque chose ! Il est tourné du côté de ◀la▶ plaine. Signe qu’il va nous arriver quelque chose par là ? Du côté de Marseille…
Et soudain je me suis souvenu ◀de▶ ◀la▶ conférence que je dois donner à Marseille dans 15 jours. Je ne voulais pas ◀la▶ préparer avant le dernier jour. Est-ce que cela signifie qu’elle est plus importante que je ne croyais ? Qu’il y a quelque chose ◀de▶ sérieux à faire là-bas ? Je vais m’y mettre.
Terminé hier soir ◀la▶ rédaction ◀de▶ ma conférence. Ce matin ◀le▶ pigeon n’est pas revenu.
C’est évidemment absurde, cette histoire. Je ◀le▶ vois bien. Et en même temps, je vois que je mentirais si j’écrivais que je n’y crois pas.
Superstition ! Je m’étonne ◀de▶ ce que ce « reproche », que je me formule en vertu d’une habitude scolaire ◀de▶ critique, me touche si peu, ne trouble pas du tout ma bonne conscience. Au fond, je me sens assez heureux ◀de▶ cette découverte en moi ◀d’▶une superstition réelle, capable ◀de▶ me faire agir, ou plus exactement, je suis heureux ◀de▶ ◀l’▶aveu que je viens de m’en faire. Comment ne ◀l’▶ai-je pas fait plus tôt ? Pour peu que je rappelle mes souvenirs, je retrouve partout dans ma vie des déterminations non moins précisément « superstitieuses ». En y regardant ◀de▶ près, il me semble que toute ◀la▶ trame ◀de▶ mes petites décisions quotidiennes est faite ◀de▶ croyances spontanées et absolues en des « raisons » qui n’en sont pas, mais qui m’ont toujours convaincu beaucoup plus vite et beaucoup mieux que ◀les▶ autres. Tout ce que j’ai fait à cause ◀d’▶un chiffre, à cause de ◀la▶ coïncidence ◀d’▶un sentiment ou ◀d’▶un pressentiment et ◀d’▶un hasard tout extérieur, à cause ◀d’▶un certain jeu que je poursuis, sans trop ◀le▶ savoir, avec bien plus ◀de▶ vigilance que je n’en apporte à ◀la▶ défense de mes intérêts « objectifs »… Et ce jeu-là, je suis tellement ◀le▶ seul à en connaître ◀les▶ règles et ◀les▶ interdictions que je n’imagine pas pouvoir jamais m’en « rendre compte » en langage ordinaire, et surtout en français. On admet facilement que ◀les▶ Césars jettent ◀les▶ dés avant leurs grandes décisions, mais n’est-ce pas une étrangeté plus aiguë que nous révèle cette foi toute quotidienne aux « signes », cette activité créatrice ◀de▶ Rubicons imaginaires ?
Comme toujours, c’est une étrangeté, une singularité irréductible qui m’introduit au général : je découvre, en ◀la▶ découvrant, ◀les▶ liens profonds qui m’unissent à ce peuple ◀de▶ paysans et ◀d’▶ouvriers, si délibérément superstitieux dans leur conduite et dans leurs opinions. On dit bien : ◀l’▶exception confirme ◀la▶ règle. Oui, mais il faut entendre ◀le▶ proverbe ◀d’▶une manière tout à fait précise : ◀l’▶exception vécue, reconnue, c’est cela même qui nous fait découvrir notre commune condition. Car en effet ◀la▶ condition commune, c’est ◀de▶ se sentir une exception, un type spécial, différent ◀de▶ tous ◀les▶ autres… Et ce n’est guère qu’à l’instant où ◀l’▶on découvre que tous ◀les▶ autres en croient autant, que ces autres cessent ◀d’▶être une menace, une masse abstraite, intimidante ou méprisable. Pour ne prendre qu’un seul exemple : que ◀de▶ tourments et ◀de▶ secrets désespoirs chez ◀les▶ adolescents troublés par ◀le▶ désir, s’apaisent tout ◀d’▶un coup ◀le▶ jour où ils découvrent que leur état jugé par eux « exceptionnel » — et dont ◀la▶ honte alors ◀les▶ opprimait — est justement ◀l’▶état ◀de▶ ◀l’▶homme vraiment homme, et ◀le▶ signe ◀d’▶une accession à ◀la▶ condition générale !
Avouer ses superstitions, ce serait avouer ce qu’on a de plus individuel, de plus irréductible au général. Mais voilà ◀l’▶étonnant ◀de▶ ◀l’▶aveu : c’est qu’il peut faire comprendre à d’autres, en un éclair, que chaque homme est irréductible, et que chaque homme a ses aveux à faire. Et ◀l’▶on comprend ainsi, soudain, que ◀l’▶on est un homme « comme ◀les▶ autres » par cela même que ◀l’▶on s’éprouve absolument distinct ◀de▶ tous ◀les▶ autres.
Si ◀l’▶on craint ◀d’▶ordinaire ◀d’▶avouer sa réalité individuelle et ses superstitions, c’est sans doute en vertu d’une prudence qui est ◀le▶ fondement même ◀de▶ toute « politique ». Et si j’avoue et légitime ◀la▶ réalité ◀de▶ mes superstitions, il faut tout de suite que j’oppose à cet aveu une contrepartie raisonnable. Il faut que je montre aussi ◀les▶ droits du général.
