N’habitez pas les▶ villes (Extrait ◀d’▶un Journal) (juillet 1937)ae
Je revois, je revis si bien ◀la▶ traversée, cette étrange coupure qu’elle a faite dans ma vie, entre ◀les▶ derniers jours passés à Paris non sans fièvre, et cette arrivée au soleil dans une liberté naïve et nue, pauvre et joyeuse. Mais je vois bien qu’il me faut expliquer pourquoi nous venions dans cette île à ◀la▶ saison où il convient plutôt ◀de▶ ◀la▶ quitter quand on ◀le▶ peut.
Si par cette aube ◀de▶ novembre, sur ◀les▶ grands quais ◀de▶ ce port atlantique, j’en étais à considérer ◀d’▶un œil brûlé par ◀l’▶insomnie ◀les▶ flots ◀de▶ ◀l’▶océan maussade et ◀les▶ pauvres rivages du détroit, c’est fort apparemment que je n’avais rien ◀de▶ mieux à faire. J’étais chômeur depuis trois mois. On m’offrait un abri quelque part, une maison vide pendant ◀l’▶hiver, une occasion ◀de▶ solitude désirée en secret dès longtemps. Je voudrais bien n’avoir pas ◀l’▶air trop romantique : mes dernières années ◀de▶ Paris m’avaient appris que cette ville, au moins pour ◀la▶ jeunesse sans argent, est ◀la▶ ville des gérants ignobles et des concierges, des lieux-sombres-et-populeux où il faut pénétrer ◀l’▶âme basse et ◀la▶ petite enveloppe à ◀la▶ main. Tant d’autres disent : allons-nous-en, et restent faute ◀d’▶imagination. Et pourtant il suffit ◀de▶ bien peu pour partir : ◀la▶ France a des milliers ◀de▶ maisons vides. Dites autour de vous que vous en cherchez une, et vous en trouverez pour rien, ou pas grand-chose. Encore faut-il savoir comment on y peut « vivre » ? C’est à cette question judicieuse que j’ai voulu répondre.
Je commencerai par ◀l’▶inventaire ◀de▶ mon domaine.
Je ne suis pas propriétaire, c’est entendu. Je ne possède légalement que des valises, ◀de▶ quoi me vêtir, et quelques livres. Mais aussi, je ne puis vivre nulle part sans me créer des possessions, appelant ainsi toute chose que je sais mettre en œuvre à ma façon, et peu capable ◀de▶ comprendre que ◀l’▶on veuille « avoir » autrement. Posséder, ce n’est pas avoir. Ce n’est pas même avoir ◀l’▶usage éventuel ◀de▶ quelque chose. Mais c’est user en fait ◀de▶ cette chose-là. C’est donc un acte et pas du tout un droit. Et ce n’est pas une sécurité, ni rien qui dure au-delà du temps qu’on en jouit. Cette maisonnette, ce jardin et cette île, seront miens selon ◀la▶ puissance avec laquelle j’en saurai faire usage, pour une fin qui leur est étrangère, et qui me commandera ◀de▶ ◀les▶ quitter ◀le▶ jour qu’ils y mettront obstacle.
(Pour ◀les▶ bourgeois, ◀l’▶idée ◀de▶ propriété est liée à ◀l’▶idée ◀d’▶héritage. Par quelle folie pensent-ils pouvoir « hériter » des biens ◀de▶ leurs pères ? Il faut tout ignorer ◀de▶ ◀la▶ vraie possession ! Une chose n’est mienne que pour un temps, et si je change, elle me devient impropre. Je n’hérite pas même ◀de▶ moi ! Ou alors, ◀l’▶héritage est cela dont on ne peut pas se délivrer à temps, et devrait être défini franchement comme ce qui est incommode ou impropre, et dont il faut tâcher ◀de▶ se délivrer coûte que coûte.)
Mon domaine, c’est ce que j’ai sous ◀la▶ main.
Voici d’abord ◀la▶ table que je me suis fabriquée : j’ai trouvé dans ◀le▶ chai deux tréteaux et deux planches bien rabotées ; j’ai dressé cela devant ◀la▶ fenêtre ouverte sur ◀les▶ verdures encore vivaces du jardin. Quand je lève ◀le▶ nez, je vois ◀la▶ cour ◀de▶ terre battue à l’ombre de ses deux tilleuls, ◀la▶ margelle du puits à gauche, où repose une vieille chatte, ◀le▶ chai à droite. Au-delà ◀de▶ ◀la▶ cour, ◀les▶ planches incultes du potager, ◀de▶ chaque côté ◀d’▶une allée bordée ◀de▶ rosiers. ◀L’▶allée aboutit à une porte ◀de▶ bois à deux battants, à demi cachée par des lauriers épais. ◀De▶ hauts murs blancs enclosent ◀de▶ tous côtés ce jardin ◀de▶ curé, qui a juste ◀la▶ largeur ◀de▶ ◀la▶ maison. On ne voit rien que ◀le▶ ciel au-delà, un ciel lavé, tissé ◀d’▶oiseaux, et parfois traversé par un nuage rapide.
◀La▶ maison compte deux chambres au rez-de-chaussée, séparées ◀de▶ ◀la▶ cuisine par un couloir dallé. À ◀l’▶étage, où ◀l’▶on parvient par un petit escalier qui prend au fond ◀de▶ ◀la▶ cuisine, deux autres chambres assez vastes et presque vides, auxquelles ◀le▶ toit sert ◀de▶ plafond. Très peu de meubles, comme j’aime. Des murs blanchis ou teintés ◀de▶ bleu clair, des planchers rudes. Décor candide et gai, oui vraiment plus gai qu’ascétique. Dans ◀le▶ chai, à ◀la▶ porte un peu trop basse, règne une pénétrante odeur ◀de▶ laurier.
10 novembre
Ce journal n’aura rien ◀d’▶intime. J’ai à gagner ma vie, non pas à ◀la▶ regarder. Toutefois, noter ◀les▶ faits précis qui me paraîtront frappants ici ou là, c’est une sorte ◀de▶ contrôle amusant et utile — pour plus tard — et c’est une bonne discipline ◀de▶ ◀l’▶esprit que ◀la▶ description objective. Me voici pris dans une expérience forcée ◀de▶ vie pauvre, libre et solitaire — trois grands mots ! et pourtant c’est bien cela — tout au bout d’un pays dénué ◀de▶ ressources, pratiquement analogue, j’imagine, à un poste colonial aux limites du désert. Curiosité, comme au début ◀d’▶un film. ◀La▶ situation est d’ailleurs excellente pour ◀l’▶instant. Il nous reste encore ◀de▶ quoi vivre pendant six semaines environ, si du moins nos calculs sont justes : 900 francs, un bon toit, et ◀le▶ temps ◀de▶ voir venir.
Du 10 au 17 novembre
Pour parer au plus pressé, écrit et envoyé six articles à des revues, hebdomadaires et journaux. Grande facilité ◀de▶ travail dans ◀le▶ silence à peu près absolu.
Mais aussi j’ai ◀l’▶impression nette ◀d’▶utiliser ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶élan intellectuel qui me soutenait à Paris. Ces deux derniers jours déjà, j’arrivais mal à prendre au sérieux ◀l’▶actualité ◀de▶ ce que j’écrivais. Il faut avouer qu’il s’agissait, dans ces articles, ◀de▶ ce que ◀les▶ gens croient être actuel, ou sont censés croire actuel, dans ◀la▶ littérature ou ◀les▶ idées. C’est cela qui paie, et qui m’ennuie.
