La▶ passion contre ◀le▶ mariage (septembre 1938)av
Avertissement
◀Les▶ pages qui suivent sont extraites d’un ouvrage qui paraîtra sous ce titre : ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident . Partant d’une analyse approfondie des cinq légendes primitives de Tristan et Iseut, ◀l’▶auteur a été conduit à rechercher ◀les▶ origines religieuses de ce roman, dont ◀l’▶influence, du xiie siècle jusqu’à nos jours, se révèle exactement assimilable à celle d’un mythe. Tristan est un roman « courtois ». ◀La▶ courtoisie est née dans ◀le▶ Midi au xiie siècle, sous ◀l’▶influence de ◀l’▶hérésie cathare ou albigeoise. Or il est établi, de nos jours, que ◀les▶ cathares étaient manichéens. Selon leur foi, ◀le▶ monde de ◀la▶ matière est ◀l’▶œuvre d’un mauvais Démiurge, retenant ◀les▶ âmes dans ◀les▶ Ténèbres. ◀La▶ sexualité, loi des corps, est une entrave à ◀l’▶envol spirituel vers ◀le▶ monde incréé de ◀la▶ Lumière. ◀L’▶Amour mystique, dont ◀le▶ symbole était ◀la▶ « Dame des pensées » dans ◀la▶ lyrique des troubadours, suppose donc ◀la▶ chasteté, ou ◀la▶ non-possession des corps. D’Amor mou castitaz : d’Amour vient ◀la▶ chasteté, chante Guilhem Montanhagol. Un tel Amour n’admet point ◀le▶ mariage, car il n’a pas pour fin suprême ◀la▶ vie, mais bien ◀la▶ mort libératrice des liens terrestres : comme ◀l’▶a magnifiquement montré Wagner.
C’est cet Amour mystique, bientôt sécularisé et « profané » par ◀la▶ littérature, qui donne naissance, dès ◀le▶ xiie siècle, à une forme toute nouvelle de ◀l’▶amour humain : ◀la▶ passion. Ignorée des Anciens, ou considérée par eux comme une maladie, ◀la▶ passion sera désormais ◀le▶ grand sujet d’exaltation de ◀la▶ littérature occidentale. Son vocabulaire sera repris par ◀les▶ mystiques orthodoxes. Sa rhétorique, d’origine sacrée, transformera peu à peu nos sentiments, en leur prêtant des « couleurs » religieuses. Et cette immense « mystification » de ◀l’▶instinct faussant ses rythmes naturels, invertissant sa direction, exaltant ◀le▶ « désir de mort », développera d’importantes conséquences dans ◀les▶ domaines ◀les▶ plus divers : mystique, littérature, guerre, mariage.
C’est ◀l’▶influence actuelle du mythe manichéen (mais « profané » par ◀la▶ littérature) que ◀l’▶on décrit dans ◀le▶ présent chapitre. On s’est efforcé de remédier par quelques notes aux obscurités qu’entraînaient trop d’allusions à d’autres parties du livre.
1. Crise moderne du mariage
Deux morales s’affrontaient au Moyen Âge : celle de ◀la▶ société christianisée, et celle de ◀la▶ « courtoisie » hérétique. L’une impliquait ◀le▶ mariage, dont elle fit même un sacrement ; l’autre exaltait un ensemble de valeurs d’où résultait — en principe tout au moins — ◀la▶ condamnation du mariage.
◀Le▶ jugement porté sur ◀l’▶adultère, dans l’une et l’autre perspective, caractérise fort bien ◀l’▶opposition. Aux yeux de ◀l’▶Église, ◀l’▶adultère était tout à la fois un sacrilège, un crime contre ◀l’▶ordre naturel et un crime contre ◀l’▶ordre social. Car ◀le▶ sacrement unissait tout à la fois deux âmes fidèles, deux corps aptes à procréer, et deux personnes juridiques. Il se trouvait donc sanctifier ◀les▶ intérêts fondamentaux de ◀l’▶espèce et ◀les▶ intérêts de ◀la▶ cité. Celui qui contrevenait à ce triple engagement ne se rendait pas « intéressant », mais pitoyable ou méprisable.
