Deuxième partie
Pauvre province
22 septembre 1934. A… (Gard)
Arrivés hier matin, par Nîmes.
Déjà je ne sais plus ce que j’attendais, ni ce que j’ai pu rêver de▶ ce pays. Il est très pauvre, sec et lumineux. Toutes ◀les▶ nuances du gris, herbes, pierres, oliviers, et quelques touches ◀de▶ vert humide au fond des vallons, ◀de▶ vert sombre sur les premières pentes des Cévennes, où commencent ◀les▶ châtaigneraies. Au sud, on voit un coin ◀de▶ plaine entre des collines longues aux olivettes étagées, quelques cyprès en silhouette sur ◀les▶ crêtes, et des toits ◀de▶ ce rose émouvant des tuiles romaines sous un ciel doux. Au nord, derrière notre maison, c’est ◀le▶ rocher, ◀la▶ montagne brûlée.
◀La▶ maison : une ancienne magnanerie, très haute, aux murs ◀de▶ gros moellons rougeâtres et gris non revêtus. Il y a trois pièces au premier étage, où ◀l’▶on entre ◀de▶ plain-pied par-derrière. Au-dessous, c’est une grande remise. Au second, quatre petites chambres. ◀Le▶ tout encombré ◀de▶ fauteuils, ◀de▶ chaises ◀de▶ velours, tables rondes et ovaloïdes, guéridons à photos, meubles à musique — sans piano —, bibliothèques vitrées, canapés, sofas, rideaux à franges, tabourets brodés et objets ◀d’▶art. Aux murs, plusieurs douzaines ◀d’▶aquarelles, sous-bois et marines. Quelques tapis sur du carreau rouge.
La plupart des fenêtres donnent au midi dans ◀le▶ branchage bleu ◀d’▶un tilleul. Au bord de ◀la▶ terrasse, une fontaine abondante coule dans un fort grand bassin rectangulaire aux eaux sombres. ◀La▶ maison du jardinier ferme ◀la▶ cour sur ◀la▶ droite, derrière des palmiers et des lauriers. Très haute aussi, blanchie, presque sans fenêtres. Un voile vert clôt ◀la▶ porte d’entrée, où ◀l’▶on accède par quelques marches et un balcon ◀de▶ pierre.
◀L’▶on descend par ◀d’▶étroits escaliers aux quatre autres terrasses du jardin, étagées sur ◀le▶ versant nord ◀d’▶un vallon qui vient mourir à notre hauteur sur ◀la▶ droite, tandis que ◀le▶ versant sud, avec ses restanques touffues ◀d’▶oliviers, ferme ◀l’▶horizon immédiat. Au sud-est, nous avons une échappée sur ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ vallée, ◀la▶ rivière et ◀la▶ plaine. ◀La▶ petite ville reste invisible, massée au pied des rochers, en retrait sur notre gauche. À peine s’il nous en vient quelques rumeurs ◀de▶ gare, un coup ◀de▶ trompe ◀d’▶auto, des cris ◀de▶ coq.
◀L’▶odeur du raisin foulé monte ◀de▶ ◀la▶ cour, et remplit ◀l’▶ombre bleue sous ◀le▶ tilleul immense et ◀les▶ lauriers. Un grand vase jaune brille au bord du bassin. ◀Le▶ reflet ◀de▶ ◀l’▶eau tremble au plafond et sur ◀les▶ murs verdâtres ◀de▶ ◀la▶ chambre où j’écris.
Et voilà mon petit exercice ◀de▶ rentrée terminé : « Décrivez ◀la▶ maison ◀de▶ vos vacances… » Ajoutons que ◀le▶ jardinier s’appelle Simard, « Fernane », sa femme Marguerite, son chien basset, Pernod. Et qu’il va falloir modifier cette maison pleine ◀de▶ guéridons et ◀d’▶aquarelles, ◀de▶ telle sorte qu’on puisse y travailler. Nous faisons ◀l’▶inventaire minutieux et ◀le▶ plan ◀d’▶arrangement actuel ◀de▶ chacune des pièces du premier, avant de ◀les▶ vider et ◀de▶ transporter leur contenu à ◀l’▶étage supérieur.
23 septembre 1934
Maintenant ◀les▶ murs sont nus : ◀d’▶un joli vert bleu très clair. ◀Le▶ carreau rouge a été débarrassé du tapis. J’ai dressé ma table sur des tréteaux. Il ne reste qu’un grand canapé ◀de▶ velours ponceau et des chaises ◀de▶ paille trouvées dans un coin ◀de▶ ◀la▶ remise, où ◀les▶ chaises brodées, ◀les▶ guéridons et ◀le▶ dessus ◀de▶ cheminée — vingt-deux pièces dûment recensées — sont allés ◀les▶ remplacer. Seul vestige des splendeurs bourgeoises ◀de▶ ce salon : un lustre formé ◀d’▶une écaille ◀de▶ tortue polie, agrémenté ◀de▶ porte-bougies inutiles et ◀de▶ pendeloques ◀de▶ verre taillé. Fascinant, ce lustre. Nous sommes éreintés et couverts ◀de▶ poussière. Mais on va pouvoir respirer.
25 septembre 1934
◀La▶ traduction ◀d’▶un considérable ouvrage allemand nous permettra ◀de▶ passer trois mois ou quatre sans trop ◀de▶ soucis matériels. ◀La▶ vie paraît un peu moins chère dans ce pays-ci que dans notre île. Mais ◀les▶ gens sont encore plus pauvres, si possible. ◀Les▶ petites entreprises qui leur donnaient du travail font faillite l’une après l’autre. Il y a 400 chômeurs pour une population ◀de▶ 2 300 habitants. Ceux qui travaillent encore gagnent à peine de quoi se nourrir. Et j’entrevois déjà ce qu’ils appellent ici se nourrir : nos voisins n’ont sur leur table, quand on va ◀les▶ voir à midi, que des châtaignes, des olives, des radis, et quelques légumes ◀de▶ leurs cultures, qu’ils n’ont pas pu vendre au marché. Cependant, ils se considèrent comme des privilégiés, cela se sent à ◀la▶ manière dont ils nous parlent ◀de▶ quelques familles des environs qui n’ont pas ◀la▶ ressource ◀d’▶un jardin, ou qui ne « savent pas y faire ». (Légère nuance ◀de▶ supériorité sociale chez Simard.) Nos hôtes nous avaient signalé ◀la▶ famille ◀d’▶un mineur retraité, dont ◀la▶ femme fait des journées. Considérant que richesse oblige — car je gagne à peu près 1000 francs par mois — nous avons engagé ◀la▶ mère Calixte pour donner un coup de main ◀le▶ matin et faire ◀les▶ lessives.
C’est une toute petite vieille noueuse, à ◀la▶ sagesse sentencieuse et imagée. Étonnamment active. Bonne protestante et qui tient à ◀le▶ dire. Sa cordialité demeure digne, trait notable à partir des Cévennes. Mais bavarde ! ◀De▶ gré ou ◀de▶ force, c’est certain, nous saurons tout sur ◀les▶ gens ◀de▶ ◀la▶ ville…
5 octobre 1934
Petite cité tassée à ◀la▶ base ◀d’▶une paroi ◀de▶ rocher et ◀le▶ long ◀d’▶une rivière rapide qui débouche ◀d’▶une gorge étroite, cité couleur ◀de▶ rocher, ◀de▶ rivière et ◀de▶ vieilles tuiles romaines, A… qui ◀de▶ loin paraît en ruine, prouve sa vie par ses odeurs et ◀la▶ saleté ◀de▶ ses ruelles. Un ruisseau coule au milieu du pavé, charriant des ordures, des papiers, du sang près de ◀la▶ boucherie, du lait verdi. C’est à peine si ◀l’▶on peut marcher à pied sec dans ◀les▶ passages étroits. Sur ◀les▶ seuils, des groupes ◀de▶ femmes en noir jacassent pendant des heures. Des enfants en sarraus noirs jouent au football dans ◀le▶ ruisseau avec un torchon ◀de▶ papier ◀d’▶emballage. Pas un ◀de▶ ces petits visages qui ne soit beau et fin, mais incroyablement crasseux. Vers ◀la▶ gare, il y a bien un parc municipal, ◀le▶ jardin ◀d’▶un couvent désaffecté, mais je n’y vois jamais que des vieillards en pantoufles. Devant ◀le▶ parc, un mail couvert ◀d’▶une épaisse couche ◀de▶ poussière : là, de nouveau, des bandes ◀de▶ joueurs ◀de▶ balle, dans un nuage…
Cela tend à confirmer un soupçon qui m’est venu en maintes autres régions ◀de▶ ◀la▶ France : ◀les▶ provinciaux ignorent obstinément, peut-être même haïssent ◀la▶ couleur verte, ◀le▶ soleil, ◀la▶ nature, ◀la▶ propreté. Ils aiment ◀le▶ noir. Avec fanatisme. J’observe aussi qu’ils s’arrangent pour vivre plus mal que ◀la▶ population des faubourgs des grandes villes. ◀Le▶ goût ◀de▶ « ◀la▶ vie saine » et du grand air, vous ne ◀le▶ trouverez que dans ◀la▶ « banlieue rouge » ◀de▶ Paris, d’ailleurs importé ◀d’▶URSS, et récemment.
On me dit qu’ici trois maisons seulement, sur deux-cents, ont ◀l’▶eau courante. ◀Les▶ femmes vont avec des cruches à ◀la▶ fontaine qui coule son filet sur ◀la▶ grande place, juste à côté de ◀la▶ pissotière et ◀de▶ ◀l’▶arrêt des autocars. Pittoresque, on peut ◀le▶ dire…
8 octobre 1934
Du rôle pratique ◀de▶ ◀la▶ raison. — Je vois ◀la▶ misère qui règne dans tous ces foyers, et qui ◀les▶ détruit. Je vois ces enfants sales abandonnés par leurs parents aux hasards ◀de▶ ◀la▶ rue, qui valent bien ceux ◀de▶ ◀la▶ famille, mais aussi aux hasards ◀de▶ ◀l’▶éducation primaire, bienfaisante en principe il est vrai, mais tristement abstraite, étroite, appauvrissante en fait. Je vois tous ◀les▶ espoirs et toutes ◀les▶ « assurances » ◀de▶ cette population balayés périodiquement par ◀la▶ faillite des entreprises où elle travaille, ou par quelque décret ◀d’▶État. Je vois ◀le▶ chômage s’étendre et s’installer, comme se sont installés dans ces villages malsains et mal soignés, ◀la▶ tuberculose, ◀l’▶alcoolisme et ◀la▶ misère héréditaire.
Mais je vois d’autre part, en parcourant ◀la▶ feuille locale, qu’il naît encore pas mal ◀d’▶enfants dans ces foyers que tout menace. Faisons ◀la▶ part des « accidents », des « imprudences ». Il reste encore une marge assez notable ◀d’▶imprévoyance naïve, ◀d’▶acceptation des risques, ◀de▶ confiance obscurément accordée à ◀l’▶instinct ou à « ◀la▶ Vie », ou à ◀la▶ solidarité ◀de▶ ◀l’▶espèce humaine, malgré tout. Pourtant c’est bien ici ◀le▶ peuple « raisonnable » qu’on donne en exemple aux barbares ◀de▶ ◀l’▶Europe centrale. ◀Le▶ peuple qui sait calculer, faire son budget, bourrer ◀le▶ bas ◀de▶ laine et nourrir ◀la▶ bouteille aux pièces ◀de▶ dix sous.
Une chose est claire : faire des enfants, dans ◀les▶ conditions actuelles, c’est défier ◀le▶ bon sens et ◀la▶ raison pratique. C’est s’en remettre à quelque espoir vague et profond. Or, tout ce que ◀l’▶État nous apprend, par ◀le▶ moyen ◀de▶ ◀l’▶école primaire entre autres, ridiculise et ruine ce genre ◀d’▶espoirs.
Qui voudrait condamner ◀l’▶usage pratique ◀de▶ ◀la▶ raison ? Simplement je constate qu’en fait, et dans ce pays tel qu’il est, ◀la▶ morale rationnelle et ◀les▶ mesures qu’elle propose, ce n’est guère que ◀le▶ rêve ◀de▶ vieux célibataires assez fortunés, ou ascètes. Ceux qui n’ont plus besoin ◀de▶ calculer, ceux-là calculent. Et ◀les▶ autres acceptent leurs risques, c’est-à-dire acceptent ◀de▶ vivre, malgré ◀l’▶État laïque qui leur conseille plutôt ◀l’▶épargne.
9 octobre 1934
(Suite du précédent.) — Du rationalisme considéré comme ◀la▶ philosophie des célibataires9 — des États malthusiens — et ◀de▶ ◀la▶ classe des retraités et assurés. Rationalistes : ◀les▶ immobiles, ◀les▶ misanthropes, ceux qui ne veulent pas avoir ◀de▶ prochains, ceux qui refusent ◀de▶ connaître par ◀le▶ risque, c’est-à-dire par ◀la▶ souffrance. ◀Les▶ clercs « parfaits ».
« Je me fais servir au lit, on y est mieux pour penser », me confiait l’un ◀de▶ ces esprits « sereins », qui d’ailleurs cesse ◀de▶ ◀l’▶être dès qu’il se met sur ses deux pattes au milieu de ses frères verticaux.
◀Le▶ rationaliste idéal, c’est ◀l’▶homme couché ; tout au plus, ◀l’▶homme assis. Celui qui se fait servir.
Mais quoi, je suis injuste pour ◀les▶ célibataires. Il en est au moins deux qui furent des « hommes debout », des hommes en marche. Nietzsche au-dessus ◀de▶ Gênes et sur ◀les▶ bords des lacs ◀de▶ ◀l’▶Engadine, Kierkegaard bavardant sur ◀l’▶Ostergade à midi, ou arpentant ◀les▶ pièces illuminées ◀de▶ son appartement ◀de▶ Copenhague, pendant ses nuits géniales pleines ◀de▶ ricanements et ◀de▶ prières. Ils pensaient en marchant, et c’est pourquoi leurs pensées guident et soutiennent notre marche. Et c’est Kierkegaard qui a écrit : « … ◀la▶ marche verticale, signe ◀de▶ notre verticalité infinie ou du sublime ◀de▶ notre spiritualité ».
10 octobre 1934
(Suite et fin.) — Deux classes ◀d’▶esprits : ceux dont ◀le▶ but suprême est ◀d’▶« avoir ◀la▶ paix à tout prix » (rationalistes), et ceux qui pensent que leur raison ◀d’▶être est ◀de▶ créer (◀les▶ philosophes en marche). Si les premiers triomphent (grâce à ◀l’▶École et à ◀l’▶appât des Assurances), ◀la▶ France est perdue. Elle sera colonisée. Mais si ◀l’▶état d’esprit des seconds domine, ◀la▶ France fera de nouveau des enfants, par suite du rationalisme, par suite ◀la▶ guerre. Cette alternative est inévitable dans ◀le▶ régime présent. Elle met en question tout un monde qui ne nous laisse plus ◀de▶ choix qu’entre un rationalisme « libéral » et stérilisant, et un nationalisme dynamique et assassin.
Je pense toutefois que ◀les▶ partisans du risque créateur ont raison. Et que ◀la▶ santé spirituelle ◀d’▶un peuple n’est pas totalement compromise quand il fait encore des enfants en dépit de toute raison.
Mais alors il importe ◀de▶ trouver des moyens politiques qui empêchent cette santé, ce goût du risque, ◀de▶ se transformer mécaniquement en guerre. C’est tout ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ révolution européenne.
15 octobre 1934
Pendant tout ce qui précède, on a terminé ◀les▶ vendanges, et ◀la▶ récolte des figues ◀d’▶été. (◀Les▶ figues ◀d’▶hiver apparaissent déjà, plus petites et toujours vertes ; on ne ◀les▶ mange pas.)
Simard nous a indiqué une ferme, ◀de▶ l’autre côté ◀de▶ ◀la▶ colline du sud, où nous pourrons acheter une provision ◀d’▶« œillades ». C’est leur gros raisin bleu. Nous y sommes allés hier au soir. Des hauteurs, on voyait ◀la▶ plaine rose et violacée entre des monticules pointus tout frisés ◀d’▶oliviers, un paysage ◀de▶ primitifs italiens. ◀Le▶ mas au flanc ◀de▶ ◀la▶ colline, déjà dans ◀l’▶ombre, paraissait désert. Nous nous sommes assis sur ◀la▶ terrasse, au pied ◀d’▶un grand micocoulier. Bientôt un chien furieux surgit ◀de▶ ◀la▶ maison, suivi ◀d’▶une grande femme en noir. C’est ◀la▶ propriétaire, Mme Turc. Elle nous fait entrer. Pour ◀la▶ vente du raisin, il faut attendre sa fille qui va rentrer des champs, où elle travaille jusqu’à ◀la▶ nuit tombée. Nous sommes dans une cuisine ◀de▶ ferme, mais ◀la▶ fermière nous reçoit comme une « dame », ou plutôt un peu mieux, avec une politesse pleine ◀de▶ réserve et ◀d’▶attentions. On parle du domaine. ◀Les▶ deux femmes ◀le▶ dirigent seules depuis ◀la▶ mort ◀de▶ M. Turc. Elles ont un peu de peine avec ◀les▶ ouvriers. Il paraît qu’on en trouve ◀de▶ moins en moins. — Mais alors, et ◀les▶ chômeurs ? On m’a dit qu’il y en a quatre-cents à A… ?… ◀La▶ mère, vivement : — Jamais je n’ai engagé ◀de▶ chômeurs, monsieur, c’est un principe. Nous ne voulons que des ouvriers honnêtes. Pensez donc, deux femmes seules ! — C’est que je suis chômeur moi-même, madame… — Elle sourit à son tour, ◀l’▶air ◀de▶ dire : Oh ! vous, ce n’est pas ◀la▶ même chose. Elle a sans doute entendu parler ◀de▶ nous. Rien à faire : je suis un « monsieur ».
◀La▶ fille rentre : une forte femme, environ 35 ans, un peu masculine. Elle nous conduit à ◀la▶ chambre ◀de▶ conserve des raisins. Pendant qu’elle fait ◀la▶ pesée : — C’est pour qui, monsieur, sans indiscrétion ? Je dis mon nom. — Est-ce vous qui écrivez des articles ? J’en ai lu signés ◀de▶ ce nom-là. Et elle me cite une revue protestante et une revue littéraire auxquelles je collabore, en effet. — Vous avez ◀le▶ temps ◀de▶ lire beaucoup ? — Oh ! on ◀le▶ prend. Comme nous ne voyons jamais personne… (En France, cela étonne.)
16 octobre 1934
Complexité des « classes ». — À quelle classe appartiennent ces deux femmes ? Je résume mes renseignements : famille paysanne, ◀de▶ tout temps. Vie laborieuse, peu ou point ◀de▶ gains depuis des années. Pas ◀de▶ relations. Un niveau ◀de▶ culture fort au-dessus ◀de▶ ◀la▶ moyenne. Ce ne sont pas des bourgeoises, certes, et pourtant elles en sont encore à estimer que chômeur est synonyme ◀de▶ vagabond dangereux. Elles font partie des « travailleurs », et pourtant elles sont propriétaires. Je vois en elles un type très classique ◀de▶ Françaises : leur politesse mesurée, leur raison, leur énergie sérieuse, cette façon ◀de▶ ne pas se plaindre ◀de▶ son sort… Pourtant, il en est peu de cette espèce, semble-t-il. On n’en parle jamais. Mais elles ne paraissent pas du tout se considérer comme un type social ◀d’▶exception.
Combien y a-t-il ◀de▶ classes entre ◀la▶ bourgeoisie des villes et ◀le▶ prolétariat ? ◀L’▶opposition que veulent voir ◀les▶ marxistes entre bourgeois, ou maîtres, et prolétaires ou serviteurs, je ◀la▶ trouve fausse dans tous ◀les▶ cas concrets, dès que je sors des très grandes villes et ◀de▶ leur caricature ◀de▶ société. — Simard, ◀le▶ jardinier, est à demi métayer. Est-ce un prolétaire ? Il serait vexé qu’on ◀le▶ lui dise. Il s’estime fort au-dessus ◀d’▶un mineur retraité, par exemple. ◀Les▶ instituteurs ◀d’▶A… ? Ils sont du peuple. Oui, mais bourgeois par leur profession. Et ◀les▶ Calixte ? Prolétaires sans doute, mais ◀d’▶une tout autre espèce, on dirait même ◀d’▶une autre race que ◀les▶ métayers catholiques ◀de▶ ◀la▶ montagne qu’on voit venir à A… pour ◀le▶ marché. Et très conscients ◀d’▶une supériorité qu’ils ne peuvent attribuer au rang social ni au salaire, c’est évident, mais seulement à leur religion.
En vérité, ce qui compte dans ce pays, c’est ◀la▶ religion — celle des ancêtres, tout au moins ! — ◀l’▶éducation et ◀le▶ métier. C’est cela qui crée des groupes, des couches, des différences et des affinités, au moins autant que ◀les▶ conditions économiques. On ne comprend rien à ◀la▶ réalité sociale ◀de▶ ce canton si ◀l’▶on fait abstraction ◀de▶ tout cela dont ◀le▶ marxisme, justement, se doit ◀de▶ ne pas tenir compte. Un communiste traitera ◀les▶ dames Turc ◀de▶ « koulaks » et tout sera dit.
◀Le▶ marxisme part ◀de▶ statistiques et ◀de▶ relations numériques (salaires, plus-value, profits). Il s’estime donc scientifique. Il ne part pas ◀de▶ ce que ◀les▶ hommes veulent être, ni ◀de▶ ◀la▶ conscience globale qu’ils ont ◀de▶ leur état (et c’est pourtant ◀le▶ principal, pratiquement et moralement, c’est ce qui règle ◀le▶ jeu des relations humaines et ◀les▶ opinions politiques). ◀Le▶ marxisme traite tout cela ◀de▶ nuances vaines, ◀d’▶illusions, voire ◀de▶ « mystification ». Il part ◀de▶ ce que ◀les▶ hommes sont malgré eux, du point de vue abstrait et inhumain ◀de▶ ◀la▶ Statistique. Et il prétend fonder là-dessus non seulement des mesures techniques, ce qui serait parfaitement légitime, mais une morale, un art et une métaphysique ! Problème ◀de▶ ◀la▶ politique actuelle : sera-t-elle ◀l’▶affaire du meilleur statisticien, ou, au contraire, ◀de▶ ◀l’▶homme ◀le▶ plus humain ? Sera-t-elle fondée sur ◀la▶ réalité telle qu’elle est vécue et voulue par ◀les▶ hommes réels et concrets, ou bien sur ◀la▶ réalité telle qu’elle paraît chiffrable, inévitable, impersonnelle ?