Après quoi, je pourrai travailler.
Aujourd’hui c’est ◀le▶ jour du repos. J’ai trouvé au fond ◀d’▶une armoire, derrière une pile ◀d’▶assiettes, deux volumes sur ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶île, ses coutumes, et son dialecte. L’un est ◀l’▶œuvre ◀d’▶un archiviste du continent. Il affecte une douce ironie sorbonnarde pour ◀les▶ petits événements qui se déroulèrent dans ce coin du pays, et surtout pour ◀les▶ légendes, locales, qui ont fortement exagéré et embelli tout cela… ◀La▶ science réclame ◀de▶ petits faits vrais. Elle tend aussi, il faut ◀l’▶avouer, à ne tenir pour vrai que ce qui est petit. Laissons donc ◀de▶ côté ce petit travail qui a dû valoir ◀les▶ palmes à son auteur. Le second bouquin, c’est ◀l’▶œuvre ◀d’▶un vieux médecin tout plein ◀de▶ verve et ◀de▶ gaillarde érudition, comme il s’en trouve un peu partout pour sauver « ◀l’▶esprit » ◀d’▶un pays. J’ai passé tout ◀l’▶après-midi dessus. — Cela commence par une chronique historique dont ◀l’▶essentiel est naturellement ◀l’▶énumération des débarquements qui ont honoré ◀l’▶île, des premières galères romaines jusqu’au bateau à vapeur ◀de▶ Sadi Carnot — monument au point où il toucha terre — en passant par ◀les▶ drakkars norvégiens, ◀les▶ flottes anglaises des guerres ◀de▶ religion et ◀les▶ expéditions ◀de▶ saumoniers. Une période héroïque sous Richelieu. Depuis lors, semble-t-il, ◀les▶ villages se dépeuplent, ◀les▶ traditions se perdent et ◀les▶ champs tombent en friche. ◀La▶ Révolution seule a ranimé ◀l’▶ardeur des habitants, pour la plupart jacobins. Plusieurs des discours ◀de▶ leurs chefs ont été consignés par miracle : ils ne ◀le▶ cèdent en rien pour ◀l’▶ampleur ◀de▶ leurs vues sur ◀le▶ monde, à ◀l’▶éloquence des conventionnels… On trouve encore dans ce livre des anecdotes paysannes assez libres, rédigées dans un patois un peu trop exemplaire. ◀D’▶intéressantes précisions budgétaires sur ◀les▶ institutions ◀de▶ bienfaisance fondées par ◀le▶ docteur lui-même ou tout au moins à son instigation. Enfin, et cela nous sera des plus utiles, une minutieuse description ◀de▶ ◀la▶ faune et ◀de▶ ◀la▶ flore ◀de▶ ◀l’▶île, du régime des marées, des courants et des vents. Merveilleux livre en vérité !
Et ◀la▶ merveilleuse bibliothèque que celle qui rassemblerait tous ◀les▶ ouvrages analogues que, dans chaque sous-préfecture, un vieux docteur au fichu caractère a composé ◀de▶ sa longue expérience, ◀de▶ ses rancunes, ◀de▶ son amour caché, et ◀de▶ sa science hétéroclite ◀de▶ praticien et ◀de▶ collectionneur. ◀L’▶esprit fort et ◀l’▶esprit ◀de▶ clocher se font une guerre acharnée dans ces pages et ils ◀l’▶emportent tour à tour, jusqu’à ◀la▶ synthèse finale ◀d’▶une envolée tout à la fois patriotique, républicaine, et tolérante. ◀La▶ droite, ◀la▶ gauche, et une certaine espèce ◀d’▶intelligence, ou ◀d’▶ironie…
Pour ◀de▶ tels hommes, certes il n’est pas deux France ! Ou plutôt elles se mêlent dans un combat indivisible et nécessaire au cœur ◀de▶ chacun ◀d’▶eux. Voilà ◀l’▶espèce ◀d’▶hommes français que je voudrais croire ◀la▶ plus authentique.
19 novembre
Premiers contacts avec ◀les▶ gens. — ◀Le▶ village se termine au bout de notre jardin. Passée ◀la▶ porte, on enfile une petite rue toute blanche qui contourne ◀la▶ panse ◀de▶ ◀l’▶église et aboutit à ◀la▶ place principale.
Au milieu de cette place, qui est un vaste rectangle ◀de▶ terre jaune, ◀les▶ habitants plantèrent à ◀la▶ Révolution un arbre ◀de▶ ◀la▶ Liberté. Cet orme est devenu gigantesque, majestueux, exemplaire dans sa symétrie architecturale. Il domine toutes ◀les▶ maisons et ◀le▶ clocher. Il est seul au-dessus du pays. Je voudrais ◀le▶ dessiner dans ◀le▶ style romantique, avec tous ses détails et toute son opulence, frisé comme une perruque du grand siècle. ◀De▶ trois côtés ◀de▶ ◀la▶ place généralement vide, ◀les▶ maisons s’alignent en ordre modeste, peintes en tons clairs et simples, blanc, jaune ou vert. ◀La▶ couleur des volets s’harmonise avec chaque façade ◀d’▶une manière subtile et précise qui en dit long sur ◀l’▶âme ◀de▶ ce peuple discret. C’est ◀l’▶impression que je veux retenir pour ◀le▶ moment des gens d’ici. Elle corrige ◀la▶ mauvaise humeur que m’a donnée notre épicière.
Car il faut bien, hélas, commencer par ◀l’▶épicière, quand on aborde ◀le▶ village où ◀l’▶on va vivre. Celle-ci est énorme et goutteuse. Elle a des douleurs dans ◀les▶ jambes, et m’en parle d’abord, pour me mettre en confiance. Je sens bien qu’elle veut me faire causer avant de fixer ◀le▶ prix du chou-fleur, des enveloppes jaunes, du peloton ◀de▶ ficelle et du kilo ◀de▶ riz. Mes vêtements, citadins mais râpés, ne ◀la▶ renseignent pas clairement. Et que penser ◀d’▶un « Parisien » qui manifeste ◀l’▶intention ◀de▶ rester ici tout ◀l’▶hiver ? C’est plutôt en été qu’on vient chez nous, me fait-elle prudemment observer.
— Je ◀le▶ sais bien, madame Aujard, mais je ne viens pas pour mes vacances ! J’ai du travail à faire chez moi, des tas ◀de▶ choses à écrire…
Elle n’ose pas m’en demander davantage. Et moi, je recule devant ◀l’▶entreprise ◀de▶ lui expliquer ◀la▶ nature ◀de▶ mon travail. « Écrire », qu’est-ce que cela signifie ? Écrire pour ◀les▶ journaux, sans doute, mais il n’y en a pas tant à raconter sur ce pays. Je ◀l’▶ai laissée en plein mystère. Elle a dû en parler longuement avec ◀les▶ clients qui attendaient en silence, ◀le▶ nez sur leurs sabots, que je sois sorti.
