Extraits de▶… Journal ◀d’▶un intellectuel en chômage (15 août 1937)s t
Il faut parler des « autocars ». Je ne sais si l’on se doute à Paris ◀de▶ l’importance des autocars et des transformations qu’ils sont en train de causer dans la vie provinciale. Je n’ai pas compté le nombre ◀de▶ lignes actuellement exploitées. Mais j’ai pu constater dans plusieurs départements ◀de▶ l’Ouest qu’il n’est plus guère ◀de▶ « pays » qui ne soit desservi par une ou deux ou même trois compagnies ◀de▶ transports locaux. Depuis que j’ai quitté Paris, j’ai bien utilisé une vingtaine ◀de▶ ces lignes.
Je commence à connaître leurs coutumes : rien ne pouvait modifier plus rapidement et plus profondément « la coutume » ◀de▶ la France rurale. Mais ce n’est pas encore assez dire : l’autocar modifie complètement le mode ◀de▶ contact entre le voyageur et la province.
Naguère encore, quand on n’avait que les chemins de fer, tout convergeait vers Paris, non seulement du fait ◀d’▶une organisation ferroviaire centralisée, mais encore sentimentalement. Le confort relatif des grandes lignes indiquait qu’on allait à Paris ou qu’on en venait. Tout le reste n’était que tortillards cahotants, jamais à l’heure, où l’on se sentait relégué à l’écart ◀de▶ la « vraie » circulation. Et l’on ne voyait guère que des gares, ce qu’il y a de plus attristant dans chaque village. Aujourd’hui, les stations ◀d’▶autocars sont sur la place principale. C’est ◀de▶ là qu’on part au milieu d’une grande affluence ◀de▶ badauds, c’est là qu’on arrive à grands sons ◀de▶ trompe, c’est enfin ce que l’on voit le mieux ◀de▶ chaque pays. La voie ferrée était une sorte ◀d’▶insulte à la vie locale ; elle la traversait abstraitement, sans la voir, sans tenir compte ◀de▶ ses circonstances. Sur ses bords ne vivait qu’une population nomade, qui portait l’uniforme ◀de▶ l’État, partout la même. Vous pouviez parcourir vingt fois la France ◀de▶ part en part sans remarquer que les gens qui l’habitent ne sont pas tous ◀de▶ la même sorte, et que ◀d’▶une province à une autre, ce n’est pas seulement le paysage qui change. N’était-ce pas là l’une des raisons qui faisait, si facilement nier la subsistance des « petites patries » dans la nation abstraitement unifiée ?
La ligne ◀d’▶autocar fait partie du pays. Elle en épouse la géographie physique mais aussi humaine. Elle quitte à tout propos la route nationale pour des chemins secondaires ou des ruelles à peine plus larges que la voiture. Mais aussi elle tient compte des rythmes ◀de▶ la vie locale, du calendrier des marées, ◀de▶ l’heure matinale des foires, dans les districts ruraux, et ailleurs ◀de▶ l’entrée et ◀de▶ la sortie des usines ou des écoles.
La simple intention ◀d’▶utiliser ce moyen ◀de▶ transport vous met en contact avec toutes sortes ◀d’▶habitudes locales. D’abord il faut aller dans deux ou trois cafés pour obtenir un minimum ◀de▶ précisions concernant l’heure du prochain départ et la destination des diverses voitures qui stationnent, sur la place…
Et que dire maintenant du voyage lui-même ? C’est une résurrection ◀de▶ ce que Vigny pleurait, la poésie des diligences, mais aérée. C’est fait ◀d’▶une foule ◀d’▶incidents entrevus, que tout dispose à romancer ; ◀de▶ conversations absurdes et rapidement intimes, avec ce personnage enfoui à côté de vous dans un luxueux fauteuil ◀de▶ cuir rouge ou bleu vif, et qui change ◀de▶ tête plusieurs fois pendant le trajet, ◀de▶ coups de main aux voyageurs chargés ◀de▶ paquets ou ◀d’▶un jeune veau, ou ◀d’▶un enfant hurlant et admiré, ◀d’▶arrêts et ◀de▶ détours imprévus — car les chauffeurs acceptent volontiers toutes sortes ◀de▶ petites commissions que ◀de▶ vieilles dames leur confient au départ avec force recommandations ; et ils sont rares, ceux qui n’ont pas deux mots à dire par la portière entr’ouverte un instant à la fille ◀de▶ l’auberge écartée qui attend le passage du car, les cheveux au vent, sur le bord ◀de▶ la route.