Petite parabole ◀de▶ Saint-Lazare. — Il est certain que ◀le▶ nombre ◀de▶ voyageurs qui prennent ◀le▶ train à ◀la▶ gare Saint-Lazare un samedi soir ◀de▶ beau temps, en plein été, est assez exactement prévu par ◀les▶ statistiques. Ce chiffre est fort utile à ◀l’▶administration des Chemins ◀de▶ fer. Toutefois, il est non moins certain que chacun ◀de▶ ces voyageurs a ◀le▶ sentiment ◀de▶ s’en aller librement. Il se croit libre, et concrètement, il ◀l’▶est. Bien que ◀la▶ statistique permette ◀de▶ supposer qu’il est assez rigoureusement déterminé.
◀L’▶État marxiste — ou fasciste d’ailleurs — qui réglementerait ◀les▶ week-ends, qui ◀les▶ « rationaliserait » sur ◀la▶ base des chiffres constants observés depuis des années, respecterait absolument ◀la▶ réalité statistique. Mais il donnerait à chacun des voyageurs « autorisés » à se déplacer, tel soir, ◀l’▶impression ◀de▶ n’avoir plus sa liberté. Ce qui change tout, bien entendu, et suffit en particulier à transformer une joyeuse virée en devoir ◀d’▶hygiène hebdomadaire. Ce ne serait plus s’échapper, mais encore obéir, et à quoi ?
À force de négliger et ◀de▶ déprécier ◀les▶ diversités humaines données ou créées, spirituelles ou sentimentales, non mesurables et ◀d’▶autant plus « concrètes », ◀l’▶État qu’ils veulent soumettrait ◀le▶ tout ◀de▶ ◀l’▶homme à ◀la▶ part ◀de▶ servitude matérielle que comporte sa condition. Sans même aller jusqu’à ◀la▶ limite ◀de▶ cette perversion, il aurait en tout cas pour effet ◀de▶ nous rendre conscientes et sensibles nos servitudes inévitables, étendant ainsi leur empire.
Et pourtant, il faut faire quelque chose.
(La première faute, en tout cela, revient évidemment au système libéral, qui n’a pas su organiser à temps ce qui doit ◀l’▶être. ◀D’▶où suit que ◀l’▶État nouveau se croit tout permis.)
30 octobre 1934
Trop penser nuit. — Trop ◀d’▶idées dans ces pages, trop ◀de▶ raisonnements ! me soufflait depuis quelques jours certain démon intime, que je tolère en moi, comme j’y tolère quelques vulgarités peu défendables : pour garder ◀le▶ contact avec ◀le▶ siècle. — Vaine habileté, je ◀le▶ sais bien pourtant…
J’en étais là, et n’écrivais plus rien, tout absorbé par mon travail ◀de▶ traduction, et n’en sortant que pour ◀les▶ bricolages habituels dans ◀la▶ maison.
Ce matin quelqu’un sonne. Un grand jeune homme crépu se présente : il est étudiant, il est venu passer quelques jours chez son père qui est vigneron non loin d’ici. Curieux garçon : j’en suis encore à me demander ce qui ◀l’▶amenait. Pendant tout ◀l’▶entretien — littérature et politique — il avait l’air furieux, cet air qu’on a je crois très facilement vers 18 ans, — furieux contre ◀le▶ monde, contre soi-même… Et pourtant il a dû sentir que j’avais ◀de▶ ◀l’▶amitié pour lui. Il me parlait ◀de▶ ses lectures, avec violence mais sans niaiserie. Et tout à coup, à propos de ses études, il éclate : « Surtout, je ne veux pas tomber dans ◀l’▶intellectualisme ! » Je ◀le▶ regarde : c’est un solide gaillard. Il aime ◀le▶ sport ; très bien, qu’il continue. À son âge, j’étais gardien ◀de▶ but dans une équipe ◀de▶ football. Mais où diable a-t-il ramassé cette platitude du mépris ◀de▶ ◀l’▶intellectualisme ? (terme propre à vous dégoûter ◀de▶ toute espèce ◀d’▶intelligence). Ce n’est pas un garçon ◀de▶ sa trempe qui inventa ◀le▶ slogan défaitiste : moins ◀d’▶idées ! Mais plus probablement, l’un ◀de▶ ces esthètes fortunés qui, dit-on, encombraient notre littérature aux environs ◀de▶ 1900. Et puis, faut-il chercher si loin ? Cette sorte ◀de▶ mauvaise conscience qui m’arrêtait depuis quinze jours… Reprenons cela.
« Moins ◀d’▶idées ! Méfions-nous ◀de▶ ◀l’▶intellectualisme ! » Est-ce qu’il y a vraiment lieu ◀de▶ se plaindre ◀de▶ ce que ◀les▶ hommes modernes aient trop ◀d’▶idées ? Se plaint-on qu’ils aient trop ◀de▶ sensations ? On proteste contre ◀le▶ fait ◀de▶ penser, au lieu de protester contre ◀la▶ bêtise ou ◀la▶ fausseté ◀de▶ certaines idées. Derrière ◀l’▶abus, c’est ◀l’▶usage normal qu’on attaque. Voilà ◀le▶ signe très certain ◀de▶ ◀la▶ décadence ◀d’▶une élite. Plutôt que ◀de▶ reconnaître qu’on pense mal, on attaque ◀la▶ pensée en général. Plutôt que ◀d’▶avouer que trop ◀d’▶idées sont sans substance, sans pesée, sans danger, par suite sans nulle utilité ni vérité, on préconise une sorte ◀de▶ malthusianisme cérébral. D’autres demandent une trêve des inventeurs. C’est ◀la▶ même démission du cogito. ◀La▶ même castration, dirait Freud.
Allons, allons, reprenons-nous ! Pour moi, je suis bien décidé, dorénavant, à maintenir ◀le▶ droit imprescriptible ◀de▶ tout homme à sécréter ◀le▶ plus ◀d’▶idées possibles. Surtout si ◀l’▶on se trouve être par vocation ce qu’on nomme un intellectuel. Je ne m’en tiendrai pas là. Je souhaite que ◀les▶ hommes aient tous des masses ◀d’▶idées, et par-dessus ◀le▶ marché qu’elles soient justes, et même gênantes pour ceux qui ◀les▶ conçoivent, c’est-à-dire utiles. Qualité et quantité, voilà ce que j’ose froidement demander. Si j’ajoute qu’à mon sens, cela n’exclut nullement ◀la▶ nécessité ◀d’▶avoir beaucoup de sensations, des plus grossières jusqu’aux plus raffinées, ni ◀la▶ nécessité ◀d’▶agir partout où on ◀le▶ peut, mon cas devient très clair : je ne suis qu’un barbare, incapable ◀de▶ comprendre ◀les▶ « conditions psychologiques » ◀de▶ ◀l’▶homme moderne et leur problématique inépuisable et délicate. Car elles exigent, paraît-il, ces conditions, qu’on se préoccupe sérieusement du dosage des facultés humaines : un peu plus ◀d’▶action, un peu moins ◀de▶ sensations, beaucoup moins ◀d’▶idées, — voilà ◀l’▶ordonnance prescrite par nos plus savants spécialistes. C’est à ce prix que nous sortirons ◀de▶ notre crise spirituelle, etc.
Question. — Comment fait-on pour s’arrêter ◀de▶ penser ? Je n’ai jamais trouvé ◀de▶ réponse franche à ce problème, même dans ◀les▶ œuvres ◀de▶ D. H. Lawrence, l’un des représentants ◀les▶ plus fiévreux ◀de▶ ◀l’▶anti-intellectualisme moderne. Il me semble au contraire, plus je ◀le▶ lis, que son mépris ◀de▶ ◀la▶ pensée n’est pour lui qu’une naïve et désarmante excuse à penser mal, à patauger dans des jugements intolérants et anarchiques dont peu résisteraient à une pesée patiente et ferme. ◀Les▶ adorateurs ◀de▶ ◀la▶ Vie m’ont souvent donné l’impression ◀d’▶une sensualité défaillante, qui soutiendrait mal ◀la▶ critique ◀d’▶un intellect intact et offensif. Peu capables ◀de▶ dominer ◀le▶ conflit normal et fécond des créations ◀de▶ ◀la▶ raison et des impulsions ◀de▶ « ◀la▶ Vie », ils sacrifient les premières aux secondes, ce qui revient en fait à biffer simplement ◀le▶ critère ◀de▶ ◀la▶ vérité, et à ne respecter plus que ◀les▶ indications très équivoques ◀de▶ ◀l’▶instinct. Est-ce bien cela qu’exigent ◀les▶ « anti-intellectualistes » ? Que ◀l’▶on supprime ◀la▶ préoccupation ◀de▶ ◀la▶ vérité ? Mais alors on aimerait qu’ils ◀le▶ sachent, et ◀le▶ disent, comme un Staline et un Hitler ◀l’▶ont dit ou ◀l’▶ont fait dire souvent. Ce serait là, semble-t-il, ◀le▶ seul moyen ◀de▶ limiter ◀le▶ jaillissement des idées.
Car ◀les▶ idées naissent simplement ◀d’▶une volonté qui est en ◀l’▶homme ◀de▶ chercher en toutes choses ◀le▶ vrai. Si ◀l’▶on décrète qu’il n’y a plus ◀de▶ vérité, on prive en effet ◀la▶ pensée ◀de▶ son aiguillon créateur…
1er novembre 1934
« Je vis encore, je pense encore : il faut encore que je vive, car il faut encore que je pense. Sum, ergo cogito… » (Nietzsche, ◀Le▶ Gai Savoir, Pensée pour ◀la▶ nouvelle année.)
3 novembre 1934
Minuit. J’ai terminé ◀la▶ tâche ◀de▶ ◀la▶ journée. Ma femme dort, dans ◀la▶ chambre dont je vois ◀la▶ porte entrebâillée. Une dernière bûche fume, il fait presque froid. Dans ce silence vide ◀de▶ ◀la▶ nuit campagnarde, me voici seul encore éveillé, ◀les▶ yeux bien ouverts, ◀l’▶esprit clair. Clarté ◀d’▶un minuit solitaire, veillée trop lucide peut-être, puisque ◀le▶ monde n’y porte plus ◀d’▶ombres. Je me souviens ◀de▶ ces nuits ◀de▶ Paris, pleines ◀d’▶appels fugitifs, assourdis ; ◀de▶ ces veillées fiévreuses, assiégées. Est-ce que je ◀les▶ regrette ? Est-ce que ◀l’▶heure ◀de▶ ◀la▶ nuit où ◀l’▶on ne dort pas n’est pas toujours ◀l’▶heure des mauvaises nostalgies ? Qui pourrait nous écrire une histoire des inventions ◀de▶ ◀l’▶insomnie ? Ne serait-ce pas tout simplement ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ naissance ◀de▶ nos démons ? ◀La▶ nuit ne pose pas ◀de▶ questions immédiates. C’est pourquoi, dans cette heure suspendue, il vaut mieux cesser ◀de▶ penser. Que penserais-je, ici, ◀d’▶humain, ◀d’▶actif ? Ici où je suis sans prochain à cette heure où mes frères (?) ◀les▶ hommes sont plus éloignés que jamais ?
« ◀La▶ nuit est faite pour dormir », me disait un gardien ◀de▶ ◀l’▶ordre qui m’avait surpris sur ◀les▶ quais ◀de▶ ◀la▶ Seine, au plus profond ◀d’▶une contemplation des eaux nocturnes. Ma police personnelle m’envoie aussi me coucher. Elle m’y contraint un peu… Quelle résistance absurde opposerais-je, quelle arrière-pensée rôde ici ? ◀La▶ mauvaise habitude ◀de▶ penser « librement » ? ◀Le▶ goût des chimères précises ?
4 novembre 1934
Cette note ◀de▶ ◀la▶ nuit dernière peut corriger ce que je disais ◀de▶ ◀l’▶anti-intellectualisme : elle indique, je crois, ◀la▶ part ◀de▶ vérité qu’il peut y avoir dans cette réaction déplorable.
Mais ce qu’elle met en question, d’autre part, c’est ◀la▶ légitimité ◀d’▶une pensée isolée, ◀d’▶un monologue intellectuel, du journal intime par exemple.
Aucun écrivain ne se donne plus ◀de▶ chances ◀de▶ mentir que celui qui écrit un journal intime, une prétendue « relation » ◀de▶ ses pensées et sentiments. C’est d’abord que cet auteur, s’il a ◀l’▶intention ◀d’▶écrire un journal, pense et sent en vue du journal, donc autrement qu’il ne ferait sans ce projet. C’est surtout qu’en se pensant en soi, il se fausse, ou plus précisément, se suppose plus ressemblant à sa vertu (ou à son vice) qu’il n’oserait ◀l’▶affirmer devant autrui.
◀Le▶ monologue du journal intime est un artifice qui veut se faire prendre pour ◀la▶ sincérité, alors qu’il n’est au vrai que ◀la▶ manière ◀la▶ plus facile ◀de▶ jouer ◀la▶ comédie : sans spectateurs.
Jouer ◀la▶ comédie devant des êtres réels est bien plus significatif. ◀D’▶une certaine manière, c’est plus « sincère »… (Mais ◀le▶ sens ◀de▶ ce mot s’évade dès qu’on veut ◀le▶ serrer ◀de▶ près.)
◀La▶ vérité ◀de▶ ◀l’▶homme est dans ◀le▶ dialogue. Dans son affirmation, dans ses questions ou ses réponses à d’autres hommes bien réels. ◀Le▶ monologue n’est qu’une suppression artificielle des conditions concrètes, sociales ou spirituelles, qui sont celles ◀de▶ chaque homme existant. (Ne pas confondre dialogue avec perplexité complaisante ou même douloureuse. Il y a dialogue, jusque dans ma solitude, ou dans ces pages, dès qu’un autre me fait réagir.)
Me suis-je assez méfié du genre journal intime ? Depuis six semaines que nous sommes à A…, me suis-je assez intéressé aux autres qui m’entourent ? Qu’est-ce que je sais ◀d’▶eux, objectivement ?
10 novembre 1934
Observations nouvelles sur ◀les▶ gens. — Je vais chez ◀les▶ Calixte. On nous a dit que ◀la▶ mère est malade. Je trouve à ◀la▶ cuisine sa fille et une voisine. Elles se plaignent du froid. ◀Le▶ fourneau est rouge, mais ◀la▶ porte donne au nord-ouest, ◀d’▶où vient ◀le▶ vent ◀le▶ plus glacial, depuis des siècles, et en tout cas depuis longtemps avant ◀la▶ construction ◀de▶ cette maison… Je passe au fond dans une chambre obscure mais qui me paraît propre et sobre. ◀La▶ mère Calixte est au lit, un gros édredon ramassé sur ◀le▶ ventre, ◀les▶ pieds découverts, un foulard noir sur ◀les▶ épaules, et je crois bien sa blouse noire aussi. Elle me dit qu’elle a été assez mal. On devait lui retirer son linge toutes ◀les▶ deux heures. Quand elle sortait sa main du lit, cela fumait. — « Vous avez eu ◀de▶ ◀la▶ fièvre ! » — Elle ne sait pas. Elle ne veut pas ◀de▶ médecin. Sa fille dit : « Elle ne voulait même plus toucher à ◀la▶ viande, pensez ! Il ne faut pas croire que ◀la▶ viande soit un si bon remède comme on ◀le▶ dit. Je lui ai fait du poulet, elle n’y avait pas goût. Alors j’ai pensé lui faire du bouillon ◀de▶ poulet, ça lui a fait ◀de▶ ◀l’▶avantage. Voyez ! ce n’est pas vrai que ◀la▶ viande est si bonne pour ◀les▶ malades. »
Elle accepte ◀de▶ venir faire une lessive à ◀la▶ maison pour remplacer sa mère. Nous manquons ◀de▶ corde pour étendre ◀le▶ linge ; elle imagine ◀de▶ ◀le▶ mettre à sécher sur des buissons ◀de▶ ronce. Tous ◀les▶ mouchoirs sont plus ou moins déchirés quand on va ◀les▶ récolter. « Voyez-vous ! c’est qu’il a fait un vent cette nuit ! »
11 novembre 1934
◀D’▶une manière générale, ils ne sont pas conscients ◀de▶ porter ◀la▶ responsabilité des accidents qui leur arrivent. Cela peut agacer dans ◀le▶ détail.
C’est assez sage dans ◀l’▶ensemble. Ils seraient moins pauvres, moins malades, etc., s’ils étaient plus « pratiques » comme on dit dans ◀la▶ bourgeoisie — où ◀l’▶on s’imagine bien à tort que ◀les▶ gens du peuple sont spécialement adroits ◀de▶ leurs mains, débrouillards et pleins ◀de▶ ressources mystérieuses. Mais ils seraient moins dignes aussi. Leur dignité est ◀de▶ subir sans se tourmenter. Ils ne se mettront jamais dans des états parce qu’ils ont cassé deux assiettes. ◀La▶ mère Calixte qui casse tout ce que ◀l’▶on veut, a coutume ◀de▶ dire en constatant ◀le▶ mal : « Voyez-vous ! je croyais ◀la▶ tenir cette assiette ! » ◀De▶ telle manière qu’on entend bien que c’est ainsi dans tout, et qu’on aurait grand tort ◀de▶ croire que rien au monde dépend ◀de▶ nous.
Ceci vaut pour ◀les▶ femmes, qui sont ◀la▶ part ◀la▶ plus civilisée ◀de▶ ◀la▶ population. Ce sont elles qui gagnent ce qu’il faut, elles qui travaillent, elles qui décident, elles qui vont à ◀l’▶église ou au temple, ou n’y vont pas, elles qui savent.
Pour ◀les▶ hommes, c’est tout autre chose. Ils sont éloquents et naïfs, revendicateurs et inefficaces. La plupart ne font rien, ou « travaillent ◀le▶ mazet », ce qui n’est rien. ◀Les▶ femmes vont à ◀la▶ filature — une sur dix-huit marche encore — et gagnent leurs sept francs par jour. Pendant ce temps, ◀les▶ hommes sont sur ◀la▶ place et protestent contre ◀le▶ gouvernement. Ce sont ◀les▶ radicaux et ◀les▶ socialistes. ◀Les▶ commerçants sont souvent réactionnaires et se mêlent peu à ceux ◀de▶ ◀la▶ place. Enfin ceux qui sont occupés par ◀l’▶imprimerie du journal local, par ◀les▶ garages ou à ◀la▶ mairie, sont communistes et mènent ◀les▶ affaires du pays. Ils vont à toutes ◀les▶ conférences, prennent ◀la▶ parole au Cercle ◀d’▶hommes, citent des livres sur ◀la▶ politique…
12 novembre 1934
J’ai relevé quelques chiffres dans un ouvrage sur A… dû à ◀la▶ plume ◀d’▶un ◀de▶ ses pasteurs à ◀la▶ retraite10.
En 1570, ◀le▶ mûrier, importé ◀de▶ Chine fait son apparition dans ◀le▶ Midi. État du pays en 1820 : douze filatures, deux fabriques ◀de▶ chapeaux, 5000 habitants, un commerce important ◀de▶ produits soyeux manufacturés. Lors de ◀la▶ dédicace du nouveau temple, en 1822, quinze mille protestants accourent ◀de▶ toute ◀la▶ contrée pour suivre des cérémonies dont leurs descendants parlent encore.
En 1900 : Vingt filatures, 7000 habitants. Quinze cents personnes au temple chaque dimanche.
Je complète : Vers 1900, ◀la▶ soie artificielle fait son apparition dans ◀la▶ vallée du Rhône. Fondation des grandes usines ◀de▶ ◀la▶ région lyonnaise. Apparition du grand capital.
État du pays en 1935 : Dix-sept filatures fermées. La dernière fournit encore du travail cinq jours par semaine à une centaine ◀d’▶ouvrières, dont ◀le▶ salaire moyen est ◀de▶ neuf francs par jour.
Faillite ◀de▶ la dernière bonneterie, ces derniers jours. ◀Le▶ tiers des maisons est en ruines, — tout ◀le▶ centre. On croirait une ville bombardée. 2300 habitants. Cent personnes au culte. Dans ◀la▶ campagne environnante, une maison sur dix habitée.
Dès 1934, ◀la▶ soie japonaise a fait son apparition sur ◀le▶ marché lyonnais. Faillite ◀de▶ plusieurs des grosses entreprises ◀de▶ soie artificielle.
◀Le▶ cycle normal du progrès capitaliste est clos. Lyon a drainé toute ◀la▶ richesse indigène ◀de▶ ce département. Et cette richesse à son tour va reprendre ◀le▶ chemin ◀de▶ ◀l’▶Orient, ◀d’▶où vint autrefois ◀le▶ mûrier.
Question : que reste-t-il pour entreprendre ici une révolution constructive ?
15 novembre 1934
Installé une salamandre devant ◀la▶ cheminée ◀de▶ ma chambre ◀de▶ travail.
Je ne sais si c’est à cause des efforts prodigieux qu’il a fallu fournir pour ◀la▶ hisser ◀de▶ ◀la▶ remise jusqu’ici, mais je sens que je ◀la▶ prends en grippe. Elle est réellement affreuse : elle est « ornée ». ◀Le▶ fabricant a voulu faire bourgeois. Une salamandre, n’est-ce pas, c’est un meuble ◀de▶ salon, il faut ◀la▶ décorer convenablement et surtout éviter que cela ressemble à ce que c’est, un instrument utile. ◀D’▶où ces feuilles ◀de▶ vigne en relief, et toutes ces rainures, volutes, corniches et fioritures en fonte émaillée, qui ont pour effet ◀de▶ retenir ◀la▶ poussière et ◀les▶ cendres, et ◀de▶ rendre tout nettoyage à peu près impossible. ◀Le▶ camouflage ◀de▶ ◀l’▶honnête appareil a dû coûter fort cher, mais au moins on a ◀de▶ ◀la▶ laideur pour son argent. Même remarque pour ◀les▶ poignées ◀de▶ fenêtres et ◀de▶ serrures. Cette laideur et cette incommodité ne seraient rien d’ailleurs, si elles ne rappelaient sans cesse ◀l’▶intention ◀d’▶honorabilité dont elles procèdent…
21 novembre 1934
Leur langage. ◀La▶ mère Calixte devait faire notre lessive ◀la▶ semaine prochaine. Elle vient s’excuser : — « Qui sait, Madame, j’aimerais ◀d’▶aller à Alès, quelle jour ça vous préférerait ? » (En prononçant tous ◀les▶ e muets.)
Simard, à propos de ◀la▶ récente baisse des salaires à ◀la▶ filature : — « Je vous dis, c’est miraculeux ce qu’on leur donne ! Sept francs par jour ! » (Il voulait dire : scandaleux. Mais un miracle est un scandale, après tout. Tradition laïque.)
