Neutralité oblige (octobre 1937)at au
C’est un redoutable questionneur que C. F. Ramuz. Vous croyez tout d’abord qu’il interroge simplement par curiosité, ou par une sorte de prudence, pour voir venir, et puis vous vous apercevez que ce sont vos réponses elles-mêmes, celles que déjà vous étiez prêt à lui donner, qui se trouvent mises en question par sa méfiance paysanne. Cela n’est pas sans irriter certains. Pour moi, je ne sais rien de plus salutaire, parfois de plus libérateur, que cette manière de poser des questions, et de jouer le▶ scepticisme, dans un pays où tant de choses vont de soi. Il nous faut un homme comme Ramuz pour nous tirer de ◀l’▶optimisme assez épais où s’endorment ◀les▶ jeunes Suisses, trop assurés, comme ◀le▶ dit Cingria, de trouver chaque matin sur leur table un gros bol de café au lait. Qu’on m’entende bien : nous avons eu Amiel, et nous ne manquons pas de douteurs, de tourmentés, de refoulés et d’hésitants fort distingués. Mais ces inquiétudes se limitent au « plan moral », comme nous aimons à dire. Elles sont d’usage interne, individuel. ◀Les▶ doutes que Ramuz nous proposent touchent au contraire ◀les▶ fondements mêmes de notre vie dans ◀la▶ cité, de notre existence comme « Suisses ». Ils affectent nos tabous ◀les▶ plus inébranlés, nos sécurités matérielles, ou sociales, ou nationales. Ce que personne n’a jamais eu ◀l’▶idée de mettre en question parmi nous. Par exemple, demande Ramuz : Avons-nous autre chose à dire que propreté, confort et instruction ? Avons-nous d’autre but commun que ◀la▶ sécurité et ◀le▶ profit ? Pourquoi sommes-nous confédérés ? Et pourquoi, enfin, sommes-nous neutres ?
Je voudrais souligner ceci : que c’est aux Suisses, finalement, que Ramuz pose ces questions ; mais que s’il garde en même temps ◀le▶ souci d’expliquer qui nous sommes à nos voisins, c’est peut-être que notre lot, en tant que Suisses, et non en tant que Vaudois, ou Genevois, ou Zurichois, est d’exister en fonction de ces voisins.
Je vois ◀l’▶équivoque de ◀la▶ phrase : exister en fonction des voisins, on pourrait croire que c’est à peu près ◀l’▶idéal que Keyserling juge à notre mesure, celui du tenancier de grand palace. (Ramuz, plus dur, parle de portier d’hôtel…) Et je ne dis pas que cette interprétation désobligeante soit toujours fausse dans ◀le▶ fait. Mais on peut et on doit concevoir une tout autre forme d’existence qui serait « en fonction des voisins », et qui serait tout de même, ou par là même, une existence, au sens plein de ce terme ; avec tout ce que cela comporte d’autonomie, de nécessité, de réalité irremplaçable, de conscience d’une mission à accomplir, et que nul autre n’a reçue.
◀La▶ Suisse existe-t-elle ? nous demande Ramuz. Cela revient à dire : a-t-elle une raison d’être ? J’essaierai de répondre ici du point de vue qui me paraît ◀le▶ plus fécond non seulement pour ◀l’▶esprit et ◀l’▶homme en général, mais pour ce pays-ci, tel que ◀l’▶ont fait sa nature et sept siècles d’histoire : ◀le▶ point de vue du personnalisme.
