Søren Kierkegaard (février 1938)z
Kierkegaard naquit à Copenhague en 1813. Son père avait passé son enfance à garder les▶ moutons dans ◀la▶ plaine du Jutland. Un jour, accablé par ◀la▶ misère, il était monté sur un tertre et il avait maudit ◀le▶ Dieu Tout-Puissant qui ◀le▶ laissait mourir de faim. Ce blasphème assombrit sa vie, et ◀la▶ révélation qu’en eut plus tard Søren fut décisive pour son développement religieux. Mais ◀le▶ défi jeté à Dieu sembla porter bonheur au père de Kierkegaard. Il devint commerçant, amassa une fortune, et c’est ainsi que Kierkegaard reçut en héritage, après une sévère éducation piétiste, un secret qu’il qualifiera de terrifiant, et une belle aisance matérielle. Du secret, il tira une partie de son œuvre : son analyse du désespoir considéré comme une révolte contre Dieu. De sa fortune, il ne voulut tirer nul intérêt : il ◀la▶ confia à l’un de ses frères, pour éviter d’avoir affaire aux banques, et lorsqu’il mourut, ◀l’▶on s’aperçut qu’il n’en restait que 200 francs. Cette fortune provenait d’une malédiction, pensait-il. Il ◀l’▶avait donc dilapidée sans compter, mais surtout en dons généreux.
À 27 ans, il terminait ses études de théologie, et se fiançait avec une jeune fille de 18 ans, Régine Olsen. Tout le monde connaît ◀le▶ drame de ces fiançailles douloureusement rompues au bout d’un an. ◀L’▶idée que Kierkegaard s’était formée du mariage était trop absolue pour comporter une réalisation pratique. ◀Le▶ « tout ou rien » qui est sa devise devait fatalement ◀le▶ conduire au refus d’une perspective de bonheur dans laquelle il ne pouvait voir ◀le▶ vrai tout de son existence singulière. (Que d’autres y cherchent des raisons physiologiques ; c’est probable, et de peu de portée). Au lendemain de sa rupture, il partit pour Berlin où il désirait suivre ◀les▶ cours de Schelling. Il y demeura quelques mois, puis il revint à Copenhague pour y mener une existence solitaire, jusqu’à sa mort, en 1835.
Il travaillait une grande partie de ◀la▶ nuit. Georg Brandes raconte qu’on pouvait ◀le▶ voir, de ◀la▶ rue, arpenter longuement ◀les▶ pièces illuminées de ses vastes appartements. Dans chaque chambre il faisait disposer une écritoire et du papier, de façon à pouvoir noter, au cours de son interminable promenade, ◀les▶ phrases qu’il venait de composer tout en marchant. À ◀l’▶aube, il s’accordait quelque répit, errait sur ◀les▶ quais déserts du port, ou gagnait ◀les▶ forêts qui avoisinent ◀la▶ capitale. Puis il se remettait à écrire. Vers midi, on ◀le▶ voyait parcourir ◀les▶ rues ◀les▶ plus animées de ◀la▶ ville, parlant, riant et discutant avec ◀les▶ bourgeois, avec des jeunes filles, avec des balayeurs, avec ◀le▶ petit peuple qu’il aimait par-dessus tout. Tout le monde, à Copenhague, connaissait sa silhouette, son grand chapeau, ses pantalons trop longs. Mais on savait aussi que cet original était ◀le▶ plus grand écrivain de son pays. Sa première œuvre eut un immense succès : c’était ◀l’▶Alternative, qu’il publia en 1843. ◀La▶ même année parurent deux autres ouvrages, signés de pseudonymes (◀La▶ Répétition, Crainte et Tremblement) et deux recueils de Discours édifiants, signés de son nom. Mais à mesure qu’il faisait mieux voir ◀le▶ fond chrétien de sa pensée, ◀le▶ public s’écarta, effrayé. Et lorsqu’en 1831, il se mit à attaquer avec une extrême violence, ◀le▶ christianisme officiel et ses évêques, il se vit abandonné dans ◀la▶ plus complète solitude qu’ait sans doute jamais connue un grand esprit. Un an plus tard, accablé par ◀la▶ lutte qu’il menait seul contre tous, il tombait d’épuisement au cours d’une promenade en ville. On ◀le▶ transporta à ◀l’▶hôpital où il mourut paisiblement en disant à son seul ami, ◀le▶ pasteur Boesen : « Salue tous ◀les▶ hommes de tua part, je ◀les▶ aimais bien, tous… »
◀Le▶ seul événement extérieur de sa vie avait été ◀la▶ rupture de ses fiançailles. Mais ◀l’▶acte qui résume toute son œuvre, cet acte après lequel, semblable au prince Hamlet — autre Danois ! — il put mourir certain d’avoir accompli sa mission, ce fut ◀l’▶attaque qu’il mena contre ◀l’▶Église établie et contre dix-huit siècles de chrétienté officielle — attaque contre ◀le▶ « monde chrétien » au nom du Christ des évangiles.