L’autre jour, dans ◀l’▶autocar, une femme dont j’ai cru comprendre qu’elle tient un petit hôtel à Saint-Jean-du-Gard, expliquait à sa voisine qui paraissait malade : « Tu demanderas bien un espécialiste rappelle-toi ! Si tu oublies, tu n’auras qu’à te rappeler épicerie. »
Épicerie pour spécialiste, vous n’auriez jamais fait ce rapprochement ? Ce petit fait, si ◀l’▶on y réfléchit, résume un drame. Ce drame est celui du langage dans notre société présente. Et c’est encore une fois ◀le▶ drame ◀de▶ ◀la▶ culture. Qu’on ne croie pas que j’exagère. Je ne tire ◀de▶ ce fait, à vrai dire minuscule, qu’une évidence. ◀Les▶ mots que nous disons ou que nous écrivons, nous autres intellectuels, éveillent dans ◀l’▶esprit populaire des harmoniques que nous ne savons plus prévoir. Littéralement, ◀les▶ mots n’ont plus ◀le▶ même sens pour ◀le▶ peuple et pour ceux qui voudraient lui parler. ◀Le▶ petit exemple que je viens de citer, c’est une espèce ◀de▶ calembour qui ne joue que sur des sons. Mais il est clair que ◀le▶ sens des termes dont nous usons doit subir des métamorphoses non moins effarantes. Travail, liberté ou union, richesse et pauvreté, tous ces vocables dont nous pensions qu’ils exprimaient ◀les▶ lieux communs, sur quoi repose, tacitement, ◀la▶ vie sociale, sont aujourd’hui vidés ◀de▶ leur signification à la fois symbolique et précise. Ils n’éveillent plus chez ◀l’▶homme du peuple ◀les▶ mêmes espoirs, ◀les▶ mêmes dégoûts que chez nous. Leur résonance sentimentale est différente, et c’est pourquoi leur sens est différent, en dépit de ce que ◀l’▶on pourrait déduire, dans ◀le▶ fait, ◀d’▶une discussion raisonnable, c’est-à-dire truquée, avec tel ou tel ouvrier.
On pensera que ◀de▶ tout temps ◀la▶ traduction du langage surveillé des écrivains dans ◀le▶ langage parlé du peuple fut affectée ◀de▶ malentendus ◀de▶ ce genre. Voire. ◀Le▶ peuple ne lisait pas, avant ◀l’▶école ◀de▶ Guizot. ◀Le▶ « public », c’était ◀la▶ noblesse, et ◀les▶ bourgeois imitant ◀la▶ noblesse. ◀Le▶ vrai peuple ◀les▶ comprenait dans ◀la▶ seule mesure ◀de▶ ◀l’▶utile. ◀L’▶Église faisait ◀le▶ trait ◀d’▶union, ◀l’▶Église gardienne du sens concret des lieux communs.
Aujourd’hui ces données sont bouleversées. ◀L’▶instruction publique et ◀la▶ Presse répandent sinon ◀le▶ goût, du moins ◀la▶ pratique quotidienne ◀de▶ ◀la▶ lecture. ◀Le▶ public s’étend au hasard. Il ne constitue plus un corps limité, éduqué, instruit au sein des conventions communes. Un chacun peut en être, et juger comme il veut. ◀Le▶ droit ◀de▶ se tromper, et ◀de▶ tromper grâce au langage, est un des droits imprescriptibles que se trouve avoir décrété ◀la▶ Convention. Bref, il n’est plus ◀de▶ mesure commune : ni ◀l’▶Église, ni ◀la▶ Culture, ni ◀l’▶École qui prétend ◀les▶ remplacer, n’ont plus ◀d’▶autorité sur ◀l’▶esprit ◀de▶ ◀la▶ lettre.
Aussi bien nous parlons au hasard, pour ne pas dire dans ◀le▶ vide (il vaudrait mieux que ce soit ◀le▶ vide, dans bien des cas), quels que soient nos efforts vers ◀la▶ rigueur et vers ◀l’▶adaptation ◀de▶ notre style à notre action.
On serait même tenté ◀d’▶estimer que ◀la▶ plus grande rigueur entraîne ◀la▶ moindre efficacité ; et ◀l’▶inverse.
Par où ◀l’▶on voit que ◀le▶ contraire ◀de▶ ◀la▶ « vie spirituelle », c’est « ◀le▶ public ». Cette vie spirituelle et ce public nous posent des exigences dont il faut admirer qu’elles soient aussi exactement contradictoires. Or, ◀de▶ ces deux antagonistes, c’est ◀l’▶esprit qui sera vaincu. Non point qu’il s’avilisse partout ni qu’il se laisse toujours persuader par ◀la▶ tentation du succès. Mais simplement on ne ◀l’▶entend plus, il n’agit plus. Ce qu’on « entend », c’est ◀l’▶absence ◀de▶ ◀l’▶esprit, c’est ◀l’▶appel aux instincts, aux intérêts urgents, presque toujours contraires, en fin de compte, aux intérêts réels…
25 novembre 1934
Culture ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie ? Vous montrez à une dame ◀de▶ cette classe des reproductions ◀de▶ Rembrandt, elle dira : « Ah ! oui, ces clairs-obscurs sont magnifiques (souvenir scolaire), mais comme ces gens sont laids, ridés, bossus, et n’ont-ils pas ◀la▶ figure trop large » ? (jugement spontané). Vous lui montrez des reproductions du plafond ◀de▶ ◀la▶ Sixtine, elle trouve cela « joli » ; et « — Tiens, cette femme ressemble… à qui ressemble-t-elle donc ? ne [dirait-on pas] un peu Colette Durand. Mais oui tout à fait, c’est frappant ! Qu’est-ce que c’est ? » — ◀La▶ Sybille de Cumes … Cinq minutes après, cette dame s’indignera ◀de▶ ◀la▶ barbarie des bolchéviques et des nazis, opposés comme on sait à toute espèce ◀de▶ culture raffinée.
(D’après nature : ◀la▶ dame sort d’ici. ◀Les▶ reproductions ◀de▶ ◀la▶ Sixtine sont épinglées au-dessus ◀de▶ ma table ◀de▶ travail.)
28 novembre 1934
« Aidez-moi ! », dit à Jean Giono ◀l’▶héroïne ◀d’▶une ◀de▶ ses nouvelles : elle se plaint ◀de▶ ce que ◀les▶ auteurs des romans qu’on lui donne à lire « passent à côté ◀d’▶elle sans rien dire, sans même ◀la▶ voir, sans ◀la▶ soupçonner », et ◀la▶ laissent enfin sans secours devant ◀l’▶énigme ◀de▶ sa vie. C’est émouvant… Mais la plupart de nos contemporains, est-ce qu’ils ne disent pas plutôt : « Fichez-moi ◀la▶ paix ! Faites-moi rigoler, donnez-moi des sensations, mais surtout ne vous occupez pas ◀de▶ cela en moi dont je ne veux pas m’occuper ! »
À 10 kilomètres d’ici, hier au soir, pressé ◀de▶ rentrer, je hèle une auto. ◀Le▶ conducteur est seul. Il me prend volontiers. Nous causons. C’est un commerçant ◀de▶ Lyon, ◀la▶ cinquantaine, assez bavard. À certaines allusions, je devine qu’il est « seul dans ◀la▶ vie ». Pourtant, il porte une alliance. Pauvre gaieté ◀de▶ ◀la▶ vie ◀de▶ garçon, reprise par nécessité… Nous arrivons sur ◀la▶ place ◀de▶ mon village. « Je vous dépose ici ? Où voulez-vous ? Tenez, on va s’arrêter devant ◀la▶ pissotière, ha ! ha ! ha ! Ça me rappelle une bien bonne histoire, vous devriez lire ça, Clochemerle que ça s’appelle, je ne sais plus ◀le▶ nom du type qui a écrit ◀le▶ bouquin. Ah ça alors ! Tenez, c’est ◀l’▶histoire ◀d’▶une municipalité qui fait construire un ◀de▶ ces trucs-là juste en face [de] ◀l’▶église du village, vous voyez d’ici ! Et toutes ◀les▶ combines que ça amène, ah ! mais alors, vous savez, tout y est, c’est attrapé, ◀le▶ curé, ◀la▶ politique et tout !… »11
◀Les▶ éditeurs s’efforcent ◀de▶ répondre à ◀la▶ demande du public. Il faut des livres faciles, des livres gais, etc. C’est, disent-ils, ce que ◀l’▶on demande. — Hé ! oui, parbleu, c’est ce que « ◀les▶ gens » demandent. Mais savent-ils bien ce qu’ils demandent, et pourquoi ils ◀le▶ demandent ? Est-ce que ◀le▶ rôle des éditeurs, mais surtout et d’abord des écrivains, ne serait pas justement ◀de▶ savoir un peu mieux que « ◀les▶ gens » ◀de▶ quoi ils ont besoin et ce qu’ils demandent réellement ? Car ◀les▶ gens ne demandent pas ce qu’ils ont l’air ◀de▶ demander, et ce qu’on se montre si pressé ◀de▶ leur donner à bon marché. Ils s’expriment mal, ils trahissent leur pensée, leurs désirs, ils n’osent pas dire, ils n’ont pas ◀de▶ formules pour avouer leur peine, pour demander ◀les▶ « remèdes » qu’il faudrait. On ne ◀le▶ leur a pas appris. On a préféré se payer leur tête. On ◀les▶ a pris pour ce qu’ils ont l’air ◀d’▶être, ou mieux pour ce qu’ils croient devoir se donner ◀l’▶air ◀d’▶être ou ◀de▶ n’être pas. Comme si ◀le▶ fin du fin, c’était ◀de▶ prendre au mot ◀les▶ pauvres hommes préalablement abêtis par ◀l’▶école, par ◀la▶ presse, par ◀les▶ partis et par ◀le▶ cinéma. Mais croyez-vous vraiment que mon bagnolard, mon lecteur enthousiaste ◀de▶ Clochemerle, grand roman ◀de▶ ◀la▶ pissotière, croyez-vous que cet homme tout de même ne disait pas lui aussi « aidez-moi ! », à sa façon vulgaire, avec son rire insupportable, et fallait-il être bien fin pour ◀le▶ comprendre ?
1er décembre 1934
◀Le▶ pasteur m’a convoqué aux entretiens qu’il organise ◀le▶ samedi soir, dans une salle attenante au temple, pour ◀les▶ hommes ◀de▶ sa paroisse.
« C’est ◀le▶ seul moyen ◀de▶ ◀les▶ avoir, me dit-il. Comme vous ◀l’▶aurez remarqué, il n’en vient qu’une dizaine au culte. C’est trop compromettant. Mais pour une causerie sur un sujet neutre, nous en avons toujours dans ◀les▶ 40 à 50. Et une fois qu’ils sont là, on peut parler ◀de▶ tout…
J’irai ◀d’▶autant plus volontiers que, devant parler moi-même, dans quelques jours, au cercle ◀d’▶hommes ◀de▶ Saint-J., j’ai besoin ◀de▶ prendre contact.
3 décembre 1934
Soirée au « Cercle ◀d’▶hommes ». — Ils étaient en effet une quarantaine hier soir. Je suis entré comme ils achevaient ◀de▶ boire leur tasse ◀de▶ café au fond ◀de▶ ◀la▶ salle, dans un coin arrangé en cabinet ◀de▶ lecture. Journaux et illustrés, quelques livres sur ◀la▶ table. Puis on s’est assis sur des chaises alignées, pour entendre ◀le▶ « conférencier »12. J’ai reconnu deux facteurs, ◀le▶ libraire, ◀le▶ quincaillier, un adjoint ◀de▶ ◀la▶ mairie, quelques retraités qui « travaillent ◀le▶ mazet » dans nos parages, un ou deux cultivateurs, ◀les▶ trois instituteurs. ◀Le▶ pasteur a lu quelques passages ◀de▶ ◀l’▶Écriture. Après quoi ◀le▶ sujet a été introduit par l’un des instituteurs. Il s’agissait ◀de▶ « ◀l’▶histoire ◀de▶ notre département ».
◀La▶ discussion n’a vraiment démarré que lorsqu’on s’est mis à parler ◀d’▶autre chose que du sujet, c’est-à-dire ◀d’▶un peu tout : ◀de▶ ◀l’▶enseignement, des journaux, ◀de▶ traditions et anecdotes locales. Discussion n’est d’ailleurs pas ◀le▶ mot : c’étaient surtout des questions, des affirmations ◀de▶ parti pris ou des récits entremêlés ◀d’▶allusions à des célébrités locales, provoquant chaque fois ◀de▶ gros rires. ◀L’▶homme du peuple — et je pense qu’il en va de même du bourgeois peu cultivé et sans doute ◀de▶ tout ce qui n’est pas « intellectuel » — ne « discute » pas à proprement parler. Son langage en tout cas s’y prête mal, soit à cause de sa lenteur, soit à cause de ses répétitions pressées. Or, cette lenteur et ces répétitions n’ont ◀d’▶autre but que ◀de▶ laisser à ◀l’▶esprit ◀le▶ temps ◀de▶ se « figurer » ce qui est dit.
(C’est seulement ◀de▶ ◀la▶ langue des écrivains français qu’il est exact ◀de▶ dire, avec tous ◀les▶ manuels, qu’elle est une langue ◀de▶ discussion, parce que toujours elle vise à ◀la▶ formule décisive, et ne s’accorde ◀le▶ droit ◀de▶ dire chaque chose qu’une seule fois, ◀de▶ ◀la▶ façon ◀la▶ plus économique et ◀la▶ plus claire13. Or, cette langue ◀d’▶échanges dialectiques rapides se trouve par là même inefficace sur ◀le▶ « peuple ». Elle manque ◀de▶ durée. Évitant méticuleusement ◀les▶ reprises, ◀les▶ retours, elle s’accorde très mal au rythme ◀de▶ ◀la▶ réflexion spontanée, qui est « péguyste » et non « classique ». Écrivains inutilisables dans ◀la▶ mesure où ils veulent être ◀de▶ bons écrivains français.)
— Que ◀de▶ bonne volonté chez ◀les▶ hommes ◀de▶ ce Cercle ! Comme ils s’appliquent à comprendre, comme ils sont vifs et peu timides, camarades, malicieux et indulgents — leurs bons rires quand l’un ou l’autre dit une bêtise ou bafouille — et comme on a envie ◀de▶ leur expliquer des choses, amicalement ; ◀de▶ partager avec eux ce que ◀l’▶on sait ! Je pense aux auditoires bourgeois, à leurs airs entendus, à leurs vagues sourires, à leurs timidités et aux distances télescopiques que tout cela met entre celui qui parle et son public ! (◀Le▶ « conférencier » en tournée se présente comme un séducteur, c’est ◀la▶ loi du genre, et cela rend ◀les▶ échanges bien pauvres…)
Quand nous nous sommes levés pour sortir, ◀le▶ facteur ronflait, ◀le▶ front sur un dossier ◀de▶ chaise. Il s’est relevé, s’est frotté ◀les▶ yeux, est sorti tout tranquillement. J’ai parlé avec plusieurs jeunes gens. Quelles opinions politiques, dans ce cercle ? — Il y a ◀de▶ tout. ◀Le▶ quincaillier est royaliste, un des instituteurs est objecteur ◀de▶ conscience, la plupart sont radicaux ou socialistes. Il vient aussi des communistes, ◀de▶ temps à autre. Il paraît que ça chauffe certains soirs. Mais ◀le▶ pasteur préside et on ◀le▶ respecte : 40 ans ; genre ancien combattant ; « très large », dit-on. Et « il cause bien ».
16 décembre 1934
Ces deux dernières semaines, j’ai donné quelques « causeries » dans ◀la▶ région. Auditoires variés : cercles ◀d’▶hommes, fraternités réunissant bourgeois et travailleurs, réunions amicales ◀de▶ pasteurs. Je me suis initié à ◀la▶ géographie politique et même spirituelle du département. J’ai vu plusieurs presbytères. J’ai retrouvé ◀la▶ coutume des autocars, toujours révélatrice des rythmes du pays. Pauvreté ◀de▶ tous ces villages ! Et sur ◀les▶ routes, quelles autos incroyables, vieux tas ◀de▶ ferrailles menés à ◀de▶ folles allures !
◀De▶ tout cela je rapporte un paquet ◀de▶ notes qu’il faudra rédiger un jour. Pour ◀l’▶instant, je me bornerai à consigner un entretien qui m’a instruit.
À N… ◀la▶ mairie est tout entière communiste. Ceux des habitants qui ne ◀le▶ sont pas ne savent pas trop ce qu’ils sont, à part ◀les▶ châtelains. Ils votent radical ou socialiste, et se font battre à plates coutures, régulièrement. Mais faut-il donc penser que ◀les▶ communistes, eux, savent pourquoi ils ◀le▶ sont, et connaissent ◀le▶ marxisme ? On m’avait dit : ce n’est pas cela du tout, vous verrez. Être communiste dans ce pays, c’est tout simplement être à gauche, ◀le▶ plus à gauche qu’il est possible.
S’il en est bien ainsi, me dis-je, on peut redouter que ces hommes ne sachent pas faire ◀la▶ distinction entre ◀le▶ marxisme et ◀l’▶anarchie. D’autre part, sauront-ils s’opposer au dictateur qui se présentera un jour ou l’autre comme ◀l’▶homme ◀de▶ gauche à poigne ?
J’ai questionné à ce sujet quelqu’un qui connaît bien son monde. ◀La▶ vie même ◀de▶ cet homme consiste, en effet, à connaître intimement ◀le▶ plus grand nombre ◀de▶ familles ◀de▶ N., leurs circonstances matérielles, leurs difficultés morales, leurs traditions et leurs rancunes — c’est souvent ◀la▶ même chose — leurs idées sur ◀la▶ vie, sur ◀la▶ mort, sur ◀le▶ mariage. Et quand je dis que sa vie consiste à connaître ces choses, il faut prendre ◀le▶ mot dans ◀le▶ sens ◀le▶ plus actif : car ◀l’▶homme dont je parle n’est pas un enquêteur, simple curieux ou spectateur. C’est bien plutôt un conseiller, un donneur ◀d’▶aide morale et parfois matérielle, quelqu’un qui est responsable ◀de▶ connaître ces gens mieux qu’ils ne se connaissent eux-mêmes, quelqu’un qui a pour mission ◀de▶ leur enseigner ◀le▶ sens dernier des circonstances ◀de▶ leur vie. C’est ◀le▶ pasteur.
Sa paroisse comprend ◀les▶ villages ◀de▶ N. et ◀de▶ V. où il habite. V., c’est un vieux nid ◀d’▶aigle, une pierraille couronnant des hauteurs ventées. ◀Les▶ rues sont étroites et caillouteuses, pleines ◀d’▶odeurs dès que ◀le▶ vent cesse ◀de▶ ◀les▶ balayer. Nous sommes installés au presbytère sur une galerie ◀d’▶où ◀l’▶on domine un ample paysage horizontal. ◀La▶ plaine est à nos pieds, des Cévennes grises au nord jusqu’à ◀l’▶horizon des collines vers Uzès, où quelques ruines ◀de▶ castels et quelques cheminées ◀d’▶usines grattent ◀le▶ bas ◀d’▶un grand ciel jaune. On distingue à peine ◀le▶ village ◀de▶ N. parmi ◀les▶ rangées ◀de▶ peupliers : il faut suivre des yeux ◀la▶ route noire pour découvrir enfin ◀l’▶amas brunâtre des maisons au-dessous ◀d’▶une tache blanche dans un pré, qui est ◀le▶ château. Joie ◀de▶ voir un pays dans son ensemble, dans son unité naturelle et ancienne. Une même patine ◀de▶ crépuscule roussit ◀les▶ champs, ◀les▶ arbres, ◀les▶ maisons. Dans ces maisons, il y a donc des communistes. Je demande au pasteur ce que c’est que ces communistes.
— Voilà. Que vous dire ◀de▶ gens que je connais si bien ? C’est difficile ◀de▶ ◀les▶ classer et je n’aime pas beaucoup ça… Il y en a ◀de▶ toutes sortes, bien sûr, et plus on ◀les▶ voit ◀de▶ près…
— Je comprends qu’il soit difficile ◀de▶ parler en général ◀de▶ ses paroissiens. Mais s’ils sont communistes, ils ne doivent tout de même pas faire partie ◀de▶ votre église, pratiquement ?
— C’est-à-dire, oui et non.
— Enfin, viennent-ils au temple ◀le▶ dimanche ?
— Ça non. D’ailleurs, communistes ou pas, ◀les▶ hommes d’ici ne viennent guère au culte. Ce n’est pas ◀l’▶envie qui manque, mais ils ont peur. C’est toujours ◀la▶ question ◀de▶ ◀la▶ place à traverser.
— ?
— Oui, vous savez que nos temples du Midi sont construits en général sur ◀la▶ place du village. En face ou à côté, il y a ◀les▶ cafés, ◀les▶ terrasses sous ◀les▶ platanes, et ◀le▶ dimanche matin, ◀les▶ hommes y vont boire leur pastis. Si ◀l’▶on va au culte, il faut défiler devant ◀les▶ terrasses, c’est gênant. Un homme me disait l’autre jour : Ah, monsieur ◀le▶ pasteur, si on pouvait entrer par-derrière, par ◀la▶ porte ◀de▶ ◀la▶ sacristie, on viendrait bien ! Mais on est lâches !
— Et chez eux, ◀les▶ voyez-vous ? Pouvez-vous discuter avec eux ?
— Guère. Là encore, ce sont surtout ◀les▶ femmes qu’on voit. Eux sont au travail, ou au café.
— Pourquoi n’iriez-vous pas au café avec eux ?
— C’est difficile ! Moi, ça ne me gênerait pas. Mais eux on ◀les▶ étonnerait, et surtout ils y sont entre eux. Je n’ai aucune envie ◀d’▶aller faire ◀l’▶intrus ou ◀le▶ bon apôtre. Si c’était possible, ce serait épatant, je ne dis pas. Mais pratiquement, je vous assure, c’est difficile.
— Ils ont un uniforme. C’est classé. On ◀les▶ connaît…
— Alors, quand ◀les▶ voyez-vous ?
— Surtout à ◀l’▶occasion des conférences que j’organise. Vous avez déjà parlé dans des cercles ◀d’▶hommes, vous voyez ◀le▶ genre.
— Et ◀les▶ communistes y viennent ?
— Bien sûr, ◀le▶ maire en tête. Et ils discutent, et même très bien. Je me rappelle par exemple une discussion sur ◀l’▶incroyance. ◀L’▶orateur avait dit que ◀la▶ différence entre ◀les▶ chrétiens et ◀les▶ incroyants, ce n’est pas que ◀les▶ chrétiens se conduisent mieux que ◀les▶ autres, mais c’est qu’ils se confient en Dieu, et qu’ils n’attendent des ordres que ◀de▶ lui. À ◀la▶ fin, un des communistes se lève et résume ◀le▶ débat : En somme, dit-il, si nous ne croyons pas en Dieu, nous autres, ce serait que nous sommes trop orgueilleux ?