◀La▶ question de ◀la▶ neutralité est peut-être ◀la▶ plus importante qu’il faille poser à ◀la▶ Suisse. Parce que ◀la▶ Suisse se figure justement que c’est ◀la▶ question qui ne se pose pas. Que nous ◀le▶ voulions ou non, notre neutralité caractérise non seulement notre rôle politique en Europe, mais encore notre mentalité par rapport aux pays voisins. Or il faut bien avouer, dès ◀le▶ départ, que ◀l’▶état de fait créé par ◀le▶ traité de Vienne est aussi mal interprété par ses garants que par ses soi-disant bénéficiaires. Hors de chez nous, ◀l’▶on pense généralement : ◀la▶ Suisse tire son épingle du jeu. Neutralité égale prudence, égoïsme, ambitions mesquines. Cela n’augmente pas précisément notre prestige. Chez nous, ◀l’▶on considère volontiers que ◀la▶ neutralité nous est due, comme ◀l’▶air et ◀les▶ beautés de ◀la▶ nature. Privilège inconditionnel, nous laissant au surplus ◀le▶ droit de faire ◀la▶ leçon à toute ◀l’▶Europe dans ◀les▶ leaders de nos journaux. Et cela ne contribue guère à nous donner un sens actif de nos chances et de nos destins, dans une époque où des choses plus anciennes et plus grandes que notre statut se trouvent remises en discussion, bouleversées, brutalement niées.
De ce double malentendu, il faudra bien sortir un jour. ◀Les▶ événements nous y obligeront si nous ne savons pas ◀les▶ prévenir. Si nous nous refusons à voir, à dire, à illustrer, à incarner aux yeux de tous ◀les▶ grandes et fortes raisons de notre neutralité, celle-ci sera balayée un jour prochain avec ◀les▶ vieux chiffons de papier qui sont censés ◀la▶ garantir. Quand bien même nous aurions voté des milliards de crédits d’armement, et des mesures d’instruction militaire prenant ◀les▶ enfants au berceau. Car aucune force matérielle ne pourra jamais remplacer, pour un petit pays comme le nôtre, ◀la▶ conscience de sa raison d’être, et ◀le▶ prestige qui s’y attache.
On croit souvent, surtout chez nous, qu’un petit pays a, comme tel, ◀l’▶obligation de rester neutre. D’où ◀l’▶on déduit qu’il en possède aussi ◀le▶ droit, une espèce de droit naturel. Or on a vu des États minuscules, Venise et Berne, ◀les▶ Pays-Bas de Guillaume d’Orange, jouer un rôle de premier plan dans ◀l’▶équilibre européen. Et quand bien même il serait démontré que ◀la▶ Suisse ne peut plus prétendre à jouer un rôle analogue, croit-on que son droit à rester neutre soit suffisamment garanti du seul fait qu’elle ◀le▶ juge naturel ? ◀La▶ meilleure garantie d’un droit, ◀la▶ seule peut-être qui soit efficace, c’est ◀l’▶exercice réel de ◀la▶ charge dont ce droit représente à la fois ◀la▶ condition et ◀la▶ contrepartie. ◀Le▶ droit de propriété, par exemple, est à la fois ◀la▶ condition d’une entreprise personnelle, et ◀la▶ juste contrepartie des risques qu’on y court, du travail qu’on y donne. Si ◀le▶ propriétaire laisse ses terres en friche, et s’enrichit sans rien créer, tout simplement parce qu’il possède des coupons de papier dans une banque, ses droits sont ressentis comme des abus. Ils cessent dès lors d’être assurés en fait ; comme ◀le▶ démontre ◀l’▶histoire récente du capitalisme anonyme et des révolutions qu’il a fait naître. Or c’est une crise fort analogue qui menace ◀la▶ neutralité, dès ◀l’▶instant où ceux qui en jouissent oublient pourquoi ils ont reçu ce droit.
Je ne dirai pas que ◀les▶ Suisses ◀l’▶aient déjà oublié. Mais ◀la▶ conscience qu’ils en gardent73 paraît souvent bien somnolente. Trop assurés dans un statut dont ◀les▶ commodités sont surtout matérielles, et ◀les▶ obligations surtout spirituelles, ils se persuadent petit à petit qu’on pourrait jouir des premières sans se soucier trop des secondes. Sous prétexte de réalisme, et de défense des intérêts économiques, c’est ◀la▶ réalité européenne de ◀la▶ Suisse qu’on perd de vue. On ◀l’▶a senti à ◀l’▶occasion des sanctions contre ◀l’▶Italie : ◀la▶ participation de ◀la▶ Suisse à ◀la▶ Société des Nations repose sur une équivoque que ◀la▶ Déclaration de Londres n’a nullement dissipée, bien au contraire. Là encore, nous avons voulu bénéficier des garanties qu’offrait ◀la▶ SDN sans accepter ◀les▶ charges qui s’y trouvaient liées. D’où ◀le▶ malaise provoqué par ◀l’▶application des sanctions, premier avertissement que nous donnaient ◀les▶ faits d’avoir à repenser notre neutralité dans ◀le▶ cadre nouveau de ◀l’▶Europe. Il est fatal que ces dilemmes se multiplient à ◀l’▶avenir. ◀Le▶ fameux équilibre stratégique de ◀l’▶Europe qu’on a coutume d’invoquer pour justifier ◀l’▶espèce d’exterritorialité dont jouit ◀la▶ Suisse sur ◀le▶ continent, nous ◀le▶ voyons, lui aussi, se transformer d’année en année. Et nous voyons que lui aussi dépend d’un équilibre spirituel74 totalement bouleversé et réorganisé, au sein duquel il est urgent que nous trouvions une place nettement redéfinie.