Qu’est-ce que ◀la▶ politique, sinon ◀le▶ général en tant qu’il s’oppose au réel, lequel est fait ◀de▶ nos monades superstitieuses ? Accorder libre cours à nos superstitions, qui au point de vue psychologique sont notre vraie réalité, ce serait jeter ◀la▶ société dans ◀l’▶anarchie ◀la▶ plus sanglante. ◀La▶ politique ne doit jamais partir ◀de▶ ◀la▶ réalité irrationnelle ◀de▶ ◀l’▶homme : d’ailleurs elle ne ◀le▶ pourrait pas. Ma loi vaut tout juste pour moi. (Et s’il fallait tenir compte ◀de▶ toutes ◀les▶ bizarreries auxquelles ◀les▶ hommes s’attachent comme à leur bien ◀le▶ plus précieux !) Au contraire, ◀la▶ politique doit aller à l’encontre ◀de▶ ◀la▶ réalité individuelle, et c’est pour elle ◀la▶ seule manière ◀d’▶être en vérité « réaliste ». Je crains ◀d’▶avoir créé certain malentendu en soutenant à plusieurs reprises que ◀la▶ politique idéale devrait partir ◀de▶ ◀la▶ personne. Elle doit tenir compte ◀de▶ ◀la▶ personne, et finalement favoriser son développement, mais ◀d’▶une manière négative, dialectique, ou mieux encore : pédagogique. Il est ◀de▶ ◀l’▶essence ◀de▶ toute saine politique ◀de▶ s’opposer à ◀la▶ personne, ◀de▶ limiter son expansion, ◀de▶ combattre en définitive ◀le▶ réel que nous incarnons. Toute politique est normative, mais seulement ◀de▶ ◀l’▶extérieur. Une politique saine ne saurait donc partir ◀de▶ ◀la▶ personne, mais au contraire de ◀l’▶impersonnel, pour se diriger contre ◀la▶ personne. C’est à ce prix qu’elle assurera quelque équilibre — et c’est tout ce que je lui demande.
Mais ici prenons garde à deux faits, aussi importants l’un que l’autre, et qui donnent leur vrai sens aux remarques que je viens de formuler.
Premier fait : ◀l’▶équilibre social doit être quelque chose ◀de▶ mouvant. Tout équilibre stable et sclérosé produirait immédiatement des désordres sans nombre. Une telle stabilité prouverait en effet que ◀les▶ deux puissances contraires qu’il s’agissait ◀de▶ maîtriser — ◀le▶ singulier et ◀le▶ général — ont perdu l’une et l’autre leur dynamisme propre. Si ◀l’▶État ne freinait plus, si ◀la▶ personne ne cherchait plus à triompher ◀de▶ tout ce qui n’est pas elle, ◀le▶ simulacre ◀d’▶équilibre que ◀l’▶on constaterait alors ne serait en fait que ◀la▶ limite du pire désordre, et c’est ◀la▶ mort. Cas purement idéal bien entendu puisque ◀l’▶histoire ne connaît pas ◀d’▶arrêt. En réalité, sous ◀le▶ couvert ◀d’▶un équilibre apparemment stabilisé, ◀le▶ désordre est toujours à sens unique : c’est ◀la▶ personne qui cesse ◀de▶ se défendre, c’est ◀l’▶anarchie qui renonce à ses droits. Et si ◀le▶ cadre ◀de▶ ◀l’▶État paraît demeurer identique, ◀la▶ démoralisation grandissante révèle pourtant ◀l’▶empiètement excessif du général dans ◀la▶ vie réelle.
Telle est notre situation — celle du monde bourgeois-capitaliste, mais aussi celle des dictatures, ◀d’▶une manière encore plus frappante. Certes, nos institutions n’ont guère changé depuis un siècle, et c’est pourquoi ◀l’▶on s’imagine que ◀l’▶équilibre s’est stabilisé. Au vrai, chacun peut voir que ◀l’▶homme ◀d’▶aujourd’hui se déshumanise rapidement parce qu’il cesse ◀de▶ se croire des droits « irrationnels » et immédiats contre ◀l’▶État. ◀Le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ révolte se perd. Il se sublime, ô ironie, en rouspétance, en criailleries électorales, journalistiques. Il s’étale en mauvaise humeur. C’est cela que je nomme démoralisation à ◀l’▶abri ◀d’▶un faux équilibre, — ◀d’▶un équilibre sans tension.
Ici interviendra le second fait : ◀l’▶équilibre social, pour rester sain, mouvant, tendu, doit être orienté constamment par un léger excès ◀de▶ ◀la▶ composante « personnelle ». Il doit en permanence se déplacer au profit des personnes. (Au profit des irréductibles, dans ◀le▶ sens du jeu ◀le▶ plus libre des superstitions que j’ai dites, et dont ◀l’▶éducation se fait très lentement sous ◀l’▶influence des résistances assimilées, créatrices ◀de▶ disciplines.) Ainsi ◀le▶ but final, ◀le▶ télos ◀de▶ toute politique, c’est ◀la▶ suppression ◀de▶ ◀l’▶État, ◀la▶ libération des personnes au moment où leurs disciplines se seront enfin harmonisées. (Dans un temps que j’accorde aussi lointain qu’on ◀le▶ voudra.)