◀La▶ synthèse catholique s’efforçait de marier ◀l’▶eau et ◀le▶ feu, car on pouvait tirer des Écritures et des Pères ◀les▶ thèses ◀les▶ plus contradictoires sur ◀la▶ sainteté de ◀la▶ procréation — loi de ◀l’▶espèce — et sur ◀la▶ sainteté de ◀la▶ virginité — loi de ◀l’▶esprit. Pour ◀l’▶Ancien Testament, par exemple, une descendance nombreuse est signe d’élection, tandis que pour saint Paul, celui qui reste vierge « fait mieux » que celui qui se marie, même chrétiennement.
◀L’▶hérésie manichéenne qui est à ◀l’▶origine de ◀la▶ cortezia du Midi s’opposait au mariage catholique sur ◀les▶ trois chefs que ◀l’▶on vient de rappeler. Elle niait tout d’abord ◀le▶ sacrement, comme n’étant établi par aucun texte univoque de ◀l’▶Évangile83. Elle condamnait ◀la▶ procréation comme relevant de ◀la▶ loi du Prince des ténèbres, c’est-à-dire du Démiurge auteur du monde visible. Elle tendait enfin à détruire un ordre social qui permettait et exigeait ◀la▶ guerre, comme expression du vouloir-vivre collectif84. Mais ◀le▶ fondement de ces trois refus était en vérité ◀la▶ doctrine de ◀l’▶Amour, c’est-à-dire de ◀l’▶Éros divinisant, en conflit éternel et angoissé avec ◀la▶ créature de chair et ses instincts asservissants.
◀L’▶apparition de ◀la▶ passion d’Amour devait donc transformer radicalement ◀le▶ jugement porté sur ◀l’▶adultère. Certes, ◀la▶ pure doctrine cathare ne prétendait pas légitimer ◀la▶ faute en soi, puisqu’au contraire elle ordonnait ◀la▶ chasteté. Mais nous avons montré que ◀le▶ symbole courtois de ◀l’▶amour pour une Dame spirituelle, amour évidemment incompatible avec ◀le▶ mariage dans ◀la▶ chair, devait amener des confusions inextricables. Pour ◀l’▶amateur non initié des poèmes provençaux et des romans bretons, ◀l’▶adultère de Tristan reste une faute parce qu’il est consommé dans ◀la▶ chair (et non point parce qu’il lèse ◀le▶ mariage), mais il se trouve revêtir en même temps ◀l’▶aspect d’une aventure plus belle que ◀la▶ morale. Ce qui, pour ◀le▶ croyant manichéen, était ◀l’▶expression dramatique du combat de ◀la▶ foi et du monde, devient alors pour ◀le▶ lecteur non averti une « poésie » équivoque et brûlante. Poésie toute profane d’apparences, dont ◀la▶ puissance de séduction s’accroît encore du fait que ◀l’▶on ignore ◀la▶ signification mystique de ses symboles, et que ceux-ci ne paraissent plus révélateurs que d’un mystère vague et flatteur.
Comment expliquer autrement qu’à partir du xiie siècle, celui qui commet ◀l’▶adultère devienne soudain un personnage intéressant ? ◀Le▶ roi David en volant Bethsabé commet un crime et se rend méprisable. Mais Tristan, s’il enlève Iseut, vit un roman, et se rend admirable… Ce qui était « faute » et ne pouvait donner lieu qu’à des commentaires édifiants sur ◀le▶ danger de pécher et ◀le▶ remords, devient soudain vertu mystique (dans ◀le▶ symbole), puis se dégrade (dans ◀la▶ littérature) en aventure troublante et attirante.
Je n’entends pas un instant ramener ◀la▶ crise actuelle du mariage au conflit de ◀l’▶orthodoxie et d’une hérésie médiévale. Car cette dernière, comme telle, n’existe plus ; et si ◀l’▶orthodoxie existe encore, il faut avouer qu’elle joue un rôle restreint dans ◀la▶ vie de nos sociétés. Ce qui explique, à mon sens, ◀l’▶état présent de dé-moralisation générale — non d’a-moralité comme on dit trop souvent — c’est ◀la▶ confuse dissension au sein de laquelle nous vivons de deux morales dont l’une est héritée de ◀l’▶orthodoxie religieuse, mais ne s’appuie plus sur une foi vivante, et dont l’autre dérive d’une hérésie dont ◀l’▶expression « essentiellement lyrique » nous parvient totalement profanée, et par suite dénaturée.