◀La▶ mère Aujard n’a pas toujours ce qu’on voudrait. En hiver elle fait peu de réserves ◀de▶ produits alimentaires, ◀les▶ habitants n’achetant guère autre chose que ◀de▶ ◀la▶ mercerie, des lainages et des épices. Alors il faut aller ◀de▶ l’autre côté ◀de▶ ◀la▶ place, chez Mélie. Ce n’est pas simple ◀d’▶éviter ◀d’▶être vu par l’une, entrant chez l’autre. Mais c’est prudent, on me ◀l’▶a dit. Car elles ne baisseront pas leurs prix pour garder un client, elles ◀les▶ augmenteront bien plutôt pour ◀le▶ punir ◀d’▶avoir été en face. Sans compter qu’on n’aime pas être accueilli par ◀la▶ réprobation sournoise ◀d’▶une épicière.
20 novembre
◀Le▶ bureau ◀de▶ poste. Trois mètres sur trois, et une grille épaisse au milieu. Derrière ◀la▶ grille, ◀le▶ long visage ◀de▶ Pédenaud. J’ai ◀l’▶impression que je lui gâte ◀la▶ vie. Trois fois ◀la▶ semaine au moins, il me voit venir avec une grande enveloppe contenant un manuscrit. « Est-ce une lettre ? — Non. Est-ce un imprimé ? — Non. C’est tapé à ◀la▶ machine. — Est-ce qu’il n’y a rien ◀d’▶écrit à ◀la▶ main ? Si, il y a des corrections écrites à ◀la▶ main. »
Pédenaud relit pour ◀la▶ énième fois son tarif, fait son calcul sur un bout ◀de▶ papier, et conclut que j’ai à payer 72 francs pour un envoi, ce jour-là, ◀d’▶une centaine ◀de▶ feuilles. Il en paraît lui-même consterné. J’affirme avec vivacité que ça ne peut pas aller. Il faut tout recommencer. Finalement ◀l’▶on décide ◀d’▶envoyer ◀le▶ manuscrit comme échantillon sans valeur. Port : quatre francs soixante-quinze.
Dans ◀l’▶après-midi, tandis que j’écris à ma table, j’entends grincer ◀la▶ porte du jardin. C’est ◀la▶ femme ◀de▶ Pédenaud qui brandit un papier. J’accours : elle me tend une formule ◀de▶ télégramme, mais ce n’est pas un télégramme, c’est une notification officielle ◀d’▶avoir à verser sans délai ◀la▶ somme ◀de▶ francs 67,25, restant due sur ◀l’▶envoi ◀de▶ ce matin. En effet, Pédenaud qui a voulu en avoir ◀le▶ cœur net, a pris des instructions par téléphone au chef-lieu. Son supérieur lui a confirmé qu’un manuscrit s’affranchit comme une lettre. Il faut donc que je m’exécute, sinon c’est lui qui sera forcé « ◀d’▶y aller ◀de▶ sa poche ». Me voilà courant à ◀l’▶autobus pour arrêter ◀le▶ courrier. ◀L’▶autobus vient de partir. Il faut téléphoner au chef-lieu, faire rouvrir au passage ◀le▶ sac postal, discuter passionnément, trouver une formule ◀d’▶apaisement qui ménage toutes ◀les▶ susceptibilités, et finalement ne rien payer de plus.
Je cause un peu, pour me faire pardonner. Pédenaud est mutilé ◀de▶ guerre. Il boite. On lui a donné cette recette auxiliaire à titre de dédommagement. Salaire : 280 francs par mois « en comptant tout ». Sa femme fait des lessives. En été ils pêchent des palourdes et ◀les▶ vendent aux baigneurs. Bien entendu, je n’arrive pas à savoir combien ce petit commerce lui rapporte, « ça dépend des années ».
1er décembre
Dépenses du premier mois dans ◀l’▶île : ménage, manger et boire, 480 francs ; (en général tout est plus cher qu’à Paris). Recettes : 80 francs pour quelques notes publiées dans une revue. Reste : environ 200 francs.
◀Le▶ sentiment ◀de▶ dépendre entièrement ◀de▶ bonnes ou ◀de▶ mauvaises volontés lointaines, et du hasard, éveille par résonnance un sentiment ◀de▶ liberté, ◀de▶ gratuité aventureuse. Mon sort ne dépend plus ◀de▶ ce que je puis faire ou imaginer : libération. Il faut qu’il arrive quelque chose. Et s’il n’arrive rien ? « On ne meurt pas ◀de▶ faim dans nos pays », dit-on, et je crois bien que je ◀l’▶ai dit quelquefois. Mais il y a aussi des exceptions, des cas sans précédent, et des raisons toutes personnelles ◀de▶ ne pas appeler au secours. Pourtant je suis bien tranquille, je ne ◀l’▶ai même jamais été aussi absolument.
C’est peut-être à cause du bonheur ◀de▶ notre vie. Trouver son rythme naturel, et ◀les▶ moyens ◀de▶ s’y réduire, voilà ◀le▶ but ◀de▶ toute morale car ◀le▶ « bien penser » en dépend.
2 décembre
Questions. — Est-ce donc si « naturel » ◀de▶ vivre sur une île ? Est-ce que ◀l’▶insularité (géographique et morale) n’est pas une espèce ◀de▶ vice ? Est-ce que ce n’est pas ◀la▶ racine ◀de▶ tout ◀l’▶idéalisme dont ◀les▶ modernes doivent se guérir, s’ils veulent enfin devenir « actuels » ? Est-ce que ce n’est pas aussi ◀la▶ racine ◀de▶ cet esprit ◀d’▶abstraction égoïste dont nous souffrons tous ?
Pourquoi ◀les▶ hommes vivent-ils sur des îles ? Quand nous sortons pour une promenade et que nous mesurons toute ◀l’▶étroitesse ◀de▶ notre domaine, ◀la▶ mer partout à dix minutes et ces marécages hostiles, nous souffrons ◀de▶ ne pouvoir prolonger en pensée notre marche jusqu’au pays voisin. Cette liberté insulaire est une liberté négative. Elle nous met à ◀l’▶abri du monde et nous ramène tous physiquement à nos limites. Mais ◀l’▶homme est ainsi fait qu’il désire sans cesse se risquer au-delà ◀de▶ ce qu’il peut, et franchir au moins en pensée ◀les▶ bornes ◀de▶ ses possessions pour aller se mêler aux « autres », à ◀l’▶étranger…
Tout ici me ramène à moi seul. J’ai beau faire, je ne parviens pas à partager avec ◀les▶ hommes ◀de▶ ce village ce qui est essentiel et solide dans ma vie. ◀Le▶ simple fait que je ne puis pas ◀les▶ persuader que je travaille vraiment en écrivant, cela met entre nous une barrière sentimentale, une gêne constamment sensible. Et je n’ai nulle envie ◀d’▶en prendre mon parti.
Dans ce qu’ils ont pu entrevoir ◀de▶ mon activité, une seule chose ◀les▶ a frappés : ma machine à écrire. ◀La▶ mère Renaud, qui est une vieille amie des propriétaires ◀de▶ notre maison, est venue plusieurs fois nous voir. Hier, elle m’a demandé avec toutes sortes ◀de▶ précautions oratoires embrouillées si son fils pourrait venir aussi voir ◀la▶ machine. Je crois bien que sans cette machine, je n’arriverais jamais à leur prouver que je fais réellement quelque chose.