Ces deux faits définis, revenons à ◀la▶ superstition du peuple. Je ◀l’▶approuve et je ◀la▶ partage en fait ◀le▶ plus souvent, quand elle exprime une réalité sentimentale, mystique ou sensuelle, qui ne saurait se traduire en termes de raison. Mais je ◀la▶ tiens pour néfaste quand elle sort du domaine personnel et déborde dans ◀la▶ politique. On devine peut-être pourquoi. C’est qu’elle forme ◀la▶ composante proprement antipolitique ◀de▶ tout équilibre tendu, mouvant, réellement progressif. Si par ◀l’▶effet ◀d’▶une perversion, elle se met à jouer au profit ◀de▶ ◀la▶ politique et des doctrines ◀d’▶État qui doivent justement ◀la▶ combattre, ◀le▶ désordre s’installe et grandit. Dans notre cas, ◀l’▶État devient totalitaire. « Là où ◀l’▶homme veut être total, ◀l’▶État ne sera jamais totalitaire. » Or ◀l’▶État, c’est un fait patent, devient partout de plus en plus totalitaire. C’est donc que ◀l’▶homme se défend ◀de▶ moins en moins. Ses « superstitions » personnelles (son quant-à-soi), vaincues par une crise dont ce n’est pas ici ◀le▶ lieu ◀de▶ mentionner ◀les▶ causes profondes, cessent ◀d’▶agir et ◀de▶ faire effort contre ◀les▶ lois qui ◀les▶ limitaient normalement. ◀L’▶homme cessant ◀de▶ croire à sa loi — à ses superstitions incomparables — se met à croire ◀de▶ ◀la▶ même manière aux lois et aux pouvoirs qu’il aurait dû combattre. (Volonté et pouvoir des masses, fatalités économiques, évolution ◀de▶ ◀l’▶Histoire, mythes ◀de▶ ◀la▶ gauche et ◀de▶ ◀la▶ droite, divinité du Führer, omniscience du Duce, etc.) Toutes ces puissances mythiques deviennent ◀l’▶objet anormal ◀de▶ ses croyances spontanées et immédiates. ◀D’▶où ◀l’▶empire monstrueux qu’elles prennent sur ◀les▶ esprits, et ◀la▶ réalité ◀de▶ cauchemar qu’elles affectent, — dont ◀les▶ affecte notre démission. Et c’est ainsi ◀d’▶un refoulement, puis ◀d’▶un transfert fatal ◀de▶ nos superstitions ◀les▶ plus valables que naissent par exemple ◀la▶ menace fasciste et ◀l’▶enthousiasme communiste. La plupart des fameuses « lois » économiques ou sociologiques que nous pensons avoir récemment « découvertes » ne sont, au sens freudien du terme, que ◀les▶ phantasmes ◀de▶ notre peur ◀de▶ vivre. On ◀les▶ ramènerait aisément à ce « complexe ◀de▶ castration » qui se noue au moment précis où ◀l’▶agressivité normale ◀de▶ ◀la▶ personne se retourne contre elle, au profit des tyrannies impersonnelles. C’est ◀l’▶instant où ◀l’▶homme dit : « Que voulez-vous que j’y fasse ? » ou encore : « Ils sont ◀les▶ plus forts. » Tel est ◀le▶ « moment » ◀de▶ ◀l’▶angoisse ◀de▶ ce temps.
◀L’▶homme sain dit : « Voilà ce que je ferai parce qu’il ◀le▶ faut. Et que voulez-vous qu’ils y fassent ? »
Dans ◀le▶ courrier qui est arrivé en mon absence, deux nouvelles demandes ◀de▶ « causeries » : l’une à un congrès ◀d’▶instituteurs, l’autre à un cercle ◀d’▶études sociales. ◀Les▶ instituteurs voudraient que je leur parle ◀de▶ ◀l’▶éducation ◀de▶ ◀la▶ personnalité ; ◀le▶ cercle social du mouvement personnaliste. J’irai. Je me fais une règle ◀d’▶accepter toutes ces invitations. Depuis deux ans, j’ai parlé devant ◀les▶ auditoires ◀les▶ plus hétéroclites : congrès ◀d’▶étudiants, cours ruraux, « journées sociales », amateurs ◀de▶ littérature, philosophes, paysans, cercles ◀d’▶hommes, groupant des ouvriers et des bourgeois… J’ai parlé en plein air, dans ◀de▶ grandes salles publiques, dans une cuisine ◀de▶ paysans, dans un temple, dans un café, dans une salle ◀d’▶Université.
Cui bono ? À qui ◀le▶ bénéfice ? À moi d’abord, très certainement. C’est une joie qui vaut bien ◀les▶ ennuis du voyage, ◀le▶ temps perdu et ◀les▶ fatigues, bien qu’elles paraissent souvent vaines, que ◀la▶ joie ◀de▶ voir son public, ◀de▶ s’entretenir avec ces hommes et ces femmes pour qui ◀l’▶on écrivait sans ◀le▶ savoir. Découverte des diversités merveilleuses que proposent ces visages attentifs, éclairés ou butés, douloureux, tendus ou épanouis dans une compréhension amicale et directe. Je vois cette abstraction : ◀le▶ Public, s’évanouir et renaître, incarnée à chaque fois dans une seule figure précise, qui porte un nom, des vêtements ◀d’▶une certaine sorte, etc. Peu à peu, je découvre que ◀le▶ public, c’est une série ◀d’▶hommes et ◀de▶ femmes isolés, qui ont chacun leurs raisons très concrètes et singulières ◀de▶ lire ce qu’un autre a écrit, ◀d’▶écouter ce qu’un autre leur dit.
