Souvenir d’▶Esztergom (juin 1938)b
J’avais lu quelques-uns ◀de▶ ses poèmes en traduction. Je savais qu’il était ◀le▶ chef ◀de▶ file du groupe ◀le▶ plus vivant des écrivains ◀de▶ Hongrie, — ◀le▶ plus profondément magyar ◀de▶ sensibilité, et en même temps ◀le▶ plus européen par ◀la▶ culture. Des amis me proposèrent ◀de▶ ◀l’▶aller voir à Esztergom, où il passe ◀les▶ étés. J’eus ce bonheur ◀de▶ découvrir une terre et une race par ses poètes. ◀La▶ plaine hongroise était une grande liberté lumineuse ; tout m’accueillait, êtres et paysages, dans une vaste hospitalité qui était celle ◀de▶ ◀l’▶été même dont Babits me faisait ◀les▶ honneurs…
Qu’on me permette ◀de▶ recopier ici des notes prises au retour ◀de▶ ce petit voyage ; il est resté merveilleusement vivant dans ma mémoire, et je ne puis plus séparer sa vision ◀de▶ ce que m’évoque ◀le▶ nom ◀de▶ Michel Babits.
Esztergom est ◀la▶ plus vieille capitale ◀de▶ ◀la▶ Hongrie. Attila, me dit-on, y régna. Aujourd’hui c’est ◀la▶ résidence du Prince Primat. Au-dessus du palais ◀de▶ ◀l’▶archevêché, sur une colline que ◀le▶ Danube contourne, ◀la▶ Basilique élève une coupole ◀d’▶ocre éclatant, immense et froide, dominant cette plaine onduleuse dont ◀les▶ vagues se perdent dans une poussière violacée à ◀l’▶horizon — chez ◀les▶ Tchèques déjà.
Nous allons aux bains, car c’est dans ◀la▶ piscine que nous devons rencontrer ◀le▶ poète. Cheveux noirs ◀d’▶aigle collés sur son large front, belle carrure ruisselante, il nous sourit, dans ◀l’▶eau jusqu’à mi-corps, mythologique. Nous sortons ensemble ◀de▶ ◀la▶ petite ville aux rues ◀de▶ terre brûlante, aux maisons jaunes, basses, ville sans ombre, sans arbres, et nous montons vers ◀la▶ maison du poète, sur un coteau ◀de▶ vignes.
Trois chambres boisées entourées ◀d’▶une large galerie ◀d’▶où ◀l’▶on voit ◀le▶ Danube gris-jaune, brillant, sans rides, ◀la▶ petite ville juste au-dessous de soi, et ◀la▶ Basilique sur son rocher. Fraîches, sentant bon, avec des livres sur des divans aux riches couleurs, des boissons préparées, ◀l’▶ombre bourdonnante, — trois petites chambres et un pan ◀de▶ toit par-dessus, cela fait une arche à peine visible dans ◀les▶ vignes, à peine détachée du flanc ◀de▶ ◀la▶ colline (pour que ◀les▶ vents ne ◀l’▶emportent pas), un beau nid ◀de▶ poète : car demeurer ici, c’est demeurer vraiment « en pleine nature », un peu au-dessus ◀de▶ ◀la▶ plaine, pas tout à fait dans ◀le▶ ciel, là où doivent vivre ceux qui « chantent ».
◀L’▶après-midi est immense. Nous buvons des vins dorés et doux que nous verse Ilonka Babits (elle est poète aussi, et très belle). Nous inscrivons nos noms au charbon sur ◀le▶ mur chaulé, Gachot prend des photos, Gyergyai fouille ◀la▶ plaine à ◀la▶ longue-vue et rêve qu’il y est, je grimpe au cerisier sauvage, derrière ◀la▶ maison, un peintre tout en blanc arrive par ◀les▶ vignes, ah ! qu’il fait beau temps, ◀l’▶horizon est aussi lointain qu’on ◀l’▶imagine, tout a ◀de▶ belles couleurs, ◀le▶ poète sourit en lui-même, il y a une enfance dans ◀l’▶air…
N’est-ce pas cela, ◀la▶ vraie gloire ◀d’▶un poète : que son souvenir se confonde — inoubliable, inséparable — avec celui ◀d’▶une belle journée ◀de▶ son pays ?