Quand je vais chez ◀les▶ Renaud, c’est tout ◀le▶ contraire. Ils m’expliquent en détail ce qu’ils font, et je puis ◀le▶ comprendre et ◀l’▶admirer. Ils ont ainsi sur moi une sorte ◀de▶ supériorité concrète dont je ne souffre pas dans ma vanité, c’est entendu, mais bien dans mon désir ◀de▶ sympathie humaine, ◀d’▶échange direct sur pied ◀d’▶égalité.
◀Le▶ père Renaud est un ancien marin, barbu, jovial, déjà touché par ◀le▶ gâtisme, mais agréablement si je puis dire. Cela met un peu de fantaisie dans ses souvenirs, trop souvent racontés. (« Quand nous étions devant Tamatave, en 1886. ») Il s’occupe maintenant à fabriquer un filet ◀de▶ quatre-vingts mètres, bel ouvrage dont ◀le▶ détail m’intéresse. ◀Le▶ fils compose des cartes postales illustrées avec des bouts ◀de▶ timbres-poste découpés. Je m’attarde à causer dans leur cuisine, qui est leur habitation ordinaire. On ne peut rien désirer de plus plaisant que cet intérieur. Des chaises au siège ◀de▶ bois poli, une lourde table au centre, une autre plus petite vers ◀la▶ fenêtre, sur laquelle travaille ◀le▶ père Renaud. ◀Le▶ sol est ◀de▶ terre battue recouverte ◀d’▶une fine couche ◀de▶ sable. Sur ◀les▶ murs blanchis, quelques petites gravures anciennes, encadrées ◀de▶ noir, et joliment disposées, une photo ◀de▶ bateau, et un vieil arbre généalogique aux couleurs pâlies. Cet ordre gai, cette propreté rigoureuse qui règnent ici avec tant ◀d’▶aisance, ai-je ◀le▶ droit ◀de▶ ◀les▶ considérer comme ◀les▶ symboles visibles ◀de▶ ◀l’▶univers intérieur ◀de▶ ces gens ?
5 décembre
Ils me parlent ◀de▶ ce qui ◀les▶ intéresse, et je m’y intéresse avec eux. Mais je ne puis ou ne sais pas encore leur parler ◀de▶ ce qui moi, m’intéresse : je sens trop bien qu’ils n’en sont pas curieux.
◀De▶ quoi donc me parlent-ils ? Du temps, et j’aime cela comme tout le monde ; ◀de▶ leur travail aux champs ou à ◀la▶ côte, et je ◀les▶ écoute avec toute ◀l’▶attention ◀d’▶un apprenti ; ◀de▶ leurs souvenirs, parfois touchants, parfois comiques, toujours révélateurs pour moi ◀d’▶un monde non pas absolument nouveau, mais nouvellement intéressant.
Et quand nous sommes en confiance, si j’essaie ◀d’▶amener ◀l’▶entretien sur leurs lectures, ◀les▶ journaux qu’ils achètent, ◀la▶ politique, ou ◀la▶ religion qu’ils suivent, ils se taisent bien vite, ou se remettent à raconter des anecdotes subitement sans intérêt. Je ne sens pas qu’ils se méfient ◀de▶ moi. Simplement, ils n’ont jamais formé ◀de▶ phrases, dans leur tête, à propos de ces choses-là.
Non seulement je ne sens pas qu’ils se méfient ◀de▶ moi en tant qu’intellectuel ou « spécialiste », mais encore je devine qu’ils n’estiment pas que je puisse avoir une opinion plus avertie que ◀la▶ leur sur ◀les▶ sujets que je viens de nommer. Ils ne se doutent pas que c’est ◀de▶ cela précisément qu’un écrivain peut faire sa « spécialité ». Et rien ne ◀les▶ étonnerait davantage que ◀d’▶apprendre un beau jour que je m’intéresse à leurs « idées », à leur situation, à leurs problèmes, — et que j’en fais parfois ◀la▶ matière même ◀de▶ mon travail.
J’ai quelque peine à exprimer ceci, — qui n’est précisément qu’un sentiment ◀de▶ gêne en moi. Sentiment qu’il y a là quelque absurdité, et si énorme que personne ne pense à ◀la▶ dire… Peut-être, dans un siècle ou deux, se demandera-t-on comment nous avons pu rester si parfaitement aveugles ? Ou bien est-ce ma gêne qui est absurde ? Essayer ◀de▶ confronter ◀la▶ culture et ◀la▶ réalité, c’est peut-être prouver qu’on ignore l’une et l’autre ? Ou témoigner ◀d’▶une naïveté impardonnable ? — Pourtant, je ne suis pas prêt à me donner tort, c’est-à-dire à donner raison au bon sens ◀de▶ ◀l’▶époque présente. Il a trop souvent fait ses preuves.
15 décembre
Déjeuné, après ◀le▶ culte, chez M. Palut.
Il n’est pas pasteur en titre, mais seulement « évangéliste » au service ◀d’▶une œuvre missionnaire. ◀Les▶ évangélistes étant moins bien payés que ◀les▶ pasteurs, dont ◀le▶ traitement ◀de▶ base est ◀de▶ 10 000 francs, Mme Palut est obligée ◀de▶ faire, quand cela se trouve, des remplacements ◀d’▶institutrices. Ils ont déjà deux garçons, et ils ont trouvé ◀le▶ moyen ◀de▶ recueillir encore une vieille Bretonne sans ressources, qui aide un peu à ◀la▶ cuisine et casse beaucoup ◀d’▶assiettes.
Dans cette île, qui fut presque entièrement protestante au xvie siècle, M. Palut n’a plus aujourd’hui qu’une centaine ◀de▶ paroissiens disséminés. Il en vient une dizaine au culte. ◀Les▶ autres habitent trop loin, ou sont indifférents. Il me raconte ◀les▶ efforts qu’il a faits, pendant six ans, pour entrer en contact avec ◀la▶ population. Conférences, visites, colportage ◀de▶ bibles ◀de▶ porte en porte. On ne peut pas dire que tout ce travail épuisant dans ◀l’▶inertie soit resté absolument vain : il y a eu quelques conversions. Mais c’est tout juste si elles ont compensé ◀les▶ abandons ou ◀les▶ départs. (◀Les▶ protestants qui sont souvent ◀l’▶élément ◀le▶ plus actif ◀de▶ ◀la▶ population s’expatrient volontiers, ou vont habiter ◀les▶ villes.) En été, ◀la▶ petite ville se remplit ◀de▶ baigneurs et ◀l’▶auditoire du temple est décuplé : cela suffit pour qu’on maintienne ◀le▶ poste… J’essaie ◀de▶ me représenter ◀l’▶existence quotidienne ◀de▶ cet homme aux prises avec ◀la▶ solitude ◀la▶ plus désespérante, celle que lui crée ◀l’▶indifférence tranquille et obstinée ◀de▶ ceux auprès desquels il devrait exercer sa mission. Ils ne veulent pas même ◀l’▶écouter, et toute sa raison ◀d’▶être est cependant ◀de▶ leur parler. Il n’a rien ◀d’▶autre à faire, et il ne peut pas ◀le▶ faire. Et de plus, il est seul à croire qu’il doit ◀le▶ faire.
