Introduction au Journal d’▶un intellectuel en chômage (août 1937)a
Tolstoï disait, vers ◀la▶ fin du siècle dernier : « ◀L’▶artiste ◀de▶ ◀l’▶avenir vivra ◀la▶ vie ordinaire des hommes, gagnant son pain par un métier quelconque. » C’est ◀le▶ contraire qui m’est arrivé : j’ai perdu mon « métier quelconque », et c’est cela justement qui m’a permis ◀de▶ partager, pendant deux ans, « ◀la▶ vie ordinaire des hommes ». Cas plus rare qu’on ne ◀le▶ pense pour un intellectuel. À Paris, on fréquente et on ignore qui ◀l’▶on veut. On se fait très facilement sa vie et son milieu parmi des gens qui écrivent ou qui lisent des livres, ou qui savent du moins — ou croient savoir — ce que c’est que ◀d’▶écrire des livres. Ce simple fait suffit à distinguer un tel milieu ◀de▶ « ◀la▶ vie ordinaire » — ◀la▶ vie ◀de▶ ◀la▶ grande majorité des hommes. Or, en même temps que mon gagne-pain, j’avais perdu ◀la▶ possibilité ◀de▶ vivre à Paris. J’eus ◀l’▶idée ◀de▶ demander autour de moi si ◀l’▶on ne connaissait pas une maison vide quelque part… On me ◀la▶ trouva bien vite : au bout du monde, dans une île ◀de▶ ◀la▶ côte Atlantique. J’allai m’y installer avec ma femme, au mois ◀de▶ novembre, et j’y restai jusqu’à ◀l’▶été. ◀L’▶année suivante, ce fut ◀le▶ Midi : là encore une maison abandonnée qu’on nous prêtait. Il y en a comme cela des centaines, des milliers, dans toutes ◀les▶ provinces ◀de▶ ◀la▶ France. (Tandis que dans ◀les▶ villes, ◀les▶ jeunes ménages se ruinent à payer leurs « petits deux-pièces », agrémentés ◀de▶ ◀la▶ TSF des voisins.) Chômeur, je me trouvais cependant rendu à mon travail ◀le▶ plus réel, qui est ◀d’▶écrire. Cette situation paradoxale m’a fait découvrir tout un monde. Elle m’a confronté au réel, à ◀la▶ vie quotidienne ◀d’▶un peuple qui se trouvait tout ignorer ◀de▶ ma « qualité » ◀d’▶intellectuel. Elle m’a posé et reposé chaque jour ◀le▶ problème des relations possibles entre ◀l’▶écrivain et ◀le▶ peuple, et aussi ◀le▶ « problème des gens », c’est-à-dire des voisins, des autres, avec lesquels on se voit contraint ◀de▶ vivre sans avoir pu ◀les▶ choisir à son goût. J’ai traité ces deux grandes questions ◀de▶ ◀la▶ culture et ◀de▶ ◀la▶ communauté dans un ouvrage théorique intitulé Penser avec les mains . Mais tandis que j’y travaillais, je m’amusais à noter, au jour ◀le▶ jour, des anecdotes, des observations, des réflexions, déduites du détail quotidien ◀de▶ mes contacts avec ◀les▶ gens, ou des soucis ◀de▶ mon état. Je ne pensais pas en faire un livre. Et pourtant ce n’était pas du tout ce qu’on nomme un « journal intime ». Je n’y parlais pas ◀de▶ mes sentiments, mais ◀de▶ mon entourage et des questions qu’il me posait. Je m’exerçais à cette discipline ◀de▶ ◀la▶ description objective, qui est devenue tellement étrangère aux romantiques, aux partisans, aux « enfermés » que nous sommes tous plus ou moins. Peu à peu, ◀les▶ feuillets s’entassaient… Si j’en publie une partie aujourd’hui, ce n’est pas sans quelques intentions précises. D’abord montrer ◀l’▶origine concrète des idées que j’exposais ailleurs sous une forme plus générale. Il ne s’agit ici que ◀de▶ ◀la▶ vie « commune », au double sens ◀de▶ ce mot ; il s’agit du réel que tout le monde vit. Je crois que c’est là seulement que ◀les▶ idées deviennent graves. Il m’a paru aussi que ◀les▶ façons ◀de▶ vivre et ◀de▶ penser des hommes réels, peuplant ◀la▶ France réelle, étaient en somme peu connues : ni ◀les▶ romans, ni ◀les▶ journaux, ni ◀les▶ théories politiques ne m’en avaient donné ◀la▶ moindre idée exacte. J’ai décrit ◀les▶ paysans parmi lesquels je vivais, quelques instituteurs, des chauffeurs ◀d’▶autocars, un pasteur, une femme ◀de▶ ménage, des communistes, des propriétaires… Ce sont des êtres mystérieux. Mais leur mystère n’apparaît que ◀de▶ tout près. Il est au cœur même ◀de▶ leur vie et ils ◀l’▶ignorent ◀le▶ plus souvent. Quand on s’en aperçoit, on commence à comprendre ◀la▶ portée infinie ◀de▶ cette parole si simple : « Ne jugez pas. » On est déjà tout près de ◀l’▶amour. On touche ◀la▶ vie, ◀le▶ grain ◀de▶ ◀l’▶existence. Et c’est cela que je voudrais faire toucher.
J’ai tenté ◀d’▶échapper aux villes inhumaines. Et j’ai trouvé que ◀la▶ province ne vaut guère mieux, dans son état présent. Partout ◀les▶ jeunes vous disent : « C’est mort ici ! » Phrase si courante qu’on a cessé ◀de▶ sentir ◀le▶ drame immense qu’elle trahit. Province morte, et villes mortelles ! C’est qu’on ne sait plus y trouver son prochain, mais seulement des « voisins inévitables » (comme ◀l’▶a si bien dit Keyserling). En relisant mes notes, je m’aperçois que c’est ◀la▶ nostalgie ◀d’▶une vraie communauté qui constitue leur trame profonde.
Mais il y a aussi ◀la▶ nature, ◀l’▶océan et ◀les▶ landes désertes, et ces olivettes moirant ◀les▶ dernières pentes des Cévennes.
Il y a aussi ◀de▶ ces rencontres qui soudain vous rendraient — est-ce trop dire ? — une sorte ◀de▶ confiance en ◀l’▶homme.
Il y a ◀la▶ liberté qu’assure ◀la▶ pauvreté. Ce goût qu’elle donne à ◀l’▶attente du lendemain et des signes providentiels.
Et toutes ◀les▶ joies qui n’ont pas ◀de▶ nom et dont personne ne songerait à parler, contemplation ◀de▶ ◀la▶ terre, ou ◀d’▶une bestiole à son travail, sentiment ◀de▶ ◀la▶ journée vide, du temps qui a pris ◀le▶ rythme des vies simples. Et ◀la▶ nuit retrouvée, ◀la▶ vraie nuit noire et muette où rôdent ◀les▶ grandes menaces originelles ! On ◀l’▶avait oubliée dans ◀les▶ villes.
Là où ◀l’▶on a coutume ◀de▶ placer dans un « journal » des effusions lyriques, des analyses du moi, j’ai cru qu’il serait plus discret ◀de▶ donner, par exemple, mes comptes, ou quelques chiffres qui peuvent être utiles à ceux qui voudraient vivre cette vie-là. Mon livre est véridique. Je ne serais donc pas fâché qu’au lieu de ◀le▶ juger bien ou mal, on ◀le▶ considère tout simplement comme une « recette pour vivre ◀de▶ peu ».