Comment savoir à quoi ils pensent (Quelques remarques sur la▶ méthode) (1er novembre 1937)b
(Quelques remarques sur ◀la▶ méthode)
◀Le▶ désir ◀de▶ savoir à quoi pense ◀le▶ voisin trahit sans doute, à ◀l’▶origine, une crainte obscure qu’on a ◀de▶ lui ; révèle ensuite que ◀l’▶on nourrit soi-même à son endroit quelque intention bonne ou mauvaise. Ces deux mouvements ◀de▶ défense et ◀d’▶attaque sont prudemment dissimulés et confondus sous ◀le▶ vocable ◀de▶ curiosité. « Pourquoi me demandez-vous cela ? — Pour rien, par pure curiosité. » Au vrai, ◀le▶ mot curiosité est vide ◀de▶ sens, s’il ne recouvre pas cette crainte ou cette entreprise projetée, ou encore ◀les▶ deux à la fois. En dépit de ◀l’▶opinion convenue, et justifiée d’ailleurs en tant que convention, rien n’est moins innocent que ◀la▶ curiosité, rien n’est moins désintéressé dans ses mobiles. Sans doute une analyse un peu poussée révélerait-elle à ◀l’▶origine ◀de▶ ◀la▶ recherche ◀la▶ plus abstraite, ◀de▶ ◀la▶ soif ◀de▶ savoir ◀la▶ plus purement spéculative, l’un au moins ◀de▶ ces intérêts fondamentaux que sont ◀la▶ défense ou ◀l’▶attaque, et qui apparaissent dans leur belle nudité lorsqu’un amant demande à l’autre : « À quoi penses-tu ? » — À rien, dit-elle. Naturellement…
Essayer ◀de▶ savoir à quoi ils pensent, c’est se mettre en mesure ◀d’▶agir sur eux. (Pour eux, contre eux, ou avec eux.) Constater ◀les▶ préoccupations ◀d’▶une classe, ◀d’▶une profession, ◀d’▶un groupe humain quelconque, c’est ◀l’▶opération nécessaire à laquelle doivent se livrer tous ceux qui sont soucieux, en politique ou en économie, ◀d’▶adapter ◀l’▶offre à ◀la▶ demande. Mais ce peut être aussi un moyen efficace ◀de▶ se libérer des schémas démodés et des caricatures obsédantes sur lesquelles joue ◀la▶ politique. Un moyen ◀de▶ trouver des arguments qui portent, qui atteignent ; et ◀de▶ se refaire un langage qui soit réellement entendu. Tout cela est assez évident, et justifie suffisamment notre rubrique. Il reste alors à reconnaître ◀les▶ dangers ◀d’▶une semblable méthode, et ◀les▶ limites ◀de▶ sa fécondité.
Tant qu’on n’aura pas inventé ◀la▶ machine à lire ◀les▶ pensées, nous serons bien forcés ◀de▶ nous contenter ◀de▶ leur expression par ◀le▶ langage. À quoi ils pensent… pour nous, c’est : Ce qu’ils disent. En fait, c’est sans doute autre chose. Voici tendus tous ◀les▶ pièges du langage.
◀Les▶ mêmes mots n’ont pas ◀le▶ même sens, ne trahissent pas ◀les▶ mêmes pensées, si ◀l’▶on passe ◀d’▶un groupe à un autre, ◀d’▶une classe sociale, ◀d’▶une région à une autre. Que savons-nous des résonances qu’éveillent dans « ◀le▶ peuple » ◀les▶ grands mots du langage politique ? Et du sens qu’il leur donne lorsqu’il ◀les▶ répète ? À distance et en gros, ◀l’▶on peut croire que tous ◀les▶ Français, par exemple, traduisent ◀les▶ mêmes réalités ou ◀les▶ mêmes idéaux par ◀les▶ mêmes mots ; et qu’un même son éveille ◀les▶ mêmes échos. ◀La▶ politique se fonde sur cette croyance, et ◀la▶ presse arrive parfois à lui donner une certaine consistance. Mais ce qui peut être vrai statistiquement ne ◀l’▶est presque jamais dans ◀le▶ détail. Plus on s’approche ◀d’▶un groupement défini et concret, plus on constate ◀l’▶absence ◀de▶ commune mesure entre son langage et celui des journaux et des politiciens, ou des intellectuels. ◀De▶ tout près, cela peut donner une impression ◀d’▶absurdité troublante.