En général, on peut dire que ◀les▶ communistes sont ◀les▶ plus intelligents du village. Ce sont eux et eux seuls qui proposent des réformes pratiques, qui demandent qu’on installe ◀l’▶eau et ◀l’▶électricité dans ◀les▶ maisons, etc. C’est ◀l’▶élément réveillé et entreprenant ◀de▶ ◀la▶ population.
— Mais savent-ils ce que c’est, ◀le▶ marxisme ?
— Ils essaient ; peut-être plus qu’on ne croirait. J’en connais plusieurs qui lisent des brochures ◀de▶ vulgarisation ◀de▶ ◀la▶ doctrine. Ils me posent quelquefois des questions. Mais ce n’est pas par ◀la▶ lecture qu’ils viennent au parti. ◀L’▶affaire, pour eux, c’est d’abord ◀de▶ se grouper afin d’entreprendre quelque chose, ◀de▶ résister aux gros propriétaires qui tiennent ◀la▶ région, et ◀de▶ leur imposer des mesures ◀de▶ progrès, ◀de▶ bon sens…
— Au point de vue des classes, ◀d’▶où viennent-ils ?
— Pour la plupart — tous ◀les▶ chefs en tout cas —, ce sont ◀de▶ petits propriétaires ou des ouvriers travaillant à leur compte.
— En somme, vous vous entendez bien avec eux ?
— Ils savent que je suis ◀de▶ leur côté, en gros, dans ◀les▶ questions locales où il faut prendre position. Quant à ◀la▶ doctrine, c’est difficile ◀de▶ discuter, d’abord parce qu’ils ◀la▶ connaissent mal, ensuite et surtout parce qu’elle ne joue pratiquement aucun rôle dans leur action, et qu’elle n’a rien changé à leur croyance ou plutôt à leur incroyance. Tout de même, on se dit souvent que ces hommes mériteraient mieux que ce qu’on leur donne, en fait ◀de▶ doctrine. En réalité, ils ne sont pas plus marxistes que moi. Ils veulent avant tout vivre et travailler raisonnablement. Mais rien ne se présente pour ◀les▶ soutenir. Ils vont au parti communiste parce qu’il n’y a rien ◀d’▶autre et personne ◀d’▶autre… Ce seraient souvent ◀les▶ meilleures têtes du pays, et on ◀les▶ laisse devenir ◀les▶ « mauvaises têtes »…
17 décembre 1934
◀Le▶ grand tort des chrétiens, c’est qu’ils prennent au sérieux ◀l’▶incroyance ◀de▶ leurs contemporains. Au fond, ils en ont peur. Or, ils devraient n’avoir peur que ◀de▶ Dieu, et des vocations bouleversantes qu’il arrive que Dieu nous adresse. C’est un comique profond, lugubre et déprimant que celui du chrétien honteux, honteux ◀d’▶une foi qu’il n’a pas ! Car s’il ◀l’▶avait, il n’aurait plus ◀de▶ honte à ◀la▶ confesser devant ◀les▶ hommes ; et s’il a honte, c’est qu’il ne craint pas Dieu, mais qu’il croit au jugement des incroyants, tout en s’imaginant qu’il n’est pas un des leurs…
Je voudrais définir ◀le▶ croyant véritable : celui qui sait qu’il ne croit pas aux dieux du monde, et qui ◀le▶ prouve. Comment ◀le▶ prouve-t-il ? Tout simplement en témoignant, en annonçant aux hommes ◀la▶ vérité et ◀le▶ chemin. Point n’est besoin ◀d’▶actions extraordinaires, surhumaines : se rire des dieux du monde est assez héroïque aux yeux du monde, pour qu’il soit vain ◀de▶ chercher mieux.
20 décembre 1934
« Ô pays sans musique ! ô peuple, où est ton chant ? » À peine un aigre sifflotis ◀d’▶« air ◀de▶ Paname » dans un garage. Pays sans harmonie, sans lien profond et sans rythme unanime, et qui ne parvient plus à s’expliquer que dans une pauvre prose trop rapide et conventionnelle. Quand je vois cette place où des retraités tirent leurs savates, quand j’écoute ce qui se dit chez ◀la▶ marchande ◀de▶ journaux, quand je m’informe des raisons ◀de▶ tel parti, ◀de▶ ◀l’▶idéal ◀de▶ tel individu, et que je trouve partout ◀la▶ confusion, ◀la▶ dispersion, ◀l’▶indifférence, une veulerie vaniteuse, ou des bonnes volontés exploitées par ◀le▶ plus bavard, je suis tenté ◀d’▶écrire quelque chose ◀de▶ méchant : que ce pays est à ◀l’▶image des quelques journaux qu’on y lit.
Une autre impression que j’ai eue cet après-midi sur ◀la▶ place : celle ◀d’▶être devant un film dont ◀la▶ musique vient de se taire.
Une vie sans accompagnement profond. Dès qu’on a perçu ce silence où plus rien ne palpite et n’attend, ◀le▶ pittoresque du décor devient un désordre sordide, ◀les▶ singularités curieuses des hommes et des choses, autant ◀de▶ manies et ◀d’▶irritants témoignages ◀de▶ laisser-aller. ◀Le▶ courant est coupé, ◀le▶ grand courant lyrique ◀de▶ ◀l’▶époque qui donnait un sens à nos gestes et comme une apparence ◀de▶ but aux nostalgies élémentaires. Tout mystère dissipé, nié, raillé, il reste des routines et ces querelles ◀d’▶argent.
— Et puis, au moment même où je touche ◀le▶ fond, voici que je me dis : cela est bon. Il est bon ◀de▶ toucher ◀le▶ grain rugueux ◀de▶ cette vie sans horizon, sans dimensions, qui est ◀la▶ vie du très grand nombre. Il faut partir d’ici, du niveau ◀le▶ plus bas, du canevas brut et plein ◀de▶ trous ◀de▶ ◀l’▶existence dépouillée…
…Dépouillée, mais ◀de▶ quoi au juste ? Peut-être ◀de▶ tout art. Ou encore, et c’est identique, ◀de▶ tout lien spirituel, et ◀de▶ ces illusions lentement composées par ◀la▶ culture, qui voilent et colorent, et rassemblent, et qui font vivre un peu au-dessus, un peu au-delà ◀de▶ ce que ◀l’▶on touche et voit.
Je sais bien que ◀le▶ seul fait ◀de▶ décrire et ◀de▶ formuler cette pauvreté ou cette anarchie relâchée, si gauche que soit son expression, suffit tout de même à recréer une maigre apparence ◀de▶ forme, qui trompe encore. Tout est, en réalité, encore plus disjoint que cela. Et sans doute encore plus désespéré qu’il n’y paraît dans ce que j’en dis — parce que j’essaie au moins ◀de▶ ◀le▶ dire ; mais eux…
22 décembre 1934
Nous ne sortons plus guère qu’à ◀la▶ tombée ◀de▶ ◀la▶ nuit, pour ◀la▶ descente quotidienne au village. Emmitouflés et silencieux, nous devons ressembler à cette « chouette ◀de▶ Minerve » — ◀la▶ conscience — dont Hegel dit magnifiquement qu’elle ne se met à voler qu’au crépuscule. Et peut-être sommes-nous ◀la▶ seule conscience ◀de▶ cette bourgade léthargique, si vraiment ◀la▶ conscience naît ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ son objet, ou tout au moins ◀de▶ quelque obscur désir, ◀de▶ quelque obscure crainte — c’est identique — ◀de▶ sa mort.
Noël 1934
C’est dans ◀la▶ pauvreté totale que Dieu est né. Il n’y avait donc plus ◀d’▶autre espoir. Voilà ◀la▶ limite impensable. Quand on en vient à désespérer ◀d’▶un peuple, ◀d’▶un régime, ou ◀de▶ soi-même, quand on prêche et proclame ◀d’▶une voix pathétique : tout est perdu ! il est bon ◀de▶ se souvenir que tout est infiniment plus perdu que nous ne pouvons ◀l’▶imaginer dans nos instants ◀de▶ lucidité extrême ; que rien n’a ◀de▶ sens en soi, dans ◀le▶ monde, ni ◀le▶ monde même, lancé vers ◀le▶ néant, et que c’est à cause de cela, et non pour nous masquer ce désespoir total, mais pour nous ◀le▶ révéler en nous montrant sa fin, que Dieu est né, mort, ressuscité.
Palavas-les-Flots, 6 janvier 1935
Deux conférences à Montpellier, hier et ce matin. Des étudiants, des professeurs. Beaucoup de discussions dans ◀de▶ petits groupes. Très curieuse, cette reprise ◀de▶ contact avec ◀le▶ monde ◀de▶ ◀la▶ « culture ». Il m’apparaît que c’est ◀le▶ monde où ◀les▶ problèmes dépendent surtout des termes dans lesquels on ◀les▶ pose. Ou encore : ◀le▶ monde des problèmes communicables. On se ◀les▶ repasse ◀de▶ l’un à l’autre, perfectionnés et enrichis. Il s’agit plutôt ◀de▶ ◀les▶ échanger que ◀de▶ s’efforcer contre eux, pour son compte, dans des conditions données et absolument singulières, — comme c’est pourtant toujours ◀le▶ cas dans ◀la▶ vraie vie…
Je suis assis dans un grand restaurant désert, près ◀d’▶une baie qui donne sur « ◀les▶ flots », en plein soleil. Un peu étourdi. Souvenirs ◀d’▶une plage ◀de▶ ◀la▶ Baltique ; ◀d’▶un bar des quais ◀de▶ Costanza ; ◀de▶ stations vides au cours de voyages fatigants. ◀L’▶idée ◀de▶ continuer au hasard vers ◀le▶ sud, ◀de▶ « tout lâcher » comme nous disions à 18 ans, me paraît soudain tellement pauvre et banale, au regard de ma vie à A. Allons, remontons vers ◀la▶ « réalité rugueuse ».
8 janvier 1935
Accueil ◀de▶ ◀la▶ maison : ◀le▶ courrier passé sous ◀la▶ porte nageait dans une flaque ◀d’▶eau ◀de▶ pluie, plusieurs lettres à peine lisibles. Un froid terrible ; ◀la▶ salamandre à vider et à rallumer. ◀Le▶ gaz butane épuisé à ◀la▶ cuisine. ◀Les▶ bûches humides. Plaisir ◀de▶ retrouver ◀les▶ choses qui vous résistent. (Je crois que Ramuz en a parlé, et ◀de▶ son amour pour ◀les▶ feux qui prennent mal, ◀les▶ maisons trop grandes…)
12 janvier 1935
Ces cochons-là ! — Simard ◀le▶ jardinier s’est fait une forte entaille au doigt en travaillant. Ce gros homme, violacé ◀d’▶ordinaire, en est tout pâle. Je vais discuter ◀le▶ coup avec lui pour ◀le▶ ravigoter. C’est un ◀de▶ ces Méridionaux qui ne connaît pas ◀de▶ meilleur remède que ◀la▶ parlote. Tout de suite, c’est ◀la▶ question des assurances qu’il aborde avec autorité tout en tenant son doigt blessé droit en ◀l’▶air, dans une attitude doctorale.
◀La▶ question des assurances est une question complexe, comme toutes ◀les▶ questions capitales. ◀Les▶ gens d’ici ne gagnent presque rien. (Lui, par exemple, si je ◀l’▶en crois, n’a guère vendu depuis un mois que pour 50 francs ◀de▶ légumes. Or, ◀la▶ vente des produits ◀de▶ son jardin est son seul moyen ◀de▶ gagner.) Carré sur son tabouret ◀de▶ cuisine, ◀le▶ doigt en ◀l’▶air, il passe en revue ◀les▶ compagnies ◀d’▶assurances — et analogues — avec lesquelles il est en comptes. Je dis compagnies ◀d’▶assurances, mais lui ◀les▶ nomme plus couramment « ces cochons-là ». Ces cochons-là sont donc au nombre ◀de▶ sept ou huit. Il en totalise sept pour son compte, et sa dame fait ◀le▶ petit appoint. Elle s’est « coupé » ◀la▶ jambe, cela fait bien cinq ans déjà, et « touche » pour cette jambe cassée et d’ailleurs dûment guérie, 20 sous par jour. Au dernier examen médical, ces cochons-là ont déclaré que tout allait bien, c’est-à-dire qu’ils « ◀l’▶ont diminuée à 17 sous par jour ». Pour se venger, il leur a retiré son assurance à lui, et ◀l’▶a passée à d’autres. Il reste par bonheur : ◀les▶ assurances sociales, vie, décès, « avec doublage », vieillesse, accidents du travail, incendie, et une histoire très compliquée ◀de▶ capitalisation-loterie, qui ◀l’▶excite particulièrement. Tout cela rend plus ou moins. Dans certains cas, bien entendu, il s’agit même ◀d’▶y aller ◀de▶ sa poche. Enfin, on obtient tout de même quelque chose, mais bou Diou ! ça demande du raisonnement. Par exemple, il a écrit au ministre — au ministre du Travail — pour avoir une pension ◀de▶ 5000 francs pour son beau-frère. « Ce cochon-là » n’a pas répondu, et pourtant ◀la▶ lettre était recommandée. Alors il a été voir « une personne encore plus compétente » que lui, Simard, et cette personne lui a conseillé ◀d’▶écrire une nouvelle lettre recommandée « à ◀la▶ charge du destinataire ». Eh bien, qu’est-ce que vous croyez ? Réponse dans ◀les▶ quatre jours ! ah, ils sont comme ça ! Mais voilà que ◀la▶ personne compétente lui dit : « Ce cochon-là t’a refait ◀de▶ 299 francs, consulte voir ◀les▶ barèmes ! » Il a fallu récrire deux fois pour obtenir gain ◀de▶ cause. Et tout ça lui a bien coûté 50 francs. Autrement, vous savez ce qui se passe, ◀les▶ employés là-bas, au ministère, ils mettent ◀l’▶argent dans leur poche…
— Tous ◀les▶ mas et mazets des environs sont habités par des retraités, des pensionnés, des assurés qui vivent dans ◀la▶ rouspétance contre ces « cochons-là » et dans la crainte de ◀la▶ vieillesse. On travaille pour ne rien gagner, à cause de ◀la▶ mévente croissante, on vit sur ◀le▶ dos ◀de▶ ◀l’▶État, on suit des enterrements, on se brouille avec ses enfants pour des questions ◀d’▶argent, on ne croit plus ni à Dieu ni à diable et à peine à ◀la▶ politique, ◀l’▶hiver est « pourri », ◀la▶ « pulmonie » fait des ravages, et ces cochons-là vous diminuent.
Simard m’explique encore que ◀les▶ gens s’en vont d’ici pour travailler à ◀la▶ ville. C’est comme partout. Bon. Alors ◀les▶ catholiques descendent ◀de▶ ◀la▶ montagne et viennent prendre ◀la▶ place. « On ◀les▶ appelle ici ◀les▶ illettrés. Ça veut dire que c’est des gens arriérés, quoi. Ils n’ont pas ◀l’▶instruction comme nous autres. »
Arriérés, illettrés. Je n’en suis plus au temps où j’approuvais certains « Éloges ◀de▶ ◀l’▶ignorance » plus sentimentaux d’ailleurs que machiavéliques. Je sais que ◀l’▶ignorance — oui, au sens ◀de▶ ◀l’▶école primaire — est un mal qu’il faudrait guérir. Mais je ne puis m’empêcher ◀de▶ penser que ces « illettrés » sont peut-être moins bas que ces « assurés ». Ce peuple à ◀la▶ retraite qui meurt en rouspétant contre ◀les▶ bureaucrates ne sait plus bien ce qu’il craint davantage : ◀de▶ ◀la▶ vie qui ne rapporte plus, ou ◀de▶ ◀la▶ mort qui rapporte « en doublage »…
15 janvier 1935
Avoir ◀la▶ veine. — « J’avais pris un billet ◀de▶ ◀la▶ Loterie nationale. Naturellement j’ai perdu ! Moi vous savez… Ce n’est pas comme Céline, ah celle-là ! Elle a ◀la▶ veine que voulez-vous ! À ◀la▶ loterie, dans ◀les▶ tombolas des sociétés, n’importe où, elle est sûre ◀de▶ gagner quelque chose à tous ◀les▶ coups. »
Voilà ce qu’on peut entendre dans toutes ◀les▶ épiceries ◀de▶ province où se rencontrent ◀les▶ femmes ◀de▶ ◀la▶ nation ◀la▶ plus raisonnable du monde. ◀Le▶ mari est un vieux laïcard, il accuse ◀les▶ curés ◀d’▶obscurantisme, il ne veut pas ◀d’▶ennemis à gauche parce que ◀la▶ gauche, c’est ◀le▶ parti ◀de▶ ◀la▶ Raison et du Progrès, qui naît ◀de▶ ◀la▶ Science. C’est ce mari-là qui aura payé ◀le▶ billet, histoire ◀de▶ voir s’il a ◀la▶ chance.
Seulement, avoir ◀la▶ chance, avoir ◀la▶ veine, c’est démentir ◀les▶ lois ◀les▶ plus fondamentales ◀de▶ notre science ◀la▶ plus élémentaire et ◀la▶ plus sûre, ◀l’▶arithmétique. Mais qui s’avise ◀d’▶une telle contradiction ? ◀Le▶ gouvernement ◀de▶ la Troisième République, ce défenseur légal ◀de▶ ◀la▶ raison contre ◀les▶ entreprises rétrogrades ◀de▶ ◀l’▶Église, n’hésite pas à tirer bénéfice ◀de▶ ◀la▶ culture ◀de▶ cette superstition.
S’il est vrai que certains individus « ont ◀la▶ veine » dans ces loteries, notre image scientifique (physico-mathématique) du monde, est fausse. Il est totalement impossible ◀de▶ concevoir ◀la▶ vérité simultanée ◀de▶ notre science et ◀de▶ ◀la▶ « veine » individuelle. C’est l’un ou l’autre ; ou mieux, l’un contre l’autre. ◀La▶ religion ◀la▶ plus naïve, ◀le▶ fanatisme religieux ◀le▶ plus obtus s’opposent infiniment moins à notre image scientifique du monde que cette petite phrase si courante : il a ◀la▶ veine.
Mais notre jacobin ne croit à ◀la▶ Raison et à ◀la▶ Science, mère du Progrès, que dans ◀la▶ mesure où cela lui permet ◀de▶ ne pas aller à ◀l’▶église. Pour ◀le▶ reste, il demeure ◀la▶ proie du charlatanisme éternel.
Mesure ◀de▶ ◀la▶ raison humaine : ils refusent ◀la▶ Trinité au nom de ◀l’▶arithmétique élémentaire14 puis s’en vont prendre 1/10e ◀de▶ billet.
20 janvier 1935
Superstition. — C’est ◀de▶ Casanova que Ligne écrit : « Il ne croit à rien excepté ce qui est ◀le▶ moins croyable, étant superstitieux sur tout plein ◀d’▶objets ».
Malchance affreuse du peuple français : il n’échappe aux jésuites que pour tomber dans ◀le▶ fétichisme : ◀le▶ franc sacré, ◀les▶ idées à majuscules, toucher du bois, ◀la▶ bouteille ◀de▶ champagne brisée contre ◀la▶ coque des bateaux neufs, etc.
Un geste résume toute ◀la▶ situation : c’est celui du coiffeur fameux, premier gagnant ◀de▶ ◀la▶ Loterie nationale, s’inclinant sur ◀la▶ tombe du Soldat inconnu. Juste hommage au collègue, au gagnant ◀d’▶une autre loterie ! Toute ◀la▶ grande presse en a parlé. Personne ne rit. Léon Bloy rugit dans sa tombe.
28 janvier 1935
Et voici par ◀la▶ grâce du soleil ◀de▶ janvier qu’un mot devient ◀le▶ plus beau ◀de▶ ◀la▶ langue : matinée. Tout ce qu’il y a ◀de▶ clarté, ◀d’▶éclat doux, ◀d’▶abandon à ◀la▶ force sereine ◀de▶ ◀l’▶air, tout cela dit par ◀les▶ trois syllabes ◀de▶ ce mot qui décrit et embrasse ◀les▶ trois dimensions ◀de▶ ◀la▶ joie, est dit aussi par ◀le▶ vallon des oliviers et par sa jeune nudité. Pas une vapeur ne s’élève ◀de▶ ◀l’▶herbe pauvre des terrasses, ni ◀de▶ ces arbres moirés et allègres. Tout est vu du premier regard, doucement compris, approuvé. Une familiarité, une confiance, une proximité des choses vues, un langage innocent et raisonnable : voilà ◀le▶ monde à son contentement ; à ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶amitié humaine. J’entends un bruit ◀de▶ bêche sur une terrasse invisible, au-dessous. Je vois un chien qui se promène ◀de▶ son petit pas élastique sur ◀les▶ restanques étroites, passant ◀de▶ l’une à l’autre par ces petits escaliers tout simplets, suivant une piste par jeu. ◀Le▶ ciel est ◀d’▶un bleu sec et pur, tranché au sommet du vallon par un cyprès grandiloquent. Et cette maison couleur ◀de▶ terre et festonnée ◀de▶ tuiles roses, elle est bien à ◀la▶ ressemblance des vieilles paysannes de par ici, recuite et mordue par ◀le▶ temps, sobre et gaie, pauvre et spirituelle…
2 février 1935
Je m’en doutais bien, et ◀la▶ mère Calixte me ◀le▶ confirme : Simard me tient pour un minus, un incapable, peut-être même pour une espèce ◀de▶ malade qu’on a relégué dans cette maison perdue, faute de savoir comment ◀le▶ soigner. Un bourgeois sans fortune et sans situation, à ◀l’▶âge que j’ai, c’est une pitié ! Il est clair que je ne fiche rien. Mais ce qui trouble un peu notre voisin, c’est qu’à deux reprises déjà, s’étant couché fort tard, il a vu ma lampe allumée.
Si cela continue, il me prendra pour un sorcier. Qui sait, ce serait bien agréable. N’empêche que je me sens atteint dans ma dignité ◀d’▶homme et ◀de▶ travailleur. Je lui ai bien dit, dès ◀le▶ début, que mon travail c’était ◀d’▶écrire des livres. Il a dû trouver ◀l’▶excuse assez faible. Je n’ai pas ◀la▶ tête ◀d’▶un écrivain, et d’ailleurs un écrivain, est-ce qu’on en a jamais vu ? Ça doit habiter Paris.
Il faudra que je lui glisse un ◀de▶ ces jours que j’écris « pour ◀les▶ journaux ».
