Caquets d’une vieille poule noire (août 1938)c d
Eh bien ! en ont-ils fait des histoires sur ma petite histoire ! Je vivais ignorée et sereine. C’est par la▶ faute de mon auteur que j’ai paru dans toutes ◀les▶ feuilles, et je me vengerais bien si ce n’était de lui que dépend, après tout, mon existence. Ont-ils pu se moquer de mon aventure, tous ◀les▶ feuilletonistes indiscrets auxquels ce satané Journal livrait ma vie ◀la▶ plus intime ! Vous allez pouvoir en juger. Dans un grand quotidien de Bordeaux, il a paru tout un article intitulé sur trois colonnes — et j’en sens ma crête en rougir — « ◀La▶ poule de M. de Rougemont ». Voici ◀le▶ début de ce libelle :
Dans ◀le▶ livre si… si… et si… (je supprime des adjectifs élogieux, tout à fait déplacés à mon avis) de M. de Rougemont, Journal d’un intellectuel en chômage , il y a une poule. C’est une poule noire, triste et digne nous dit-on, dont nous faisons connaissance page 92. ◀L’▶auteur habite avec sa femme une maison prêtée ; avec ◀la▶ maison, il y a un jardin ; au fond du jardin, cette poule. Elle n’a pas fait parler d’elle depuis ◀le▶ mois de novembre. Soudain, ◀le▶ 10 avril, elle se met à pondre, et avec tant d’ardeur que, dès ◀le▶ 16, elle a treize gros œufs, que sans désemparer elle se met à couver. On regrette que M. de Rougemont ne nous ait pas présenté ◀le▶ coq, même par ◀la▶ plus discrète allusion. Puis on attend. M. de Rougemont écrit des pages pénétrantes à propos de Goethe. ◀La▶ poule couve, ◀la▶ poule couve toujours. 14 mai, 16 mai, 21 mai, rien, toujours rien. M. de Rougemont cite Spinoza — mais il est inquiet : dans ◀la▶ nuit du 21 mai, n’y tenant plus, il retourne au poulailler, dérange ◀la▶ poule, aperçoit enfin un poulet… « C’est beau. C’est fascinant. C’est grave et mystérieux… » Cette poule qui met trente-huit jours à une tâche que ses congénères accomplissent généralement en trois semaines est en effet assez mystérieuse…
Et ◀l’▶article se termine par une nouvelle impertinence à mon égard : ◀le▶ critique prétend que ce livre peut introduire ◀le▶ lecteur « dans un monde où ◀l’▶on pardonnera aux poules d’avoir des mœurs un peu bizarres, parce que ◀les▶ hommes en auront de plus naturelles et de plus droites ».
Voyez-vous cela : « des mœurs bizarres » ! Quel toupet ! Et ◀le▶ plus révoltant de ◀l’▶affaire, c’est que mon auteur a ri très fort de cet article et s’est lâchement refusé à prendre ◀la▶ défense de ma vertu et de mon honneur vilipendés. Il s’en fiche, il s’amuse à mes dépens après m’avoir livrée à ◀la▶ risée publique ! Comme si ◀le▶ ridicule jeté sur moi ne ◀l’▶atteignait pas, lui aussi ! Mais, chômeurs ou non, — j’y reviendrai — ces intellectuels sont sans pitié et par surcroît ne sont pas bien malins ! Il était si facile de répliquer à mon calomniateur bordelais que c’est lui qui ne connaît rien aux mœurs des poules ! Que nous n’avons pas besoin d’un coq pour pondre un œuf quand cela nous chante3 ; que nous ne couvons jamais nos propres œufs dans ce bon pays des Charentes, mais bien des œufs « garantis fécondés » que nos maîtres achètent à cet effet : que je n’avais donc pas eu à fabriquer moi-même ◀les▶ treize œufs et que cette histoire honteuse et scandaleuse des prétendus trente-huit jours de couvée prouve simplement que mon auteur a négligé de vérifier ses dates !
