Réponse à Pierre Beausire (15 janvier 1938)y
M. Pierre Beausire80 demande aux personnalistes « de▶ ne point perdre leur temps et leurs forces à discuter avec leurs adversaires ». Il leur demande ensuite ◀de▶ prendre ◀le▶ pouvoir. Mais avant de prendre ◀le▶ pouvoir, il faut convaincre, sinon ◀l’▶on se verra contraint ◀d’▶exercer cette dictature que ◀l’▶on se proposait justement ◀de▶ combattre, et qui est celle ◀de▶ ◀l’▶État totalitaire. Or, pour convaincre, il faut entre autres dissiper ◀les▶ malentendus, désarmer autant que possible ◀les▶ adversaires, donc discuter. Au surplus, je ne sais pas si ◀le▶ terme ◀d’▶adversaire convient à M. Pierre Beausire. Il approuve notre réaction (qu’il dit « parfaitement justifiée ») ; et quand il énumère nos réclamations, il ajoute en parlant ◀de▶ leurs auteurs : « On ne peut que ◀les▶ suivre et ◀les▶ approuver. » En somme, il se rangerait à nos côtés pour ◀l’▶essentiel ◀de▶ ce que nous avons dit dans notre numéro spécial81. S’il nous attaque, c’est sur des points que nous n’avons pas abordés, et sur des thèses que je souhaite qu’aucun ◀de▶ nous ne soutienne jamais. Précisons.
« Au nom de quel principe s’insurgent-ils ? » demande M. Beausire. C’est au nom du personnalisme. Mais qu’est-ce que ◀le▶ personnalisme ? « C’est ◀l’▶amour abstrait ◀de▶ ◀l’▶humanité. » Erreur totale et malentendu maximum. S’il fallait à tout prix reprendre ◀les▶ termes choisis par M. Beausire lui-même pour définir notre attitude, je dirais : ◀Le▶ personnalisme, c’est ◀l’▶amour concret des hommes réels. Ce n’est pas « ◀la▶ bonté, ◀la▶ charité (vertus toutes passives et féminines) » (au sentiment ◀de▶ ◀l’▶auteur), mais c’est, au contraire, ◀la▶ volonté ◀d’▶agir dans ◀le▶ sens ◀de▶ ce qui libère en ◀l’▶homme ◀les▶ forces ◀de▶ résistance et ◀de▶ création, systématiquement déprimées par ◀les▶ tyrannies que ◀l’▶on sait. Mais tout ceci nous maintiendrait encore dans ◀le▶ seul plan « moral » où M. Beausire nous situe, par un réflexe bien romand ; (qu’il me pardonne !). ◀Le▶ personnalisme est bien plus qu’une morale, s’il en suppose une. Il est, à mon sens, ◀la▶ tradition centrale ◀de▶ ◀l’▶Occident, ◀l’▶élément civilisateur ◀de▶ notre civilisation, ◀le▶ caractère spécifique ◀de▶ ◀la▶ pensée et ◀de▶ ◀la▶ vie des hommes qui ont fait ◀l’▶Europe et qui veulent ◀la▶ maintenir. Et ◀l’▶individualisme et ◀les▶ collectivismes ne sont que ◀les▶ déviations complémentaires et périodiques ◀de▶ cette ◀ligne▶ de plus grande efficacité. ◀Le▶ mouvement personnaliste ne s’est constitué comme tel, et n’a pris ce nom, que parce que dans ◀l’▶Europe actuelle se déchaînent des puissances ◀de▶ mort, spirituelles et matérielles, radicalement contraires au génie ◀de▶ ◀l’▶Occident. Ces puissances nous ont obligés, par leurs menaces instantes et brutales, à prendre une conscience active ◀de▶ ce qui, depuis nos origines, n’était que ◀le▶ sous-entendu ◀de▶ tous nos efforts créateurs. Cette prise de conscience active s’est effectuée diversement selon ◀les▶ milieux et ◀les▶ groupes. En France, elle s’est traduite surtout en termes catholiques et en termes proudhoniens ; chez nous, en termes surtout protestants ; en Espagne, avant ◀l’▶invasion des idéologies totalitaires, en termes proches ◀de▶ ◀l’▶anarchisme, etc. Comme ◀l’▶Europe, ◀le▶ personnalisme est essentiellement pluraliste, c’est-à-dire : fédéraliste. Il exalte ◀les▶ différences en ce qu’elles ont ◀de▶ créateur. Il veut une organisation ◀de▶ ◀la▶ cité qui leur permette ◀de▶ s’exprimer. Telle est ◀la▶ forme que revêt « ◀la▶ charité personnaliste », pour reprendre une formule ◀d’▶Arnaud Dandieu (qui d’ailleurs était nietzschéen).
Que ◀le▶ christianisme vrai revive dans ce mouvement, je serais mal venu à ◀le▶ nier. En tant que protestant personnaliste, je tiens que seule ◀la▶ foi réelle — celle qui agit, et non celle qui endort — donne à notre attitude son sens dernier. Beaucoup de mes camarades, ◀la▶ majorité même, ne partagent pas cette certitude. Ils en ont d’autres, que je crois insuffisantes, et je ◀le▶ leur dis en toute franchise. Du moins ne tiennent-ils pas ◀le▶ christianisme dont je parle pour une niaiserie sentimentale. À défaut de ◀la▶ foi, ils connaissent ◀l’▶Histoire, et savent ◀de▶ quoi ◀l’▶Europe s’est faite.
Pierre Beausire ne craint pas ◀de▶ proclamer que « si ◀l’▶on veut parler à des hommes, et non à des enfants, il faut renoncer à invoquer ◀le▶ Christ ». Je ne craindrai pas ◀de▶ lui répondre que ce n’est pas là parler en homme, ni en enfant, mais en adolescent impénitent.
Je ne sais trop quelle dose ◀d’▶ironie M. Beausire joint à son vœu final : « Qu’ils s’emparent hardiment du pouvoir dans cet État, et, en manifestant ◀la▶ noblesse ◀de▶ leur caractère, nous délivrent du triste spectacle que nous avons sous ◀les▶ yeux. » Car ◀la▶ noblesse qu’il nous suppose, purement « morale », sentimentale, idéaliste, ne saurait suffire à ◀la▶ tâche. « ◀Le▶ peuple a besoin — nous dit ◀l’▶auteur — ◀de▶ chefs ◀d’▶une souveraine dignité, ◀d’▶une intelligence froide et ◀d’▶un jugement droit. » Où trouve-t-on cela ? Dans ◀les▶ livres ◀de▶ Nietzsche. Mais non pas encore dans ◀l’▶Histoire ? Si ce n’est pas une utopie de plus, un refuge pour ◀les▶ faibles et ◀les▶ sceptiques, pour ceux qui craignent ◀de▶ se perdre en s’engageant, et préfèrent ◀la▶ littérature ; si ce n’est pas une manière ◀de▶ « grève perlée » que ◀de▶ n’accepter ◀la▶ lutte que dans ces termes ; si cet idéal est possible, si Beausire connaît ◀de▶ tels chefs, ou désire en devenir un, qu’il nous amène ce précieux renfort, et nous ◀le▶ saluerons ◀d’▶un vivat ! Nous saurons très bien nous entendre avec tous ceux qui veulent sauver non point nos âmes — c’est ◀l’▶affaire ◀de▶ Dieu seul — mais bien ◀la▶ possibilité ◀de▶ vivre et ◀de▶ créer sa vérité — bonne ou mauvaise — contre ◀les▶ fous totalitaires ◀de▶ droite ou ◀de▶ gauche, leurs guerres et leurs cultes ◀d’▶État.