Luther contre Érasme (19 juin 1937)q r
Que sait-on de Luther en France ? Qu’il rompu l’▶unité de ◀l’▶Église. Mais dans quelles circonstances ? Poussé par quelles raisons ? Et pour quelles fins ? Si ◀l’▶on ne veut pas s’en tenir à des appréciations du genre « moine qui voulait se marier », il serait sage de parcourir au moins ◀les▶ œuvres capitales du grand réformateur. Or, il se trouve, et c’est presque incroyable, que, depuis quatre siècles qu’elles ont été écrites, on n’en a pas traduit une seule en France ! Quelques pages choisies, en appendice à une brève biographie ; une brochure sur ◀la▶ liberté chrétienne : et ◀les▶ trop fameux Propos de Table, absolument insignifiants quant à ◀la▶ doctrine religieuse : voilà tout ce qui nous est accessible d’une œuvre dont on sait pourtant qu’elle a changé plus qu’aucune autre ◀les▶ destinées de ◀l’▶Occident. (Je ne fais là, bien entendu, qu’une constatation historique.)
Remercions donc ◀le▶ courageux éditeur qui vient d’entreprendre ◀la▶ réparation de cette inconcevable lacune, en publiant ◀l’▶ouvrage central de ◀la▶ réforme luthérienne, ◀le▶ Traité du serf arbitre 14. Ne fût-ce que sur le plan de ◀la▶ culture générale, une telle publication est appelée à rendre des services inappréciables. Elle nous place au cœur même du grand débat occidental, celui de ◀la▶ pensée « pure » et de ◀la▶ pensée « engagée ». Elle met entre nos mains ◀la▶ pièce capitale du procès : ◀l’▶acte d’accusation du clerc actif qu’était Luther, contre ◀le▶ clerc « désintéressé » que croyait pouvoir être Érasme. Elle nous permet de connaître l’une des origines historiques de cette opposition fondamentale, de cette discussion séculaire, de cette grande tension spirituelle dans laquelle ◀l’▶Europe a puisé son dynamisme créateur : ◀l’▶opposition du témoin responsable et du spectateur détaché.
◀Le▶ point de vue du « clerc pur », celui d’Érasme, nous est suffisamment connu. Qu’on se reporte en particulier à ◀la▶ brillante biographie de Stefan Zweig, et j’ajouterais : à toute ◀l’▶œuvre récente du parfait disciple d’Érasme que se trouve être M. Benda. Érasme dit ◀le▶ vrai, puis se lave ◀les▶ mains, et refuse d’endosser ◀les▶ conséquences de sa vérité : il souhaite même qu’il n’y en ait pas. Et tous ◀les▶ prudents d’applaudir, non sans apparences de raison : on a commis tant de crimes au nom de ◀la▶ vérité ! On s’en est plus servi qu’on ne ◀l’▶a servie… ◀L’▶intervention de Luther en personne va-t-elle changer une fois de plus ◀la▶ face des choses ? À tout ◀le▶ moins doit-elle passionner ◀le▶ débat, et ◀le▶ faire puissamment rebondir. Car personne n’a mieux incarné ◀la▶ volonté de pensée militante que ce petit moine qui, à Worms, osa dresser contre ◀l’▶opportunisme impérial et sacerdotal ◀l’▶inflexible, ◀l’▶urgente exigence de ◀la▶ vérité en action.
Que trouvera ◀le▶ lecteur profane, et peu au fait de ◀la▶ problématique chrétienne, dans cet ouvrage, qui est avant tout celui d’un grand théologien ? Une verdeur de polémique qui peut flatter en nous ◀le▶ goût du pittoresque ; ◀l’▶élan génial, ◀la▶ violence loyale d’une certitude pesante, vraiment « grave », d’une dialectique sobre et têtue qui va droit au point décisif, envisage honnêtement ◀les▶ objections, donne à ◀la▶ thèse adverse toutes ses chances, non sans ironie toutefois, et sait enfin conférer à son choix ◀la▶ force et ◀la▶ simplicité d’une constatation évidente. D’un point de vue purement esthétique, ces qualités sont assez rares, et chez Luther assez flagrantes, pour qu’un lecteur qui refuse ◀l’▶essentiel — c’est-à-dire ◀la▶ foi de Luther — soit tout de même attiré et subjugué par ◀le▶ style, par ◀le▶ ton de ◀l’▶ouvrage.