Voici ◀les▶ forces en présence : d’une part, une morale de ◀l’▶espèce et de ◀la▶ société en général, mais plus ou moins empreinte de religion — c’est ce que ◀l’▶on nomme ◀la▶ morale bourgeoise ; d’autre part, une morale inspirée par ◀l’▶ambiance culturelle, littéraire, artistique — c’est ◀la▶ morale passionnelle ou romanesque. Tous ◀les▶ adolescents de ◀la▶ bourgeoisie occidentale sont élevés dans ◀l’▶idée du mariage, mais en même temps se trouvent baigner dans une atmosphère romantique entretenue par leurs lectures, par ◀les▶ spectacles, et par mille allusions quotidiennes, dont ◀le▶ sous-entendu est à peu près que ◀la▶ passion est ◀l’▶épreuve suprême, que tout homme doit un jour ◀la▶ connaître, et que ◀la▶ vie ne saurait être à plein vécue que par ceux qui « ont passé par là ». Or ◀la▶ passion et ◀le▶ mariage sont par essence incompatibles. Leurs origines et leurs finalités s’excluent. De leur coexistence dans nos vies surgissent sans fin des problèmes insolubles, et ce conflit menace en permanence toutes nos « sécurités » sociales.
En d’autres temps, ce fut ◀la▶ fonction du mythe85 que d’ordonner cette anarchie latente et de ◀la▶ composer symboliquement dans nos catégories morales. Rôle d’exutoire, rôle civilisateur. Mais ◀le▶ mythe s’est déprimé et profané en même temps que ◀les▶ formes sociales dont il tirait ses éléments plastiques. Si maintenant il tentait de se recomposer, on pressent qu’il ne trouverait plus de résistances assez solides pour lui servir de masque et de prétexte.
Une immense littérature paraît chaque mois sur ◀la▶ « crise du mariage ». Mais je doute fort qu’il en résulte aucune espèce de solution pratique : car seul ◀le▶ mythe, c’est-à-dire ◀l’▶inconscience pourrait fournir à ◀la▶ passion une espèce de modus vivendi, et tous ces livres aggravant au contraire notre conscience du problème, contribuent à ◀le▶ rendre insoluble. Ils sont ◀les▶ signes de ◀la▶ crise, mais aussi de notre impuissance à ◀la▶ réduire dans ◀les▶ cadres actuels.
◀L’▶institution matrimoniale se fondait en effet sur trois groupes de valeurs qui lui fournissaient ses « contraintes » — et c’est précisément dans ◀le▶ jeu de ces contraintes que ◀le▶ mythe de Tristan puisait ses moyens d’expression. Or voici que ces contraintes ou se relâchent, ou disparaissent :
1. — Contraintes sacrées. ◀Le▶ mariage, chez ◀les▶ peuples païens, s’est toujours entouré d’un rituel dont nos institutions gardèrent longtemps ◀les▶ éléments : rites de ◀l’▶achat, du rapt, de ◀la▶ quête et de ◀l’▶exorcisme. Mais de nos jours, ◀la▶ dot perd de son importance, par suite de ◀l’▶instabilité économique. ◀Les▶ coutumes rappelant ◀le▶ rapt nuptial n’existent plus que sous forme de plaisanteries paysannes86. ◀La▶ demande en mariage, avec échange de visites en haut de forme et « déclaration » officielle, est aussi démodée que ◀les▶ crinolines. Et ◀la▶ majorité des couples n’éprouve plus même ◀le▶ besoin « superstitieux » d’aller se faire bénir par un prêtre.
2. — Contraintes sociales. ◀Les▶ questions de rang, de sang, d’intérêts familiaux, et même d’argent, sont en train de passer au second plan dans ◀les▶ pays démocratiques, et par suite ◀les▶ problèmes individuels déterminent de plus en plus ◀le▶ choix réciproque des conjoints. D’où ◀le▶ nombre croissant de divorces. En même temps, ◀les▶ cérémonies épithalamiques se simplifient ou disparaissent. Il est curieux de noter que des coutumes d’origine lointaine et sacrée telles que ◀la▶ quasi-publicité du lit nuptial subsistèrent, dans certaines provinces, jusqu’en plein xviie siècle : on avait oublié ◀les▶ mystères originels, mais ◀les▶ rites gardaient pour effet de socialiser ◀l’▶acte du mariage, de ◀l’▶intégrer dans ◀l’▶existence communautaire. À partir du xviiie siècle, ◀le▶ thème du « Coucher de ◀la▶ mariée » n’est plus qu’une occasion d’anodines galanteries picturales. De nos jours enfin, ◀le▶ « voyage de noces », pour autant qu’il subsiste et garde une signification, représente bien plutôt une volonté de s’évader de ◀l’▶ambiance sociale, et de souligner ◀le▶ caractère privé de ce qu’on appelle ◀le▶ bonheur des époux.