3 février 1935
Déclassé. — ◀L’▶intellectuel ◀l’▶est toujours. C’est qu’il est ◀d’▶une classe particulière, dispersée comme ◀les▶ Juifs ◀le▶ sont chez ◀les▶ Gentils. Pourquoi ne ◀l’▶ai-je compris vraiment qu’à ◀la▶ faveur ◀de▶ ce chômage ? C’est qu’il m’a fallu m’éloigner ◀de▶ cette ambiance bourgeoise où ◀l’▶on a convenu ◀de▶ cacher cela — ◀de▶ cacher ce fait que ◀l’▶intellectuel en tant que tel est un hors-classe, un être à part, auquel on ne croit pas. (◀D’▶où sans doute ◀l’▶angoisse qui pousse tant ◀d’▶écrivains à gagner ◀de▶ ◀l’▶argent, à entrer à ◀l’▶Académie, voire à jouer un rôle politique : pour faire figure, pour acquérir une situation bien définie dans ◀le▶ corps social.) Nous sommes méprisés dans ◀la▶ mesure où nous sommes intellectuels, et acceptés — ou utilisés — dans ◀la▶ mesure où nous réussissons à nous faire passer pour des bourgeois ou des défenseurs du prolétariat.
25 février 1935
◀Le▶ « problème des gens ». — Kangourou ◀de▶ Lawrence, ce journal à peine romancé ◀d’▶un intellectuel livré à des proximités inévitables, — voilà ◀le▶ seul document que je connaisse sur ◀l’▶espèce ◀de▶ mauvaise humeur singulière dont nous souffrons ici, ma femme et moi, et qui déjà nous a fait quitter ◀l’▶île. Problème des gens : ◀le▶ plus commun et ◀le▶ plus encombrant.
Voici comment il me paraît se poser. Nous serions parfaitement contents ◀de▶ notre sort, loin des villes, pour tout ce qui est ◀de▶ notre vie privée, ◀de▶ nos travaux et ◀de▶ notre confort. Mais du seul fait que ma condition n’est pas socialement classée, ◀la▶ « distance » normale entre ◀les▶ gens et nous se trouve tantôt supprimée, tantôt exagérée. Nous ne bénéficions plus ◀de▶ ◀la▶ protection des conventions. Tantôt mêlés ◀de▶ trop près à des indifférents et des indiscrets, tantôt moralement exclus ◀de▶ ◀la▶ communauté locale, nous assistons non sans une gêne croissante, au développement furieux ◀de▶ notre esprit critique. Il y a des jours où tout, oui vraiment tout, ◀les▶ rues, ◀les▶ gens, ◀les▶ PTT, ◀les▶ magasins et ◀les▶ journaux, nous irrite ou excite notre ironie. Si ◀l’▶on nous écoutait, il faudrait refaire ce petit monde ◀de▶ fond en comble ! ◀La▶ lecture ◀de▶ Lawrence m’a fait prendre une conscience aiguë ◀de▶ cet état. Je retrouve toutes mes réactions dans son roman. Et ◀de▶ ◀les▶ voir aussi crûment avouées, m’oblige enfin à ◀les▶ considérer sans faux-fuyants sentimentaux.
Là-dessus, deux remarques :
1. — On a coutume ◀d’▶attendre ◀d’▶autrui beaucoup plus que ◀l’▶on n’est disposé à lui donner. Et ◀d’▶attendre « des gens » en général, une dose ◀de▶ pittoresque, ◀de▶ caractère et ◀de▶ gentillesse que ◀les▶ conditions ◀de▶ leur existence n’admettent guère.
2. — Nous ne sommes ici que ◀de▶ passage. Au fond, nous n’avons rien à faire à A…, ni rien à faire pour ces gens-là, ni eux pour nous. Leur présence, leur proximité matérielle n’exige pas ◀de▶ nous des actes ou des échanges réels, ou même ◀les▶ refuse. Alors ils ne sont plus pour nous que des « voisins inévitables », selon ◀le▶ mot ◀de▶ Keyserling, et non pas du tout des prochains. Car ◀le▶ prochain, dans sa définition évangélique, c’est justement celui qui exige ◀de▶ ◀l’▶aide et auquel je puis venir en aide.
« ◀Les▶ gens » avec lesquels on se voit contraint ◀de▶ vivre par suite ◀d’▶un accident du sort, ont toutes ◀les▶ chances ◀d’▶apparaître deux fois insupportables : comme voisins toujours insuffisants d’abord, et comme rappels constants à ◀l’▶isolement, à ◀la▶ méfiance ou à ◀l’▶indifférence auxquels sont condamnés la plupart d’entre nous.
◀Le▶ secret ◀de▶ ma mauvaise humeur, c’est qu’il n’y a plus ◀de▶ communauté.
Car s’il est vrai que tous ◀les▶ hommes sont frères de par leur commune origine, cela nous conduit tout au plus à élargir à toute ◀la▶ terre ◀le▶ champ des querelles ◀de▶ famille. ◀La▶ seule fraternité réelle, ◀la▶ seule créatrice et durable, c’est celle que pourrait rétablir une fin commune.
Et c’est cela finalement qu’appellent toutes nos petites récriminations. C’est ce qui leur donne raison bien au-delà ◀d’▶elles-mêmes, tout autrement que nous ◀l’▶imaginions. ◀L’▶irritation chronique que je ressens au contact des « gens » qui m’entourent, c’est une obscure protestation contre ◀la▶ vie défaite que nous vivons. Or, il ne s’agit pas ◀d’▶étouffer cette protestation, mais au contraire de ◀la▶ faire aboutir. Il faut ◀la▶ prendre tellement au sérieux, ◀la▶ nourrir ◀d’▶une telle exigence, ◀d’▶un tel inflexible sens critique, qu’elle en devienne vraiment insupportable, et que rien ne puisse plus ◀l’▶apaiser — pas même ◀les▶ nécessaires révolutions — hors de ◀la▶ fin dernière qu’elle nous désigne et qu’elle appelle. Toutes ◀les▶ nostalgies ◀de▶ ◀l’▶Europe, tous ◀les▶ faux apaisements qu’elle leur donne et dont elle se plaint aussitôt, toute ◀la▶ misère des millions ◀d’▶isolés qui font nos foules et qui saluent ◀les▶ dictateurs, tout cela en vérité n’est qu’une prière obscure : vienne ◀l’▶Église universelle, — ◀la▶ révélation du Prochain.
17 février 1935
Cercle ◀d’▶hommes. — Hier soir, ◀le▶ sujet ◀de▶ ◀l’▶entretien était ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶autorité. ◀La▶ discussion dévia bientôt vers ◀le▶ fascisme. Un beau chaos ◀de▶ partis pris, ◀d’▶erreurs ◀de▶ faits et ◀de▶ formules électorales ! Je demandai ◀la▶ parole pour expliquer, ◀le▶ plus simplement que je pus, que ◀le▶ problème fasciste est un problème avant tout national ; qu’il s’est posé en Italie dans des termes particuliers à ce pays, et qu’en tout cas il ne peut pas se poser ◀de▶ ◀la▶ même façon en France. Je conclus que ◀la▶ seule manière ◀de▶ prévenir utilement un fascisme, ce n’était pas ◀de▶ condamner ◀les▶ Italiens et leurs admirateurs français, position négative, paresseuse, et donc faible, mais ◀d’▶essayer ◀de▶ résoudre « à ◀la▶ française » ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶autorité, tel que ◀le▶ posent cinquante années ◀de▶ démocratie parlementaire, et toute une tradition ◀de▶ libertés. Bref, un petit sermon élémentaire sur ◀le▶ thème « liberté oblige ».
Au sortir de ◀la▶ réunion, je surprends cette phrase ◀d’▶un homme, dans ◀la▶ cour, tandis qu’il donne du feu à son copain : « Pour moi, c’est un fasciste ! »
Toutes nos confusions politiques résumées dans cette petite phrase ! Je me dis : C’est bien ma faute. J’ai de nouveau parlé en intellectuel. En homme qui veut savoir pour quelles raisons il prend ou ne prend pas parti. Mais ◀l’▶électeur veut qu’on soit pour ou contre, et il se méfie par principe ◀de▶ celui qui distingue et nuance. On ne tiendra jamais assez compte ◀de▶ cette opposition fondamentale.
Peut-être ferais-je bien, à ◀l’▶avenir, si j’écris quelque chose sur ◀le▶ fascisme ou sur ◀les▶ soviets, ◀de▶ mettre en épigraphe à mon article : Je suis contre. Sinon, pour peu que ◀l’▶article expose ◀le▶ pour et ◀le▶ contre, quelle que soit d’ailleurs ma conclusion, on me classera fasciste ou communiste.
Et pourtant, ◀la▶ mission ◀de▶ ◀l’▶écrivain n’est-elle pas justement ◀d’▶éduquer ◀le▶ lecteur, j’entends ◀de▶ ◀l’▶amener à réfléchir sur ◀les▶ raisons ◀de▶ ses partis pris ?
21 février 1935
Un fort vent doux passe ◀de▶ grandes caresses sur ◀le▶ pelage ◀d’▶oliviers ◀de▶ ◀la▶ colline toute proche. Dans ◀l’▶ouverture ◀de▶ ◀la▶ vallée, ce triangle ◀de▶ plaine bleu rosé piqué ◀de▶ cyprès, c’est ◀la▶ seule couleur vive du paysage desséché. Ciel gris mouvant, une barre jaune à ◀l’▶horizon.
Et sur ◀le▶ petit toit au-dessous de moi, tout près, soudain je vois un pigeon violet immobile. ◀Les▶ plumes du cou sont un peu hérissées par ◀le▶ vent.
Voici trois jours que je ◀le▶ vois chaque matin. Quand je ◀l’▶appelle, il donne quelques coups ◀de▶ tête furtifs, et se détourne. ◀D’▶où vient-il ? On m’a dit qu’il n’y a pas ◀de▶ pigeons par ici. Que vient-il attendre ? Pourquoi feint-il ◀de▶ ne pas me voir ? Il se tient là des heures, sans bouger, et s’envole ◀d’▶un coup vers ◀le▶ soir. ◀Le▶ lendemain, il est là, de nouveau, posé sur une tuile ronde.
Il y a quelque chose à comprendre…
23 février 1935
Au moment où ma femme allait secouer ◀les▶ miettes ◀de▶ ◀la▶ nappe par ◀la▶ fenêtre, au-dessus du poulailler, elle a vu ◀le▶ pigeon et m’a appelé. — Il a vraiment ◀l’▶air ◀de▶ vouloir dire quelque chose ! Il est tourné du côté de ◀la▶ plaine. Signe qu’il va nous arriver quelque chose par là ? Du côté de Marseille…
Et soudain je me suis souvenu ◀de▶ ◀la▶ conférence que je dois donner à Marseille dans quinze jours. Je ne voulais pas ◀la▶ préparer avant le dernier jour. Est-ce que cela signifie qu’elle est plus importante que je ne croyais ? Qu’il y a quelque chose ◀de▶ sérieux à faire là-bas ? Je vais m’y mettre.
28 février 1935
Terminé hier soir ◀la▶ rédaction ◀de▶ ma conférence. Ce matin ◀le▶ pigeon n’est pas revenu.
C’est évidemment absurde, cette histoire. Je ◀le▶ vois bien. Et en même temps, je vois que je mentirais si j’écrivais que je n’y crois pas.
Superstition ! Je m’étonne ◀de▶ ce que ce « reproche », que je me formule en vertu d’une habitude scolaire ◀de▶ critique, me touche si peu, ne trouble pas du tout ma bonne conscience. Au fond, je me sens assez heureux ◀de▶ cette découverte en moi ◀d’▶une superstition réelle, capable ◀de▶ me faire agir ; ou plus exactement, je suis heureux ◀de▶ ◀l’▶aveu que je viens de m’en faire. Comment ne ◀l’▶ai-je pas fait plus tôt ? Pour peu que je rappelle mes souvenirs, je retrouve partout dans ma vie des déterminations non moins précisément « superstitieuses ». En y regardant ◀de▶ près, il me semble que toute ◀la▶ trame ◀de▶ mes petites décisions quotidiennes est faite ◀de▶ croyances spontanées et absolues en des « raisons » qui n’en sont pas, mais qui m’ont toujours convaincu beaucoup plus vite et beaucoup mieux que ◀les▶ autres. Tout ce que j’ai fait à cause ◀d’▶un chiffre, à cause de ◀la▶ coïncidence ◀d’▶un sentiment ou ◀d’▶un pressentiment et ◀d’▶un hasard tout extérieur, à cause ◀d’▶un certain jeu que je poursuis, sans trop ◀le▶ savoir, avec bien plus ◀de▶ vigilance que je n’en apporte à ◀la▶ défense de mes intérêts « objectifs »… Et ce jeu-là, je suis tellement ◀le▶ seul à en connaître ◀les▶ règles et ◀les▶ interdictions que je n’imagine pas pouvoir jamais m’en « rendre compte » en langage ordinaire, et surtout en français. On admet facilement que ◀les▶ Césars jettent ◀les▶ dés avant leurs grandes décisions, mais n’est-ce pas une étrangeté plus aiguë que nous révèle cette foi toute quotidienne aux « signes », cette activité créatrice ◀de▶ Rubicons imaginaires ?
Comme toujours, c’est une étrangeté, une singularité irréductible qui m’introduit au général : je découvre, en ◀la▶ découvrant, ◀les▶ liens profonds qui m’unissent à ce peuple ◀de▶ paysans et ◀d’▶ouvriers, si délibérément superstitieux dans leur conduite et dans leurs opinions.
On dit bien : ◀l’▶exception confirme ◀la▶ règle. Oui, mais il faut entendre ◀le▶ proverbe ◀d’▶une manière tout à fait précise : ◀l’▶exception vécue, reconnue, c’est cela même qui nous fait découvrir notre commune condition. Car, en effet, ◀la▶ condition commune, c’est ◀de▶ se sentir une exception, un type spécial, différent ◀de▶ tous ◀les▶ autres… Et ce n’est guère qu’à l’instant où ◀l’▶on découvre que tous ◀les▶ autres en croient autant, que ces autres cessent ◀d’▶être une menace, une masse abstraite, intimidante ou méprisable. Pour ne prendre qu’un seul exemple : que ◀de▶ tourments et ◀de▶ secrets désespoirs chez ◀les▶ adolescents troublés par ◀le▶ désir, s’apaisent tout ◀d’▶un coup ◀le▶ jour où ils découvrent que leur état jugé par eux « exceptionnel » — et dont ◀la▶ honte alors ◀les▶ opprimait — est justement ◀l’▶état ◀de▶ ◀l’▶homme vraiment homme, et ◀le▶ signe ◀d’▶une accession à ◀la▶ condition générale !
Avouer ses superstitions, ce serait avouer ce qu’on a de plus individuel, de plus irréductible au général. Mais voilà ◀l’▶étonnant ◀de▶ ◀l’▶aveu : c’est qu’il peut faire comprendre à d’autres, en un éclair, que chaque homme est irréductible, et que chaque homme a ses aveux à faire. Et ◀l’▶on comprend ainsi, soudain, que ◀l’▶on est un homme « comme ◀les▶ autres » par cela même que ◀l’▶on s’éprouve absolument distinct ◀de▶ tous ◀les▶ autres.
1er mars 1935
Si ◀l’▶on craint ◀d’▶ordinaire ◀d’▶avouer sa réalité individuelle et ses superstitions, c’est sans doute en vertu d’une prudence qui est ◀le▶ fondement même ◀de▶ toute « politique ». Et si j’avoue et légitime ◀la▶ réalité ◀de▶ mes superstitions, il faut tout de suite que j’oppose à cet aveu une contrepartie raisonnable. Il faut que je montre aussi ◀les▶ droits du général.
Qu’est-ce que ◀la▶ politique, sinon ◀le▶ général en tant qu’il s’oppose au réel, lequel est fait ◀de▶ nos monades superstitieuses ? Accorder libre cours à nos superstitions, qui du point de vue psychologique sont notre vraie réalité, ce serait jeter ◀la▶ société dans ◀l’▶anarchie ◀la▶ plus sanglante. ◀La▶ politique ne doit jamais partir ◀de▶ ◀la▶ réalité irrationnelle ◀de▶ ◀l’▶homme : d’ailleurs elle ne ◀le▶ pourrait pas. Ma loi vaut tout juste pour moi. (Et s’il fallait tenir compte ◀de▶ toutes ◀les▶ bizarreries auxquelles ◀les▶ hommes s’attachent comme à leur bien ◀le▶ plus précieux !) Au contraire, ◀la▶ politique doit aller à l’encontre ◀de▶ ◀la▶ réalité individuelle, et c’est pour elle ◀la▶ seule manière ◀d’▶être en vérité « réaliste ». Je crains ◀d’▶avoir créé certain malentendu en soutenant à plusieurs reprises que ◀la▶ politique idéale devrait partir ◀de▶ ◀la▶ personne. Elle doit tenir compte ◀de▶ ◀la▶ personne, et finalement favoriser son développement, mais ◀d’▶une manière négative, dialectique, ou mieux encore : pédagogique. Il est ◀de▶ ◀l’▶essence ◀de▶ toute saine politique ◀de▶ s’opposer à ◀la▶ personne, ◀de▶ limiter son expansion, ◀de▶ combattre en définitive ◀le▶ réel que nous incarnons. Toute politique est normative, mais seulement ◀de▶ ◀l’▶extérieur. Une politique saine ne saurait donc partir ◀de▶ ◀la▶ personne, mais au contraire de ◀l’▶impersonnel, pour se diriger contre ◀la▶ personne. C’est à ce prix qu’elle assurera quelque équilibre et c’est tout ce que je lui demande.
Mais ici prenons garde à deux faits, aussi importants l’un que l’autre, et qui donnent leur vrai sens aux remarques que je viens de formuler.
Premier fait : ◀l’▶équilibre social doit être quelque chose ◀de▶ mouvant. Tout équilibre stable et sclérosé produirait immédiatement des désordres sans nombre. Une telle stabilité prouverait en effet que ◀les▶ deux puissances contraires qu’il s’agissait ◀de▶ maîtriser — ◀le▶ singulier et ◀le▶ général — ont perdu l’une et l’autre leur dynamisme propre. Si ◀l’▶État ne freinait plus, si ◀la▶ personne ne cherchait plus à triompher ◀de▶ tout ce qui n’est pas elle, ◀le▶ simulacre ◀d’▶équilibre que ◀l’▶on constaterait alors ne serait en fait que ◀la▶ limite du pire désordre, et c’est ◀la▶ mort. Cas purement idéal bien entendu puisque ◀l’▶histoire ne connaît pas ◀d’▶arrêt.
En réalité, sous ◀le▶ couvert ◀d’▶un équilibre apparemment stabilisé, ◀le▶ désordre est toujours à sens unique : c’est ◀la▶ personne qui cesse ◀de▶ se défendre, c’est ◀l’▶anarchie qui renonce à ses droits. Et si ◀le▶ cadre ◀de▶ ◀l’▶État paraît demeurer identique, ◀la▶ démoralisation grandissante révèle pourtant ◀l’▶empiètement excessif du général dans ◀la▶ vie réelle.
Telle est notre situation — celle du monde bourgeois capitaliste, mais aussi celle des dictatures, ◀d’▶une manière encore plus frappante. Certes, nos institutions n’ont guère changé depuis un siècle, et c’est pourquoi ◀l’▶on s’imagine que ◀l’▶équilibre s’est stabilisé. Au vrai, chacun peut voir que ◀l’▶homme ◀d’▶aujourd’hui se déshumanise rapidement parce qu’il cesse ◀de▶ se croire des droits « irrationnels » et immédiats contre ◀l’▶État. ◀Le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ révolte se perd. Il se sublime, ô ironie, en rouspétance, en criailleries électorales, journalistiques. Il s’étale en mauvaise humeur. C’est cela que je nomme démoralisation à ◀l’▶abri ◀d’▶un faux équilibre, — ◀d’▶un équilibre sans tension.
Ici interviendra le second fait : ◀l’▶équilibre social, pour rester sain, mouvant, tendu, doit être orienté constamment par un léger excès ◀de▶ ◀la▶ composante « personnelle ». Il doit en permanence se déplacer au profit des personnes. (Au profit des irréductibles, dans ◀le▶ sens du jeu ◀le▶ plus libre des superstitions que j’ai dites, et dont ◀l’▶éducation se fait très lentement sous ◀l’▶influence des résistances assimilées, créatrices ◀de▶ disciplines.) Ainsi ◀le▶ but final, ◀le▶ télos ◀de▶ toute politique, c’est ◀la▶ suppression ◀de▶ ◀l’▶État, ◀la▶ libération des personnes au moment où leurs disciplines se seront enfin harmonisées. (Dans un temps que j’accorde d’ailleurs aussi lointain qu’on ◀le▶ voudra.)
Ces deux faits définis, revenons à ◀la▶ superstition du peuple. Je ◀l’▶approuve et je ◀la▶ partage en fait ◀le▶ plus souvent, quand elle exprime une réalité sentimentale, mystique ou sensuelle, qui ne saurait se traduire en termes de raison. Mais je ◀la▶ tiens pour néfaste quand elle sort du domaine personnel et déborde dans ◀la▶ politique. On devine peut-être pourquoi. C’est qu’elle forme ◀la▶ composante proprement antipolitique ◀de▶ tout équilibre tendu, mouvant, réellement progressif. Si, par ◀l’▶effet ◀d’▶une perversion, elle se met à jouer au profit ◀de▶ ◀la▶ politique et des doctrines ◀d’▶État qui doivent justement ◀la▶ combattre, ◀le▶ désordre s’installe et grandit. Dans notre cas, ◀l’▶État devient totalitaire. « Là où ◀l’▶homme veut être total, ◀l’▶État ne sera jamais totalitaire. » Or ◀l’▶État, c’est un fait patent, devient partout de plus en plus totalitaire. C’est donc que ◀l’▶homme se défend ◀de▶ moins en moins. Ses « superstitions » personnelles (son quant-à-soi) cessent ◀d’▶agir et ◀de▶ s’efforcer contre ◀les▶ lois qui ◀les▶ limitaient normalement. ◀L’▶homme cessant ◀de▶ croire à sa loi — à ses superstitions incomparables — se met à croire ◀de▶ ◀la▶ même manière aux lois et aux pouvoirs qu’il aurait dû combattre. (Volonté et Pouvoir des masses, fatalités économiques, évolution ◀de▶ ◀l’▶Histoire, mythes ◀de▶ ◀la▶ gauche et ◀de▶ ◀la▶ droite, divinité du Führer, omniscience du Duce, etc.) Toutes ces puissances mythiques deviennent ◀l’▶objet anormal ◀de▶ ses croyances spontanées et immédiates. ◀D’▶où ◀l’▶empire monstrueux qu’elles prennent sur ◀les▶ esprits, et ◀la▶ réalité ◀de▶ cauchemar qu’elles affectent, — dont ◀les▶ affecte notre démission. Et c’est ainsi ◀d’▶un refoulement, puis ◀d’▶un transfert fatal ◀de▶ nos superstitions ◀les▶ plus valables, que naissent par exemple ◀la▶ menace fasciste et ◀l’▶enthousiasme communiste. La plupart des fameuses « lois » économiques ou sociologiques que nous pensons avoir récemment « découvertes » ne sont, au sens freudien du terme, que ◀les▶ phantasmes ◀de▶ notre peur ◀de▶ vivre. On ◀les▶ ramènerait aisément à ce « complexe ◀de▶ castration » qui se noue au moment précis où ◀l’▶agressivité normale ◀de▶ ◀la▶ personne se retourne contre elle, au profit des tyrannies impersonnelles. C’est ◀l’▶instant où ◀l’▶homme dit : « Que voulez-vous que j’y fasse ? » ou encore : « Ils sont ◀les▶ plus forts. » Tel est ◀le▶ « moment » ◀de▶ ◀l’▶angoisse ◀de▶ ce temps.