Je lis dans un livre récentc :
L’autre jour, dans ◀l’▶autocar, une femme dont j’ai cru comprendre qu’elle tient un petit hôtel à Saint-Jean du Gard, expliquait à sa voisine qui paraissait malade : — Tu demanderas bien un espécialiste, rappelle-toi ! Si tu oublies, tu n’auras qu’à te rappeler épicerie. — Épicerie pour spécialiste, vous n’auriez jamais fait ce rapprochement ? Ce petit fait, si ◀l’▶on y réfléchit, résume un drame. Ce drame est celui du langage dans notre société présente. ◀Les▶ mots que nous disons ou que nous écrivons, nous autres intellectuels, éveillent dans ◀l’▶esprit populaire des harmoniques que nous ne savons plus prévoir. »
◀L’▶auteur ne croyait pas si bien dire : en recevant ◀les▶ épreuves ◀de▶ son livre, il y trouva jointe une petite note écrite à ◀l’▶encre rouge par ◀le▶ correcteur ◀de▶ ◀l’▶imprimerie :
Épicerie et spécialiste. ◀L’▶auteur paraît croire à un rapprochement absurde. Il fait erreur. Nous sommes dans ◀le▶ Midi, où un sentiment obscur ◀de▶ latinité a survécu. Et épices (◀d’▶où épicerie) et espèces (◀d’▶où spécialiste) sont ◀le▶ même mot. Tous deux remontent à species (latin). ◀Les▶ espèces, devenues épices, étaient : gingembre, muscade, cannelle, poivre. « ◀Les▶ quatre espèces » (épices). J’amenderais cette partie, si j’étais ◀l’▶auteur…
◀D’▶où je déduirais que rien n’est simple, en ce domaine, ni absurde malgré ◀les▶ apparences, mais que « comprendre » ◀les▶ paroles ◀d’▶un homme suppose une science presque surhumaine. Pour conclure quoi que ce soit ◀de▶ « ce qu’ils disent », il faut donc bien se résoudre à ◀de▶ grossières approximations. ◀Le▶ danger serait alors ◀d’▶ignorer qu’il ne s’agit que ◀d’▶approximations, voire dans certains cas, ◀de▶ calembours. (Exemple : ◀les▶ sens contradictoires que prend ◀la▶ revendication ◀de▶ liberté selon ◀les▶ classes ou ◀les▶ nations).
Autre danger : si ◀l’▶on questionne directement ◀les▶ gens sur leurs « pensées » et préoccupations, ils ne disent rien ◀de▶ bien intéressant ou ◀d’▶authentique. Ou bien vous obtenez des variations sur ◀la▶ réponse des amoureux (« à rien ») ou bien des phrases toutes faites empruntées au journal, à ◀la▶ campagne électorale. C’est que ◀l’▶homme-moyen n’a pas coutume ◀de▶ se formuler clairement ce qu’il vit. Presque toutes vos questions, pour peu qu’elles sortent du cadre ◀de▶ son métier, ◀le▶ prennent au dépourvu. Il n’a pas formé ◀de▶ phrases dans sa tête sur ce sujet dont ◀le▶ journal ne parle jamais. Ou bien, sur tel autre sujet, il vous rend ce que d’autres — presse ou partis — lui ont prêté, c’est-à-dire ◀la▶ monnaie ◀de▶ votre pièce, non ◀la▶ substance ◀de▶ sa vie. Il faut donc éviter tout ce qui ressemblerait à une enquête : d’abord à cause du malentendu sur ◀les▶ mots, ensuite à cause de ce défaut ◀de▶ moyens ◀d’▶expression, ou ◀de▶ ces phrases apprises nécessairement inadéquates. Mais laissez donc parler ◀les▶ gens longtemps, souvent, à bâtons rompus, et sur n’importe quel sujet ; vous finirez peut-être, à force de recoupements, ◀de▶ prudence, ◀d’▶informations hétéroclites, par repérer dans ◀les▶ grandes lignes ◀la▶ vraie nature ◀de▶ leurs soucis, mieux qu’ils ne sauraient ◀le▶ dire, justement. Quelquefois, il suffit ◀d’▶une chance, ◀d’▶une bizarrerie ◀de▶ leurs propos, subitement révélatrice. En voici un petit exemple.