3. — Contraintes religieuses. Dans ◀la▶ mesure où ◀la▶ conscience moderne comme telle sait encore distinguer ◀le▶ christianisme des contraintes sacrées et sociales, elle ◀le▶ repousse avec horreur. Car ◀l’▶engagement religieux est pris « pour ◀le▶ temps et ◀l’▶éternité », c’est-à-dire qu’il ne tient aucun compte des variations de tempérament, de caractère, de goûts et de conditions externes qui ne manqueront pas de se produire un jour ou l’autre dans ◀la▶ vie du couple. Or c’est de tout cela, justement, que ◀les▶ modernes font dépendre leur « bonheur » (nous reviendrons tout à ◀l’▶heure sur cette notion centrale).
Cette dépréciation générale des obstacles institutionnels entraîne une chute de tension morale d’où résulte une immense confusion. ◀L’▶adultère devient un sujet de délicates analyses psychologiques, ou de plaisanteries vaudevillesques. ◀La▶ fidélité dans ◀le▶ mariage paraît légèrement ridicule : elle prend figure de conformisme. Il n’y a plus, à proprement parler, conflit de deux morales hostiles — et par suite plus de mythe possible — mais on approche d’un état de neutralisation mutuelle au terme de ◀la▶ consomption des vieilles valeurs, non transcendées mais déprimées.
2. Idée moderne du bonheur
◀Le▶ mariage, cessant d’être garanti par un système de contraintes sociales, ne peut plus se fonder, désormais, que sur des déterminations individuelles. C’est-à-dire qu’il repose en fait sur une idée individuelle du bonheur, idée que ◀l’▶on suppose commune aux deux conjoints dans ◀le▶ cas ◀le▶ plus favorable.
Or s’il est assez difficile de définir en général ◀le▶ bonheur, ◀le▶ problème devient insoluble dès que s’y ajoute ◀la▶ volonté moderne d’être ◀le▶ maître de son bonheur, ou ce qui revient peut-être au même, de sentir de quoi il est fait, de ◀l’▶analyser et de ◀le▶ goûter afin de pouvoir ◀l’▶améliorer par des retouches bien calculées. Votre bonheur, répètent ◀les▶ prêches des magazines, dépend de ceci, exige cela — et ceci ou cela, c’est toujours quelque chose qu’il faut acquérir, par de ◀l’▶argent ◀le▶ plus souvent. ◀Le▶ résultat de cette propagande dont ◀le▶ succès caractérise ◀l’▶état moral de ◀l’▶époque, est à la fois de nous obséder par ◀l’▶idée d’un bonheur facile, et du même coup de nous rendre inaptes à ◀le▶ posséder. Car tout ce qu’on nous propose nous introduit dans ◀le▶ monde de ◀la▶ comparaison, où nul bonheur ne saurait s’établir, tant que ◀l’▶homme ne sera pas Dieu. ◀Le▶ bonheur est une Eurydice : on ◀l’▶a perdu dès qu’on veut ◀le▶ saisir. Il ne peut vivre que dans ◀l’▶acceptation, et meurt dans ◀la▶ revendication. C’est qu’il dépend de ◀l’▶être et non de ◀l’▶avoir : ◀les▶ moralistes de tous ◀les▶ temps ◀l’▶ont répété, et notre temps n’apporte rien qui doive nous faire changer d’avis. Tout bonheur que ◀l’▶on veut sentir, que ◀l’▶on veut tenir à sa merci — au lieu d’y être comme par grâce — se transforme instantanément en une absence insupportable.