Bref, tout nous pousse à un réveil de notre conscience fédérale. Tout nous met au défi d’agrandir cette conscience aux proportions nouvelles des mystiques qui régissent ◀l’▶Europe d’aujourd’hui. Notre chance et nos risques sont là.
Rien ne me paraît plus frappant que ◀la▶ convergence finale des faits que ◀l’▶on a rappelés dans ce numéro, des questions qu’on y a posées, des thèses qu’on y a soutenues. ◀La▶ géographie et ◀l’▶histoire, ◀l’▶agencement de nos institutions, ◀les▶ méfiances de C. F. Ramuz et ◀la▶ confiance de Liehburg, tout indique et appelle dans ces pages une seule et même réalité, qui est ◀la▶ réalité fédéraliste. Or il se trouve que notre position personnaliste est fondamentalement liée à une forme fédérative de ◀l’▶État et de ◀la▶ culture, voire même de ◀l’▶économie. Cette convergence, cette rencontre idéale, me paraît être ◀la▶ grande leçon qui doit se dégager de notre effort.
◀La▶ mission essentielle de ◀la▶ Suisse est une mission personnaliste au premier chef : sauvegarder une Weltanschauung où ◀les▶ droits du particulier et ◀les▶ devoirs envers ◀le▶ général se fécondent mutuellement75. Cette conception du monde n’est pas nouvelle ; elle constitue ◀l’▶apport spécifique de ◀l’▶Europe à ◀l’▶humanité. C’est autour d’elle et grâce à elle que ◀l’▶Occident s’est édifié, et qu’il a dominé ◀le▶ monde. Elle n’est nullement, comme certains voudraient ◀le▶ croire, une espèce de juste milieu entre ◀les▶ excès déplorables de ◀l’▶individualisme bourgeois et du collectivisme dictatorial. Elle est ◀la▶ position centrale, à la fois naturelle et spirituelle, dont ◀l’▶individualisme et ◀les▶ collectivismes figurent ◀les▶ déviations morbides. Et dès lors, ◀la▶ mission de ◀la▶ Suisse peut être définie à ◀l’▶échelle de ◀l’▶Europe : ◀la▶ Suisse doit être ◀la▶ gardienne de ce principe central, fédératif ; et elle ne peut être autre chose, de par sa nature même, physique et historique.
Gardiens des cols, gardiens de ◀la▶ papauté, gardiens du siège de ◀la▶ SDN et de celui de ◀la▶ Croix-Rouge, gardiens de ce qui est européen et commun à toutes ◀les▶ nations ; étant eux-mêmes dans ◀la▶ mesure où ils sont cela, dans ◀la▶ mesure où ils existent pour ◀l’▶ensemble, — voilà ◀les▶ Suisses, grands Portiers de ◀l’▶Europe, et mainteneurs de ses communes mesures.
Qu’on ne voie pas là je ne sais quelle manière d’idéaliser ce qui est mesquin. Car ce qui est mesquin chez nous, n’est en fait qu’une dégradation de ◀l’▶idéal qui devrait nous unir. La première devise des Suisses, ce fut « Un pour tous, tous pour un ». C’est ◀la▶ formule ◀la▶ plus frappante et ◀la▶ plus juste de ◀l’▶esprit fédéral de ◀l’▶Occident — en même temps que du personnalisme.