Toute mon activité d’auteur — nous dit-il dans son Point de vue explicatif sur mon œuvre — se rapporte à ce seul problème : « comment peut-on devenir chrétien ». Car on ne naît pas chrétien, et même on ne peut pas ◀l’▶être, il faut sans cesse ◀le▶ devenir, et ◀le▶ devenir dans ◀l’▶instant de ◀la▶ foi, qui est ◀l’▶instant de ◀l’▶acte d’obéissance. Cessons de prendre ◀le▶ christianisme « à bon marché », comme ◀les▶ évêques. Pensée centrale de ◀l’▶œuvre énorme de Kierkegaard (40 volumes en douze années). Pensée qu’il défendit et qu’il servit de toutes ◀les▶ forces de son génie universel de poète, de philosophe, d’ironiste et de théologien. Il se trouvait devant un monde où tout avait été brouille : sérieux et plaisanterie, valeurs éternelles et opportunisme, christianisme et confort moral, témoignage, discours académiques.
◀L’▶évêque Nynster venait de mourir, comblé d’honneurs et de gloire mondaine. Sur sa tombe son successeur ◀le▶ qualifia, selon ◀l’▶usage, de « grand témoin de ◀la▶ vérité ». Kierkegaard écrivit alors un article indigné, qui provoqua un énorme scandale. Il décrivait ◀la▶ vie de Nynster. Était-ce celle d’un témoin de ◀la▶ vérité ? Non, s’écriait Kierkegaard :
Un témoin de ◀la▶ vérité, c’est un homme dont ◀la▶ vie est familière avec toute espèce de souffrance, … un homme qui témoigne dans ◀le▶ dénuement, ◀la▶ misère et ◀l’▶humiliation, méconnu, déteste, insulté, bafoué — un homme qui est flagellé, torturé, traîné en prison, et puis enfin — car c’est bien d’un véritable témoin de ◀la▶ vérité qu’on nous parle — et puis enfin crucifié, décapité, brûlé ou rôti sur un gril, jeté par ◀le▶ bourreau dans un endroit écarté, sans être enterré. Voilà un témoin de ◀la▶ vérité, sa vie et son existence, sa mort et son enterrement, et ◀l’▶évêque Nynster, nous dit-on, fut un des vrais témoins de ◀la▶ vérité ! En vérité, il y a quelque chose de plus contraire au christianisme que n’importe quelle hérésie, et c’est de jouer au christianisme, d’en écarter ◀les▶ dangers, et de jouer ensuite au jeu que ◀l’▶évêque Nynster était un témoin de ◀la▶ vérité.
Cas symbolique aux yeux de Kierkegaard. Il fallait un rappel à ◀l’▶ordre. Il ◀le▶ devint lui-même, de tout son être. Et il savait ce que cela devait lui coûter. Car ◀le▶ monde ne tolère jamais ◀la▶ passion spirituelle qui se déclare dans sa pureté.
La plupart des gens vivent dans une confusion impensable, et n’en conçoivent pas de malaise. D’autres, qui s’essaient à penser en fin de semaine, comme on fait un peu d’ordre dans ◀l’▶appartement, reculent bientôt devant ◀l’▶énormité — ◀l’▶absence de normes — de ◀la▶ vie telle qu’ils ◀la▶ découvrent. Ils se rendorment, ou bien édifient des systèmes (qu’ils se garderont d’habiter). Ceux qui persistent cependant, s’aperçoivent que ◀l’▶entreprise pourrait être mortellement compromettante. Aussi ◀l’▶histoire de ◀la▶ pensée n’est-elle peut-être que ◀la▶ chronique de ses retraites éloquentes. Très peu vont jusqu’au bout de leur emportement. L’un, c’est ◀la▶ mort accidentelle, l’autre, ◀la▶ folie qui ◀l’▶abat.