Fonder ◀le▶ mariage sur un pareil « bonheur » suppose de la part des modernes une capacité d’ennui presque morbide — ou ◀l’▶intention secrète de tricher. Il est probable que cette intention, ou cet espoir, d’ailleurs ◀le▶ plus souvent déçus, expliquent seuls ◀la▶ facilité avec laquelle on se marie encore « sans y croire ». ◀Le▶ rêve de ◀la▶ passion possible agit comme une distraction permanente, anesthésiant ◀les▶ révoltes de ◀l’▶ennui. On n’ignore pas que ◀la▶ passion serait un malheur — mais on pressent que ce serait un malheur plus beau et plus « vivant » que ◀la▶ vie normale, plus exaltant que son « petit bonheur »…
Ou ◀l’▶ennui résigné, ou ◀la▶ passion : tel est ◀le▶ dilemme qu’introduit dans nos vies ◀l’▶idée moderne du bonheur. Cela va de toute manière à ◀la▶ ruine du mariage en tant qu’institution sociale.
3. « Aimer, c’est vivre ! »
Dès ◀le▶ xiie siècle provençal, ◀l’▶amour était considéré comme noble. Non seulement il ennoblissait mais encore il anoblissait : ◀les▶ troubadours accédaient socialement au niveau de ◀l’▶aristocratie, qui ◀les▶ traitait comme des égaux. On peut citer de très nombreux exemples de vilains armés chevaliers parce qu’ils savaient chanter ◀l’▶Amour. Et c’est pourquoi certains auteurs ont pu parler d’une féodalité démocratique en Languedoc. Il est clair qu’un tel jugement se fonde sur une équivoque : car ◀l’▶Amour dont il s’agissait n’était rien d’autre que ◀la▶ foi cathare, et ◀l’▶accession d’un roturier à ◀la▶ chevalerie était un symbole mystique bien plutôt qu’une dérogation aux coutumes du droit féodal.
Mais là-dessus se produisit ◀la▶ confusion inévitable de ◀la▶ Dame, pur symbole de ◀l’▶Amour, avec telle femme réelle et désirable ; ◀la▶ rhétorique de ◀l’▶Amour cathare servit aux amoureux profanes. ◀La▶ conséquence en fut ◀l’▶extravagante idéalisation de ◀l’▶attrait sexuel, sa transformation en passion. Et c’est de là que nous vient, par ◀la▶ littérature, cette idée toute moderne et romantique que ◀la▶ passion est une noblesse morale, qu’elle nous met au-dessus des lois. Celui qui aime de passion accède à une humanité plus haute, où ◀les▶ barrières sociales, entre autres, s’évanouissent. ◀Le▶ Tzigane peut enlever ◀la▶ princesse, ◀le▶ mécano épouser ◀l’▶héritière87. De même, ◀le▶ Prix de Beauté a quelque chance de devenir comtesse ou milliardaire. C’est une « adaptation » moderne — pour parler ◀le▶ langage du cinéma, seul adéquat en ◀l’▶occurrence — de ◀la▶ primauté de ◀l’▶amour sur ◀l’▶ordre social établi.
Que ◀la▶ passion profane soit une absurdité, une forme d’intoxication, une « maladie de ◀l’▶âme » comme pensaient ◀les▶ Anciens, tout le monde est prêt à ◀le▶ reconnaître, c’est un des lieux communs ◀les▶ plus usés des moralistes : mais personne ne peut plus ◀le▶ croire, à ◀l’▶âge du film et du roman — nous sommes tous plus ou moins intoxiqués, — et cette nuance est décisive.
◀Le▶ moderne, ◀l’▶homme de ◀la▶ passion, attend de ◀l’▶amour fatal quelque révélation, sur lui-même ou ◀la▶ vie en général : dernier relent de ◀la▶ mystique primitive. De ◀la▶ poésie à ◀l’▶anecdote piquante, ◀la▶ passion c’est toujours ◀l’▶aventure. C’est ce qui va changer ma vie, ◀l’▶enrichir d’imprévu, de risques exaltants, de jouissances toujours plus violentes ou flatteuses. C’est tout ◀le▶ possible qui s’ouvre, un destin qui acquiesce au désir ! Je vais y entrer, je vais y monter, je vais y être « transporté » ! ◀La▶ sempiternelle illusion, ◀la▶ plus naïve et — j’ai beau dire ! — ◀la▶ plus « naturelle » pensera-t-on… Illusion de liberté. Et illusion de plénitude.
