Martin Lamm, Swedenborg (septembre 1937)as
Je ne pense pas qu’il soit utile de▶ parler dans Esprit ◀de▶ tout ce qui vient de paraître, sous prétexte que c’est « important » ou « intéressant » ou « plein ◀de▶ talent ». (◀La▶ discontinuité ◀de▶ notre chronique des Lettres ne traduit d’ailleurs pas nécessairement des intermittences ◀de▶ ◀la▶ production littéraire. Celle-ci se trouve être en fait ◀d’▶une inquiétante continuité, pour des raisons plus commerciales que spirituelles, on ◀le▶ sait bien.) Mais si nous essayons ◀de▶ limiter notre critique aux ouvrages qui présentent un sens quelconque pour notre action — soit qu’ils militent pour ou contre elle, soit qu’il y ait intérêt à faire voir que ◀les▶ écrits ◀les▶ plus « indifférents » militent toujours bon gré mal gré pour quelque chose, même s’ils préfèrent ◀l’▶ignorer — nous ne pensons pas que cette limitation normale — et normative — doive se traduire par un appauvrissement ◀de▶ notre curiosité intellectuelle. Bien au contraire. Il est totalement inutile ◀de▶ parler du dernier roman, dont tout le monde parle, parce qu’il n’apporte rien. On ne peut pas recommencer chaque mois ◀le▶ procès ◀d’▶une littérature qui se vante ◀d’▶être « insignifiante » — c’est-à-dire sans but, privée ◀de▶ « sens » — et n’y réussit que trop bien. Mais cela nous donne justement ◀de▶ ◀la▶ place pour parler ◀d’▶ouvrages « spéciaux » que tout le monde passe sous silence, et qui se trouvent des plus aptes à illustrer ou élargir notre vision personnaliste.
◀Le▶ Swedenborg de Martin Lamm nous en offre un exemple idéal. À tel point que je ne puis aujourd’hui qu’indiquer ◀les▶ pistes qu’il nous ouvre ; il faudrait une équipe pour ◀les▶ suivre.
◀Le▶ professeur Martin Lamm est ◀de▶ ◀l’▶Académie suédoise ; ◀le▶ préfacier, Paul Valéry, est ◀de▶ ◀l’▶Académie française. Ces deux illustrations officielles exercent leur sagacité sur ◀l’▶œuvre ◀d’▶un illuminé que toutes ◀les▶ académies ◀de▶ son siècle eussent rejeté avec mépris et pitié. Mais ◀la▶ gloire posthume est un « titre » ; « ◀l’▶intérêt » s’accumule avec ◀le▶ temps ; ◀l’▶œuvre enfin devient présentable… On a ◀l’▶impression, à lire M. Lamm, qu’il n’eût pas accordé une attention extrême à Swedenborg du vivant de ce grand mystique. ◀L’▶excellente analyse qu’il nous donne des principaux écrits ◀de▶ son compatriote ne prend quelque chaleur qu’aux endroits où il s’agit ◀de▶ réfuter ◀les▶ hypothèses ◀d’▶un collègue historien. Je ne nie pas ◀la▶ valeur intrinsèque ◀de▶ ◀la▶ thèse que défend M. Lamm et qui me paraît très convaincante, mais on se demande souvent pourquoi il ◀la▶ défend, et pourquoi il s’occupe ◀d’▶un personnage qui ne semble exciter ni sa réprobation ni son enthousiasme. C’est ce que ◀l’▶on nomme du beau travail ◀d’▶universitaire : ◀l’▶absence ◀de▶ tout intérêt existentiel garantit « ◀l’▶objectivité » ◀de▶ ◀l’▶exposé… ◀Le▶ cas ◀de▶ M. Valéry est très différent. Si étranger qu’on ◀le▶ connaisse aux spéculations mystiques, et aux problèmes théologiques qui s’y rattachent étroitement, c’est cette étrangeté même ◀de▶ ◀l’▶objet qui semble ◀l’▶avoir retenu, et elle lui pose des questions personnelles qu’il formule admirablement dans sa préface. Morceau brillant, disert, ◀d’▶une élégance trop aisée, mais non point vide, — l’une des expressions ◀les▶ plus « pures » ◀de▶ ◀la▶ rhétorique valéryenne.
Swedenborg présente ◀le▶ cas très singulier ◀d’▶un savant encyclopédique, formé aux disciplines rationalistes du xviiie siècle, qui aboutit — c’est ◀la▶ thèse ◀de▶ Lamm —, par une évolution très raisonnable, à des « rêveries » purement mystiques. On s’imagine couramment que ◀la▶ doctrine théosophique ◀de▶ Swedenborg est ◀le▶ système plus ou moins disparate qu’il a déduit ◀de▶ ses visions fameuses. M. Lamm démontre au contraire que ces visions n’ont guère fait qu’illustrer, sous une forme mythologique, une construction ◀d’▶origine scientifique, remarquablement cohérente. En somme, ◀les▶ grands traités mystiques ◀de▶ Swedenborg — dont ◀l’▶influence fut si profonde sur ◀les▶ meilleurs esprits ◀de▶ ◀la▶ période goethéenne — seraient ◀l’▶expression ◀d’▶un effort admirable pour résoudre ◀l’▶antinomie du rationalisme et du néo-platonisme sous ◀l’▶égide ◀de▶ ◀la▶ foi chrétienne. Entreprise en tous points comparable à celle ◀d’▶un Pic ◀de▶ ◀la▶ Mirandole, pour ne prendre que l’un des auteurs ◀les▶ plus souvent cités par Lamm.