Et c’est au nom de cette mission de gardienne du principe commun que ◀la▶ Suisse peut et doit maintenant revendiquer face à ◀l’▶Europe son droit à ◀la▶ neutralité. Elle n’est réellement intangible que parce qu’elle est ◀l’▶expérience témoin, ◀l’▶annonciatrice d’une Europe fédérée dont elle prouve ◀la▶ réalité en assemblant dans un État nos trois plus grandes civilisations, ◀la▶ germanique, ◀la▶ latine et ◀la▶ française.
De cette mission qui justifie en même temps notre statut européen de neutralité, et notre statut intérieur de confédération de cantons, découlent des conséquences précises dans ◀les▶ ordres ◀les▶ plus divers. Je voudrais en marquer quelques-unes en ◀les▶ groupant sous trois chefs principaux : opinions, culture, et armée.
1. — ◀L’▶opinion suisse, telle que ◀la▶ traduisent nos journaux — et spécialement dans ◀les▶ cantons romands — est en contradiction constante avec notre neutralité, et ce qui est pire, avec ◀la▶ mission même qui justifie cette neutralité. Elle se permet de prendre parti, dans ◀les▶ questions de politique étrangère, ou de politique intérieure du voisin, avec d’autant plus de violence qu’elle y court moins de risques immédiats76. Rien n’est plus agaçant pour ◀l’▶étranger que cette espèce de suffisance moralisante, que ces conseils de fermeté ou ces protestations intempestives que nous prodiguons chaque jour aux « nationaux » de tel pays ou aux « rouges » du monde entier. D’autant plus que ce magistère ne paraît nullement s’exercer au nom d’une vocation bien définie et de portée européenne. Quand nos journaux font ◀la▶ leçon à Léon Blum, ce n’est pas — comme ce pourrait ◀l’▶être — au nom de ◀la▶ démocratie réelle, communale et fédéraliste, mais au nom d’intérêts de classe qui ne sont ni démocratiques ni nationaux. ◀La▶ même critique peut d’ailleurs s’adresser à notre presse d’extrême gauche lorsqu’elle défend ◀le▶ même Léon Blum pour des raisons symétriquement inverses, et par suite non moins étrangères à notre ligne fédérale. Quand nous verrons nos grands journaux se préoccuper de juger ce qui se passe chez nos voisins non plus au nom de ◀la▶ droite française ou de ◀la▶ gauche allemande émigrée, mais au nom du principe fédéral que nous avons à incarner, on pourra dire que ◀la▶ Suisse a retrouvé sa raison d’être, et d’être neutre.
Quoi de plus comique et de plus irritant que d’admirer ◀les▶ fascismes étrangers alors qu’ils sont ◀les▶ formes politiques ◀les▶ plus violemment centralistes, ◀les▶ plus contraires à nos statuts ! Nous ne pourrions en tirer qu’une seule leçon : ◀les▶ fascismes se donnent pour but d’exalter leur mission nationale. Quelles que soient ◀les▶ réserves de fond qu’il y ait à faire, et je ◀les▶ fais, sur ◀l’▶authenticité de ces missions qu’ils proclament à son de trompe, il est clair que leur force est là, et qu’en ◀les▶ admirant, en ◀les▶ enviant, nous sommes précisément en train de perdre ce qu’ils ont trouvé, ◀le▶ sens de ◀la▶ réalité irremplaçable d’une nation.
◀L’▶autorité qu’une certaine presse suisse s’était acquise à ◀l’▶étranger reposait justement sur ◀le▶ fait que nous étions seuls à juger dans une perspective européenne. (Nos trois cultures nous y préparaient, nous y contraignaient même en quelque mesure.) Mais une presse suisse partisane, à la manière des partisans français ou allemands, n’est plus qu’une presse d’intérêt local.
Là encore, nos chances sont uniques, nous pourrions être les premiers. Mais à cette seule condition : de savoir au nom de quoi nous parlons. Et ce ne peut être qu’au nom de ◀l’▶avenir de ◀l’▶Europe, puisque c’est cela que nous sommes dès maintenant.