Un seul, je crois, parvint dans ◀l’▶intégrité de sa force à une mort que toute son œuvre provoquait et qui vaincue par une telle victime, lui révéla dans ◀les▶ derniers instants ◀le▶ vrai sens, ◀la▶ valeur de destin de ◀la▶ pensée qui aboutissait là. Contempler dans sa mort ◀la▶ « fin » de sa passion et ◀l’▶accomplissement de sa foi, tel fut ◀le▶ sort de Kierkegaard, son incommensurable grandeur. Un acharnement sans pareil à forcer ◀l’▶esprit sur ◀l’▶obstacle du désespoir et de ◀l’▶absurdité de ◀l’▶existence ; toute une vie tendue vers ◀l’▶impossible, toute une œuvre de sarcasmes précis contre ◀les▶ innombrables tentations d’une religion qui n’est pas Dieu ; et soudain, sur son lit de mort, cette phrase :
Je ne pense pas que ce soit mauvais, ce que j’ai dit, mais je ne ◀l’▶ai dit que pour ◀l’▶écarter, et pour arriver à Alléluia ! Alléluia ! Alléluia !82
Deux documents éclairent ◀le▶ mystère de ce triomphe, ◀le▶ sens dernier de cette vie et de cette mort. Le premier est de Kierkegaard :
Forcer ◀les▶ hommes à être attentifs et à juger, c’est exactement prendre ◀le▶ chemin du vrai martyre. Un vrai martyr n’a jamais eu recours à ◀la▶ violence, il combat à l’aide de son impuissance. Il force ◀les▶ hommes à être attentifs. Ah ! Dieu sait s’ils deviennent attentifs, ils ◀le▶ tuent. Mais c’est là ce qu’il voulait. Il n’a jamais cru que sa mort pourrait entraver son action, il a compris qu’elle faisait partie de son action, oui, que cette action ne commencerait vraiment qu’avec sa mort !83
On trouve le second document dans ◀le▶ journal de ◀l’▶hôpital où vint mourir Kierkegaard (c’est un interne qui transcrit ◀les▶ déclarations du malade) :
Il tient sa maladie pour mortelle. Sa mort serait nécessaire à ◀l’▶action à laquelle il a consacré toutes ses forces spirituelles et toute son œuvre d’écrivain… S’il reste en vie, dit-il, il poursuivra sa lutte religieuse, mais il craint qu’elle ne soit alors affaiblie. Au contraire sa mort donnera de ◀la▶ force à son attaque, et lui assurera, pense-t-il, ◀la▶ victoire.84
De cette œuvre considérable, il ne saurait être question, ici, de résumer ne fût-ce que ◀les▶ thèmes directeurs. Il faut y aller voir dans ses livres traduits, et dans ◀l’▶étude monumentale que Jean Wahl publie ces jours-ci. Mais il sera peut-être utile d’insister sur deux caractères qui ne peuvent manquer de frapper, de retenir ou de repousser ◀le▶ lecteur non prévenu : ◀la▶ « difficulté » de Kierkegaard et sa dialectique du sérieux et de ◀l’▶ironie.
Kierkegaard est difficile parce qu’il est simple. « ◀La▶ pureté du cœur, c’est de vouloir une seule chose », écrit-il. Mais cette seule chose nécessaire s’oppose à tous nos conformismes, et même à nos plus hauts désirs.
Il est désespéré, mais c’est à cause de ◀la▶ foi. Et s’il espère, c’est « en vertu de ◀l’▶absurde », c’est-à-dire de ◀l’▶incarnation de Dieu en Christ. On ne peut pas ◀le▶ comprendre : on ◀le▶ souffre. On ◀l’▶aime, on ◀l’▶injurie, on se débat sous son regard, on argumente contre sa souffrance, on craint pitié corrosive. Finalement on se rend et il refuse cette capitulation. On n’étudie pas Kierkegaard, on ◀l’▶attrape comme une maladie. Cet homme sécrète un poison salutaire, dont nul ne trouvera ◀l’▶antidote : qu’il en soit mort, atteste ce fait capital que ◀la▶ pensée humaine ne peut être irrémédiable. Tous ◀les▶ autres, sauf Empédocle et Nietzsche, ont refusé de signer de leur sang ◀le▶ pacte qui lie ◀le▶ penseur à Méphisto : expérimentateurs qui se ménagent un dernier retour, guerriers qui déposent ◀les▶ armes avant ◀la▶ décision mortelle. Concession, ◀la▶ raison de Pascal, et lors même qu’il y renonce : concession, ◀la▶ pitié parfois presque sadique de Dostoievsky. Oui, même ceux-là ! Même ces deux-là qui sont allés si loin dans ◀la▶ passion de ◀l’▶absolu chrétien, mais seul Kierkegaard en est mort.