Quand un lecteur vous écrit, il s’exprime ◀le▶ plus souvent dans un langage conventionnel qu’il croit ◀de▶ mise, s’adressant à un écrivain. Ou bien il se répand en confidences exagérées ; il s’excite, il s’admire dans sa révolte ou son malheur. Mais celui qu’on peut voir, celui qui vous pose des questions, celui qui vous attend à ◀la▶ sortie, et ne sait trop comment vous aborder, celui qui vous entraîne dans sa chambre ou au café, celui-là peut vous révéler ◀la▶ vraie raison ◀d’▶une communion entre deux hommes : c’est toujours une raison unique, qui ne vaut qu’entre lui et moi, et qui ne prend son vrai sens que dans cette rencontre effective.
Ce sont ◀de▶ telles rencontres que je cherche, quand je vais parler dans ces cercles, où ◀l’▶on se trouve soi-même à portée ◀de▶ ◀l’▶auditeur, où ◀l’▶on se voit naturellement contraint, ne fût-ce que par ◀la▶ proximité matérielle70, ◀de▶ se mettre moralement à ◀la▶ portée ◀de▶ ces esprits, visibles et lisibles sur ces visages. Presque nécessairement ◀l’▶entretien institué dans ◀la▶ salle se prolonge en conversations pendant qu’on remet son pardessus ou qu’on rassemble ses papiers. ◀L’▶auditeur a eu ◀le▶ temps ◀de▶ se familiariser avec ◀l’▶orateur, dont il connaissait peut-être déjà ◀la▶ pensée et qu’il vient de voir ◀de▶ près une heure durant. Il a pu corriger ses préjugés. Et la première rencontre, sous ◀l’▶auvent du local que ◀l’▶on quitte, est en réalité ◀la▶ suite ◀de▶ quelque chose ; ◀le▶ contact s’établit normalement, sans surprises et sans illusion. Ce n’est plus une pensée lointaine qui anime un rêve, dans une chambre nocturne. C’est un homme qui rencontre un autre homme dans sa situation concrète et ses habits ◀de▶ tous ◀les▶ jours, sa maladresse et son étrangeté. Alors seulement quelque chose peut se passer en vérité. Alors seulement, ma pensée trouve son point ◀d’▶attache, découvre sa mesure, sa force ou sa faiblesse, touche à son terme dans ◀le▶ cœur ◀d’▶un homme.
Je dois à ces rencontres ◀d’▶avoir pressenti quelquefois — assez pour en garder une inquiétude constante — ce qu’il y a ◀d’▶inhumain dans la plupart de nos habiletés littéraires, et au contraire ce qu’il y a ◀d’▶humain dans certaines imprudences naïves — ce qu’il y a ◀d’▶inutile dans la plupart de nos précautions oratoires, logiques ou mondaines, et ce qu’il y a au contraire ◀d’▶efficace dans ◀l’▶affirmation pure et simple ◀de▶ thèses qui paraîtraient très difficiles au jugement du clerc en chambre. ◀Le▶ lecteur réel, ◀l’▶auditeur réel, est toujours autrement intelligent qu’on ne ◀l’▶imagine quand on écrit sans ◀l’▶avoir jamais vu. Il n’est pas arrêté par nos tabous critiques. Il va tout droit à ce qui ◀le▶ concerne, et c’était justement, parfois, cette idée qu’on avait timidement glissée, sans conviction — on ◀la▶ jugeait trop simple ou trop subtile pour ◀le▶ public qu’on allait affronter. Tout ce travail ◀de▶ mise au point, ◀d’▶adaptation à ◀l’▶homme réel m’a conduit à une conclusion dont j’attends avec impatience ◀la▶ vérification in concreto à ◀l’▶occasion ◀de▶ nos prochains écrits. Cette conclusion est ◀la▶ suivante : ◀le▶ lecteur en son particulier — précisons : ◀le▶ lecteur sérieux, personnellement intéressé à un problème — juge à peu près régulièrement à ◀l’▶inverse du critique parisien. Il trouve concret ce que ◀le▶ critique aura jugé paradoxal et gratuit, il néglige au contraire certaines qualités mineures et curieuses ou certains ornements ◀de▶ ◀la▶ pensée que ◀le▶ critique, blasé par des lectures trop rapides, et plus sensible aux tics qu’à ◀la▶ pensée fondamentale, n’aura pas manqué ◀de▶ signaler comme caractéristiques ◀de▶ ◀l’▶ouvrage.
Enfin, je commence à comprendre au vif ◀l’▶urgence, pour ◀l’▶écrivain, ◀de▶ retrouver une commune mesure ◀de▶ langage et ◀de▶ sensibilité avec des hommes ◀de▶ toutes ◀les▶ classes et ◀de▶ tous ◀les▶ métiers.