Il m’a décrit son existence sans amertume. Il ne se plaint que ◀de▶ son isolement intellectuel. Il trouve normal ◀de▶ vivre une vie humainement absurde. Non qu’il n’en distingue pas ◀l’▶absurdité, mais simplement il sait pourquoi il ◀la▶ subit. Fils ◀d’▶un petit hôtelier breton ◀d’▶origine catholique, il s’est converti à ◀l’▶âge ◀de▶ vingt ans et depuis lors il n’a jamais songé qu’il pût faire autre chose qu’annoncer ◀l’▶Évangile. Qu’importe qu’il n’y ait « à vues humaines » aucun espoir ◀de▶ se faire entendre, si ◀le▶ seul espoir vrai réside dans ◀la▶ foi, qui ordonne ◀de▶ parler quand même ?
Janvier (à T…)
Ce séjour, par ailleurs plein ◀d’▶agrément, ne m’a permis ◀de▶ faire jusqu’ici qu’une seule expérience précise et utile : celle du loisir. Je m’aperçois que je ne savais plus, ou ne pouvais plus, « perdre » une soirée, depuis six mois que je n’ai plus ◀de▶ travail fixe. Quand je m’arrêtais ◀d’▶écrire, par fatigue, je ne me sentais pas ◀la▶ bonne conscience ◀de▶ ◀l’▶employé qui a fait sa journée et qui pense maintenant à autre chose. Une sorte ◀d’▶impatience me tarabustait encore, me ramenait sans cesse aux mêmes préoccupations. Ce n’était pas cette vacance où ◀les▶ idées et sentiments changent ◀de▶ climat.
◀Le▶ loisir n’est pas simplement ◀la▶ cessation du travail pour un repos nécessaire. Il se définit psychologiquement non par rapport au travail, mais par rapport à ◀la▶ sécurité matérielle qu’assurent soit ◀le▶ travail, soit ◀la▶ fortune, soit dans mon cas particulier, ◀l’▶amitié.
Un chômeur intellectuel peut encore travailler — et c’est cela qui ◀le▶ différencie profondément ◀d’▶un chômeur industriel, par exemple — mais il ne connaît plus ◀de▶ vrais loisirs.
23 janvier (écrit sur ◀la▶ dune)
Il ne faut pas se mettre en colère au mois ◀de▶ janvier. C’est une saison abstraite, on n’atteint presque rien. ◀Le▶ soleil froid à travers une brume lointaine agrandit ◀les▶ regards sans nourrir ◀la▶ vision. Pas ◀de▶ mouches dans ◀la▶ lumière au ras des landes. Lucidité stérile du bel hiver ! ◀La▶ colère y jaillit sans rencontrer personne. J’ai à craindre qu’elle ne m’attaque par désir famélique ◀de▶ créer du nouveau. Car c’est une consolation aussi que ◀d’▶avoir à faire face à quelque catastrophe intime. Certains jours on donnerait beaucoup pour une bonne raison ◀de▶ désespérer, pour une bonne et impérieuse raison ◀d’▶abandonner cette partie mal engagée, ma vie, et ◀de▶ se retrouver neuf, enfantin, ou tout simplement jeune devant un présent ouvert ◀de▶ tous côtés…
Une seule vertu peut alors nous sauver ◀de▶ cette tentation du désespoir, et c’est ◀l’▶humilité. Si je ne suis pas important, ◀le▶ monde s’agrandit. Je puis encore aimer des paysages qui ne sont pas mon état d’âme, mais une parole à déchiffrer. ◀L’▶humilité m’apporte des nouvelles du monde. Ainsi je me renouvelle lentement. C’est un moyen ◀de▶ sortir ◀de▶ ◀l’▶impasse : non pas en changeant ses données, mais soi-même.
28 février
Gens. Il est très impressionnant ◀de▶ se demander en face de ces hommes, à quelques mètres ◀d’▶eux, quand ils travaillent sur leur parcelle, ce que signifient ◀les▶ méthodes productivistes et ◀la▶ démesure collective ◀d’▶un plan quinquennal. ◀Le▶ silence ◀de▶ ◀la▶ lande et des marais, ◀la▶ rumeur ◀de▶ ◀la▶ côte, ◀les▶ petits chocs irréguliers des pioches et des bouelles, tout ce qu’il y a ◀de▶ paisible, ◀de▶ grand, ◀de▶ mesquin, ◀de▶ millénaire dans cette faible activité humaine au ras du sol, sous ce grand soleil… Au nom de quelle « vérité » brutaliser et bouleverser à grand fracas ◀de▶ moteurs et ◀de▶ règlements ◀de▶ fer ◀les▶ rythmes ◀de▶ cette île et ◀de▶ ces vies ?
3 avril
◀La▶ solitude est une jeunesse. Elle nous apprend cette chose nouvelle que nous savions déjà, c’est vrai, quand nous étions adolescents, chose nouvelle au goût du souvenir, que trop ◀de▶ téléphones à ◀la▶ ville, ◀d’▶heures ◀de▶ bureau, ◀d’▶impitoyables rendez-vous, ◀d’▶indifférence avaient repoussée dans nos lombes ; cette chose toujours neuve et nouvelle qu’est ◀l’▶attente ◀d’▶on ne sait quoi.
Condition véritable ◀de▶ ◀l’▶homme : il est celui qui agit dans ◀l’▶attente. Il attend des révélations. C’est évident ! Ses actions ◀les▶ plus pures sont des appels et des incantations : leur sens est toujours au-delà. Elles ne sont que symboles, invites angoissées ou séductions tentées dans ◀l’▶inconnu. Autrement, comment supporter leur petitesse ? Si je gratte pendant des heures ce coin réduit ◀de▶ terre caillouteuse, c’est pour un printemps qui viendra. C’est pour gagner ma vie, dit une raison borgne ; c’est aussi pour gagner ma mort, je ◀le▶ sais bien. Toute notre attente imagine ◀l’▶avenir — et ◀l’▶imagine nécessairement sur fond ◀de▶ mort. (◀La▶ jeunesse qui est ◀l’▶âge ◀de▶ ◀l’▶attente ◀la▶ plus ardente ◀de▶ ◀la▶ vie est aussi ◀l’▶âge ◀le▶ plus familier avec ◀la▶ mort.) Ainsi nos gestes se prolongent, et leur grandeur est dans ◀l’▶attente qu’ils trahissent.
Si ◀le▶ travail moderne est dégradant, c’est qu’on a limité ses gestes à ◀l’▶immédiat, et borné son attente au salaire. Or toute vie est absurde et violemment inacceptable, qui ne s’ouvre pas sur ◀l’▶attente ◀d’▶une révélation à venir, et ◀d’▶une « consolation » finale. (Consolation signifiant selon ◀l’▶étymologie : unification, harmonisation, c’est-à-dire résolution des dissonances en un accord qui comble toute attente.)
7 avril
Recette pour vivre ◀de▶ peu. La première condition c’est ◀de▶ gagner peu.
(J’ai écrit cela, je me ◀le▶ rappelle, peu de temps après notre arrivée, au haut ◀d’▶une page que je retrouve dans une pile ◀de▶ notes. ◀La▶ page est restée blanche. Et toute réflexion faite, c’est bien ainsi, et très complet.)
10 avril
Je n’ai pas encore parlé ◀de▶ ◀la▶ poule, ◀la▶ triste et digne poule noire qui habite seule au bout du jardin. Elle y est pourtant depuis notre arrivée, héritée du propriétaire. Nous ◀l’▶avons nourrie sans espoir pendant des mois, ◀la▶ croyant trop vieille pour être mangée, sinon pour faire encore quelques œufs. Elle paraissait inguérissablement neurasthénique. Et voilà qu’hier, elle a pondu. Et ce matin de nouveau. ◀De▶ très gros œufs, me semble-t-il. (Où va se loger ◀la▶ vanité !)