Je voudrais dégager ici trois points qui peuvent intéresser plus directement notre effort.
1. ◀L’▶impartialité ou objectivité qu’affecte M. Lamm, selon ◀la▶ pure tradition universitaire et bourgeoise, me paraît doublement onéreuse pour ◀la▶ vérité, voire pour ◀l’▶intelligence. D’abord en ce qu’elle rend un livre ◀de▶ ce genre extrêmement ennuyeux à lire, quel que soit ◀l’▶intérêt du sujet, donc à son détriment, surtout lorsqu’il s’agit ◀d’▶un phénomène spirituel et culturel ◀de▶ première importance. Ensuite, cette impartialité ne saurait être honnête — bien que ◀l’▶honnêteté soit justement ◀le▶ prétexte qu’elle se donne — s’appliquant à un ordre ◀de▶ spéculation tel que ◀le▶ mysticisme. M. Lamm a beau s’efforcer ◀de▶ ne point porter ◀de▶ jugement ◀de▶ valeur sur ◀la▶ « réalité » des visions ◀de▶ Swedenborg, son expression ◀le▶ trahit à chaque page, et révèle un parti pris assez brutal ◀de▶ réduction du mystique à ◀l’▶illusoire. Par exemple, il relate une des premières extases ◀de▶ S. et conclut ainsi : « Il est ◀de▶ toute évidence que cet incident ne fut autre chose qu’une perte ◀de▶ connaissance, etc. » Ailleurs il parle ◀d’▶une préface dans laquelle Swedenborg aurait expliqué « comment il a glissé ◀de▶ ◀la▶ science dans ◀le▶ mysticisme ». Enfin, ◀l’▶on ne voit pas du tout en quoi ◀la▶ logomachie particulière à ◀l’▶époque ◀de▶ M. Lamm serait plus « objective » et « scientifique » que ◀la▶ doctrine ◀de▶ Swedenborg, qu’elle prétend critiquer. Exemples : « ◀Les▶ visions dont il s’agit ici sont vraisemblablement des hallucinations hypnagogiques, genre ◀de▶ visions qui sont loin ◀d’▶être rares, même dans des états psychiques normaux. » (?) Ou : « Il est infiniment probable que ces visions, de même que celles qu’on note chez la plupart des mystiques, doivent être considérées comme des pseudo-hallucinations, qui, à ◀la▶ différence des hallucinations dites psychosensorielles…, etc. » On ne nous dit pas si ◀l’▶on juge ces visions réelles ou non, on nous dit seulement, modestement, que ce sont ◀de▶ pseudo-hallucinations. Ce genre ◀de▶ pseudo-explications, édictées avec une assurance doctorale, me paraissant prêcher par un je ne sais quoi qui rappelle ◀d’▶une double manière ◀la▶ fameuse « vertu dormitive »…
2. ◀Les▶ auteurs qui s’occupent des mystiques et, en général, ◀d’▶objets religieux qui leur paraissent inquiétants pour ◀l’▶intégrité ◀de▶ leur image « moderne » du monde, ont coutume ◀de▶ tout « ramener » à des catégories scientifiques contemporaines. Or ces catégories se trouvent fréquemment périmées au moment où ◀l’▶ouvrage paraît. Ainsi M. Lamm, suivant W. James et ◀les▶ psychologues ◀d’▶avant-guerre — son livre est ◀de▶ 1915 — déclare que ◀les▶ visions intérieures ◀de▶ Swedenborg « ne sont pas autre chose » que des photismes, « phénomènes ◀d’▶automatisme sensoriel ◀de▶ nature hallucinatoire ou pseudo-hallucinatoire » des plus fréquents chez ◀les▶ mystiques, et qui « expliqueraient » physiologiquement ◀le▶ chemin ◀de▶ Damas et beaucoup de « conversions religieuses ◀de▶ notre époque ». Or il se trouve que ◀les▶ récents travaux ◀de▶ Minkowski (en particulier ◀les▶ études sur ◀la▶ métaphore71 que ◀le▶ psychiatre polonais poursuivit en collaboration avec Arnaud Dandieu) permettent ◀de▶ donner une interprétation totalement différente ◀de▶ ces « visions intérieures » ; et cette interprétation rejoint très exactement celle que Swedenborg en donnait lui-même.