Certes, ce n’est jamais qu’avec des êtres singuliers, par ◀le▶ biais ◀de▶ leur singularité même, qu’on entre vraiment en contact. Ce public-là est relativement restreint. Mais d’autre part il constitue ◀l’▶élément créateur, spirituellement actif du pays. Il ne saurait être question ◀de▶ ce cliché importé ◀d’▶URSS ou ◀d’▶Allemagne hitlérienne : « retrouver ◀le▶ contact avec ◀les▶ masses ». ◀Les▶ masses, comme telles, n’ont jamais eu ◀de▶ contact avec ◀les▶ écrivains comme tels, en aucun temps. Ce ne sont pas des abstractions qui achètent nos livres. Ce qu’il s’agit ◀de▶ retrouver, c’est ◀le▶ contact avec ◀l’▶homme qui réfléchit et qui fait ◀la▶ critique des idées non point à ◀l’▶aide des opinions ◀de▶ son journal, mais à l’aide de sa vie concrète. Celui-là seul peut faire sentir à ◀l’▶écrivain ce qui est solide et ce qui est artificiel dans ce qu’il écrit. Et cette critique directe, informulée, parfois dramatique, c’est bien ◀la▶ seule qui puisse nous rendre peu à peu ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ responsabilité ◀de▶ ◀l’▶écrivain. Pour ◀l’▶avoir négligée dans nos villes, au milieu des feuilletonistes et des snobs, nous en sommes arrivés à parler dans ◀le▶ vide, à ne parler qu’à ces lecteurs qui achètent ◀les▶ livres pour remplir ◀les▶ rayons ◀d’▶un studio-divan. Nous sommes des ingénieux, des amuseurs, des spécialistes, des éléments ◀de▶ publicité, des académiciens, des journalistes. Nous ne sommes plus des gens utiles. Nous ne sommes plus des hommes normaux chargés ◀d’▶une vocation ◀d’▶expression et ◀de▶ réflexion. Nous sommes des hommes spéciaux exploitant leur spécialité pour arriver à un succès sur ◀le▶ marché. Combien ◀de▶ nos romanciers devraient être classés dans ◀la▶ catégorie des femmes à barbe et des veaux à deux têtes qu’on montre aux foires. On dit que nous avons trahi ◀l’▶esprit : mais ◀l’▶esprit n’a pas besoin ◀de▶ nous. Il vit sans nous. Nous ◀le▶ retrouverons intact. C’est ◀le▶ lecteur que nous avons trahi, c’est avec lui que nous devons retrouver un contact qui nous renverra, plus sûrement que toutes ◀les▶ diatribes, au respect des valeurs spirituelles.
Clair de lune, à minuit, après ◀l’▶orage. Vocabulaire insuffisant pour décrire ◀la▶ joie naturelle. Souvent éprouvé. ◀Les▶ grands soulèvements ◀de▶ ◀l’▶instinct vers ◀la▶ clarté, notre raison ◀les▶ repousse au lieu de ◀les▶ transfigurer. En présence de tout ce qui surgit formidablement à ◀l’▶approche ◀de▶ ◀la▶ joie, elle se sent gênée, pauvre et maladroite, pareille à cette clarté lunaire incapable ◀d’▶exalter ce qu’elle découvre sur ◀la▶ face immense ◀de▶ ◀la▶ terre. — Clartés rationnelles : empruntées à ◀l’▶Astre invisible.
Tout est trempé et ruisselant ◀de▶ lumière bleue, ◀les▶ feuillages encore translucides au-dessus du bassin bleu ◀de▶ ciel où nagent ◀d’▶énormes bottes ◀de▶ radis rouges. Tout a son éclat neuf, sa densité, sa légèreté originelles. ◀Les▶ oliviers sont plus soyeux et plus moirés sur ◀le▶ vert plus violent des terrasses, ◀la▶ colline plus riche ◀d’▶ombres et ◀de▶ lueurs doucement étagées. Et ◀les▶ lointains ◀de▶ plaine évoquent ◀l’▶instant ◀de▶ ◀la▶ séparation des eaux et ◀de▶ ◀la▶ terre, dans un chaos brillant ◀d’▶où montent des vapeurs ◀d’▶aube ◀d’▶été.
« Un vrai temps ◀de▶ Pâques ! », me crie Simard.
Hier il pleuvait. Vendredi, c’était grand soleil. Et ◀les▶ bonnes femmes disaient, au seuil du temple : « Voyez-vous ça, comme tout est dérangé ! ◀Les▶ autres années, il pleut toujours ◀le▶ Vendredi saint, et il fait beau ◀le▶ jour ◀de▶ Pâques. » Je leur réponds : « Que voulez-vous, ◀les▶ saisons ne sont plus ce qu’elles étaient »,— pour montrer que je sais vivre… Parler du temps qu’il fait, occupation fondamentale des paysans et des bourgeois, c’est une manière ◀de▶ s’exprimer qui en dit plus long qu’on ne croirait. « J’ai mes brouillards et mon beau temps au-dedans de moi », note Pascal. En sorte que s’étonner ◀d’▶une pluie « intempestive » c’est une manière ◀de▶ dire : « Je m’attendais à autre chose, mon calendrier moral, mes conventions, etc. prévoyaient autre chose. » Et ◀l’▶on décrit ◀les▶ croyances ◀de▶ son groupe en « parlant ◀de▶ ◀la▶ pluie et du beau temps ». (Je dis bien groupe, car il y a peu de « personnes »).
◀La▶ sieste ◀de▶ ◀la▶ Marquise
Nous espérions pouvoir dormir de nouveau, après ◀la▶ grande semaine des chats, qui avaient fait retentir ◀le▶ vallon ◀de▶ leurs déchirements wagnériens. Et voilà que cela prend ◀les▶ chiens.
Toute ◀la▶ nuit, ils se sont battus dans ◀la▶ remise qui est juste au-dessous de notre chambre, et dans ◀la▶ cour, et sur toutes ◀les▶ terrasses. Avec des cris et des râles presque humains.
Ce matin, j’ai trouvé des traces ◀de▶ sang sur ◀le▶ seuil ◀de▶ ◀la▶ remise.
