Journal d’▶un intellectuel en chômage (25 juillet 1937)q r
Mon domaine, c’est ce que j’ai sous la main.
Voici d’abord la table que je me suis fabriquée : j’ai trouvé dans le chai deux tréteaux et deux planches bien rabotées ; j’ai dressé cela devant la fenêtre ouverte sur les verdures encore vivaces du jardin. Quand je lève le nez, je vois la cour ◀de▶ terre battue à l’ombre de ses deux tilleuls, la margelle du puits à gauche, où repose une vieille chatte, le chai à droite. Au-delà ◀de▶ la cour, les planches incultes du potager, ◀de▶ chaque côté ◀d’▶une allée bordée ◀de▶ rosiers. L’allée aboutit à une porte ◀de▶ bois à deux battants, à demi cachée par des lauriers épais. ◀De▶ hauts murs blancs enclosent ◀de▶ tous côtés ce jardin ◀de▶ curé qui a juste la largeur ◀de▶ la maison. On ne voit rien que le ciel au-delà, un ciel lavé, tissé ◀d’▶oiseaux, et parfois traversé par un nuage rapide.
En me retournant à droite, je vois par une autre fenêtre un coin ◀de▶ lande, et ◀de▶ petites dunes broussailleuses qui ferment l’horizon bas. Peu de terre et beaucoup de ciel, et partout cette humide lumière blanche qui met des ombres si légères, vertes et bleues, sur les murailles rosées.
La maison compte deux chambres au rez-de-chaussée, séparées ◀de▶ la cuisine par un couloir dallé. À l’étage, où l’on parvient par un petit escalier qui prend au fond ◀de▶ la cuisine, deux autres chambres assez vastes et presque vides, auxquelles le toit sert ◀de▶ plafond. Très peu de meubles, comme j’aime. Des murs blanchis ou teintés ◀de▶ bleu clair, des planchers rudes. Décor candide et gai, oui vraiment plus gai qu’ascétique. Dans le chai, à la porte un peu trop basse, règne une pénétrante odeur ◀de▶ laurier. On distingue dans l’ombre des amas ◀de▶ branchages, des outils et des treilles pour la pêche aux crevettes. Je me suis procuré un petit tonneau ◀de▶ vin blanc ◀de▶ l’île. C’est un clairet assez acide, qui laisse peut-être un léger goût iodé, au moins l’on est tenté ◀de▶ l’imaginer : la vigne croît ici au ras ◀d’▶un sol sablonneux que l’on fume avec du varech.
◀De▶ l’île, du village, ◀de▶ la mer, je ne veux rien dire encore : je laisse tout cela se mêler à ma vie, dans l’heureux étourdissement ◀de▶ la lumière maritime. Pour mes pensées, je les occupe en attendant à ◀de▶ petits exercices formels, sans nul rapport avec ce beau vertige ◀de▶ liberté. Depuis six jours que nous sommes arrivés, je n’ai lu que les Règles ◀de▶ Descartes, comme on ferait un mot croisé, pour tuer le temps avant un rendez-vous.
19 novembre 1933
Premiers contacts avec les gens. — Le village se termine au bout de notre jardin. Passé la porte, on enfile une petite rue toute blanche qui contourne la panse ◀de▶ l’église, et aboutit à la place principale.
Au milieu de cette place, qui est un vaste rectangle ◀de▶ terre jaune, les habitants plantèrent à la Révolution un arbre ◀de▶ la Liberté. Cet orme est devenu gigantesque, majestueux exemplaire dans sa symétrie architecturale.
Il domine toutes les maisons et le clocher. Il est seul au-dessus du pays. Je voudrais le dessiner dans le style rom antique, avec tous ses détails et toute son opulence, frisé comme une perruque du grand siècle. ◀De▶ trois côtés ◀de▶ la place généralement vide, les maisons s’alignent en ordre modeste, peintes en tons clairs et simples, blanc, jaune ou vert. La couleur des volets s’harmonise avec chaque façade ◀d’▶une manière subtile et précise qui en dit long sur l’âme ◀de▶ ce peuple discret. C’est l’impression que je veux retenir pour le moment des gens d’ici. Elle corrige la mauvaise humeur que m’a donnée notre épicière.
Car il faut bien, hélas, commencer par l’épicière, quand on aborde le village où l’on va vivre. Celle-ci est énorme et goutteuse. Elle a des douleurs dans les jambes, et m’en parle d’abord, pour me mettre en confiance. Je sens bien qu’elle veut me faire causer avant de fixer le prix du chou-fleur, des enveloppes jaunes, du peloton ◀de▶ ficelle et du kilo ◀de▶ riz.
Mes vêtements, citadins mais râpés, ne la renseignent pas clairement. Et que penser ◀d’▶un « Parisien » qui manifeste l’intention ◀de▶ rester ici tout l’hiver ?