Dans cette pauvre région ◀de▶ ◀l’▶Ouest, je rencontre une vieille paysanne. Elle se plaint : c’est ◀la▶ jambe qui ne va plus ! ◀D’▶où cela vient-il ? — C’est depuis qu’ils m’ont volé ma chèvre, me répond-elle. Je lui demande comment c’est arrivé, et voici ◀le▶ récit, noté sur ◀l’▶heure :
C’était ◀le▶ 26 ◀de▶ juillet, ◀l’▶anniversaire ◀de▶ ma défunte mère. ◀Le▶ matin je me dis : qu’est-ce qu’on va manger, ce jour ? Je n’avais pas grand-chose. ◀Le▶ père et ◀les▶ deux fils disent : on est plus jeunes que toi, on va aller au travail, et toi tu iras à ◀la▶ pêche. Ils partent pour ◀le▶ marais, vont tirer ◀le▶ sel, font ce qu’ils avaient à faire. Moi je vais à ◀l’▶écluse, je ramasse des anguilles, quelques crabes, deux ou trois jambes. Bon, c’est ce qu’il faut pour manger. Ils rentrent ◀d’▶avoir tiré ◀le▶ sel et mangent ◀la▶ pêche. J’avais ajouté deux ou trois jambes, donc, mais moi je n’en mange pas. Tantôt, ils s’en vont à leur ouvrage, moi je reste ici. Ils rentrent vers 6 heures, ◀les▶ jeunes d’abord, parce qu’ils ont des bicyclettes, ils vont plus vite. ◀Le▶ père rentre un peu plus tard. ◀Le▶ plus vieux dit : j’ai bien faim. ◀Le▶ plus jeune, il a toujours faim, alors c’est pareil. Je dis : oh ! vous avez faim, je vais vous faire une soupe aux pommes de terre, — j’avais des pommes de terre — une belle soupe aux pommes de terre ! Oh ! dit ◀le▶ plus vieux, s’il y a une soupe aux pommes de terre, je vais en manger une grande assiettée, ça arrange, ça délasse, et avec ça on peut aller se coucher ! Ils mangent et on va se coucher. C’est ◀le▶ lendemain matin que j’ai vu qu’ils avaient pris ◀la▶ chèvre.
Je n’imagine pas ◀de▶ question directe qui eût ainsi pu faire répondre à cette femme : « À quoi je pense avant tout, c’est au pain quotidien. »
Il est rare que ◀le▶ film ◀d’▶une conversation, non retouché, offre une image significative, tant soit peu claire. Cette absence ◀de▶ sens général et simple, cette espèce ◀d’▶absurdité, ◀de▶ décousu, est même ce qui garantit ◀l’▶authenticité ◀de▶ ◀la▶ relation ◀d’▶un entretien. Mais cela ne saurait satisfaire entièrement au dessein qui est celui ◀de▶ notre rubrique : pour agir, ou simplement pour se préparer à une action non encore déterminée, ◀l’▶esprit a besoin ◀de▶ conclusions, ◀de▶ données simples, c’est-à-dire ◀de▶ résumés simplifiés.
Mais alors on courra ◀le▶ risque inverse : on retombera dans ◀les▶ schémas, ◀les▶ généralisations banales et tendancieuses qui sont ◀les▶ vices ◀de▶ toute enquête. ◀La▶ signification des propos recueillis et stylisés pouvant toujours être attribuée au parti pris ◀de▶ ◀l’▶enquêteur.
Entre ces deux écueils, ◀le▶ Charybde ◀de▶ ◀l’▶incohérence et ◀le▶ Scylla du trop prévu, il faut savoir naviguer dans ◀le▶ « courant » c’est-à-dire se maintenir au niveau des phrases ◀d’▶échange quotidien, des propos qu’on entend chez ◀le▶ bistrot ou autour ◀d’▶une table ◀de▶ famille. À considérer ◀de▶ trop près leur langage, on conclurait volontiers que ◀les▶ gens ne pensent rien ◀de▶ clair ni ◀de▶ raisonnable ; à ◀le▶ considérer trop superficiellement, qu’ils ne pensent qu’à ◀l’▶instar du journal. Il faut essayer ◀de▶ se maintenir à mi-distance entre ◀les▶ bizarreries individuelles et ◀les▶ lieux communs éculés, à mi-distance entre ◀le▶ pittoresque et ◀la▶ statistique, à ce niveau où ◀le▶ langage est suffisamment habituel pour que ◀les▶ petites déformations qu’il subit dans un groupe donné deviennent aisément perceptibles : ce sont elles qui révèlent ◀la▶ vraie pensée du groupe.
Nous en sommes là aujourd’hui : tout le monde réclame ◀la▶ liberté, des libertés, et s’en réclame à droite et à gauche, à Moscou aussi bien qu’à Berlin. Mais ce n’est plus que par ◀l’▶intonation, ◀l’▶élan, ◀la▶ mimique ◀de▶ ◀l’▶homme qui émet ce vocable usé, ou par ◀l’▶emploi imprévu qu’il en fait dans ◀le▶ contexte ◀de▶ son discours, ◀de▶ son milieu, ◀de▶ sa vie quotidienne, que vous pourrez deviner comment il pense ce mot, s’il ◀le▶ souffre, s’il ◀l’▶aime ◀de▶ tout son être ou s’il ne fait qu’y rêvasser machinalement.