Une pureté presque inhumaine, voilà ce qui définit sa grandeur. Une simplicité conquise aux dépens de tout ce qui soutient ◀l’▶homme contre Dieu. Et cependant, dans ◀le▶ pire désespoir, jamais de défi, ni d’« hybris ». Pureté du chrétien, non du surhomme.
Quant au « sérieux » de Kierkegaard, il est de nature à tromper ◀le▶ lecteur mille manières. On peut se laisser prendre à ◀la▶ fantaisie baroque de certaines paraboles, de certaines ironies polémiques. Et tout d’un coup on s’aperçoit qu’elles nous jettent en plein drame de ◀l’▶existence.
Kierkegaard déconsidère ◀le▶ sérieux « humain », par ◀l’▶ironie de ◀l’▶éternité. ◀L’▶éternité, pour lui, est une ironie sur ◀le▶ temps, à laquelle ◀le▶ temps finira bien par succomber. Mais, ayant tué en lui toute autre vanité que celle de haïr ◀le▶ temps — c’est là son dépit amoureux — Kierkegaard peut enfin parler avec un sérieux total, dont ◀l’▶écrivain d’aujourd’hui n’a même plus ◀l’▶idée.
Un de nos meilleurs auteurs déclarait récemment que ◀le▶ palais de Versailles manque de sérieux. C’était bien vu. Mais notre auteur était-il sérieux lui-même en écrivant cela, ou bien faisait-il une phrase ? Ce qui est sérieux, est seul important, mais tant de gens « font ◀les▶ importants ». Où est ◀la▶ différence ? C’est que ◀le▶ sérieux vrai est en définitive dans ◀le▶ seul acte de foi, qui jette sur nos sérieux, poses et amusettes (ou « plaisirs » comme on dit non sans grandiloquence à propos de choses si peu plaisantes en général), un « soupçon » d’ironie qui est infiniment pire qu’une ironie. Car peut-être que ◀l’▶acte de foi n’existe pas, n’est qu’une figure de rhétorique pieuse, une illusion, un mythe, un saut dans ◀le▶ vide, etc. Et alors il n’y a plus nulle part de « vrai » sérieux. Mais peut-être aussi cet acte existe-t-il, quelque part, et alors il n’y a pas de vrai sérieux dans ma vie tant que je n’ai pas trouvé dans ◀la▶ foi, ou mieux : tant que ◀la▶ foi — qui est don de Dieu — ne m’a trouvé.
Kierkegaard a eu trois descendances spirituelles. La première est littéraire : ce sont ◀les▶ dramaturges et ◀les▶ poètes du Nord, dont ◀le▶ plus grand nom est Ibsen. La seconde philosophique : ◀l’▶école « existentielle » d’Allemagne, avec Martin Heidegger et Karl Jaspers. La troisième théologique : ◀l’▶école dialectique, qui sous ◀l’▶impulsion de Karl Barth est en train de sauver ◀l’▶honneur et ◀l’▶existence même des églises allemandes.
Nul ne peut mesurer aujourd’hui ◀le▶ développement promis à ◀l’▶influence de Kierkegaard sur notre temps : on ◀le▶ redécouvre après cent ans, on ◀le▶ traduit partout, on publie sur son œuvre des centaines d’ouvrages et d’articles. Ce qui est certain, c’est qu’à ◀la▶ différence de Nietzsche, personne ne parviendra jamais à « utiliser » Kierkegaard pour des fins politiques et temporelles. Il se dresse, au seuil de ◀l’▶époque comme ◀la▶ plus formidable accusation vivante contre nos lâchetés collectivistes, nos compromis spirituels, nos passions courtes et agitées. Sur une pierre de cimetière danois, on peut lire cette inscription nue : « ◀Le▶ Solitaire ». ◀Le▶ rire et ◀la▶ passion sévère, ◀le▶ ricanement puissant et ◀le▶ message d’amour de Kierkegaard traversent notre âge comme cette pierre et ce mot gravé qui ne cessent de nous accuser dans leur silence d’éternité.