Un beau soleil luit sur ce lendemain ◀de▶ bataille. Pendant des heures, ◀la▶ petite chienne Marquise — c’est ◀la▶ mère du basset Pernod — a trottiné tout gentiment sur ◀les▶ restanques, en faisant tinter son grelot, respectueusement talonnée par un grand flandrin ◀de▶ métis aux oreilles pendantes. De temps en temps il ◀la▶ rejoignait. Ensuite une sorte ◀d’▶épagneul impur a pris sa place. Deux ou trois autres mâles faméliques reniflaient ◀la▶ trace ◀de▶ ◀la▶ chienne à tous ◀les▶ étages du vallon. Ils grimpaient ◀les▶ escaliers, redescendaient, parcouraient ◀la▶ prairie et ◀les▶ cultures à longues foulées, ◀le▶ nez au sol. Soudain, l’un relevait ◀la▶ tête, et s’en allait. Un nouveau faisait son apparition au haut ◀de▶ ◀la▶ colline.
Simard et moi leur avons lancé quelques pierres, pour voir. Ils s’éloignaient un peu, en se retournant à chaque saut, et puis cela revenait bientôt ◀de▶ tous côtés. Haletants, craintifs et obstinés.
Après ◀le▶ déjeuner, flânant au jardin, je me penche par hasard au bord de ◀la▶ terrasse, et voilà que je découvre au-dessous de moi un spectacle étrange et presque « atterrant ». ◀La▶ petite chienne est couchée, sur ◀le▶ flanc, haletant doucement, ◀l’▶arrière-train tuméfié. Autour ◀d’▶elle éparpillés sur une aire ◀de▶ quelques mètres, reposent ◀les▶ mâles repus, pesamment allongés au soleil. J’en compte huit, ◀de▶ toutes tailles et pelages. La plupart sont beaucoup plus grands que leur Marquise, mais il y a aussi un insolent petit blanc aux pattes fines. Tout cela vautré comme sur une plage mondaine.
Après un certain temps, je jette quelques poignées ◀de▶ terre sur tous ces ventres. Ils vont se coucher un peu plus loin. Un ou deux se défilent en silence.
« J’ai pris ◀la▶ nature sur ◀le▶ fait. » Vertige ◀de▶ ◀l’▶animalité.
Ça n’a pas encore cessé chez ◀les▶ chiens. Cette nuit, ◀les▶ crapauds s’y sont mis. Un vieux mâle coasse des notes basses, et ◀le▶ chœur lui répond deux octaves au-dessus. Toujours ces luttes dans ◀la▶ remise. ◀La▶ chienne se traîne. ◀La▶ chatte est déjà grosse. Une puissance inexorable s’est emparée ◀de▶ ◀l’▶espèce, tourmente ◀les▶ bêtes, ◀les▶ essouffle et ◀les▶ esquinte, ◀les▶ rend craintives et méchantes, lourdes, baveuses et difformes. Il faut voir ◀les▶ yeux pitoyables ◀de▶ ces grands chiens qui tremblent sous ◀la▶ pluie, groupés au maigre abri des buissons ◀de▶ lauriers. Ah ! ◀les▶ beaux « instincts primitifs » ! ◀Le▶ bonheur idyllique ◀de▶ ◀la▶ nature ! Littérateurs, allez-y voir ◀de▶ près !
« Nous savons en effet que jusqu’à ce jour, ◀la▶ création tout entière gémit dans ◀les▶ angoisses ◀de▶ ◀l’▶enfantement. Et ce n’est pas elle seulement, mais nous aussi, qui avons ◀les▶ prémices ◀de▶ ◀l’▶Esprit, nous aussi nous soupirons en nous-mêmes, en attendant ◀l’▶adoption, ◀la▶ rédemption ◀de▶ notre corps. Car c’est en espérance que nous sommes sauvés » (Romains 8. 22-24).
Parler ◀de▶ ◀la▶ Nature comme ◀le▶ firent tant de romantiques, en termes d’extase religieuse, c’est se moquer cruellement des créatures, ou plutôt c’est avouer qu’on n’a pas su ◀les▶ voir. Aller demander à ◀la▶ Nature ◀la▶ révélation ◀d’▶une vie saine et délivrée ◀de▶ toute contrainte mauvaise, c’est trahir cette « attente ardente », cette question angoissée des bêtes et des plantes que ◀l’▶apôtre a su percevoir. C’est ◀la▶ nature qui cherche en nous ce que notre délire allait lui demander : ◀les▶ prémices ◀d’▶une nouvelle création, et ◀la▶ « révélation des enfants ◀de▶ lumière » !
Voici ◀les▶ affiches des partis, pour ◀la▶ campagne ◀d’▶élections municipales. Quelle bouillabaisse ◀de▶ termes abstraits — sans nul rapport à rien ◀de▶ ce qu’exige ◀la▶ situation locale, bien entendu. ◀Les▶ mêmes termes, d’ailleurs, à peu de choses près, sur ◀les▶ affiches du « centre » et sur celles ◀de▶ ◀la▶ gauche. (Car ◀la▶ droite n’ose pas dire son nom dans ce canton.)
◀Les▶ partis ◀de▶ gauche ont fait liste commune : cela s’appelle ◀le▶ front antifasciste. Je recopie cette phrase merveilleuse qu’ils ont fait imprimer en lettres grasses : « Tout notre programme municipal tient en un seul mot : nous sommes antifascistes ! »
Après quoi viennent ◀les▶ revendications pratiques : aide aux chômeurs, pose ◀de▶ deux nouvelles boîtes aux lettres ; ouverture ◀d’▶un chalet ◀de▶ nécessité pour hommes et dames sur ◀la▶ place principale.
Si c’est cela, ◀l’▶antifascisme, ◀les▶ fascistes doivent être ◀de▶ drôles ◀de▶ gens.