— C’est plutôt en été qu’on vient chez nous, me fait-elle prudemment observer.
— Je le sais bien, madame Aujard, mais je ne viens pas pour mes vacances ! J’ai du travail chez moi, des tas ◀de▶ choses à écrire…
Elle n’ose pas m’en demander davantage.
Et moi, je recule devant l’entreprise ◀de▶ lui expliquer la nature ◀de▶ mon travail. « Écrire », qu’est-ce que cela signifie ? Écrire pour les journaux, sans doute, mais il n’y en a pas tant à raconter sur ce pays… Je l’ai laissée en plein mystère. Elle a dû en parler longuement avec les clients qui attendaient en silence, le nez sur leurs sabots, que je sois sorti.
La mère Aujard n’a pas toujours ce qu’on voudrait. En hiver elle fait peu de réserves ◀de▶ produits alimentaires, les habitants n’achetant guère autre chose que ◀de▶ la mercerie, des lainages et des épices. Alors il faut aller ◀de▶ l’autre côté ◀de▶ la place, chez Mélie. Ce n’est pas simple ◀d’▶éviter ◀d’▶être vu par l’une, entrant chez l’autre. Mais c’est prudent, on me l’a dit. Car elles ne baisseront pas leurs prix pour garder un client, elles les augmenteront bien plutôt pour le punir ◀d’▶avoir été en face. Sans compter qu’on n’aime pas être accueilli par la réprobation sournoise ◀d’▶une épicière.
21 novembre 1933
Le bureau ◀de▶ poste. — Trois mètres sur trois, et grille épaisse au milieu. Derrière la grille, le long visage ◀de▶ Pédenaud. J’ai l’impression que je lui gâte la vie. Trois fois la semaine au moins, il me voit venir avec une grande enveloppe contenant un manuscrit. Est-ce une lettre ? — Non. — Est-ce un imprimé ? — Non. C’est tapé à la machine. — Est-ce qu’il n’y a rien ◀d’▶écrit à la main ? — Si, il y a des corrections écrites à la main.
Pédenaud relit pour la nième fois son tarif, fait son calcul sur un bout ◀de▶ papier, et conclut que j’ai à payer 72 francs, pour un envoi, ce jour-là, ◀d’▶une centaine ◀de▶ feuillets. Il en paraît lui-même consterné. J’affirme avec vivacité que ça ne peut pas aller. Il faut tout recommencer. Finalement l’on décide ◀d’▶envoyer le manuscrit comme échantillon sans valeur. Port : quatre francs soixante-quinze.
Dans l’après-midi, tandis que j’écris à ma table, j’entends grincer la porte du jardin. C’est la femme ◀de▶ Pédenaud qui brandit un papier. J’accours : elle me tend une formule ◀de▶ télégramme, mais ce n’est pas un télégramme, c’est une notification officielle ◀d’▶avoir à verser sans délai la somme ◀de▶ Fr. 67.25 restant due sur l’envoi ◀de▶ ce matin. En effet, Pédenaud, qui a voulu en avoir le cœur net, a pris des instructions par téléphone au chef-lieu. Son supérieur lui a confirmé qu’un manuscrit s’affranchit comme une lettre. Il faut donc que je m’exécute, sinon c’est lui qui sera forcé « ◀d’▶y aller ◀de▶ sa poche ». Me voilà courant à l’autobus pour arrêter le courrier. L’autobus vient de partir. Il faut téléphoner au chef-lieu, faire rouvrir au passage le sac postal, discuter passionnément, trouver une formule ◀d’▶apaisement qui ménage toutes les susceptibilités, et finalement ne rien payer de plus.
Je note ceci parce que c’est un petit signe assez typique du malentendu qui apparaît entre les gens d’ici et moi dès qu’il s’agit ◀de▶ mon travail et ◀de▶ ses conditions pratiques. Petits ennuis sans gravité, bien sûr. Mais quel drame dans la vie ◀d’▶un buraliste ◀de▶ recette auxiliaire ! Depuis lors, il rougit et transpire rien qu’à me voir entrer.
Je cause un peu, pour me faire pardonner. Pédenaud est mutilé ◀de▶ guerre. Il boite. On lui a donné cette recette auxiliaire à titre de dédommagement. Salaire : 280 francs par mois « en comptant tout ». Sa femme fait des lessives. En été ils pêchent des palourdes et les vendent aux baigneurs.
Bien entendu, je n’arrive pas à savoir combien ce petit commerce lui rapporte, « ça dépend des années ».
Pédenaud me considère comme riche (sinon dépenserais-je tant à son guichet ?), mais s’il savait que j’ai dépensé près de 600 francs depuis trois semaines, il estimerait que j’exagère, même pour un riche. Je me sens rejeté dans la catégorie bourgeoise. Ma bonne conscience ◀de▶ pauvre n’aura pas duré bien longtemps.
