Gösta Berling, par Selma Lagerlöf (novembre 1937)ag
Le▶ monde entier connaît ◀la▶ geste ◀de▶ cette communauté ◀de▶ sans-foyers, ◀d’▶âmes sauvages et musiciennes, ◀les▶ douze « Cavaliers » ◀d’▶Ekeby, qui régnèrent ◀d’▶un Noël à l’autre sur ◀la▶ province du Warmland, s’étant juré ◀de▶ ne rien accomplir ◀d’▶utile ni ◀de▶ raisonnable.
Voici ◀l’▶histoire, traduite tout entière pour la première fois en France47. Six-cents belles pages aux vastes marges, papier moelleux, caractères magnifiques, tout cela digne du chef-d’œuvre épique ◀de▶ ◀la▶ littérature moderne.
Kipling mort, il ne reste que Selma Lagerlöf pour nous raconter des histoires, des histoires inventées, impossibles, caracolantes et gracieuses, réalistes et romanesques, pleines ◀de▶ malices et ◀de▶ profondes audaces. Des histoires que ◀l’▶on croit intégralement parce qu’elles nous sont données pour ce qu’elles sont, des fables. Nos romanciers, terrorisés par une sadique « défense ◀d’▶inventer », s’épuisent à rechercher ◀le▶ vraisemblable, en même temps que ◀l’▶exceptionnel. Pour faire vrai, ils imitent ◀la▶ vie. Mais ◀la▶ vie est toujours ailleurs, en train de s’inventer différente. Elle n’aime que celui qui se moque ◀d’▶elle et qui n’en fait qu’à ses façons. Elle aime ◀les▶ grands rhétoriciens ◀de▶ ◀l’▶imagination fabulatrice. Elle se précipite avec fougue dans leurs pièges ◀les▶ plus évidents. Elle adore se laisser attraper dans ◀les▶ figures qu’une Lagerlöf s’amuse à rajeunir tour à tour : une au moins par chapitre48, et à chaque fois ◀le▶ coup est bon. Vous partez en pleine convention romantique, populaire carte postale. Mais voici que ◀la▶ vie s’y prend, fait sauter ◀le▶ cadre, envahit tout à grands bonds émouvants, et ◀l’▶auteur s’esquive prestement avec une bonne espièglerie, pour vous laisser à votre joie ou à vos larmes. Il y a quelque chose ◀de▶ « glorieux » — au sens baroque, impertinent et emphatique du mot — dans ◀la▶ virtuosité et ◀les▶ malices ◀de▶ ce génie ◀de▶ ◀la▶ fable nordique. Lagerlöf ou ◀la▶ gloire ◀de▶ conter ! Jusqu’au moment où ◀l’▶imagination, ranimant ◀les▶ grands rythmes naturels, libérant ◀les▶ vertus et ◀les▶ vices des entraves du respect humain, nous jette dans ◀le▶ grand jeu du péché et ◀de▶ ◀la▶ grâce, et se confond avec ◀la▶ Charité. Imaginer, à ce degré, c’est déjà presque pardonner au monde. C’est ◀le▶ placer sous ◀la▶ lumière fantastique ◀de▶ ◀la▶ Promesse, au point où tout se renverse, où ◀le▶ ciel s’ouvre sur ◀le▶ châtiment, où ◀le▶ démon découvre que son œuvre a libéré ◀les▶ hommes ◀de▶ leur bonheur, et ◀la▶ vie ◀de▶ ◀l’▶obsession ◀de▶ vivre. Cette année folle, inaugurée par un traité avec ◀le▶ diable, vient mourir dans ◀la▶ nuit ◀de▶ Noël au rythme familier des marteaux ◀de▶ ◀la▶ forge rebâtie. ◀Les▶ Cavaliers, « appelés à faire vivre ◀la▶ joie dans ◀le▶ pays du fer, à ◀l’▶époque du fer » nous ont appris à leur façon « ◀les▶ riches alternances ◀de▶ ◀la▶ vie ».
Mais c’est aussi au peuple entier qu’ils ont appris sa gloire quotidienne. Rien de plus profondément moderne que cette légende, malgré toutes ses romances et ses idylles ◀d’▶une pureté dramatique. ◀Les▶ forges, ◀les▶ charrois ◀de▶ minerai, ◀le▶ trafic des chalands, ◀l’▶économie agraire, tout cela ne joue pas un moindre rôle que ◀la▶ nature, ◀les▶ ours et ◀les▶ trolls des forêts, dans ◀les▶ exploits des Cavaliers. Ce n’est pas du réalisme socialiste, c’est ◀la▶ réalité sociale plus toutes ◀les▶ autres. Et ◀l’▶amour ◀d’▶une femme pour son peuple, au lieu de ces vantardises en service commandé ◀d’▶oudarnikis plus ou moins décorés.
Selma Lagerlöf est ◀la▶ seule femme ◀de▶ ◀la▶ littérature européenne dont ◀le▶ génie ait eu ◀la▶ force ◀de▶ recréer un pays tout entier, avec ses classes et ses institutions, ses armes, ses charrues et ses machines, ses légendes, son histoire, sa morale et sa foi. On peut penser que ◀l’▶inscription qu’on lit au Pavillon ◀de▶ ◀la▶ Suède éclaire à sa façon ◀les▶ arrière-plans ◀de▶ ce miracle : « Il y a mille ans que ◀le▶ peuple suédois est son propre maître. Tous ◀les▶ Suédois, hommes et femmes, jouissent des mêmes droits politiques. »