◀La▶ mort et ◀les▶ cérémonies dans ◀le▶ Gard
◀La▶ maison ◀de▶ Simard recèle un effrayant secret qu’on m’avait laissé ignorer : une belle-mère. Nous apprenons son existence en même temps que ◀l’▶imminence ◀de▶ sa mort — et voici qui éveillera peut-être des réflexions fécondes dans ◀l’▶esprit du lecteur philosophe.
Déjà huit mois que nous sommes ici, et combien ◀de▶ fois ne sommes-nous pas entrés dans ◀la▶ grande cuisine qui était, pensions-nous, tout leur logis — nous avions cru comprendre que ◀les▶ autres pièces étaient vides ou ne servaient que ◀de▶ débarras —, et rien ne pouvait nous faire soupçonner cette présence, à côté. Hier matin, ◀la▶ mère Calixte arrive tout agitée : Madame se meurt ! s’écrie-t-elle.
C’est Madame Bastide, ◀la▶ belle-mère. — Qu’a-t-elle ? — Oh, elle m’a bien reconnue, mais elle va « passer » cette nuit, vous savez, elle est toute chargée, bou die ! ◀l’▶estomac et tout. — Mais ◀les▶ Simard ne m’avaient jamais parlé ◀d’▶elle ! — Peuchère ! ils languissaient ◀de▶ ◀l’▶emballer, ◀la▶ vieille !
Ils n’auront plus à languir bien longtemps. On peut dire que ◀la▶ chose est sûre. Et on ◀l’▶entend ! Trois fois par jour, ◀le▶ bruit ◀d’▶effroyables discussions nous parvient ◀de▶ ◀la▶ cuisine des Simard. Un beau-frère est arrivé, et on partage. C’est toujours assez compliqué.
◀La▶ nuit, par un dernier respect pour ◀la▶ moribonde qu’ils veillent à tour ◀de▶ rôle, ils sont venus discuter dans ◀la▶ remise qui est au-dessous de notre chambre, et leurs éclats ◀de▶ voix nous ont plusieurs fois réveillés.
— Alors, Madame Calixte, comment ça va-t-il, à côté ? — Elle dure, elle dure… Je viens ◀d’▶aller ◀la▶ voir. Elle a un bâton sur son lit, qu’elle ne veut pas ◀le▶ lâcher, c’est pour lui tenir compagnie…
On a été chercher ◀le▶ pasteur. Je ◀le▶ rencontre comme il sort ◀de▶ sa visite. — Elle est curieuse, cette vieille, me dit-il. Figurez-vous qu’elle tient sa canne à ◀la▶ main, comme ça, sur ◀la▶ couverture, et elle explique que c’est pour monter « là-haut », pour s’aider !
Il y a eu du bruit toute ◀la▶ nuit. Vers 2 heures, nous nous réveillons. Une âcre fumée remplit ◀la▶ chambre, des lueurs ◀d’▶incendie passent devant ◀la▶ fenêtre. Je me précipite : ce sont ◀les▶ deux Simard qui font un grand feu dans ◀la▶ cour. Est-ce qu’ils ◀la▶ rôtissent ? On distingue des étoffes noires qui se gonflent sur ◀le▶ brasier…
Je me suis réveillé tard. Tandis que je me rase, j’entends Simard qui apostrophe ◀la▶ mère Calixte près du bassin. « Je ne veux pas qu’on lave aujourd’hui ! Vous m’entendez ! Je ◀l’▶ennterdis, vous n’avez qu’à ◀le▶ leur dire ! » Je passe ◀la▶ tête par ◀la▶ fenêtre. Qu’est-ce que c’est, Simard ? — Il est rouge et boursouflé, tremblant ◀de▶ colère et gesticulant. Il crie : « Je ◀l’▶ai dit à madame Calixte, je ne veux pas qu’on lave aujourd’hui ! Ma belle-mère est morte cette nuit. Il ne faut pas se moquer des gens en deuil ! » — Mais, monsieur Simard… — Il est parti. ◀Le▶ bassin est à 50 mètres ◀de▶ ◀la▶ maison, sur une terrasse qu’on ne peut voir d’ici. Je ne comprends pas très bien. S’il s’agit ◀de▶ respect, ne vaudrait-il pas mieux respecter ◀les▶ vieux pendant qu’ils vivent ? — Déjà ◀les▶ voisines arrivent, par petits groupes, parlant beaucoup.