◀L’▶homme sain dit : « Voilà ce que je ferai parce qu’il ◀le▶ faut. Et que voulez-vous qu’ils y fassent ? »
Mars 1935 (à Marseille)
J’ai parlé à R… ◀de▶ mon projet ◀de▶ publier sous ◀le▶ titre ◀de▶ Journal ◀d’▶un intellectuel en chômage ◀les▶ pages que je suis en train de rédiger à temps perdu. Il est assez sceptique sur ◀le▶ résultat ◀de▶ cette entreprise. Pour des raisons que je devine plus sentimentales que ◀les▶ arguments qu’il m’oppose…
— Tout ce que ◀le▶ lecteur demande, c’est qu’on lui raconte une histoire, me dit R. — Mais si je raconte mon histoire ? — ◀Le▶ lecteur veut des histoires inventées. — Mais si je lui dis que j’invente mon histoire ? — Il ne vous croira pas, vous ne savez pas mentir. — Mais pourquoi n’aime-t-on pas ce qui est vrai ? — Parce que c’est gênant. Cela oblige à conclure, une histoire vraie. Cela vous met en question, cela vous invite à comparer ◀les▶ situations… À cause de ◀la▶ solidarité humaine, probablement…
— (Voilà pourquoi ◀l’▶on trouvera sans doute indiscret, ◀de▶ ma part, ce journal. Un tel jugement ne serait pas très franc, d’ailleurs. ◀L’▶indiscrétion, en soi, ne gêne pas beaucoup de gens, au contraire. Ce qui gêne, c’est plutôt ◀la▶ vérité telle quelle, surtout ◀la▶ vérité sur une situation matérielle. Il est entendu qu’on ne doit pas parler ◀de▶ « questions matérielles » dans une société distinguée. Vous me direz qu’on ne parle guère que ◀de▶ cela. Oui, mais ◀d’▶une façon générale, non pas personnelle. Seulement, il se trouve que mon propos, précisément, est ◀de▶ montrer, entre autres, ◀la▶ décadence ◀de▶ ce tabou. Je trouve moins indiscret ◀de▶ parler en public ◀de▶ ma pauvreté — qui ne me gêne pas moralement — moins indiscret ◀de▶ parler ◀d’▶argent que ◀de▶ parler, comme tant d’autres, ◀de▶ mes amours, en donnant toutes ◀les▶ précisions qu’un collégien puisse désirer.)
R. me disait aussi : En somme, vous n’êtes pas un vrai chômeur, puisque vous avez ◀la▶ possibilité ◀de▶ travailler. — Je me suis fait moi-même cette objection15. Il est clair qu’un intellectuel aura toujours ◀la▶ possibilité ◀de▶ travailler, pour autant que son vrai travail est ◀de▶ penser. Mais je ◀l’▶appelle chômeur, faute ◀d’▶autre terme, s’il n’a plus ◀la▶ possibilité ◀de▶ s’assurer un gagne-pain régulier par son travail, s’il n’a plus ◀d’▶emploi, et ne sait plus ◀de▶ quoi sera fait ◀le▶ lendemain. — Admettez que cela ne vous empêche pas ◀de▶ vivre assez bien, à votre idée. Vous avez l’air très satisfait ◀de▶ votre situation. Ce n’est fichtre pas ◀le▶ cas des vrais chômeurs !
— Ah ! c’est vrai, je suis bien content, malgré tout.
— Alors, vous n’êtes donc pas un vrai chômeur ?
— Mais je ne tiens pas du tout à être un « vrai chômeur », je vous ◀l’▶assure ! D’ailleurs j’ai déjà dit que cela me serait pratiquement impossible, sauf gâtisme précoce. Ce n’est pas un mal, je pense, si je suis heureux, bien que sans ressources ? Mais d’autre part, est-ce que ◀le▶ fait que je suis heureux suffit à me nourrir et à me vêtir ? Vous n’avez qu’à regarder ◀la▶ frange ◀de▶ mon pantalon. Ce n’est pas avec ça que je pourrais faire une carrière dans ◀le▶ monde, à supposer que ◀l’▶envie m’en prenne. Tout ce que je compte dire dans mon journal, c’est qu’on peut être très content ◀d’▶un sort matériel très médiocre. Ce n’est pas nouveau. Et il faut bien reconnaître que ce n’est pas aussi romantique et excitant que mon titre pourrait ◀le▶ faire croire. ◀L’▶intéressant, à mon point de vue, c’est ◀de▶ montrer une fois que c’est vrai, et ◀de▶ montrer comment c’est vrai, dans ◀le▶ détail…
Cette conversation avec R. m’a rendu attentif à un fait qui m’apparaît soudain fondamental : c’est ◀l’▶affectivité quasi insupportable qui s’attache aujourd’hui à ◀l’▶argent, et qui se mêle en particulier à tout échange ◀d’▶idées sur ◀la▶ richesse, ◀la▶ pauvreté ou ◀le▶ chômage. Mélange extraordinairement irritable ◀de▶ mauvaise conscience, ◀de▶ désir, ◀de▶ peur, ◀de▶ préjugés, ◀de▶ revendications secrètes, ◀de▶ jalousie, ◀de▶ snobisme antibourgeois ou prolétarien, ◀de▶ méfiances politiques, ◀d’▶arrière-sentiments religieux, ◀de▶ rancunes, ◀de▶ souvenirs… On ne peut guère imaginer ◀d’▶imbroglio passionnel plus idéalement favorable à ◀l’▶apparition ◀de▶ délires subits ◀de▶ ◀la▶ pensée ou des sentiments. Aigreur et nervosité qui révèlent surtout un refoulement séculaire ◀de▶ ces questions. Plusieurs générations ◀de▶ bourgeoisie, et ◀la▶ crise ◀de▶ cette bourgeoisie, ont accouché ◀d’▶un des plus beaux complexes que ◀le▶ diable ait jamais pu concevoir pour dresser ◀les▶ humains ◀les▶ uns contre ◀les▶ autres. Et qui ou quoi pourrait nous en guérir ? — Commençons par nous avouer. Passons outre à nos vieilles pudeurs : c’est ◀le▶ début ◀de▶ ◀la▶ cure. Ensuite il faudra essayer ◀de▶ réviser nos préjugés en fonction du vrai but ◀de▶ notre vie, ◀de▶ nous refaire une hiérarchie éthique, et ◀de▶ rendre ainsi à ◀l’▶argent son rôle mineur ◀de▶ moyen, ◀d’▶impur et simple moyen…
3-4 mars 1935
Deux jours au soleil, à Cassis.
◀Le▶ village vit tout doucement, ◀d’▶une vie enfantine. Point ◀de▶ touristes dans ◀les▶ ruelles jaunes, ni ◀d’▶autos sur ◀le▶ quai.
Il y a près de Cassis une petite anse qui est pour moi ◀le▶ lieu du monde ◀le▶ plus pur. Une transparence vert bleu sur des cailloux ronds où ◀le▶ pied enfonce, entre deux rochers et ◀le▶ ciel. J’y reviens chaque année. Comme par hasard…
8 mars 1935 (◀de▶ retour à A…)
Contact avec ◀le▶ public. — Dans ◀le▶ courrier qui est arrivé en mon absence, deux nouvelles demandes ◀de▶ « causeries » : l’une à un Congrès ◀d’▶instituteurs, l’autre à un cercle ◀d’▶études sociales. ◀Les▶ instituteurs voudraient que je leur parle ◀de▶ ◀l’▶éducation ◀de▶ ◀la▶ personnalité ; ◀le▶ cercle social, du mouvement personnaliste. J’irai. Je me fais une règle ◀d’▶accepter toutes ces invitations. Depuis deux ans, j’ai parlé devant ◀les▶ auditoires ◀les▶ plus hétéroclites : congrès ◀d’▶étudiants, cours ruraux, « journées sociales », amateurs ◀de▶ littérature, philosophes, paysans, cercles ◀d’▶hommes, groupant des ouvriers et des bourgeois… J’ai parlé en plein air, dans ◀de▶ grandes salles publiques, dans une cuisine ◀de▶ paysans, dans un temple, dans un café, dans une salle ◀d’▶Université…
Cui bono ? À qui ◀le▶ bénéfice ? À moi d’abord, très certainement. C’est une joie qui vaut bien ◀les▶ ennuis du voyage, ◀le▶ temps perdu et ◀les▶ fatigues, bien qu’elles paraissent souvent vaines, que ◀la▶ joie ◀de▶ voir son public, ◀de▶ s’entretenir avec ces hommes et ces femmes pour qui ◀l’▶on écrivait sans ◀le▶ savoir.
Découverte des diversités merveilleuses que proposent ces visages attentifs, éclairés ou butés, douloureux, tendus ou épanouis dans une compréhension amicale et directe. Je vois cette abstraction : ◀le▶ Public, s’évanouir et renaître, incarnée à chaque fois dans une seule figure précise, qui porte un nom, des vêtements ◀d’▶une certaine sorte, etc. Peu à peu, je découvre que ◀le▶ public, c’est une série ◀d’▶hommes et ◀de▶ femmes isolés, qui ont chacun leurs raisons très concrètes et singulières ◀de▶ lire ce qu’un autre a écrit, ◀d’▶écouter ce qu’un autre leur dit.
Quand un lecteur vous écrit, il s’exprime ◀le▶ plus souvent dans un langage conventionnel qu’il croit ◀de▶ mise, s’adressant à un écrivain. Ou bien il se répand en confidences exagérées ; il s’excite, il s’admire dans sa révolte ou son malheur. Mais celui qu’on peut voir, celui qui vous pose des questions, celui qui vous attend à ◀la▶ sortie, et ne sait trop comment vous aborder, celui qui vous entraîne dans sa chambre ou au café, celui-là peut vous révéler ◀la▶ vraie raison ◀d’▶une communion entre deux hommes : c’est toujours une raison unique, qui ne vaut qu’entre lui et moi, et qui ne prend son vrai sens que dans cette rencontre effective.
Ce sont ◀de▶ telles rencontres que je cherche, quand je vais parler dans ces cercles, où ◀l’▶on se trouve soi-même à portée ◀de▶ ◀l’▶auditeur, où ◀l’▶on se voit naturellement contraint, ne fût-ce que par ◀la▶ proximité matérielle16 ◀de▶ se mettre moralement à ◀la▶ portée ◀de▶ ces esprits, visibles et lisibles sur ces visages. Presque nécessairement ◀l’▶entretien institué dans ◀la▶ salle se prolonge en conversations pendant qu’on remet son pardessus ou qu’on rassemble ses papiers. ◀L’▶auditeur a eu ◀le▶ temps ◀de▶ se familiariser avec ◀l’▶orateur, dont il connaissait peut-être déjà ◀la▶ pensée et qu’il vient de voir ◀de▶ près une heure durant. Il a pu corriger ses préjugés. Et la première rencontre, sous ◀l’▶auvent du local que ◀l’▶on quitte, est en réalité ◀la▶ suite ◀de▶ quelque chose ; ◀le▶ contact s’établit normalement, sans surprises et sans illusion. Ce n’est plus une pensée lointaine qui anime un rêve, dans une chambre nocturne. C’est un homme qui rencontre un autre homme dans sa situation concrète et ses habits ◀de▶ tous ◀les▶ jours, sa maladresse et son étrangeté. Alors seulement quelque chose peut se passer en vérité. Alors seulement, ma pensée trouve son point ◀d’▶attache, découvre sa mesure, sa force ou sa faiblesse, touche à son terme dans ◀le▶ cœur ◀d’▶un homme.
Je dois à ces rencontres ◀d’▶avoir pressenti quelquefois — assez pour en garder une inquiétude constante — ce qu’il y a ◀d’▶inhumain dans la plupart de nos habiletés littéraires, et au contraire ce qu’il y a ◀d’▶humain dans certaines imprudences naïves — ce qu’il y a ◀d’▶inutile dans la plupart de nos précautions oratoires, logiques ou mondaines, et ce qu’il y a au contraire ◀d’▶efficace dans ◀l’▶affirmation pure et simple ◀de▶ thèses qui paraîtraient très difficiles au jugement du clerc en chambre. ◀Le▶ lecteur réel, ◀l’▶auditeur réel, est toujours autrement intelligent qu’on ne ◀l’▶imagine quand on écrit sans ◀l’▶avoir jamais vu. Il n’est pas arrêté par nos tabous critiques. Il va tout droit à ce qui ◀le▶ concerne, et c’était justement, parfois, cette idée qu’on avait timidement glissée, sans conviction — on ◀la▶ jugeait trop simple ou trop subtile pour ◀le▶ public qu’on allait affronter. Tout ce travail ◀de▶ mise au point, ◀d’▶adaptation à ◀l’▶homme réel, m’a conduit à une conclusion dont j’attends avec impatience ◀la▶ vérification in concreto à ◀l’▶occasion ◀de▶ mes prochains écrits. Cette conclusion est ◀la▶ suivante : ◀le▶ lecteur en son particulier — précisons : ◀le▶ lecteur sérieux, personnellement intéressé à un problème — juge à peu près régulièrement à ◀l’▶inverse du critique parisien. Il trouve concret ce que ◀le▶ critique aura jugé paradoxal et gratuit, il néglige au contraire certaines qualités mineures et curieuses ou certains ornements ◀de▶ ◀la▶ pensée que ◀le▶ critique, blasé par des lectures trop rapides, et plus sensible aux tics qu’à ◀la▶ pensée fondamentale, n’aura pas manqué ◀de▶ signaler comme caractéristiques ◀de▶ ◀l’▶ouvrage.
Enfin, je commence à comprendre au vif ◀l’▶urgence, pour ◀l’▶écrivain, ◀de▶ retrouver une commune mesure ◀de▶ langage et ◀de▶ sensibilité avec des hommes ◀de▶ toutes ◀les▶ classes et ◀de▶ tous ◀les▶ métiers.
Certes, ce n’est jamais qu’avec des êtres singuliers, par ◀le▶ biais ◀de▶ leur singularité même, qu’on entre vraiment en contact. Ce public-là est relativement restreint. Mais d’autre part il constitue ◀l’▶élément créateur, spirituellement actif du pays. Il ne saurait être question ◀de▶ ce cliché importé ◀d’▶URSS ou ◀d’▶Allemagne hitlérienne : « Retrouver ◀le▶ contact avec ◀les▶ masses. » ◀Les▶ masses, comme telles, n’ont jamais eu ◀de▶ contact avec ◀les▶ écrivains, comme tels, en aucun temps. Ce ne sont pas des abstractions qui achètent nos livres.
Ce qu’il s’agit ◀de▶ retrouver, c’est ◀le▶ contact avec ◀l’▶homme qui réfléchit et qui fait ◀la▶ critique des idées non point à ◀l’▶aide des opinions ◀de▶ son journal, mais à l’aide de sa vie concrète. Celui-là seul peut faire sentir à ◀l’▶écrivain ce qui est solide et ce qui est artificiel dans ce qu’il écrit. Et cette critique directe, informulée, parfois dramatique, c’est bien ◀la▶ seule qui puisse nous rendre peu à peu ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ responsabilité ◀de▶ ◀l’▶écrivain. Pour ◀l’▶avoir négligée dans nos villes, au milieu des feuilletonistes et des snobs, nous en sommes arrivés à parler dans ◀le▶ vide, à ne parler qu’à ces lecteurs qui achètent ◀les▶ livres pour remplir ◀les▶ rayons ◀d’▶un studio-divan. Nous sommes des ingénieux, des amuseurs, des spécialistes, des éléments ◀de▶ publicité, des académiciens, des journalistes. Nous ne sommes plus des gens utiles. Nous ne sommes plus des hommes normaux chargés ◀d’▶une vocation ◀d’▶expression et ◀de▶ réflexion. Nous sommes des hommes spéciaux exploitant leur spécialité pour arriver à un succès sur ◀le▶ marché. Combien ◀de▶ nos romanciers devraient être classés dans ◀la▶ catégorie des femmes à barbe et des veaux à deux têtes qu’on montre aux foires. On dit que nous avons trahi ◀l’▶esprit : mais ◀l’▶esprit n’a pas besoin ◀de▶ nous. Il vit sans nous. Nous ◀le▶ retrouverons intact. C’est ◀le▶ lecteur que nous avons trahi, c’est avec lui que nous devons retrouver un contact qui nous renverra, plus sûrement que toutes ◀les▶ diatribes, au respect des valeurs spirituelles.
10 mars 1935
Question à Messieurs ◀les▶ Sociologues. — De Man écrit dans ◀l’▶idée socialiste, p. 394 : « Un logement plus spacieux, plus clair et plus sain, une nourriture meilleure et plus variée, des occasions plus fréquentes ◀de▶ respirer ◀l’▶air libre, des vêtements et une lingerie plus propres, du savon pour ◀la▶ toilette, ◀le▶ moyen ◀de▶ se libérer ◀d’▶un travail domestique pénible et monotone (eau courante au lieu de pompe commune, électricité au lieu de pétrole, etc.), toutes ces améliorations et mille autres semblables…, représentent une valeur culturelle aussi générale que ◀la▶ santé elle-même ou que ◀l’▶application du principe économique du moindre effort. »
C’est ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ phrase qui m’a étonné. ◀La▶ santé n’étant pas une valeur « culturelle » ni même une valeur ◀de▶ culture « générale », je crains que ◀la▶ comparaison qu’introduisent ◀les▶ mots « aussi générale » ne ridiculise ◀la▶ thèse qu’elle désire illustrer, ◀l’▶auteur se démentant lui-même. Inutile ◀de▶ rappeler que ◀le▶ spectacle ◀de▶ pays tels que ◀la▶ Suisse, ◀la▶ Hollande et ◀l’▶Amérique du Nord y suffirait peut-être ! Pour ne rien dire ◀de▶ ma furtive expérience personnelle, qui proteste ◀de▶ toute sa petite force contre ◀l’▶affirmation que ◀l’▶ampoule électrique a plus ◀de▶ « valeur culturelle » que ◀la▶ lampe à pétrole ; et ◀l’▶eau courante que ◀la▶ pompe ; — et Babbitt que D. H. Lawrence.
Tout ce qui n’est pas ◀d’▶origine chrétienne, dans ◀le▶ socialisme, se fonde sur cette superstition bourgeoise : que ◀le▶ bonheur dépend mathématiquement (statistiquement) des « améliorations » du train ◀de▶ ménage. Après, ◀l’▶on oublie ◀d’▶expliquer pourquoi ces conditions étant remplies, ◀les▶ bourgeois ne sont pas plus heureux que ◀les▶ ouvriers.
Et pourquoi je suis beaucoup plus heureux qu’un bourgeois, avec ma pompe à eau et ma lampe à pétrole.
21 mars 1935
Place aux vieux ! — Je lis dans un journal socialiste du Midi sous ◀la▶ rubrique « ◀La▶ vie régionale » qui chaque jour m’apporte ◀d’▶inénarrables sujets ◀de▶ méditation, ◀le▶ petit communiqué que voici :
Bouillargues. — ◀Les▶ « exclus » vieux travailleurs.
Demain dimanche, à 10 heures, sera donnée une conférence au profit des vieux, hommes et femmes, âgés ◀de▶ soixante ans au mois ◀de▶ juillet 193017. Tous ceux qui ne bénéficient pas ◀de▶ ◀la▶ loi des assurances sociales ont intérêt à assister à ◀la▶ conférence. ◀L’▶organisation lutte afin de faire accorder une retraite aux vieux. Unissez-vous, activez ◀la▶ propagande afin que satisfaction soit donnée aux légitimes revendications des vieux.
« ◀L’▶organisation lutte… Unissez-vous ! Activez ◀la▶ propagande ! » Ô merveille du pathos révolutionnaire ! Ô gloire ◀de▶ ◀la▶ phraséologie électorale ! Ô triomphe des mots d’ordre sur ◀l’▶inertie des masses, ◀l’▶égoïsme des petits bourgeois, ◀l’▶obscurantisme clérical — ◀la▶ conférence est à 10 heures, dimanche matin… — et ◀les▶ oligarchies réactionnaires ! Ô Liberté, Égalité, Fraternité, Déclaration des droits de l’homme ! Il est venu, il est venu ◀le▶ jour que ◀la▶ Volonté populaire appelait ◀de▶ tous ses espoirs ! Mais que dis-je ◀le▶ jour ! C’est ◀l’▶heure même qui va sonner : demain dimanche, sur ◀le▶ coup ◀de▶ dix heures, ◀le▶ grand mot qui résume cent années ◀d’▶efforts, ◀de▶ luttes, ◀de▶ sacrifices et ◀d’▶éloquence, ◀de▶ pensée libre, ◀de▶ raison cartésienne, ◀de▶ soif ◀de▶ Justice et ◀de▶ passion libertaire, ce grand mot sera prononcé, proclamé, acclamé par ◀les▶ travailleurs ◀de▶ Bouillargues, prouvant à ◀la▶ face du monde que nos militants héroïques n’ont pas perdu leur peine depuis 89 ! Oui, dis-je, ce symbolique mot d’ordre sera donné comme un soufflet à ◀la▶ Réaction insolente : « Place aux Vieux ! »
On se demande s’il est au monde un seul pays, hormis ◀la▶ France, où cette phrase soit possible. Où ◀les▶ partis qui se disent « avancés » osent ◀le▶ proposer comme objectif ◀de▶ « lutte ». Où ◀la▶ publication ◀d’▶un communiqué ◀de▶ ce genre ne soit pas accueillie par une traînée ◀de▶ rigolade irrépressible dans toutes ◀les▶ couches ◀de▶ ◀la▶ population, « laborieuse » ou « réactionnaire ». À ◀la▶ prochaine enquête sur ◀l’▶état politique ◀de▶ ◀la▶ France, je me promets ◀de▶ répondre par cette simple déclaration : « ◀La▶ France est un pays comblé, qui a résolu tous ◀les▶ problèmes économiques urgents. ◀La▶ preuve en est fournie par ces phrases cueillies dans un journal révolutionnaire : « ◀L’▶organisation lutte afin de faire accorder une retraite aux vieux. Unissez-vous, activez ◀la▶ propagande, afin que satisfaction soit donnée aux légitimes revendications des vieux ! » Quand on en est à cela, dans ◀les▶ partis ◀d’▶extrême gauche, c’est que ◀l’▶état social est à peu près paradisiaque. » J’ajouterais peut-être ceci : En tout cas, tout péril fasciste est écarté d’emblée pour une nation qui sait encore dévouer ses enthousiasmes aux soins que réclame ◀la▶ vieillesse. Notre opinion publique, à en croire ◀les▶ journaux, est actuellement dominée par ◀le▶ souci des élections académiques et des retraites aux sexagénaires. Eh bien ! riez si vous voulez, je trouve cela touchant et profondément rassurant. Il est encore un peuple au monde pour qui ◀le▶ souci ◀de▶ se montrer humain prime cette volonté ◀de▶ puissance et ce culte du jeune guerrier à quoi certains ◀de▶ nos voisins sacrifient davantage que leur vie : leur dignité ◀de▶ personnes, — et celle des autres… »
31 mars 1935
Relevé des « convocations » communiquées ◀le▶ 30 mars 1935 par un journal ◀de▶ ◀la▶ région :
— ◀les▶ « ayants-droit » à ◀la▶ carte ◀d’▶ancien combattant ;
— ◀les▶ Survivants ◀de▶ ◀l’▶Alsacienne (66e division) ;
— ◀les▶ « exclus » vieux travailleurs ;
— ◀les▶ Mutilés et Invalides du Travail ;
— ◀l’▶Amicale des Anciens Musiciens du 7e Génie ;
— ◀la▶ Fédération des Familles nombreuses.