Rien n’est plus sympathique qu’un conducteur ◀de▶ car. Cela tient évidemment à leur métier. Ce sont en général ◀de▶ jeunes gaillards solides et gais, et qui ont toutes les raisons ◀d’▶aimer le travail et ◀de▶ le faire bien : c’est moderne, c’est sportif, cela vous pose dans l’esprit des populations, on se sent maître à bord de sa puissante machine, et l’on bénéficie ◀de▶ ces petites faveurs que les femmes ont toujours accordées à ceux qui commandent et disposent, ne fût-ce que pour une heure, ◀de▶ leur vie. Oui, voilà bien les hommes avec lesquels je rêverais ◀d’▶entreprendre une belle révolution, qui rajeunisse la France : ils ont la bonne humeur, le dynamisme, le sens pratique et la rapidité ◀d’▶esprit que les bourgeois, qui en sont dépourvus, attribuent par erreur au « peuple » en général. Sans compter les moyens techniques dont ils disposent et qui seraient décisifs lors ◀d’▶une action rapide.
Mais loin de moi ces ambitions : ceux qui les ont n’en parlent pas, dit-on. Et je ne suis qu’un écrivain.
Ceci me rappelle un bout ◀de▶ conversation que j’aurais dû noter plus tôt. Le monsieur rencontré dans l’autocar ◀de▶ Taillefer voulait savoir quel était mon métier. Et quand j’eus dit que je n’en avais aucun, et que je n’étais qu’un écrivain, et chômeur par-dessus le marché, il s’écria : « Ah ! cher monsieur, je vous envie ! Vous avez un rôle magnifique à jouer dans la société. Vous avez le temps ◀de▶ réfléchir et ◀de▶ nous faire part ◀de▶ vos lumières, et sans vous, où irions-nous donc, nous qui ne croyons plus aux curés ? »
— Comptez, monsieur, lui dis-je, qu’un écrivain a bien deux fois plus ◀de▶ peine à vivre qu’un homme normal, mettons qu’un fonctionnaire c’était pour le flatter, et cela tient aux circonstances mêmes qui l’ont mis dans le cas ◀d’▶écrire. Car ou bien l’on écrit ce que l’on ne peut pas faire, et c’est l’aveu ◀d’▶une faiblesse ou ◀d’▶une ambition excessive, deux choses qui compliquent fort la vie, je crois ; ou bien l’on écrit des choses intelligentes, et c’est encore l’aveu ◀d’▶une inadaptation cruelle aux mœurs et coutumes ◀de▶ ce temps ; on bien l’on écrit simplement pour gagner sa chienne ◀de▶ vie, et c’est le bon moyen ◀de▶ traîner la misère la plus honteuse qui se puisse imaginer, dans les antres rédactionnels. Je dis les antres. ◀De▶ toute façon, un écrivain est par nature un empêtré. Et voilà le paradoxe et l’injustice : c’est qu’on attend, qu’on exige même ◀de▶ ces gens-là des vertus au-dessus du commun, la révélation ◀de▶ secrets qui suffiraient à rendre heureux les plus indignes, et ingénieux les plus balourds, enfin je ne sais quelle supériorité humaine, quel luxe ◀d’▶énergie ou ◀d’▶invention qui, s’ils les possédaient vraiment, feraient ◀de▶ leurs détenteurs non point des écrivains mais des Don Juan, des dictateurs, des milliardaires ou des saints. Croyez-moi, ce que nous vous donnons, c’est justement ce qui nous manque, et quand vous aurez compris cela, vous cesserez, je le crains, ◀d’▶envier ma condition…