Me voilà brouillé avec Simard. Après ◀l’▶algarade ◀d’▶hier matin, je ne me sentais pas ◀le▶ cœur à lui jouer une comédie ◀de▶ sympathie, d’autant qu’il n’a vraiment pas ◀l’▶air trop affecté par ◀la▶ perte ◀de▶ cette belle-mère (sauf que ◀les▶ discussions avec ◀le▶ beau-frère font toujours rage). Je me suis donc borné à exprimer mes « condoléances » à madame Simard, que j’ai trouvée hier soir devant son seuil, entourée ◀de▶ commères qui entretiennent son chagrin décent. Aux premiers mots que j’ai dits, elle a pleuré, gémi ◀d’▶une toute petite voix fausse, et m’a beaucoup remercié. Bref, il m’a semblé que tout s’était bien passé. Je me trompais. C’est ◀la▶ mère Calixte qui me ◀l’▶apprend ce matin. ◀Le▶ ménage Simard est furieux. Nous n’avons pas du tout fait ce qu’il fallait. Je me récrie : mais comment, j’ai pourtant dit ma sympathie à Madame Simard. — Je sais, mais vous n’êtes pas entré chez eux. — Entré chez eux ? — Il faut que je vous explique. Une visite ◀de▶ deuil, chez nous, ça doit se faire dans ◀la▶ cuisine. Aussi, je lui ai dit, à Fernann, il aurait dû venir chez vous pour dire qu’il ne voulait pas qu’on lave. Je ◀le▶ lui ai dit : c’est bien ta fôte ! Ça aurait été dans votre maison qu’il y aurait eu un mort, je comprendrais, je n’aurais pas non plus lavé ◀la▶ vaisselle. Mais ce n’est pas ◀la▶ même maison. — Je ne comprends pas. Madame Calixte. Pourquoi ne peut-on pas laver ◀la▶ vaisselle quand il y a un mort dans ◀la▶ maison ? II faut bien continuer à vivre, et à manger, et à laver, il me semble ? — Je ne pense pas comme vous, Monsieur, mais il a tort pour ◀la▶ lessive. Voyez-vous ils sont trop orgueilleux ces gens-là ! S’ils avaient eu toute ◀la▶ peine que j’ai eue dans ma vie, moi, ça serait autrement, je vous assure ! Ils sont trop orgueilleux, voilà !
Je me perds dans tout ce protocole. Je sens bien qu’il est inutile ◀de▶ leur demander ◀de▶ s’expliquer. Tout cela repose sur un vieux fonds ◀de▶ rites ◀de▶ protection très compliqués dont ils n’arriveraient pas à concevoir qu’on puisse même s’étonner. Et ne pas croire, surtout, qu’il s’agit là ◀de▶ « préjugés », comme disent ◀les▶ jeunes personnes en mal ◀d’▶émancipation. C’est bien plus grave. C’est aussi grave que ◀les▶ questions ◀d’▶argent. C’est un fait ◀d’▶ordre religieux. Et ◀la▶ colère ◀de▶ Simard en témoigne.
Comme ◀l’▶année dernière, à ◀la▶ même date je crois, me voici au bout de mon rouleau. Impécuniosité cyclique. ◀Les▶ dieux locaux me seraient-ils donc défavorables ? Je me vengerai ◀d’▶eux en écrivant ici que leurs charmes ont cessé ◀d’▶opérer. Nous avons épuisé ◀les▶ environs, dans un rayon ◀d’▶exploration normal — mettons deux à trois heures ◀de▶ marche — et vraiment il n’y a guère à signaler. Sinon peut-être ◀les▶ maisons vides.
Il faut avouer qu’on en trouve ◀d’▶assez belles. Au fond ◀d’▶un val qui paraît sans issue, ce grand mas nommé Montaigu… (Pourquoi ce nom ?) On dit que cela ressemble à ◀l’▶Albanie. C’est un groupe ◀de▶ hautes bâtisses compliquées, en pierre ocrée, enfermant une cour à deux étages. On devine un reste ◀de▶ jardin, avec quelques cyprès, une pierre tombale, et ◀la▶ margelle ◀d’▶un puits. La plupart des vitres sont cassées. Une poule blanche se promène quelquefois dans ◀la▶ cour. Mais on m’assure que ces habitations sont délaissées depuis deux ans.
Plus haut, dans ◀la▶ montagne, un autre mas dit « ◀le▶ Château ». C’est à ◀l’▶orée ◀d’▶un bois ◀de▶ châtaigniers. On y accède par une rampe monumentale coupée régulièrement ◀de▶ marches nobles. ◀La▶ rampe conduit à une vaste terrasse herbue. Une maison ◀de▶ maître ◀d’▶assez beau style, ornée ◀d’▶un perron à double escalier, forme ◀l’▶extrémité nord ◀d’▶un bâtiment considérable, à trois étages, qui devait servir ◀de▶ communs, ◀de▶ magnanerie, ◀de▶ cellier et ◀de▶ grange. Au sud, une tour à cadran solaire, surmontée ◀d’▶une girouette. Derrière ◀la▶ maison ◀de▶ maître, sur ◀le▶ flanc ◀de▶ ◀la▶ montagne, un jardin en terrasses, enclos ◀de▶ très hauts murs. À travers ◀la▶ grille ouvragée, on voit une profusion ◀de▶ fleurs violentes et ◀d’▶orties. ◀L’▶ensemble est imposant et comme démesuré dans ce paysage ◀de▶ vallons, ◀de▶ collines et ◀de▶ petits sommets rocheux. Soudain ◀la▶ girouette fait entendre un long cri presque humain.
◀La▶ maison ◀la▶ plus proche est à une bonne demi-heure. Il n’y a pas ◀de▶ route.
On imagine ◀de▶ vivre là, dans un style colonial-moyenâgeux. On pourrait loger bien du monde. Des initiés, naturellement. Personne ne monte jamais là-haut, ni maréchaussée ni gabelle. Nous aurions des fusils et des bibles, nous serions camisés ◀de▶ rouge, et ◀l’▶on irait ◀de▶ temps à autre arraisonner ◀les▶ féodaux ◀d’▶industrie du pays.
« Communauté », mot ◀de▶ passe ◀de▶ cette génération, n’aurons-nous fait que ◀l’▶appeler ◀de▶ loin, ne sera-t-elle pour nous qu’une évasion hors de cette société maussade, défaite, un alibi pour ◀la▶ mauvaise humeur ◀de▶ ceux qui n’ont plus ◀de▶ « prochains » ?