2. — ◀La▶ culture. D’autres en ont parlé plus longuement dans ce numéro. Je ne ◀l’▶envisage ici que sous ◀l’▶angle particulier de nos responsabilités comme neutres.
Ramuz insiste avec raison sur ◀le▶ fait que nous n’avons pas une culture nationale unifiée, mais des cultures diversifiées, régionales ou étrangères. Une fois de plus, c’est là notre chance. Mais savons-nous ◀l’▶utiliser ? Il y faudrait une conscience très forte de ◀la▶ réalité fédéraliste et de ce qu’elle implique à la fois de diversités reconnues, totalement exprimées comme telles, et d’échanges multipliés, d’apports mutuels, de synthèse vivante. Dès que ◀la▶ conscience fédéraliste vient à faiblir, quand par exemple on se met chez nous à ◀l’▶école de ◀la▶ droite française et de sa politique particulière conditionnée par ◀le▶ nationalisme unitaire et antiallemand, ◀l’▶on voit une méfiance hostile poindre chez nos intellectuels à l’endroit de ce qui est « germanique » dans notre vie confédérale. Réaction de faiblesse, et néfaste à un double titre. Car d’une part nous y perdons ce qui fait notre valeur propre dans ◀la▶ culture de langue française ; et d’autre part, en nous refusant aux contacts et aux échanges, nous perdons ◀la▶ meilleure occasion de prendre conscience de nous-mêmes, et de nos singularités sinon latines, du moins romanes. On se découvre en s’opposant, mais en s’opposant réellement, c’est-à-dire de près, corps à corps. Croit-on que Ramuz eût écrit ce Chant de notre Rhône, si « roman », sans ◀le▶ voisinage germanique qui ◀l’▶a contraint à formuler sa différence spécifique ? En France même, quoi de plus français — jusqu’à ◀l’▶excès, voire jusqu’à ◀la▶ grimace — qu’un Barrès, constamment tenté et enrichi par ◀le▶ génie du Rhin ? Pour nous qui n’avons pas ◀les▶ mêmes raisons de construire des Bastions de ◀l’▶Est, ◀la▶ situation est bien plus favorable. Mais il faudrait savoir ◀l’▶envisager dans sa grandeur, sans crispation de méfiance ou de timidité ; dans une volonté de synthèse, et non point dans ◀la▶ crainte perpétuelle de n’aboutir qu’à des mélanges bâtards.
Notre unité existe, mais sur un plan à la fois plus élevé et plus vaste que celui de « ◀l’▶unification » à ◀la▶ mode jacobine ou classique. C’est ◀l’▶unité originelle, et peut-être future et finale, des diversités de ◀l’▶Europe, symbolisées par nos trois langues, nos deux religions, nos vingt-cinq républiques. Et surtout qu’on ne déplore pas ◀le▶ fait que ◀les▶ cultures des Suisses ne forment pas une culture homogène. Elles forment quelque chose de moins grandiose, mais peut-être de plus conforme à ◀l’▶essence même de ◀la▶ culture : un microcosme des valeurs que ◀les▶ nations qui nous entourent ont illustrées l’une après l’autre, mais n’ont pas pu synthétiser et relier. Elles avaient d’autres choses à faire. Elles ont été grandes tour à tour, dans ◀la▶ musique ou ◀la▶ peinture, ◀la▶ poésie ou ◀la▶ philosophie. Et peut-être ne serons-nous jamais aussi grands qu’aucune d’entre elles dans aucun de ces domaines particuliers. Mais notre grandeur est ailleurs : elle est dans ◀l’▶harmonie intime, ou dans ◀l’▶opposition tragique à ◀l’▶intérieur d’une même « personne », des vocations spéciales d’autres nations. Et c’est là notre vocation.