Mais on ne saurait réduire ◀le▶ Traité du serf arbitre à ◀la▶ querelle avec Érasme, qui lui servit de prétexte et d’aiguillon, et qui lui donne sa verve, son accent personnel tour à tour ironique ou émouvant. En fait, toutes ◀les▶ affirmations fondamentales de ◀la▶ Réforme sont ici reposées par Luther : justification par ◀la▶ foi, qui est don gratuit et œuvre de Dieu seul en nous ; opposition de ◀la▶ justice donnée par Dieu à ◀la▶ justice acquise par nos mérites ; opposition de ◀la▶ Parole vivante à ◀la▶ tradition codifiée ; sens de ◀la▶ décision totale entre un oui et un non absolus, et refus de tout moyen terme entre ◀les▶ règnes en guerre ouverte du Dieu de ◀la▶ foi et du Prince de ce monde ; nécessité du témoignage, et du témoignage fidèle, certifié au-dedans par ◀l’▶Esprit saint, et par ◀l’▶Écriture au-dehors, et constituant ◀la▶ véritable action de ◀l’▶homme entre ◀les▶ mains de Dieu. À cet égard, il n’est nullement exagéré de voir dans ◀le▶ Traité du serf arbitre une sorte de résumé — très peu systématique, et c’est heureux — des positions maîtresses de ◀la▶ Réforme.
Quant à ◀la▶ thèse particulière, qui est ◀la▶ négation du libre arbitre religieux, c’est-à-dire du pouvoir qu’aurait ◀l’▶homme de gagner ◀le▶ salut par ses propres efforts de volonté, ce n’est pas ici ◀le▶ lieu de ◀l’▶examiner. Notons seulement, pour écarter ◀le▶ pire malentendu, que Luther ne nie pas du tout ◀la▶ réalité de notre volonté. Il nie seulement que cette volonté puisse s’appliquer librement aux choses qui concernent ◀le▶ salut. Elle fait partie de notre nature, et comme telle, ne désire vraiment que ◀le▶ péché. ◀La▶ liberté n’est pas dans ◀l’▶homme, mais dans ◀l’▶acte par lequel Dieu ◀le▶ choisit, substituant à un destin fatal une vocation d’un tout autre ordre.
Fatalité et liberté : ◀le▶ problème ne peut être écarté comme relevant de ◀la▶ seule théologie. Il est au cœur de ◀la▶ pensée humaine. Tout homme qui veut penser son existence en termes radicaux, vraiment sérieux, se voit acculé à ce dilemme, ou plutôt à ◀l’▶acceptation simultanée de ses deux termes. Et ◀l’▶on sait que Nietzsche lui-même aboutit à un paradoxe tout semblable à celui de Luther : ◀la▶ liberté est à ses yeux dans ◀la▶ connaissance virile d’une nécessité immuable, acceptée et aimée comme telle. Mais cette nécessité s’appelle pour Nietzsche ◀le▶ fatum, ◀la▶ fatalité sans visage du Retour éternel de toutes choses. Pour Luther, elle est au contraire ◀la▶ Providence, ◀la▶ personne même de Dieu, éternellement active, et qui nous aime. Il faut choisir. Mais ◀le▶ choix est-il libre ? On retombe au débat de Luther et d’Érasme. ◀Le▶ trop prudent humaniste eût-il saisi dans son sérieux dernier ◀la▶ réalité d’un dilemme qui sacrifie ◀l’▶homme à ◀la▶ vérité ?