14 avril
◀La▶ culture et ◀les▶ gens. Souvent, quand je me tire du livre que j’écris — sur ◀la▶ crise ◀de▶ ◀la▶ cultureaf — pour causer avec ◀la▶ laitière ou ◀la▶ factrice, ou ◀le▶ postier, ou un Renaud, j’éprouve une brève angoisse : quel rapport entre cet homme à qui je parle, et ◀le▶ mot « homme » dans ce que j’écris ? Non seulement ceux d’ici ne comprendraient rien à ce que je fais, et ce serait assez normal : il y a ◀l’▶obstacle du vocabulaire, ◀d’▶une certaine technique des idées, etc., mais encore ils ne comprendraient pas même ◀de▶ quoi il s’agit quand je parle ◀d’▶eux précisément, et des problèmes qui intéressent leur existence. J’aurais beau leur expliquer chaque terme. Ils n’y reconnaîtraient rien ◀de▶ ce qui ◀les▶ « soucie », amuse, occupe, ou intéresse. Vraiment non, ce chapitre sur « ◀l’▶origine rationaliste ◀de▶ ◀la▶ scission entre ◀la▶ culture et ◀le▶ peuple », cela ne peut accrocher à rien dans cet être que j’ai devant moi, avec ses rides, sa barbe et sa casquette, et qui continue à me parler ◀de▶ ◀la▶ pêche, ◀de▶ son filet qui a été emporté hier, etc. Quel sens concret cela peut-il avoir ◀de▶ parler ◀de▶ ◀la▶ « scission » entre cet homme et ◀la▶ culture ? N’y a-t-il pas là deux mondes qui n’ont jamais eu ◀de▶ contact, ni jamais ◀de▶ commune mesure ?
Je reviens à mes pages, bien décidé à ◀les▶ refaire ◀de▶ fond en comble, à simplifier, à concrétiser, à essayer ◀de▶ ◀les▶ rendre telles qu’elles puissent, je ne dis pas être comprises, mais au moins, en pensée, confrontées sans un ridicule angoissant avec ◀la▶ réalité des choses et des êtres dont elles utilisent ◀le▶ concept… Eh bien, voilà ◀le▶ résultat : après une demi-heure ◀de▶ relecture attentive, j’ai rajouté quelques virgules, précisé quelques termes trop vagues, barré cinq lignes et mis une note au bas de ◀la▶ page. Il me semble vraiment que cela se tient. Il me semble aussi que c’est concret. Je me dis que cette impression et celle ◀de▶ tout à ◀l’▶heure s’excluent en fait. Mais je n’arrive plus du tout à retrouver ce sentiment ◀d’▶absurdité que provoquait en moi, précisément, ◀la▶ présence physique ◀d’▶un homme, confrontée avec ◀les▶ idées que j’avais en tête.
Il y a probablement une fatalité interne dans notre culture : elle s’enchante, se critique, se légitime elle-même. Elle a ses lois, qui se suffisent. ◀Les▶ concepts alors se combinent selon des affinités ou répulsions que ◀les▶ faits ou ◀les▶ êtres qu’ils sont censés représenter n’ont pas dans ◀la▶ réalité. À ◀la▶ fin on obtient ◀l’▶absurdité que j’éprouvais, mais aussi ◀l’▶impossibilité ◀de▶ ◀la▶ sentir avec quelque vivacité, sauf par éclairs, dans ◀la▶ rue, par exemple. Déjà je ne puis en retrouver ◀le▶ souvenir autrement que par un effort ◀de▶ réflexion qui me laisse assez froid. ◀La▶ culture m’a repris. Je suis dans ◀le▶ faux et tout y est correct : je dis que ◀la▶ thèse que je défends est vraie !…
Il y aurait ◀de▶ quoi s’arrêter ◀de▶ penser, si ◀l’▶on pouvait.
◀Le▶ principe ◀de▶ toute culture véritable n’est-il pas cette commune mesure, sinon ◀de▶ raisons formulables, du moins… ◀d’▶angoisse, ou ◀de▶ vision finale, qu’il s’agit ◀de▶ maintenir par un constant effort entre nos belles séries ◀de▶ pensées et ◀la▶ diversité désordonnée des êtres et des choses, où nous vivons ? « Je pense, donc j’en suis ». Et je ne suis guère, si je n’en suis pas. Et je ne pense bien, valablement, en vérité, que si je me sens et me connais participant ◀de▶ ce monde « mal compassé ».
16 avril
◀La▶ poule noire couve depuis hier ses treize œufs. J’ai semé des salades, planté des choux, enfoncé une à une des graines ◀de▶ haricots dans un sillon tiré à ◀la▶ ficelle. Plaisir ◀d’▶avoir ◀les▶ doigts et ◀les▶ ongles terreux ; toujours ce goût ◀d’▶enfance…
Je ne me sens plus « éloigné ◀de▶ Paris », mais au centre ◀de▶ mon domaine ; et c’est Paris qui est loin maintenant, peu vraisemblable ; et non plus moi.
Premières roses au soleil, le long des murs du chai. Nous déjeunons sous ◀les▶ tilleuls. Il y a un grand bonheur dans ◀la▶ lumière qui baigne ◀le▶ jardin fleuri, éclate sur ◀la▶ façade ◀de▶ ◀la▶ maison, plus claire que ◀le▶ ciel vide, et illumine ◀la▶ goutte rose ◀d’▶une fourmi ailée qui danse au-dessus ◀de▶ mon verre ◀de▶ vin blanc.
Mai
◀La▶ mer est ◀d’▶un vert bleu crayeux, très froide encore. On ne peut guère que se tremper quelques instants, et se coucher ensuite sur ◀la▶ dune, au vent doux. Villages blancs au-dessus des lagunes. Une odeur forte ◀de▶ varech séché vient des champs et des vignes sablonneuses.
21 mai
Pendant ◀les▶ jours ◀de▶ grande marée, entre deux flux, ◀d’▶immenses plateaux rocheux, pourpres, jaunes et noirs se révèlent au-delà ◀de▶ ◀la▶ plage, nouveau pays tout grouillant ◀de▶ merveilles, ◀d’▶eaux ruisselantes et ◀de▶ vies monstrueuses, soudain porté à la lumière de midi.
Armés ◀de▶ treilles à long manche, ◀les▶ jambes nues, nous courons sur ◀les▶ roches tapissées ◀d’▶algues sombres dont ◀le▶ crépitement sous nos pas fait fuir et choir ◀de▶ tous côtés ◀de▶ petits crabes. Des ruisseaux, des rivières impétueuses parcourent ce territoire compliqué. Nous ◀les▶ suivons, dans ◀l’▶eau jusqu’aux genoux, ◀les▶ jambes caressées ◀de▶ courants froids, ◀de▶ courants tièdes, ◀de▶ poissons, ◀de▶ crabiots et ◀de▶ laines. À quelques mètres ◀de▶ ◀la▶ mer qui affleure ◀le▶ tranchant du plateau, ◀la▶ rivière s’élargit en bassins clairs aux profondeurs rougeâtres et doucement mouvantes. C’est là que nous commençons ◀la▶ pêche.