Neutralité, sur le plan culturel, ce n’est pas mélange, ni accommodation et encore moins imitation médiocre. Ce n’est pas forcément cela. C’est au contraire (ou plutôt ce doit être) un combat perpétuel, exaltant, ◀le▶ battement du cœur de ◀l’▶Europe. Vouloir créer une « culture suisse », ce serait trahir notre mission, ce serait ◀le▶ péché même d’idolâtrie qui consiste dans son principe à adorer ◀les▶ instruments d’un culte, oubliant ◀le▶ dieu qu’il célèbre. Et pourquoi n’irais-je pas jusqu’à dire que notre grandeur culturelle est de n’avoir pas de culture suisse, mais seulement une culture européenne ? On nous a donné par-dessus un Gottfried Keller et un Ramuz. Ceux-là ne sont Européens que parce qu’ils sont d’abord, et génialement, Suisse allemand et Vaudois rhodanien. Mais deux poètes « enracinés » ne font pas une culture suisse. Ce sont deux vocations personnelles, et ◀la▶ culture suppose une tradition, une vocation communautaire. Mais je me représente volontiers une Suisse culturelle pluraliste, avec ses centres successifs ou parfois même simultanés, offrant un asile provisoire aux grands errants de ◀l’▶esprit et des passions occidentales : Bâle et Genève au temps de ◀la▶ Réforme, Érasme, Holbein, Calvin et d’Aubigné, et ◀le▶ fameux docteur Paracelse, entraînant sa suite turbulente de disciples d’auberge en auberge. C’était ◀la▶ Suisse spirituelle de ◀la▶ Renaissance, ◀le▶ microcosme de toutes ses grandeurs. Aux xviie et xviiie , ◀l’▶horizon se resserre un peu, on ne voit guère que Berne et ◀le▶ « grand Haller », et ce premier cosmopolite : Béat de Muralt. Puis Zurich et ◀l’▶hégémonie passagère de ◀l’▶École suisse sur ◀la▶ littérature allemande. Avec ◀le▶ xixe , ◀la▶ Suisse réapparaît sur ◀la▶ grande scène de ◀l’▶Europe. De Genève, c’est une autre « école suisse » qui domine ◀les▶ lettres françaises ; après Rousseau : Constant et Staël, et toute ◀la▶ petite cour de Coppet, Gibbon, Schlegel et Sismondi. Ce foyer s’éteint pour un temps. Il en renaît un autre à Bâle : Jacob Burckhardt, Overbeck, ◀le▶ jeune Nietzsche. Et tout cela fait, par ◀le▶ moyen de ◀la▶ Suisse, une assez belle culture européenne77. Je ne vois pas pourquoi nous douterions d’une tradition que tout nous pousse à continuer, et qui, je ◀le▶ crois, n’a pas encore réalisé ses possibilités extrêmes.
Nous avons ◀le▶ goût du moyen, c’est entendu, et je ◀l’▶accorde à Ramuz, et je m’en irrite au moins autant que lui. (Que serait-ce si je vivais en Suisse ?) Mais je pense qu’on n’atteint ◀la▶ grandeur qu’en utilisant ses défauts, en s’élevant au point où ils deviennent ◀les▶ conditions d’une création unique. Au niveau de ◀l’▶instruction publique, nous étouffons dans ◀le▶ moyen ; mais au niveau de ◀la▶ vraie culture, nous pouvons être ◀les▶ moyens de ◀la▶ grandeur future de ◀l’▶Europe. (Il y a là plus qu’un calembour, soit dit pour essayer de rassurer ces gens sérieux que sont ◀les▶ Suisses moyens — et même ◀les▶ autres.)
3. — Avec ◀l’▶armée, je reviens au concret, ou du moins à ce qu’on tient pour tel dans un pays où ◀les▶ valeurs intellectuelles passent plus qu’ailleurs pour un luxe. (Nulle part, je crois, ◀les▶ écrivains n’ont moins d’action sur ◀la▶ vie politique.)
Il est clair, et on ◀le▶ dit assez pour que je n’aie pas à insister, que ◀l’▶armée d’un petit pays neutre est très facilement justifiable, aux yeux du pacifiste ◀le▶ plus ardent. Elle ne peut livrer qu’une « guerre juste », puisqu’elle est incapable d’attaquer. Elle ne joue que ◀le▶ rôle d’une garde, et par là même, elle est conforme à notre vocation profonde. Garde montée autour des cols, dirait Liehburg ; milice au service du principe constituant de ◀la▶ fédération — et c’est pourquoi elle appartient à ◀l’▶État et non pas aux cantons. De plus, ◀les▶ mesures toutes récentes organisant ◀la▶ couverture des frontières par ◀les▶ habitants de ◀la▶ région sont absolument dans ◀la▶ ligne du fédéralisme réel78.