Cette dernière amicale ◀d’▶« accidentés » est sans doute ◀la▶ plus à plaindre : elle témoigne en effet, malgré elle, ◀d’▶une certaine vitalité qui doit paraître un peu suspecte à cette population ◀de▶ retraités, ◀d’▶« exclus », ◀de▶ mutilés, ◀d’▶anciens ◀de▶ tout ce qu’on veut, ◀de▶ « survivants »…
Faut-il penser que ◀le▶ malheur seul peut encore rassembler ◀les▶ hommes en communautés pacifiques ?
Vendredi saint (avril 1935)
Pour vivre ◀de▶ peu. — (Avoir peu.)
Atteindre cet état que ◀l’▶on dit avoir été celui des âges ◀d’▶or : ◀l’▶état ◀de▶ simplicité envers ◀l’▶argent.
C’est parce que nous avons perdu cette simplicité envers ◀l’▶argent, parce que nous en avons fait une valeur sentimentale, que nous sommes pris dans nos calculs.
Il faut apprendre cette simplicité : ◀l’▶imprévoyance, ◀l’▶acceptation ◀d’▶une misère, mais aussi ◀l’▶acceptation ◀d’▶un don immérité, ◀la▶ prodigalité mais aussi ◀la▶ tempérance ; ce qu’il y a ◀de▶ folie dans une vraie sagesse, et ◀de▶ vraie sagesse dans ◀le▶ refus ◀de▶ toute sagesse qui calcule.
◀Le▶ riche ne vaut pas moins que ◀le▶ pauvre, ni ◀le▶ pauvre moins que ◀le▶ riche, mais l’un et l’autre ne valent que par ◀la▶ joie, et ◀la▶ joie ne vaut rien dans nos calculs.
Il faut beaucoup ◀d’▶argent (jamais assez) à celui qui n’a pas accepté ◀la▶ joie, qui n’a pas ◀de▶ « valeur ». Il faut beaucoup de temps (jamais assez !) à celui qui n’a pas accepté ◀l’▶éternité, qui n’a pas ◀de▶ durée.
Apprentissage ◀de▶ ◀la▶ pauvreté : devant ◀la▶ table sainte, où tout ce qui te faisait riche t’empêche ◀de▶ recevoir ◀les▶ signes certains ◀de▶ ◀la▶ joie. Voilà ◀le▶ modèle ◀de▶ toute simplicité, ◀de▶ toute richesse reçue dans ◀la▶ pauvreté, mais aussi ◀de▶ toute pauvreté préservée dans ◀la▶ richesse. (Je ne cède pas à ◀la▶ tentation des parallèles verbaux ou des fausses symétries : chacun ◀de▶ ces mots est essentiel à ◀l’▶expression ◀d’▶un seul et même événement.) Si je crois à ◀la▶ Résurrection et au don actuel du Christ dans ◀la▶ foi, certifié et scellé par ◀les▶ signes visibles du pain et du vin, je dois croire identiquement que c’est là ◀le▶ centre vivant ◀de▶ toute réalité réelle sur ◀la▶ terre. Je dois croire qu’à cet événement central doivent se rapporter toutes nos pensées, toutes nos actions, tous nos systèmes… Une politique, une éthique, une idée qui ne peuvent être rapportées à ◀la▶ situation ◀de▶ ◀l’▶homme prenant ◀la▶ Cène sont en dernier recours vaines et illusoires.
Nuit ◀de▶ Pâques 1935
Clair de lune, à minuit, après ◀l’▶orage. Vocabulaire insuffisant pour décrire ◀la▶ joie naturelle. Souvent éprouvé. ◀Les▶ grands soulèvements ◀de▶ ◀l’▶instinct vers ◀la▶ clarté, notre raison ◀les▶ repousse au lieu de ◀les▶ transfigurer. En présence de tout ce qui surgit formidablement à ◀l’▶approche ◀de▶ ◀la▶ joie, elle se sent gênée, pauvre et maladroite, pareille à cette clarté lunaire incapable ◀d’▶exalter ce qu’elle découvre sur ◀la▶ face immense ◀de▶ ◀la▶ terre. — Clartés rationnelles : empruntées à ◀l’▶Astre invisible.
Matinée du lundi ◀de▶ Pâques, 7 heures
Tout est trempé et ruisselant ◀de▶ lumière bleue, ◀les▶ feuillages encore translucides au-dessus du bassin bleu ◀de▶ ciel où nagent ◀d’▶énormes bottes ◀de▶ radis rouges. Tout a son éclat neuf, sa densité, sa légèreté originelles. ◀Les▶ oliviers sont plus soyeux et plus moirés sur ◀le▶ vert plus violent des terrasses, ◀la▶ colline plus riche ◀d’▶ombres et ◀de▶ lueurs doucement étagées. Et ◀les▶ lointains ◀de▶ plaine évoquent ◀l’▶instant ◀de▶ ◀la▶ séparation des eaux et ◀de▶ ◀la▶ terre, dans un chaos brillant ◀d’▶où montent des vapeurs ◀d’▶aube ◀d’▶été.
« Un vrai temps ◀de▶ Pâques ! », me crie Simard.
Hier il pleuvait. Vendredi, c’était grand soleil. Et ◀les▶ bonnes femmes disaient, au seuil du temple : « Voyez-vous ça, comme tout est dérangé ! ◀Les▶ autres années, il pleut toujours ◀le▶ Vendredi-Saint, et il fait beau ◀le▶ jour ◀de▶ Pâques. » Je leur réponds : « Que voulez-vous, ◀les▶ saisons ne sont plus ce qu’elles étaient », — pour montrer que je sais vivre… Parler du temps qu’il fait, occupation fondamentale des paysans et des bourgeois, c’est une manière ◀de▶ s’exprimer qui en dit plus long qu’on ne croirait. « J’ai mes brouillards et mon beau temps au-dedans de moi », note Pascal. En sorte que s’étonner ◀d’▶une pluie « intempestive », c’est une manière ◀de▶ dire : « Je m’attendais à autre chose, mon calendrier moral, mes conventions, etc., prévoyaient autre chose. » Et ◀l’▶on décrit ◀les▶ croyances ◀de▶ son groupe en « parlant ◀de▶ ◀la▶ pluie et du beau temps ». (Je dis bien groupe, car il y a peu de « personnes ».)
15 avril 1935
◀La▶ sieste ◀de▶ ◀la▶ Marquise. — Nous espérions pouvoir dormir de nouveau, après ◀la▶ grande semaine des chats, qui avaient fait retentir ◀le▶ vallon ◀de▶ leurs déchirements wagnériens. Et voilà que cela prend ◀les▶ chiens.
Toute ◀la▶ nuit, ils se sont battus dans ◀la▶ remise qui est juste au-dessous de notre chambre, et dans ◀la▶ cour, et sur toutes ◀les▶ terrasses. Avec des cris et des râles presque humains.
Ce matin, j’ai trouvé des traces ◀de▶ sang sur ◀le▶ seuil ◀de▶ ◀la▶ remise.
Un beau soleil luit sur ce lendemain ◀de▶ bataille. Pendant des heures, ◀la▶ petite chienne Marquise — c’est ◀la▶ mère du basset Pernod — a trottiné tout gentiment sur ◀les▶ restanques, en faisant tinter son grelot, respectueusement talonnée par un grand flandrin ◀de▶ métis aux oreilles pendantes. De temps en temps il ◀la▶ rejoignait. Ensuite une sorte ◀d’▶épagneul impur a pris sa place. Deux ou trois autres mâles faméliques reniflaient ◀la▶ trace ◀de▶ ◀la▶ chienne à tous ◀les▶ étages du vallon. Ils grimpaient ◀les▶ escaliers, redescendaient, parcouraient ◀la▶ prairie et ◀les▶ cultures à longues foulées, ◀le▶ nez au sol. Soudain, l’un relevait ◀la▶ tête, et s’en allait. Un nouveau faisait son apparition au haut ◀de▶ ◀la▶ colline.
Simard et moi leur avons lancé quelques pierres, pour voir. Ils s’éloignaient un peu, en se retournant à chaque saut, et puis cela revenait bientôt ◀de▶ tous côtés. Haletants, craintifs, et obstinés.
Après ◀le▶ déjeuner, flânant au jardin, je me penche par hasard au bord de ◀la▶ terrasse, et voilà que je découvre au-dessous de moi un spectacle étrange et presque « atterrant ». ◀La▶ petite chienne est couchée, sur ◀le▶ flanc, haletant doucement, ◀l’▶arrière-train tuméfié. Autour ◀d’▶elle, éparpillés sur une aire ◀de▶ quelques mètres, reposent ◀les▶ mâles repus, pesamment allongés au soleil. J’en compte huit, ◀de▶ toutes tailles et pelages. La plupart sont beaucoup plus grands que leur Marquise, mais il y a aussi un insolent petit blanc aux pattes fines. Tout cela vautré comme sur une plage mondaine.
Après un certain temps, je jette quelques poignées ◀de▶ terre sur tous ces ventres. Ils vont se coucher un peu plus loin. Un ou deux se défilent en silence.
« J’ai pris ◀la▶ nature sur ◀le▶ fait. » Vertige ◀de▶ ◀l’▶animalité.
17 avril 1935
Ça n’a pas encore cessé chez ◀les▶ chiens. Cette nuit, ◀les▶ crapauds s’y sont mis. Un vieux mâle coasse des notes basses, et ◀le▶ chœur lui répond, deux octaves au-dessus. Toujours ces luttes dans ◀la▶ remise. ◀La▶ chienne se traîne. ◀La▶ chatte est déjà grosse. Une puissance inexorable s’est emparée ◀de▶ ◀l’▶espèce, tourmente ◀les▶ bêtes, ◀les▶ essouffle et ◀les▶ esquinte, ◀les▶ rend craintives et méchantes, lourdes, baveuses et difformes. Il faut voir ◀les▶ yeux pitoyables ◀de▶ ces grands chiens qui tremblent sous ◀la▶ pluie, groupés au maigre abri des buissons ◀de▶ lauriers. Ah ! ◀les▶ beaux « instincts primitifs » ! ◀Le▶ bonheur idyllique ◀de▶ ◀la▶ nature ! Littérateurs, allez-y voir ◀de▶ près !
« Nous savons, en effet, que jusqu’à ce jour, ◀la▶ création tout entière gémit dans ◀les▶ angoisses ◀de▶ ◀l’▶enfantement. Et ce n’est pas elle seulement, mais nous aussi, qui avons ◀les▶ prémices ◀de▶ ◀l’▶Esprit ; nous aussi nous soupirons en nous-mêmes, en attendant ◀l’▶adoption, ◀la▶ rédemption ◀de▶ notre corps. Car c’est en espérance que nous sommes sauvés. » (Romains 8, 22-24.)
Parler ◀de▶ ◀la▶ Nature comme ◀le▶ firent tant de romantiques, en termes d’extase religieuse, c’est se moquer cruellement des créatures, ou plutôt c’est avouer qu’on n’a pas su ◀les▶ voir. Aller demander à ◀la▶ Nature ◀la▶ révélation ◀d’▶une vie saine et délivrée ◀de▶ toute contrainte mauvaise, c’est trahir cette « attente ardente », cette question angoissée des bêtes et des plantes que ◀l’▶apôtre a su percevoir. C’est ◀la▶ nature qui cherche en nous ce que notre délire allait lui demander : ◀les▶ prémices ◀d’▶une nouvelle création, et ◀la▶ « révélation des enfants ◀de▶ lumière » !
21 avril 1935
Voici ◀les▶ affiches des partis, pour ◀la▶ campagne ◀d’▶élections municipales. Quelle bouillabaisse ◀de▶ termes abstraits — sans nul rapport à rien ◀de▶ ce qu’exige ◀la▶ situation locale, bien entendu. ◀Les▶ mêmes termes, d’ailleurs, à peu de chose près, sur ◀les▶ affiches du « centre » et sur celles ◀de▶ ◀la▶ gauche. (Car ◀la▶ droite n’ose pas dire son nom dans ce canton.)
◀Les▶ partis ◀de▶ gauche ont fait liste commune : cela s’appelle ◀le▶ front antifasciste. Je recopie cette phrase merveilleuse qu’ils ont fait imprimer en lettres grasses : « Tout notre programme municipal tient en un seul mot : nous sommes antifascistes ! »
Après quoi viennent ◀les▶ revendications pratiques : aide aux chômeurs, pose ◀de▶ deux nouvelles boîtes aux lettres ; ouverture ◀d’▶un chalet ◀de▶ nécessité pour hommes et dames sur ◀la▶ place principale.
Si c’est cela ◀l’▶antifascisme, ◀les▶ fascistes doivent être ◀de▶ drôles ◀de▶ gens.
25 avril 1935
Communisme. — Dans ◀la▶ petite librairie grande ouverte sur ◀la▶ rue principale, je parcours comme chaque jour, la plupart des journaux parisiens et méridionaux. Un vieux bonhomme au nez violacé traîne ses pantoufles par ◀la▶ boutique et grogne sans arrêt. Il interpelle assez grossièrement ◀la▶ patronne qui ne répond pas. C’est un habitué, il est comme ça. Il faut ◀le▶ laisser frapper ◀le▶ sol ◀de▶ sa canne et redresser sa casquette pour ponctuer ses raisonnements ◀d’▶alcoolique.
Entre un homme maigre, casquette et veste ◀de▶ toile bleue proprette, visage nerveux et intelligent. — Vous avez mon Huma ? — Bou die ! je ◀les▶ ai toutes vendues, Monsieur Dumas ! — (C’est jour ◀de▶ foire.) — Allons, tant mieux, fait ◀l’▶homme. Et si des fois on vous en demande ◀de▶ trop, vous n’avez qu’à donner la mienne, vous savez. Plus on ◀la▶ lit…
Ce généreux apôtre ◀de▶ ◀la▶ cause va sortir, lorsque ◀le▶ vieux gâteux ◀l’▶arrête sur ◀le▶ seuil. — Et alors, mon bon, c’est toi qu’on va mettre à ◀la▶ mairie ? — ◀L’▶homme au visage maigre fait un geste réticent. ◀Le▶ vieux ◀le▶ tient par ◀la▶ manche et lui martèle ◀de▶ sa canne ◀le▶ bout des souliers :
— Tu m’entends ? Nous ôtres, nous allons vous passer à tabaque, toute ◀la▶ bande ! — Oh ! dit ◀l’▶homme, si vous y arrivez, c’est bien votre droit !
— Notre droit ? Peuchère, c’est notre devoir ! (Il glousse ◀d’▶un air malin.) — On sait bien, dit ◀le▶ communiste, que vous avez toujours soutenu ◀les▶ gros qui pressent ◀les▶ petits ! — ◀Les▶ gros ! mon bon. Mais c’est donc vous, qui nous pressez toute notre argent, depuis quatre ans que vous ◀l’▶avez, ◀le▶ pouvoir ! — L’autre se dégage et s’en va, un peu triste, ou peut-être gêné.
Entre ces deux hommes, je n’hésite pas : je vote pour ◀le▶ communiste. C’est un Méridional du type sérieux, un ◀de▶ ces hommes qui pourraient sauver sa région ◀de▶ ◀la▶ totale décrépitude où ◀l’▶ont laissée ◀les▶ radicaux et ◀les▶ créatures ◀de▶ Bouisson, dont mon alcoolique fait partie. Voilà ◀l’▶aspect local et personnel ◀de▶ ◀la▶ question, sur le plan des prochaines élections municipales.
Mais il y a bien d’autres aspects. Ces deux hommes sont du même niveau social, sans doute parents, ◀de▶ mœurs et ◀de▶ langage pareils. S’ils s’opposent, c’est que l’un est avare et légèrement maboul, l’autre énergique et assez sensé. Simple question ◀de▶ tempérament. Peut-être aussi ◀le▶ communiste n’est-il pas encore parvenu à « mettre ◀de▶ côté » autant qu’il ◀le▶ voudrait. Mais ce n’est pas sûr. Je sais bien une douzaine ◀de▶ ses camarades qui comptent parmi ◀les▶ mieux rentés ◀de▶ ce pays. Faut-il donc penser que ◀les▶ partis expriment tout simplement des attitudes morales différentes ? Ce serait nouveau…
Il y a au fond tout autre chose.
C’est moi qui avais acheté, innocemment, le dernier numéro ◀de▶ ◀l’▶Huma. ◀De▶ ◀la▶ haine et encore ◀de▶ ◀la▶ haine, quelques mensonges grossiers, ◀le▶ truquage habituel des titres, une sauce aigre où nagent ◀de▶ grandes vérités brutales, toujours bonnes à dire, mais mal dites. J’accepte à ◀la▶ rigueur cette division du monde en gros et en petits, si c’est ◀le▶ seul moyen pratique ◀de▶ faire valoir ◀les▶ droits élémentaires ◀d’▶une partie ◀de▶ ◀la▶ population. Mais quelle trahison des « petits » représente alors ce journal ! Leur seule force contre ◀les▶ capitalistes, et surtout contre leurs suppôts, ces retraités radicaux ou socialistes, ce serait ◀d’▶être ◀le▶ parti ◀de▶ ◀la▶ vérité et du bon sens. Ils auraient avec eux tous ◀les▶ hommes — bourgeois ou intellectuels — qui détestent ◀la▶ politique et ◀la▶ combine électorale. Au lieu de quoi, on pervertit ◀les▶ révoltes ◀les▶ mieux justifiées, on ◀les▶ étourdit ◀de▶ mensonges, on ◀les▶ abreuve ◀d’▶une prose abstraite, brutale — eux qui ◀le▶ sont si peu ! — et si possible, plus médiocre que celle des grands journaux ◀d’▶information. On leur impose une mystique confectionnée à ◀l’▶usage des moujiks… Quel est ◀l’▶homme sain qui oserait affirmer que ce quotidien lamentable, hérissé ◀de▶ clichés hargneux, travaille pour ◀le▶ bien ◀de▶ ses lecteurs ? Si ◀l’▶on prend au sérieux ◀le▶ sort qui est fait aux ouvriers — ce n’est pas ◀le▶ cas des intellectuels qui « adhèrent » aux disciplines staliniennes en haine ◀d’▶une société qu’ils sont encore ◀les▶ seuls à croire « chrétienne » — il faut bien dire que ◀le▶ parti communiste est une sinistre trahison des pauvres hommes. Beaucoup, je ◀le▶ sais, résistent à ◀l’▶intoxication, mais cela prouve simplement, une fois de plus, que ◀l’▶homme du peuple ne comprend pas profondément ce qu’on lui donne à lire ou à entendre. Il comprend sa situation, et ne voit pas que « son » journal est sans rapport réel avec cette situation.
Mais ◀les▶ intellectuels, dont ◀le▶ métier est ◀de▶ comprendre, dont ◀le▶ métier est ◀de▶ vouloir ◀la▶ vérité, dont ◀la▶ seule dignité est ◀d’▶avoir foi dans ◀le▶ pouvoir ◀d’▶une pensée droite, — on se demande par quelle rancune vaguement démoniaque, et surtout vaine, ils en viennent à s’imaginer qu’ils défendent eux aussi ◀les▶ « petits » en défendant ces exploiteurs ◀de▶ ◀la▶ bassesse et du mensonge en service commandé. ◀L’▶homme à ◀la▶ veste bleue, je ◀le▶ comprends et je ◀l’▶aime dans son effort maladroit et réel. Mais dans ◀la▶ mesure où je ◀l’▶aime, ils me dégoûtent.
28 avril 1935
◀Le▶ problème des gens. — Comment arriver à ne plus s’indigner sans cesse ◀de▶ ◀la▶ bêtise des gens ? Ou mieux : comment arriver à ne s’en indigner plus que dans ◀la▶ mesure où notre action réparatrice a besoin ◀d’▶un élan passionné qui ◀la▶ soutienne ?
En agissant davantage notre « idéal », sans doute laisserions-nous moins ◀de▶ loisirs à notre faculté judicatoire pour exercer ses comparaisons trop exactes entre cet idéal et ◀les▶ réalités stupides qui nous blessent. S’engager au lieu de s’indigner : voilà bien ◀le▶ principe ◀de▶ ◀la▶ guérison que j’attends. Je n’ose croire qu’il me soit bien utile ◀de▶ seulement ◀le▶ savoir…
Si j’étais sûr que ◀la▶ bêtise humaine est à jamais irrémédiable, je serais tranquille : je ne m’occuperais en bonne conscience que ◀d’▶art et ◀de▶ littérature. Mais quoi ! rien n’est moins sûr que cette permanence ◀de▶ nos maux. Non que je croie à un « Progrès » réel possible. Mais je crois à une décadence certaine dès que nous relâchons notre effort vers un mieux. Or, ma faiblesse veut que cet effort se traduise chez moi, ◀d’▶ordinaire, par une simple mauvaise humeur (trop justifiée) contre ◀l’▶époque. Mes sarcasmes me prouvent en effet que je n’accepte pas ◀l’▶inacceptable, que je ◀le▶ juge et m’en détache, et c’est déjà ça ◀de▶ sauvé. Mais il faudrait passer à une attaque active, et je cesserais tout aussitôt ◀de▶ m’agacer.