Il faut se planter au centre du bassin, et fouiller et racler sous ◀les▶ bords, dans ◀le▶ sable et ◀les▶ paquets ◀d’▶algues, avec ◀le▶ cercle rigide du filet, puis retirer vivement ◀la▶ treille et ◀l’▶égoutter. On ramène un paquet ◀de▶ varech, un ou deux crabes tout terreux, et parfois en se penchant sur ◀la▶ treille, on voit bondir ◀d’▶un bord à l’autre quelque chose ◀de▶ transparent, ou ◀de▶ rosé, ou ◀de▶ verdâtre, qu’il faut attraper comme une mouche et qui vous saute encore dans ◀la▶ main et vous gratte ◀la▶ paume ◀de▶ ses antennes, ◀de▶ ses écailles et ◀de▶ ses pattes. On fourre cela dans ◀le▶ sachet que ◀l’▶on porte attaché à ◀la▶ ceinture et qui se remplit ◀de▶ tressaillements. Nous ne gardons que ◀les▶ plus belles crevettes, grosses comme ◀le▶ doigt, ◀d’▶un rose sombre, aux longues antennes grenat.
— On cuit ◀les▶ crevettes toutes vivantes, en ◀les▶ jetant dans ◀de▶ ◀l’▶eau qui bout. Après des soubresauts terribles — une ou deux sautent hors de ◀la▶ casserole —, elles se recroquevillent, rougissent, se durcissent. Je ne puis voir cela sans honte et sans révolte. Sensiblerie évidemment, mais qu’est-ce que cela veut dire ?
Je parlais ◀de▶ « ◀l’▶attente ardente » des créatures, songeant au passage où ◀l’▶Apôtre nous fait entendre ce soupir ◀de▶ toute ◀la▶ Création vers ◀la▶ révélation des « enfants ◀de▶ lumière », et ◀la▶ restauration ◀de▶ ◀l’▶ordre originel. Et voilà pratiquement ◀la▶ réponse ◀de▶ ◀l’▶homme : pillage, ruses, destruction, dévoration, ◀le▶ tout accompagné ◀de▶ sentiments « humains », admiration, répulsion, pitié, etc. En somme, tout se borne à une certaine « sympathie » (souffrir avec) que ◀l’▶homme éprouve pour ses victimes : « Je regrette vraiment beaucoup, mais il faut que je vous mange. Dure nécessité, et croyez que cela me fend ◀le▶ cœur ! » Voilà la dernière trace ◀de▶ ◀la▶ conscience cosmique en nous, ◀de▶ ◀la▶ conscience ◀de▶ notre royauté nécessaire et réparatrice. Il est probable que ◀le▶ tigre en train de déchiqueter une jeune gazelle ne fait pas tant ◀d’▶histoires, ne fait pas ◀de▶ sentiment.
Et pourtant, ma sensiblerie n’est hypocrite que parce qu’elle reste pratiquement insuffisante. Elle est plus juste, et plus digne ◀de▶ ◀l’▶homme que ces vertus ◀de▶ carnassiers que nous partageons, d’ailleurs maladroitement, avec ◀le▶ tigre et ◀le▶ requin.
J’allais conclure : nos rapports avec ◀la▶ nature ne sont guère plus satisfaisants que nos rapports avec ◀les▶ hommes. Mais attention.
C’est uniquement s’il y a dans ◀l’▶homme une vocation surnaturelle, ◀la▶ mission ◀de▶ restaurer ◀l’▶harmonie primitive, que mon scrupule se justifie : il apparaît alors comme le dernier écho, le dernier reproche, la dernière plainte ◀de▶ ◀la▶ justice cosmique blessée. Comme une prière muette en moi, toute machinale et tout obscure.
24 mai
On dirait que ◀l’▶homme n’est pas fait pour durer : ◀la▶ vie étale nous ennuie, c’est ce qui naît et ce qui meurt qui nous émeut.
Cette nuit, avant ◀d’▶aller me coucher, j’ai été voir au poulailler. (Nous attendions depuis deux jours ◀l’▶éclosion des œufs.) Il me semble qu’il se passe des choses au fond du réduit obscur. ◀La▶ poule grogne furieusement quand je passe ◀la▶ tête. Je vais chercher une bougie, je réveille ma femme.
Nous essayons ◀de▶ soulever par ◀les▶ ailes ◀la▶ poule qui fait un caquet déchirant : elle serre entre ses pattes un œuf à demi ouvert ◀d’▶où sort un long cou maigre, tout humide. Un poulet gris, déjà séché, palpite au milieu des autres œufs. On entend ◀le▶ toc-toc des becs à ◀l’▶intérieur. Je repose ◀la▶ lourde poule avec précaution, craignant qu’elle n’écrase ses petits : elle arrange tout sous elle : pattes, œufs, poulets, en quelques mouvements, ramène deux œufs sous son aile, fait sortir une coque vide, et reprend, ◀l’▶œil fixe, son travail invisible ◀de▶ mère.
C’est beau. C’est fascinant. C’est grave et mystérieux, pacifiant comme ◀la▶ démonstration ◀d’▶une absolue sagesse à ◀l’▶œuvre dans cette vie. Il y a sur toute ◀la▶ terre ◀de▶ ces moments ◀de▶ pureté. Il faut penser à eux quand on juge « ◀le▶ monde »…
Nous mangeons les premiers légumes du jardin : salades et radis. Pour ◀les▶ carottes, il faut encore attendre, et ◀les▶ choux n’ont que quelques feuilles. Mais avec ◀le▶ produit ◀de▶ nos pêches, ◀les▶ bons ◀de▶ pain, ◀le▶ reste du tonneau ◀de▶ vin blanc, nous pourrions subsister sans argent pendant quelques semaines encore. Il me reste environ 300 francs. Mais de nouveau plus rien à espérer avant longtemps en fait ◀de▶ « rentrées ».
14 juin
Hier soir, j’avais fait une dernière revue ◀de▶ nos possibilités ◀de▶ subsister pendant ◀les▶ semaines qui viennent. Articles, zéro. Traductions, zéro. ◀Les▶ chapitres du livre en train, non détachables. Un essai philosophique sur ◀la▶ personne : destiné à une revue non payante. Autres ressources : néant. Reste : 90 francs.
Ce matin, nous avons décidé ◀de▶ réagir. Quand une auto risque ◀de▶ rater ◀le▶ tournant emportée par ◀la▶ force centrifuge, il ne faut pas freiner mais peser à fond sur ◀l’▶accélérateur. Je suis allé à A. acheter des cigarettes. Et nous allions nous mettre à table pour manger ◀le▶ canard des grandes occasions, quand ◀la▶ chose est arrivée.
Apportée par ◀la▶ factrice. Une grosse enveloppe cachetée, venant ◀de▶ ◀l’▶étranger. En-tête ◀d’▶une fondation littéraire. Il faut d’abord signer, c’est recommandé. Ensuite, il faut comprendre : c’est une lettre et un chèque. C’est un prix. Un prix dont je connaissais tout juste ◀le▶ nom. Que je n’aurais jamais eu ◀l’▶idée ◀de▶ solliciter. Et qui m’est octroyé pour un petit livre paru sans bruit il y a plus ◀de▶ dix-huit mois. ◀Les▶ hommes sont bons, du moins certains d’entre eux.