Enfin, mon innocence éclate à tous ◀les▶ yeux. Ce qu’on me reproche n’est imputable en vérité qu’à ◀l’▶ignorance presque touchante de ce critique aussi présomptueux que bordelais. Que dire des autres ! Figurez-vous que j’ai eu ◀la▶ curiosité d’aller picorer parmi ◀les▶ dossiers de mon auteur, épars sur son bureau, sur son divan, et jusque sur ◀le▶ sol de ◀la▶ pièce où il travaille (toujours ce désordre !). À ma stupéfaction, j’ai trouvé des dizaines d’articles pleins d’éloges pour ce maudit Journal . Il est vrai qu’ils étaient signés de noms que je crois fort obscurs, comme Mauriac, Ramuz, Halévy, Duhamel. Tout cela ne compte guère aux yeux d’une poule. Ce qui compte, c’est ◀l’▶énorme étude de neuf colonnes parue, pour ma vengeance, dans Curieux. Nul n’ignore que ◀l’▶hebdomadaire neuchâtelois a obtenu ◀le▶ concours régulier du plus fameux critique de Romorantin (Loir-et-Cher). Non pas que ◀la▶ Suisse romande manque de critiques très qualifiés, mais quand on a ◀l’▶aubaine de publier des pages signées V. Meylan-Malécot, il convient de faire passer au second plan ◀les▶ considérations locales, toujours un peu mesquines. Donc, cette dame de Romorantin a pris en main ma cause méprisée et, s’adressant courageusement à mon auteur, elle ◀l’▶apostrophe dans ces termes :
Il y a d’autres choses bien instructives — (« instructives » est ironique) — dans votre expérience. Témoin ◀la▶ fameuse poule noire et ses treize poussins. Certains en sourient, de votre poule noire ; moi, je lui trouve une vertu particulière. Voilà au moins un sujet substantiel, et qui a tenté de fort bons auteurs. Ce qu’on peut critiquer chez vous, ce n’est pas ◀le▶ sujet, c’est votre manière par trop naïve et enfantine de ◀le▶ traiter. Est-ce que, par hasard, il n’y aurait pas de poules dans votre pays ? Ou bien est-ce que vous ne ◀les▶ aviez jamais regardées qu’il vous faille aller en Vendée pour voir éclore des poussins ?
Voilà ! « Par trop naïf », c’est ◀le▶ mot qu’il fallait dire. Et ◀l’▶on reconnaît enfin que moi, poule noire, j’étais « un sujet substantiel, et qui a tenté de fort bons auteurs ». Mon malheur a voulu que j’aie tenté aussi un auteur qui « malmène ◀les▶ mots » à tel point que Mme Meylan peut écrire de son livre : « Il est difficile d’accumuler plus d’âneries en moins de phrases. » Ça c’est tapé ! Je n’aurais pas dit mieux. Mais ◀la▶ dame critique de Romorantin (Loir-et-Cher) ne se contente pas de fustiger ◀les▶ apparences du vice : allant droit au fait, elle distingue à ◀l’▶origine du livre de mon persécuteur ◀la▶ haine farouche de tout ce qui est beau et noble. ◀Le▶ génie seul a ◀les▶ yeux si perçants, ◀le▶ génie seul pouvait déjouer ◀la▶ ruse infâme de mon auteur. Car, sous prétexte de décrire une poule noire, savez-vous qu’il s’en prenait en vérité à ◀la▶ petite épargne, aux petits rentiers ! C’est ce que personne n’avait su deviner, avant Mme Malécot. « Mais vous ne ◀les▶ aurez pas, ces petits rentiers ! » clame-t-elle. Et pour ◀le▶ coup, je m’y reconnais : cette logique est celle de ◀la▶ race. On sent des siècles de cartésianisme derrière ce cri sublime et désintéressé. Naturellement, mon auteur, une fois de plus, a cru devoir hausser ◀les▶ épaules. Dans ◀le▶ fond de son cœur, toutefois, il a dû se sentir atteint. Et comment ne pas admirer ◀le▶ courage de cette Française4 qui, du fond de son Romorantin, se dresse, seule, contre toute ◀l’▶opinion — quitte à passer pour Dieu sait quoi — et rive son clou à ◀l’▶insolent Helvète !
J’ai eu un autre vengeur en ◀la▶ personne de M. François Porché. Mais j’avoue que cet article de Parisien est moins heureux que celui de ◀la▶ Romorantine. M. Porché estime que dans ◀le▶ Journal « tout est faux-semblant, illusion… » et « demeure en dehors des conditions normales, composé, arrangé, factice, bizarre ». À quoi j’applaudis des deux pattes. Mais voici où ◀les▶ choses se gâtent. ◀L’▶auteur, conclut M. Porché, « a joué à ◀la▶ pauvreté ; quel sacrilège ! » Or, sacrilège veut dire : qui lèse ◀le▶ sacré. On en déduit que M. Porché tient ◀la▶ pauvreté pour sacrée. Là, j’avoue que je ne puis ◀le▶ suivre. Ce serait donner dans ◀les▶ pires utopies. Et mon auteur lui-même n’a pas été si loin : il s’est contenté de se débrouiller avec sa pauvreté et, loin de ◀la▶ croire sacrée, il a essayé d’en sortir. Je signale ◀le▶ cas de M. Porché à ◀la▶ vigilance de Mme Meylan, défenseur des rentes.
Pour finir, je vous confierai un renseignement qui a bien son prix. Beaucoup de critiques ont accusé mon auteur d’avoir usurpé ◀le▶ « titre » de chômeur (comme ◀l’▶écrit curieusement M. Brasillach). Ils disaient qu’un intellectuel ne peut chômer totalement, puisqu’il pense, et donc travaille toujours. Mais c’était faire ◀la▶ part trop belle à mon auteur ! Je puis affirmer, d’après mon expérience, qu’il est plus paresseux qu’on ne ◀le▶ croit. Ne passait-il pas des heures entières à nous regarder amoureusement, moi et mes poussins ? Je sais bien que je suis un « sujet substantiel », mais tout de même… Je croyais qu’un intellectuel, c’était au moins un monsieur sérieux.
Pour copie certifiée conforme : Denis de Rougemont.