16 décembre 1933
Derrière la même pile ◀d’▶assiettes où je crois avoir déjà dit que j’avais trouvé deux ouvrages traitant ◀de▶ mon île, j’ai déniché ce matin une édition populaire ◀de▶ La Naissance du jour, ◀de▶ Colette. Je n’avais pas encore lu ce livre. Il est exactement ◀de▶ l’espèce que j’aime, et l’un des plus charmants dans cette espèce, mais ce n’est point pour cela que j’en parle ici. C’est pour une raison très précise et qui n’a rien à voir avec la critique littéraire. À la page 43 ◀de▶ l’édition que j’ai sous les yeux, je lis ceci : « … ils déménagent… comme les puces ◀d’▶un hérisson mort. » Cette phrase a fait dans mon esprit ce qu’on appelle un trait ◀de▶ lumière.
Lundi dernier, au petit matin, nous nous sommes réveillés couverts ◀de▶ puces. J’exagère à peine : pour mon compte, j’en ai pris sept sur mon pyjama dans l’espace ◀de▶ deux minutes, ce qui doit constituer une sorte ◀de▶ record. D’autres sautaient sur le couvre-pied. D’autres sur le plancher. Je n’en menais pas large. Comme la mère Renaud était venue nous voir la veille, nous ne cherchâmes pas plus loin la cause du phénomène. Il est vrai qu’on a beau porter un nombre excessif ◀de▶ jupons, cela ne devrait pas suffire à rendre vraisemblable une hypothèse à ce point injurieuse. Pourtant nous n’en trouvions pas d’autres.
Or, peu de jours auparavant, un petit hérisson était venu se mettre en boule dans la plate-bande qui borde la maison, sous ma fenêtre. Il soufflait très vite, il avait l’air malade. Le lendemain nous le trouvions mort. Et je l’avais oublié là, sans sépulture, caché sous des feuillages brunis. Si j’ajoute que la porte d’entrée joint mal le seuil, tout s’explique sans peine désormais, grâce à la phrase ◀de▶ Colette.
Je rapporte cette anecdote parce qu’elle comporte une conclusion qui la dépasse d’ailleurs notablement et qui me paraît assez frappante. Voici : pour la première fois depuis je ne sais combien ◀d’▶années, je viens de trouver dans un ouvrage littéraire la solution ◀d’▶une question précise. Grâce à Colette, je sais maintenant pourquoi notre chambre était pleine ◀de▶ puces. Cela n’a l’air ◀de▶ rien, mais je vois là comme un symbole.
Les livres devraient être utiles.
23 décembre 1933
J’écris ceci sur une table ◀de▶ café. À travers la vitrine, je vois le vieux port ◀de▶ cette vieille ville, la plus proche de notre île, et où nous devons encore passer deux heures en attendant le départ ◀de▶ l’autobus pour Taillefer. Nous sommes attablés ici depuis un bon moment déjà, tout contents ◀de▶ revoir le va-et-vient ◀d’▶un lieu public, ◀de▶ lire les journaux ◀de▶ Paris et ◀de▶ fumer des cigarettes américaines au goût ◀de▶ miel, introuvables dans l’île. Pendant que ma femme lit des hebdomadaires, je vais renouer le fil ◀de▶ ce journal.
Tout d’abord, j’ai à constater l’échec ◀de▶ notre première tentative ◀d’▶autonomie. Je ne suis pas arrivé à gagner assez vite ce qu’il nous fallait pour subsister après l’épuisement ◀de▶ notre réserve. J’ai travaillé beaucoup, mais je ne serai pas payé avant un mois. Or, un mois, ou même une semaine, cela compte quand on n’a plus rien. Pour celui qui vit au jour le jour, il s’agit essentiellement ◀d’▶éviter les lacunes ◀de▶ cette sorte. (Ce que l’on nomme « difficultés ◀de▶ trésorerie » dans les affaires, devient ici, évidemment, un obstacle absolu.) Assuré au moins ◀de▶ quelque argent à venir, j’ai accepté l’invitation ◀d’▶un ami qui nous offre ◀de▶ passer trois semaines chez lui. Il habite à une petite journée ◀de▶ voyage ◀de▶ notre île.
La leçon pratique ◀de▶ cette première expérience ◀de▶ deux mois, c’est que la liberté ne s’improvise pas. Qu’il faut la conquérir avec méthode, et organiser à l’avance un plan ◀d’▶attaque, prévoyant à un jour près la date ◀d’▶arrivée des renforts. Je ne suis pas trop fier ◀de▶ ma retraite stratégique, mais tout de même bien décidé à renouveler ma tentative, dans un mois.