Sur ◀le▶ moment, ce qui m’a ◀le▶ plus frappé c’est que je m’étais fâché hier soir, et que ◀la▶ Providence, évidemment, se payait ma tête. Ensuite j’ai calculé que cela nous permettait ◀de▶ passer ◀l’▶été ici sans inquiétude. Ou encore, ◀de▶ ◀le▶ passer ailleurs, sans ennui.
Cela probablement parce que j’étais à bout de ressources, ne bougeais plus ni pied ni patte et n’écrivais plus à personne. Je crois à ◀la▶ valeur ◀d’▶appel ◀de▶ ◀l’▶absence, ou plutôt du retrait. (Il ne faut pas que ce soit une feinte, bien entendu, cela ferait tout rater ; il faut un véritable non-espoir). Équivalent, pour ◀la▶ façon ◀de▶ traiter ◀la▶ vie, ◀de▶ ◀la▶ médecine des homéopathes.
16 juin
◀La▶ banque ◀d’▶A. n’est ouverte qu’un jour par semaine. Ce n’est qu’aujourd’hui que j’ai pu aller y négocier mon chèque.
J’arrive devant ◀la▶ porte où il est écrit : Caisse. Je frappe et entre. Un homme penché vers ◀le▶ guichet parle au gérant. ◀Le▶ gérant me fait un signe, et comme je ne comprends pas, il passe sa portette et vient me prier à voix basse ◀d’▶aller attendre dans ◀la▶ pièce voisine. J’attends je ne sais combien ◀de▶ temps, je n’ai pas ◀de▶ montre, mais c’est très long. Aucun bruit ◀de▶ voix dans ◀la▶ salle ◀de▶ ◀la▶ caisse. ◀Le▶ client est-il sorti ? Quel peut être ◀le▶ motif ◀de▶ cette audience privée ? Enfin j’entends qu’on sort, et ◀le▶ gérant vient me chercher. Notre affaire réglée, il croit devoir s’excuser ◀de▶ m’avoir fait passer à côté tout à ◀l’▶heure. « Vous savez, c’est ◀la▶ coutume, ici ils n’aiment pas qu’il y ait d’autres personnes dans ◀la▶ salle quand ils payent ou quand ils touchent ◀de▶ ◀l’▶argent ! C’est qu’ils sont très spéciaux ◀les▶ gens d’ici ! Moi je n’y viens qu’une fois par semaine, mais je commence à ◀les▶ connaître. Je pourrais vous en dire. C’est partout différent, pour ◀l’▶argent. Si vous prenez N. par exemple (◀la▶ ville prochaine sur ◀le▶ continent) ils n’auraient pas idée ◀de▶ ça, au contraire, ils sont tout fiers ◀de▶ venir à ◀la▶ banque. Ici, on a dû faire cette salle ◀d’▶attente… » Autant que j’en puis juger d’après ◀les▶ propos du gérant, ce n’est pas seulement ◀la▶ crainte, après tout légitime, qu’on sache combien ils ont « mis ◀de▶ côté », qui peut expliquer ◀le▶ comportement des gens d’ici. Il faut admettre que pour eux, une pudeur, ou une honte tout à fait particulière s’attache au commerce ◀de▶ ◀l’▶argent.
20 juin
◀Les▶ gens. Je feuillette ce journal : voici des semaines qu’il n’y est à peu près plus question des « gens ». En somme, je ne m’intéresse plus guère à leurs affaires. J’ai pris mon parti ◀de▶ cet équilibre indifférent et cordial qui a fini par s’établir entre nous : et il ne reste que ◀l’▶ennui ◀de▶ nos conversations toujours pareilles. Grande différence entre eux et moi : ils sont adaptés à leur conduite et à leur milieu, comme ◀les▶ animaux. Ils ne se posent pas ◀de▶ questions gênantes. Or, c’est mon métier ◀d’▶en poser…
Il vaut mieux partir quand on en est là. Quand on en est à ne plus voir ◀le▶ prochain, ◀la▶ situation n’est plus humaine, elle ne pose plus ◀de▶ questions utiles.
2 juillet
◀La▶ sécheresse a été ◀la▶ plus forte : malgré nos arrosages, ◀les▶ salades et ◀les▶ choux sont brûlés, ◀la▶ terre se craquèle, ou devient poussiéreuse. Il n’y a plus que quelques roses aux pétales fatigués.
— Et nous, nous n’avons plus ◀la▶ même patience, depuis qu’il y a ◀de▶ ◀l’▶argent dans un tiroir. Cela signifie que j’ai cessé ◀d’▶être chômeur.
◀Le▶ départ est fixé au 10. Il va falloir vendre ◀la▶ poule noire et ◀les▶ poulets encore trop jeunes pour être mangés. Régler vingt petites choses ◀de▶ cette espèce. Petites choses pour la première fois mesquines…
10 juillet
Tout est bouclé, ficelé, cloué. Il me reste à peu près deux heures, avant ◀le▶ départ, pour faire un peu de sentiment sur ◀l’▶île, et ◀le▶ bilan ◀de▶ ◀l’▶année écoulée.
Bilan. S’installer dans ◀la▶ pauvreté comme dans un champ ◀d’▶activité nouveau, avec ◀l’▶ardeur et ◀les▶ curiosités naïves du débutant, cela suppose beaucoup moins ◀de▶ courage que bien des jeunes bourgeois ne ◀l’▶imaginent : ceux qui voudraient « partir », se « libérer » et qui reculent pourtant devant ◀le▶ saut. Peut-être leur suffirait-il, pour oser, ◀d’▶une vision précise ◀de▶ cet état qu’ils rêvent et craignent.
J’ai pensé plus ◀d’▶une fois qu’il pourrait être utile ◀de▶ décrire ma petite expérience ◀d’▶intellectuel en chômage ; qu’il pourrait être utile ◀de▶ montrer qu’on peut sortir des villes où se font ◀les▶ « carrières » sans sortir ◀de▶ ◀la▶ vie véritable ; et qu’on peut vivre ◀de▶ très peu sans cesser ◀de▶ vivre son plein. Voici un an bientôt que j’ai quitté Paris. Voici un an que je dors bien, que je travaille sans fièvre et que je flâne sans vague à ◀l’▶âme. C’est quelque chose. Je ne dis pas que c’est ◀le▶ bonheur, je n’ai jamais très bien compris ce mot, que tant de gens invoquent avec un accent triste. Je suis devenu tout doucement amoureux ◀de▶ ma vie, et je crois bien que c’est un penchant qu’elle agrée. Non point qu’elle me paye en retour ◀de▶ surprises multipliées : peu ◀d’▶aventures dans ◀l’▶existence ◀d’▶un homme qui cherche à se posséder plutôt qu’à se fuir dans ◀les▶ hasards. C’est sans doute un effet ◀de▶ ◀la▶ trentaine qui approche : je n’espère plus, comme à vingt ans, rencontrer ◀le▶ « réel » ou ◀la▶ « vraie vie » dans je ne sais quelle embuscade du destin, comme qui dirait au coin ◀d’▶un bois. Je crois que ◀le▶ réel est à portée ◀de▶ ◀la▶ main, et n’est que là. Alors il s’agit seulement ◀d’▶assurer ◀la▶ prise ◀de▶ cette main. C’est ◀l’▶affaire ◀d’▶une patience, ou ◀d’▶une impatience dominée, — et sans doute qu’une certaine pauvreté pouvait seule m’y forcer utilement.