Alice au pays des merveilles, par Lewis Carroll (août 1938)am
Si l’▶on songe que ◀le▶ conte est par essence un récit cocasse et en quelque manière libérateur, on conçoit que ◀les▶ meilleurs sujets ◀de▶ contes sont ◀les▶ plus abstraitement logiques.
◀La▶ logique enfantine est bien plus proche du raisonnement mathématique que ◀de▶ ◀la▶ raison avertie, donc impure. Elle opère en toute liberté sur un nombre restreint ◀de▶ données qu’elle considère dans ◀l’▶absolu, et elle en tire des déductions exactes, qui se trouvent par là même contredire ◀l’▶expérience vécue et ◀les▶ règles sociales. ◀D’▶où ◀le▶ cocasse et ◀le▶ sentiment ◀de▶ libération.
En outre, quoi de plus important pour un enfant que ◀la▶ comparaison des grandeurs — « plus grand que » et « plus petit que » —, qui est aussi ◀le▶ fondement ◀de▶ toute mathématique.
Ces remarques peuvent nous orienter vers une compréhension nouvelle des contes ◀de▶ Lewis Carroll — qui était un mathématicien —, et ◀d’▶Alice en particulier.
On dit à ◀l’▶enfant : mange ta soupe et tu deviendras grand. Donc il peut exister des aliments qui produiraient ◀l’▶effet inverse ? Et ◀l’▶imagination peut aisément accélérer ces deux effets. Qu’en résultera-t-il ? ◀Le▶ rêve logique qu’est ◀le▶ conte ◀de▶ Carroll nous apparaît alors comme une série ◀de▶ variations sur ◀le▶ thème ◀de▶ ◀la▶ relativité dans ◀l’▶espace et ◀le▶ temps. Tantôt géante et tantôt naine, Alice expérimente chaque fois un monde nouveau, et chaque fois elle se sent plus forte ou plus faible que ◀les▶ règles sociales admises. Supposées « justes » pour ◀le▶ niveau « normal », ces règles paraissent absurdes quand Alice est plus grande, et vexatoires quand elle est plus petite. Dans ◀les▶ deux cas, elles lui deviennent problématiques. ◀D’▶où ◀les▶ discussions qu’elle engage avec ◀les▶ animaux parlants, créatures curieusement acharnées à lui opposer une logique qui, n’étant plus ◀le▶ fait des grandes personnes — « ce qui va de soi » — apparaît tantôt ridicule, tantôt tyrannique à ◀l’▶excès. Ce Lièvre ◀de▶ Mars, ce Loir et ce Chapelier fou, on croirait une préfiguration des logiciens ◀de▶ ◀l’▶école ◀de▶ Vienne. Et ◀la▶ discussion sur ◀le▶ temps, au cours du « Thé loufoque » où il est toujours cinq heures, annonce une psychologie post-einsteinienne, et fait songer au Temps vécu ◀de▶ Minkowski.
« Cette façon ◀d’▶ergoter qu’ils ont tous ! », gémit Alice, constamment réfutée par un formalisme délirant. ◀Le▶ pire, c’est que la plupart des discussions pèchent par ◀l’▶absence ◀d’▶un élément ◀de▶ commune mesure : ◀d’▶où ◀l’▶impression ◀d’▶entrave, ◀de▶ cauchemar. Impossible ◀de▶ savoir qui a gagné, quand une des règles principales du jeu est omise ou inobservée. (Ainsi ◀la▶ partie ◀de▶ croquet, ◀la▶ discussion avec ◀le▶ bourreau qui refuse ◀de▶ décapiter un chat dont ◀la▶ tête seule est visible, etc.). Et pourtant, ce n’est que ◀d’▶un jeu qu’il s’agit. Alice en garde ◀la▶ conscience secrète — comme dans ◀le▶ rêve — et peut s’en libérer dès que ◀l’▶absurdité devient intolérable ou menaçante.
D’ailleurs, on pourrait proposer une explication parallèle par ◀le▶ langage, autre problème fondamental pour un enfant. ◀Les▶ deux hypothèses rendent compte ◀de▶ la plupart des « gags » dont se compose ◀le▶ récit. Et parfois ◀les▶ pièges logiques ont une double détente par calembour. Tout cela est assez bien symbolisé par ◀la▶ déclaration ◀de▶ ◀la▶ Tortue à Tête ◀de▶ Veau, qui croit que ◀les▶ quatre opérations arithmétiques sont ◀l’▶Ambition, ◀la▶ Distraction, ◀la▶ Laidification et ◀la▶ Dérision.
Mais ici se poserait ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ version française du conte ; celle ◀de▶ René Bour me paraît scrupuleuse, encore que déparée ici ou là par des préciosités indéfendables. ◀Les▶ dessins sont ◀d’▶une meilleure plume.