Mais que valent dans ◀le▶ fait, dans ◀le▶ concret, ces justifications si convaincantes dans ◀le▶ plan de notre propre doctrine ? Armée démocratique, dit-on, milice populaire, dépourvue de ◀l’▶esprit de caste que forment ailleurs ◀les▶ écoles militaires. Et c’est bien ce que devrait être une armée consciente de son rôle particulier de garde neutre. Mais je ne sens pas cette conscience très vivace. Et dès lors toutes ces belles vertus dévient ou agissent à contre-fin. Que ◀l’▶armée soit proche du peuple, cela doit avoir pour effet idéal de « civiliser » ◀la▶ milice ; que cela ait pour effet concret de militariser ◀l’▶esprit public, voilà ◀l’▶indice qu’on perd ◀le▶ sens des buts et du rôle de ◀l’▶armée dans ◀la▶ cité. Il ne s’agit ici que de nuances dans ◀l’▶atmosphère de notre pays, mais il est important de ◀les▶ percevoir avant qu’elles ne deviennent trop frappantes. Il est important de rappeler que ◀l’▶armée d’une fédération n’a pas de raison d’être en soi, si ◀l’▶on ne croit pas à cette fédération et à ◀la▶ tâche qui lui incombe au milieu de voisins redoutables. Il est important de rappeler que ◀l’▶armée étant chose fédérale, ne peut être ◀l’▶armée d’une classe, de ses intérêts, de son ordre. Il n’y aurait aucun avantage à combattre ◀l’▶esprit de caste si c’était pour ◀le▶ remplacer par un esprit de classe bourgeois (d’une valeur militaire d’ailleurs bien moindre). Enfin cette espèce d’enthousiasme entretenu dans certains milieux79 autour de ce qu’on y appelle « ◀le▶ militaire » ne me paraît pas toujours proportionné au sens des raisons d’être de ◀la▶ Suisse dont témoignent ces mêmes milieux. Ce serait à croire parfois que pour être un bon Suisse, il faut et il suffit que ◀l’▶on soit un bon soldat. Peut-être oserons-nous rappeler qu’il existe d’autres manières se servir son pays et d’illustrer sa cause. Et que c’est faire grand tort à ce patriotisme qu’on exalte, que de ◀le▶ confondre, parfois agressivement, avec ◀l’▶ardeur à revêtir ◀l’▶uniforme.
Après tout, notre armée n’est qu’un aspect de notre défense fédérale. Et un aspect subordonné. Si ◀l’▶on néglige à son profit « ◀le▶ reste », on fait œuvre de mauvais Suisse, car c’est ce « reste » justement qui donne un sens à ◀la▶ fédération, donc à ◀l’▶armée qui ◀la▶ défend. Je ne crois pas d’ailleurs que ◀les▶ armes matérielles soient pour nous une défense suffisante. Je vois bien qu’elles sont nécessaires. Mais je vois aussi qu’avec ◀la▶ cinquantième partie de ◀l’▶argent consacré à leur acquisition, on pourrait apporter à nos institutions de haute culture, à nos savants, artistes ou écrivains, ◀les▶ moyens d’assurer au pays un prestige international qui nous donnerait peut-être davantage qu’une garantie d’économie : une existence vraiment autonome. ◀Le▶ budget de ◀la▶ défense nationale dans un pays dont ◀la▶ vraie raison d’être est en fin de compte spirituelle, devrait comporter normalement à côté du budget militaire80, un important budget de ◀la▶ culture. Je ne dis pas de ◀l’▶instruction, mais de ◀la▶ culture. Et je ◀l’▶appellerais volontiers ◀le▶ budget de ◀la▶ conscience fédérale. Car ◀le▶ jour où il existera, ◀l’▶on pourra dire que nos hommes politiques, si réellement représentatifs, dans ce pays, de ◀l’▶opinion moyenne des citoyens, ont retrouvé ◀le▶ sens de notre destinée, et notre chance unique de grandeur.