(Au fond tout cela est des plus simples, évident, et si j’éprouve quelque difficulté à ◀le▶ formuler, c’est que mon dire reste dans mon esprit inséparable ◀d’▶un faire qui, lui, n’est pas aisé, et reste même fort obscur et ardu — pour autant que je ne ◀l’▶envisage pas avec une loyauté entière, un esprit ◀d’▶obéissance, une absolue disponibilité.)
2 mai 1935
Politique et réalité. — Je sors ◀d’▶une réunion populaire qui s’est tenue dans ◀la▶ salle désaffectée ◀d’▶un cinéma. (J’avais omis ◀de▶ noter ce fait curieux : il n’y a plus ◀de▶ ciné à A…) ◀Le▶ député socialiste, maire ◀de▶ N…, et deux autres militants socialistes et communistes ont parlé. Comme ils eussent parlé à Pantin ou à Lille ; comme parlent ◀le▶ Popu et ◀l’▶Huma, sauf quelques coups ◀de▶ gueule contre ◀les▶ riches du pays. Tout le monde est très content.
Là-dessus, deux séries ◀de▶ réflexions me tentent.
1) Réflexion du « fasciste » ou du disciple ◀de▶ Lénine. — ◀Le▶ peuple, tel qu’il est en réalité, ou tel qu’il est devenu après x années ◀de▶ régime capitaliste parlementaire et laïque, ◀le▶ peuple ne sait plus voir ◀le▶ réel. Provisoirement, il a perdu ce qui fut ◀de▶ tous temps sa vraie force. Il ne sait plus où sont ses intérêts, à quel niveau il faudrait ◀les▶ défendre. « Aliéné » par un ordre inhumain, il ne sait plus penser sa vie. Interrogez ce vigneron, ce mécano, ce métayer ou ce rentier, sur son état : il vous répond en termes de revendications abstraites, il vous parle ◀de▶ ◀la▶ réaction, du laïcisme, du fascisme, etc. Poussez-◀le▶ dans ◀le▶ détail ◀de▶ ses revendications, posez-lui des questions précises sur ◀les▶ causes ◀de▶ ◀la▶ crise dont il souffre et sur ◀les▶ remèdes qu’il estime nécessaires : il vous débite des clichés ◀de▶ journal, ou se contente ◀de▶ hocher ◀la▶ tête et ◀de▶ menacer ◀le▶ capitalisme ou ◀les▶ fauteurs ◀d’▶anarchie. Et cela finit toujours par une discussion ◀de▶ politique générale. Ils connaissent tous quelques moyens très simples qui empêcheraient « Hidler » (comme dit Simard) ◀de▶ faire ◀la▶ guerre. Conclusion : il appartient à un seul chef, à un Parti, ou encore à une équipe ◀de▶ techniciens et ◀d’▶hommes ◀de▶ main ◀d’▶imposer à ce peuple déprimé un cadre politique nouveau, qui lui permette ◀de▶ se refaire des racines, ◀de▶ travailler et ◀de▶ se reproduire. Il faut abandonner ◀la▶ croyance illusoire en quelque Volonté infaillible du Peuple. Ou mieux : présenter ce que ◀l’▶on fait comme ◀l’▶expression ◀de▶ cette Volonté. Aider ◀le▶ peuple sans demander son avis. Avec ◀l’▶espoir qu’un jour ou l’autre, il se retrouvera capable ◀d’▶exprimer des désirs réels, disciplinés et « raisonnables ».
2) Réflexion du personnaliste. — ◀Le▶ peuple tel qu’on ◀le▶ voit paraît tout ignorant ◀de▶ ses intérêts véritables. Mais c’est qu’il ne peut pas ◀les▶ exprimer très aisément. Question ◀de▶ langage. Revenez voir ces mêmes hommes que j’ai dit, revenez deux fois, trois fois, vingt fois, prenez-◀les▶ sur ◀le▶ fait au détour ◀d’▶une phrase maladroite, rendez-◀les▶ attentifs au sens ◀de▶ leurs clichés. Mieux encore, parlez-leur ◀de▶ leur travail, ◀de▶ celui qu’ils sont en train de faire tandis que vous causez, vous arriverez à leur tirer quelque chose ◀de▶ sensé, ◀de▶ vécu, ◀de▶ réel, — et qui renversera ◀les▶ conclusions cyniques ◀de▶ tout à ◀l’▶heure.
Ils vous diront d’abord que ◀le▶ fond ◀de▶ leur vie, c’est ◀l’▶ennui. Ils expliqueront presque toujours cet ennui par ◀les▶ conditions du travail créées depuis ◀la▶ guerre dans ◀les▶ campagnes : nomadisme des employés et ouvriers, impossibilité ◀de▶ « suivre » un effort bien localisé, ◀de▶ s’attacher à ce qu’on fait ; nécessité où ◀l’▶on se trouve ◀de▶ bâcler son ouvrage, pour gagner ◀de▶ quoi vivre, tentation perpétuelle ◀de▶ changer ◀de▶ condition. Ils vous diront aussi qu’ils n’ont plus ◀le▶ cœur à leur ouvrage, quand ils savent que ◀les▶ résultats sont à ◀la▶ merci soit ◀d’▶un trust, soit ◀d’▶un syndicat ◀d’▶incapables. Ils vous diront que ◀le▶ mal vient de ◀l’▶État — et cela veut dire : ◀de▶ ceux qui font ◀les▶ lois sans rien savoir des situations locales. Parfois ils proposeront quelque réforme pratique : faire ◀de▶ ◀la▶ place aux jeunes en abaissant ◀la▶ limite ◀d’▶âge dans ◀les▶ chemins de fer et ◀l’▶administration ; faire des lois régionales pour ◀la▶ viticulture ; mettre en commun ◀les▶ terres ◀d’▶un petit village ; vendre ◀le▶ vin du pays dans ◀les▶ épiceries du pays, lesquelles ne vendent que des succédanés fabriqués dans des « caves centrales » avec des vins ◀d’▶Afrique et des produits chimiques (« que vous avez ◀la▶ gorge brûlante après un verre »). Enfin ils se plaindront ◀de▶ ce que dans leur pays, il n’y a plus ◀de▶ vie, ◀d’▶initiative, ◀de▶ vrai plaisir. On n’est plus fier ◀d’▶en être, on approuve ◀la▶ jeunesse qui délaisse ◀la▶ terre pour ◀la▶ ville. (« C’est mort, ici ! » phrase entendue un peu partout dans ◀la▶ province). Et puis « leur » politique, parlez-moi ◀de▶ « leurs combines », il n’y a rien à y comprendre.
Dans une assemblée populaire, on ne dira pas un mot ◀de▶ tout cela, on s’en tiendra aux clichés du journal. On n’aura pas ◀le▶ temps ni ◀le▶ courage, ni même ◀l’▶idée ◀de▶ pousser plus loin, ◀d’▶aborder des réalités. Donc, par amour du peuple, n’écoutons plus ses assemblées, ce n’est pas lui. Écoutons ◀les▶ observations que formulent des individus pris à part, dans leur vie concrète. Je constate qu’elles vont toutes dans ◀le▶ sens ◀de▶ ce que proposent ◀les▶ personnalistes : autonomie ◀de▶ ◀la▶ région naturelle, communalisme, syndicats locaux, rajeunissement des cadres, développement des techniques libératrices, des sports, des moyens ◀de▶ circuler et ◀de▶ s’instruire, résistance à ◀l’▶état tentaculaire. (Quant à ◀la▶ lutte contre ◀le▶ capitalisme, tout le monde en est, ou feint ◀d’▶en être ; c’est bien moins concret qu’il ne semble.)
Conclusion : il appartient à des équipes ◀d’▶hommes nouveaux, jeunes et sortis ◀de▶ toutes ◀les▶ classes, ◀d’▶exprimer ce que taisent ◀les▶ journaux, ◀les▶ orateurs et ◀les▶ affiches. Et c’est ◀la▶ volonté réelle des travailleurs, trahie par ◀le▶ langage politicien.
◀La▶ dictature est ◀la▶ seule solution ◀de▶ ceux qui refusent ◀d’▶éduquer ◀le▶ peuple. Dictature ou éducation, voilà ◀le▶ dilemme du xxe siècle. ◀La▶ dictature est très fragile. Elle n’a qu’un argument très puissant contre nous : sur qui et sur quoi tablez-vous ? nous dit-elle, sur quelle classe, sur quels intérêts ? — Nous comptons sur ◀l’▶effort des hommes ◀les▶ plus humains. C’est peu, dites-vous. Mais rien ◀d’▶autre n’est vrai…
6 mai 1935
◀La▶ mort et ◀les▶ cérémonies dans ◀le▶ Gard.
◀La▶ maison ◀de▶ Simard recèle un effrayant secret qu’on m’avait laissé ignorer : une belle-mère. Nous apprenons son existence en même temps que ◀l’▶imminence ◀de▶ sa mort — et voici qui éveillera peut-être des réflexions fécondes dans ◀l’▶esprit du lecteur philosophe.
Déjà huit mois que nous sommes ici, et combien ◀de▶ fois ne sommes-nous pas entrés dans ◀la▶ grande cuisine qui était, pensions-nous, tout leur logis — nous avions cru comprendre que ◀les▶ autres pièces étaient vides ou ne servaient que ◀de▶ débarras —, et rien ne pouvait nous faire soupçonner cette présence, à côté. Hier matin, ◀la▶ mère Calixte arrive tout agitée : Madame se meurt ! s’écrie-t-elle.
C’est Mme Bastide, ◀la▶ belle-mère. — Qu’a-t-elle ? — Oh, elle m’a bien reconnue, mais elle va « passer » cette nuit, vous savez, elle est toute chargée, bou die ! ◀l’▶estomac et tout. — Mais ◀les▶ Simard ne m’avaient jamais parlé ◀d’▶elle ! — Peuchère ! ils languissaient ◀de▶ ◀l’▶emballer, ◀la▶ vieille !
Ils n’auront plus à languir bien longtemps. On peut dire que ◀la▶ chose est sûre. Et on ◀l’▶entend ! Trois fois par jour, ◀le▶ bruit ◀d’▶effroyables discussions nous parvient ◀de▶ ◀la▶ cuisine des Simard. Un beau-frère est arrivé, et on partage. C’est toujours assez compliqué.
◀La▶ nuit, par un dernier respect pour ◀la▶ moribonde qu’ils veillent à tour ◀de▶ rôle, ils sont venus discuter dans ◀la▶ remise qui est au-dessous de notre chambre, et leurs éclats ◀de▶ voix nous ont plusieurs fois réveillés.
7 mai 1935
Alors, Madame Calixte, comment ça va-t-il, à côté ? — Elle dure, elle dure… Je viens ◀d’▶aller ◀la▶ voir. Elle a un bâton sur son lit, qu’elle ne veut pas ◀le▶ lâcher, c’est pour lui tenir compagnie…
On a été chercher ◀le▶ pasteur. Je ◀le▶ rencontre comme il sort ◀de▶ sa visite. — Elle est curieuse, cette vieille, me dit-il. Figurez-vous qu’elle tient sa canne à ◀la▶ main, comme ça, sur ◀la▶ couverture, et elle explique que c’est pour monter « là-haut », pour s’aider !
8 mai 1935
Il y a eu du bruit toute ◀la▶ nuit. Vers 2 heures, nous nous réveillons. Une âcre fumée remplit ◀la▶ chambre, des lueurs ◀d’▶incendie passent devant ◀la▶ fenêtre. Je me précipite : ce sont ◀les▶ deux Simard qui font un grand feu dans ◀la▶ cour. Est-ce qu’ils ◀la▶ rôtissent ? On distingue des étoffes noires qui se gonflent sur ◀le▶ brasier…
Je me suis réveillé tard. Tandis que je me rase, j’entends Simard qui apostrophe ◀la▶ mère Calixte près du bassin. « Je ne veux pas qu’on lave aujourd’hui ! Vous m’entendez ! Je ◀l’▶ennterdis, vous n’avez qu’à ◀le▶ leur dire ! » Je passe ◀la▶ tête par ◀la▶ fenêtre. — Qu’est-ce que c’est, Simard ? Il est rouge et boursouflé, tremblant ◀de▶ colère et gesticulant. Il crie : Je ◀l’▶ai dit à Madame Calixte, je ne veux pas qu’on lave aujourd’hui ! Ma belle-mère est morte cette nuit. Il ne faut pas se moquer des gens en deuil ! — Mais Monsieur Simard… — Il est parti. ◀Le▶ bassin est à 50 mètres ◀de▶ ◀la▶ maison, sur une terrasse qu’on ne peut voir d’ici. Je ne comprends pas très bien. S’il s’agit ◀de▶ respect, ne vaudrait-il pas mieux respecter ◀les▶ vieux pendant qu’ils vivent ? — Déjà ◀les▶ voisines arrivent, par petits groupes, parlant beaucoup.
9 mai 1935
Me voilà donc brouillé avec Simard. Après ◀l’▶algarade ◀d’▶hier matin, je ne me sentais pas ◀le▶ cœur à lui jouer une comédie ◀de▶ sympathie, d’autant qu’il n’a vraiment pas ◀l’▶air trop affecté par ◀la▶ perte ◀de▶ cette belle-mère (sauf que ◀les▶ discussions avec ◀le▶ beau-frère font toujours rage). Je me suis donc borné à exprimer mes « condoléances » à Mme Simard, que j’ai trouvée hier soir devant son seuil, entourée ◀de▶ commères qui entretiennent son chagrin décent. Aux premiers mots que j’ai dits, elle a pleuré, gémi ◀d’▶une toute petite voix fausse, et m’a beaucoup remercié. Bref, il m’a semblé que tout s’était bien passé. Je me trompais. C’est ◀la▶ mère Calixte qui me ◀l’▶apprend ce matin. ◀Le▶ ménage Simard est furieux. Nous n’avons pas du tout fait ce qu’il fallait. Je me récrie : mais comment, j’ai pourtant dit ma sympathie à Mme Simard. — Je sais, mais vous n’êtes pas entré chez eux. — Entré chez eux ? — Il faut que je vous explique. Une visite ◀de▶ deuil, chez nous, ça doit se faire dans ◀la▶ cuisine. Aussi, je lui ai dit, à Fernane, il aurait dû venir chez vous pour dire qu’il ne voulait pas qu’on lave. Je ◀le▶ lui ai dit : c’est bien ta fôte ! Ça aurait été dans votre maison qu’il y aurait eu un mort, je comprendrais, je n’aurais pas non plus lavé ◀la▶ vaisselle. Mais ce n’est pas ◀la▶ même chose. — Je ne comprends pas, Mme Calixte. Pourquoi ne peut-on pas laver ◀la▶ vaisselle quand il y a un mort dans ◀la▶ maison ? Il faut bien continuer à vivre, et à manger, et à laver, il me semble ? — Je ne pense pas comme vous, Monsieur, mais il a tort pour ◀la▶ lessive. Voyez-vous ils sont trop orgueilleux ces gens-là ! S’ils avaient eu toute ◀la▶ peine que j’ai eue dans ma vie, moi, ça serait autrement, je vous assure ! Ils sont trop orgueilleux, voilà !
Je me perds dans tout ce protocole. Je sens bien qu’il est inutile ◀de▶ leur demander ◀de▶ s’expliquer. Tout cela repose sur un vieux fonds ◀de▶ rites ◀de▶ protection très compliqués dont ils n’arriveraient pas à concevoir qu’on puisse même s’étonner. Et ne pas croire, surtout, qu’il s’agit là ◀de▶ « préjugés », comme disent ◀les▶ jeunes personnes en mal ◀d’▶émancipation. C’est bien plus grave. C’est aussi grave que ◀les▶ questions ◀d’▶argent. C’est un fait ◀d’▶ordre religieux. Et ◀la▶ colère ◀de▶ Simard en témoigne.
15 mai 1935
Comme ◀l’▶année dernière, à ◀la▶ même date je crois, me voici au bout de mon rouleau. Impécuniosité cyclique. ◀Les▶ dieux locaux me seraient-ils donc défavorables ? Je me vengerai ◀d’▶eux en écrivant ici que leurs charmes ont cessé ◀d’▶opérer. Nous avons épuisé ◀les▶ environs, dans un rayon ◀d’▶exploration normal — mettons deux à trois heures ◀de▶ marche — et vraiment il n’y a guère à signaler. Sinon peut-être ◀les▶ maisons vides.
Il faut avouer qu’on en trouve ◀d’▶assez belles. Au fond ◀d’▶un val qui paraît sans issue, ce grand mas nommé Montaigu… (Pourquoi ce nom ?) On dit que cela ressemble à ◀l’▶Albanie. C’est un groupe ◀de▶ hautes bâtisses compliquées, en pierre ocrée, enfermant une cour à deux étages. On devine un reste ◀de▶ jardin, avec quelques cyprès, une pierre tombale, et ◀la▶ margelle ◀d’▶un puits. La plupart des vitres sont cassées. Une poule blanche se promène quelquefois dans ◀la▶ cour. Mais on m’assure que ces habitations sont délaissées depuis deux ans.
Plus haut dans ◀la▶ montagne, un autre mas dit « ◀le▶ Château ». C’est à ◀l’▶orée ◀d’▶un bois ◀de▶ châtaigniers. On y accède par une rampe monumentale coupée régulièrement ◀de▶ marches nobles. ◀La▶ rampe conduit à une vaste terrasse herbue. Une maison ◀de▶ maître ◀d’▶assez beau style, ornée ◀d’▶un perron à double escalier, forme ◀l’▶extrémité nord ◀d’▶un bâtiment considérable, à trois étages, qui devait servir ◀de▶ communs, ◀de▶ magnanerie, ◀de▶ cellier et ◀de▶ grange. Au sud, une tour à cadran solaire, surmontée ◀d’▶une girouette. Derrière ◀la▶ maison ◀de▶ maître, sur ◀le▶ flanc ◀de▶ ◀la▶ montagne, un jardin en terrasses, enclos ◀de▶ très hauts murs. À travers ◀la▶ grille ouvragée, on voit une profusion ◀de▶ fleurs violentes et ◀d’▶orties. ◀L’▶ensemble est imposant et comme démesuré dans ce paysage ◀de▶ vallons, ◀de▶ collines et ◀de▶ petits sommets rocheux. Soudain ◀la▶ girouette fait entendre un long cri presque humain.
◀La▶ maison ◀la▶ plus proche est à une bonne demi-heure. Il n’y a pas ◀de▶ route.
On imagine ◀de▶ vivre là, dans un style colonial-moyenâgeux. On pourrait loger bien du monde. Des initiés naturellement. Personne ne monte jamais là-haut, ni maréchaussée ni gabelle. Nous aurions des fusils et des bibles, nous serions camisés ◀de▶ rouge, et ◀l’▶on irait ◀de▶ temps à autre arraisonner ◀les▶ féodaux ◀d’▶industrie du pays.
18 mai 1935
« Communautés ». — On en parle beaucoup en France, depuis quelques années ; mais cela ne paraît guère entraîner à des actes. Pourquoi ? ◀Les▶ essais qu’on a faits, et mal faits semble-t-il, ne prouvent rien contre ◀la▶ chose en soi, mais contre ceux qui ◀l’▶ont tentée. C’étaient des hommes qui ne supportaient pas ◀la▶ société capitaliste, disaient-ils ; mais dès qu’ils en étaient sortis, ils découvraient que c’était ◀la▶ société en général qui ◀les▶ vexait. Pensaient-ils faire une colonie en groupant leurs dégoûts ◀d’▶anarchistes ? Si ◀l’▶on veut une communauté, il faut d’abord un but commun, et positif, un principe créateur et pas seulement ◀de▶ ◀la▶ révolte. Ensuite, il faut que ◀les▶ femmes ne s’arrachent pas ◀les▶ cheveux dans ◀les▶ cuisines communes, et soient fidèles…
◀La▶ grande affaire, c’est ◀de▶ se méfier ◀d’▶un romantisme communautaire qui se répand dans ◀la▶ jeunesse. Fonder une colonie ne devrait pas avoir pour but ◀la▶ colonie, mais ◀la▶ vie plus normale et plus féconde ◀de▶ chacun ◀de▶ ses membres. ◀L’▶idéal commun ne suffit pas : il faut encore que ◀l’▶entraide des colons crée des conditions matérielles plus favorables que celles des villes. Il ne s’agit pas ◀d’▶échapper à ◀la▶ misère pour tomber dans ◀l’▶ascèse volontaire ; ni ◀d’▶échapper à ◀la▶ dispersion et à ◀l’▶isolement pour tomber dans ◀la▶ discipline des travaux forcés. Il faut que ◀la▶ communauté soit pour chacun ◀la▶ possibilité ◀de▶ vivre mieux sa vie.
Mais cela pose des problèmes techniques beaucoup plus vastes. « N’habitez pas ◀les▶ villes ! », bien sûr. Reste à savoir si ◀la▶ province est habitable, dans l’état actuel des choses. Tant de régions abandonnées, ◀de▶ villages vides, ◀de▶ champs en friche et ◀de▶ propriétaires ruinés ; et surtout cet ennui dans ◀la▶ jeunesse rurale, ce sentiment ◀d’▶être à ◀l’▶écart du monde, — et ◀de▶ n’être lié à son voisin que par ◀le▶ souvenir ◀de▶ vieilles offenses… Ce n’est pas seulement défaut ◀de▶ communion, mais aussi, plus prosaïquement, défaut ◀de▶ communications. Toutes ces autos qui s’embouteillent sur ◀la▶ petite superficie ◀de▶ Paris, ne seraient-elles pas ◀d’▶un usage plus normal là où ◀les▶ hommes sont séparés par ◀de▶ grandes distances désertes ? C’est un symbole. On peut en déduire facilement ◀les▶ deux formules ◀de▶ notre renaissance : mettre ◀les▶ villes au vert, urbaniser tout ◀le▶ reste du pays…
5 juin 1935
…Et un beau jour, plus moyen ◀d’▶échapper à cette humiliante évidence : sans argent et sans amis proches, ◀la▶ solitude, ici, devient un isolement. Il y a « ◀les▶ gens » bien sûr. C’est instructif. Mais ◀le▶ désir ◀de▶ s’instruire a des limites. Déjà ◀les▶ relations se stabilisent, ◀les▶ « courtes habitudes » épuisent leur vertu. C’est ◀le▶ moment ◀de▶ lever son camp. Plus tard, peut-être, quand toutes ces maisons vides des environs seront habitées par des colonies ◀de▶ jeunes gens — si jamais ils en ont assez ◀de▶ se plaindre des villes, où ils s’incrustent — ◀la▶ province deviendra vivable. ◀La▶ révolution sera faite. Nous reviendrons pour faire quelque chose en commun avec tous ces hommes, ou leurs fils…
— Demain, il faut remettre en place ◀les▶ aquarelles, ◀les▶ guéridons et ◀les▶ dessus ◀de▶ cheminée. Après-demain, nous partons. Nous fuyons.