De même, ◀la▶ cosmologie swedenborgienne, qui constitue à mon sens ◀la▶ partie ◀la▶ plus intéressante ◀de▶ ◀l’▶œuvre du Suédois, devait apparaître purement fantaisiste et périmée à un savant ◀de▶ ◀l’▶avant-guerre. Swedenborg affirme que ◀l’▶origine ◀de▶ toute matière, est un « point » sans poids ni étendue, point mathématique, donc non matériel. Cette vue pouvait être condamnée en toute tranquillité avant ◀les▶ découvertes ◀de▶ ◀la▶ mécanique ondulatoire, — qui nous en donnent aujourd’hui ◀l’▶équivalent ◀le▶ plus étonnamment exact. ◀Les▶ spéculations ◀de▶ Swedenborg sur ◀le▶ temps et ◀l’▶espace « vécu » par ◀les▶ anges relevaient également ◀de▶ ◀la▶ fantaisie ◀la▶ plus échevelée aux yeux de ◀la▶ science ◀d’▶avant Einstein… Tout ceci tendait à prouver que ◀le▶ problème mystique n’est nullement justiciable ◀de▶ « ◀la▶ science » ◀d’▶aucune époque, et qu’il se pose au seul jugement métaphysique et théologique ◀de▶ chaque génération.
3. Ceci dit, il me paraît utile ◀de▶ poser ce problème, très brièvement, en termes de philosophie et ◀d’▶éthique personnalistes.
On a souvent opposé à notre attitude, et à notre conception ◀de▶ ◀la▶ personne, ◀l’▶idéal ◀de▶ « dépersonnalisation », ou ◀d’▶anéantissement du moi, qui est sans conteste celui ◀de▶ tous ◀les▶ mystiques, orientaux ou occidentaux, païens ou chrétiens, hétérodoxes ou orthodoxes. Je n’ai pas ◀la▶ prétention ◀de▶ traiter un si grave problème en quelques lignes. Mais il me semble nécessaire ◀de▶ préciser au moins ◀le▶ lieu ◀de▶ ◀la▶ véritable opposition.
◀L’▶anéantissement du moi peut être recherché comme ◀la▶ suppression radicale ◀de▶ toute conscience personnelle et ◀de▶ toute responsabilité, identité, ou vocation distincte. Dans ◀la▶ mesure où cet effort est réel et aboutit — ce qui est encore une question — il aboutit évidemment à ◀la▶ négation absolue du personnalisme, chrétien ou humaniste. Ce serait — je simplifie — ◀le▶ cas des mystiques orientales, dont ◀l’▶influence est loin ◀d’▶être négligeable chez ◀les▶ jeunes écrivains français et belges, et s’allie parfois curieusement avec ◀l’▶éthique collectiviste.
Mais ◀l’▶anéantissement du moi peut aussi être compris comme un effort ◀de▶ ◀l’▶homme pour se libérer ◀de▶ sa personnalité (ou ◀de▶ son individualité) telle qu’elle se trouve donnée à cet homme par sa naissance, et telle qu’il ◀la▶ développait pour ses fins propres, individuelles, individualistes. « ◀Le▶ moi est anéanti, écrit M. Lamm, tous ◀les▶ traits ◀de▶ ◀la▶ personnalité sont volontairement effacés. c’est ce que Madame Guyon appelle “◀la▶ mort mystique”. ◀L’▶âme ne vit plus désormais ◀de▶ sa vie propre, c’est Dieu qui vit et agit en elle. » Il s’agit, au vrai, ◀de▶ ◀la▶ lutte entre ◀le▶ vieil homme et ◀le▶ nouvel homme, entre ◀l’▶individu et ◀la▶ vocation qu’il se reconnaît, je dirais volontiers : entre ◀la▶ personnalité, naturelle ou factice (ou « personnage ») et ◀la▶ personne. Et nous retrouvons alors ce qu’on pourrait nommer ◀l’▶ascèse personnaliste, ◀la▶ tension même qui constitue ◀la▶ personne et ◀l’▶identifie, ◀l’▶effort ◀de▶ ◀l’▶homme pour transcender son petit personnage individuel ou sociologique, et se mettre au service ◀de▶ quelque chose qui ◀le▶ dépasse, mais où il trouve enfin sa plus profonde raison ◀d’▶être.
Or il semble bien que ◀la▶ mystique occidentale, catholique ou protestante (Swedenborg était luthérien72, comme Hamann) ait suivi dans ◀l’▶ensemble cette deuxième voie. Sans doute aurions-nous ici une très belle occasion ◀de▶ développer en profondeur ◀la▶ dialectique individu-personnalité-personne, qui est fondamentale pour tout notre mouvement. Je me contenterai pour aujourd’hui ◀de▶ marquer ◀le▶ point ◀d’▶insertion ◀d’▶un problème qu’il faudra, évidemment, que nous traitions un jour en toute franchise, entre croyants ◀de▶ confessions différentes et incroyants personnalistes.