Je vois ce que ◀l’▶on peut m’objecter : « Vous attribuez des justifications parfois mythiques à des réalités qui se sont constituées par ◀le▶ jeu d’intérêts et de routines médiocres. Vous donnez par exemple une valeur positive à un principe fédéraliste qui ne traduit historiquement — de même que ◀la▶ neutralité — qu’une crainte, un resserrement des rangs devant ◀la▶ menace extérieure81. » Rien n’est plus vrai, et c’est très consciemment que nous opérons ce redressement urgent ! Qu’est-ce donc qu’une révolution, sinon justement un effort pour restaurer ◀l’▶actualité perdue d’une tradition ou d’une institution ? Pour réveiller leurs pouvoirs créateurs, leur perpétuelle nouveauté ? Ou encore pour créer tout cela à partir des formes existantes ?
Il ne s’agit pas pour nous de « révolutionner », au sens que ◀le▶ bourgeois craintif prête à ce terme. Nous partons, dans ce pays, d’un certain nombre de structures politiques et morales, et d’une tradition fédéraliste, qui se trouvent réaliser, en théorie, parfois en fait sinon toujours en intention, ◀les▶ « utopies » personnalistes. Nous n’avons donc pas à renverser ◀l’▶ordre politique existant — comme c’est ◀le▶ cas en France par exemple — mais à donner ou à rendre à cet ordre une signification qui ◀le▶ maintienne vivant et pur contre ◀les▶ ennemis du dedans, afin d’être fort au-dehors. ◀L’▶esprit bourgeois, ◀l’▶économie capitaliste, une paresse spirituelle entretenue tyranniquement par nos écoles, ◀la▶ tentation de copier nos voisins dans ◀les▶ mœurs politiques et dans ◀la▶ presse, tout cela menace et compromet non seulement nos chances à venir, mais ◀les▶ bases politiques et morales sur lesquelles nous pouvions compter, et ◀la▶ mission même de ◀la▶ Suisse. Tout cela tend à nous réduire à nos proportions matérielles, qui sont petites, qui sont médiocres. J’ai cité ◀le▶ cas de ◀la▶ presse, se réduisant elle-même au rôle de presse locale. Il faut bien dire aussi que notre fédéralisme tend à se réduire à ◀l’▶esprit de clocher, à une limitation des horizons, bien plutôt qu’il ne favorise de fécondes oppositions. Notre neutralité, conçue comme une prudence, devient ◀la▶ pire des imprudences au milieu de ◀l’▶Europe fasciste. Notre instruction publique très développée à tous ◀les▶ degrés, mais fondée sur une conception de ◀l’▶homme incroyablement étriquée, devient une espèce d’asepsie qui tue ◀les▶ germes de toute création. (◀La▶ culture suppose plus de folie, suppose des contaminations multipliées, des inégalités favorisées et protégées82.) Seule notre économie cherche à se mettre au pas des grandes économies européennes, mais de ◀la▶ manière ◀la▶ plus fatale à ce fédéralisme tant vanté. Autant de constatations qui dictent à notre action des objectifs immédiats : ils seront révolutionnaires au sens que je viens de définir. Mais avant toute action précise, il importe de rendre à notre peuple ◀le▶ sens d’un destin qui ◀le▶ dépasse. Petit peuple chargé d’une grande mission : s’il ◀l’▶oublie, il étouffe bientôt dans ◀le▶ confort et ◀l’▶asepsie morale. Mais qu’il reprenne conscience de cette mission, et ◀le▶ grand air de ◀l’▶Europe et du monde reviendra vivifier nos pays. Il y aura de nouveau du jeu, de ◀la▶ passion, des communications fécondes entre ◀les▶ êtres, une circulation des cultures, une respiration des âmes. Et ceci qui est ◀le▶ plus important : des possibilités d’imaginer, donc d’innover et de voir grand.
Je résumerai tout ce qui précède en une seule phrase : Nous sommes chargés symboliquement de ◀la▶ garde du Saint-Gothard : mais c’est pour assurer ◀la▶ liberté de passage, et non pas pour barrer ◀le▶ col sous prétexte de nous mettre à ◀l’▶abri !