Je nommerais libre un homme qui se possède. Mais ◀l’▶homme de ◀la▶ passion cherche au contraire à être possédé, dépossédé, jeté hors de soi, dans ◀l’▶extase. Et de fait, c’est déjà sa nostalgie qui ◀le▶ « démeine » — pour parler comme ◀l’▶auteur du Tristan — cette nostalgie dont il ignore ◀l’▶origine autant que ◀la▶ fin. Son illusion de liberté repose sur cette double ignorance.
◀Le▶ passionné, c’est ◀l’▶homme qui veut trouver son « type de femme » et n’aimer qu’elle. Souvenez-vous du rêve de Nerval, ◀l’▶apparition d’une noble Dame dans ◀le▶ paysage des souvenirs d’enfance :
Blonde, aux yeux noirs, en ses habits anciensQue dans une autre existence peut-êtreJ’ai déjà vue, et dont je me souviens…
Image de ◀la▶ mère, sans nul doute, et ◀la▶ psychanalyse nous apprend quels empêchements tragiques cela peut signifier. Mais ◀l’▶exemple d’un poète ne vaut rien, ou vaut trop. J’entends décrire une illusion apprise par ◀la▶ majorité des hommes du xxe siècle : or plus encore que ◀l’▶image de ◀la▶ Mère, ce qui ◀les▶ tyrannise, c’est ◀la▶ « beauté standard ».
De nos jours — et ce n’est qu’un début —, un homme qui se prend de passion pour une femme qu’il est seul à voir belle, est présumé neurasthénique. (Dans x années, on ◀le▶ fera soigner.) Certes, ◀la▶ standardisation des types de femmes admis pour « beaux » se produit normalement dans chaque génération, de même que chaque époque de ◀la▶ mode préfère soit ◀la▶ tête, soit ◀le▶ buste, soit ◀la▶ croupe, soit ◀la▶ ligne sportive. Mais ◀le▶ panurgisme esthétique atteint de nos jours une puissance inconnue, développée par tous ◀les▶ moyens techniques, et bientôt politiques, en sorte que ◀le▶ choix d’un type de femme échappe de plus en plus au mystère personnel, et se trouve déterminé par Hollywood — et bientôt par ◀l’▶État. Double influence de ◀la▶ beauté-standard : elle définit d’avance ◀l’▶objet de ◀la▶ passion — dépersonnalisé dans cette mesure — et disqualifie ◀le▶ mariage, si ◀l’▶épouse ne ressemble pas à ◀la▶ star ◀la▶ plus obsédante. (Encore ◀la▶ femme pourra-t-elle s’efforcer de se faire une tête à ◀la▶ Garbo, mais alors il s’agit que ◀le▶ mari ressemble à Gable ou à Taylor !) Ainsi ◀la▶ « liberté » de ◀la▶ passion relève des statistiques publicitaires. ◀L’▶homme qui croit désirer « son » type de femme se trouve intimement déterminé par des facteurs de mode ou de commerce qui changent au moins tous ◀les▶ six mois.
Supposons, comme il est probable, qu’il se fixe enfin sur un type, compromis entre ce qu’il aime et ce que ◀le▶ film ◀le▶ persuade d’aimer. Il rencontre cette femme, il ◀la▶ reconnaît. C’est elle, ◀la▶ femme de son désir et de sa plus secrète nostalgie88, ◀l’▶Iseut du rêve ; elle est mariée, naturellement. Qu’elle divorce, et il ◀l’▶épousera ! Avec elle, ce sera ◀la▶ « vraie vie », ce sera ◀l’▶épanouissement de ce Tristan qu’il porte en soi comme son génie caché ! Et plus rien ne compte en regard de ◀la▶ révélation mythique. (Pas même ◀la▶ couronne s’il est roi.) Voilà ◀le▶ vrai « mariage d’amour » moderne : ◀le▶ mariage avec ◀la▶ passion !
Mais aussitôt paraît une anxiété dans ◀l’▶entourage (ou ◀le▶ public) : ◀l’▶amant comblé va-t-il encore aimer cette Iseut une fois épousée ? Une nostalgie que ◀l’▶on chérissait est-elle encore désirable une fois rejointe ?
Car Iseut, c’est toujours ◀l’▶étrangère, ◀l’▶étrangeté même de ◀la▶ femme, et tout ce qu’il y a d’éternellement fuyant, évanouissant et presque hostile dans un être, cela même qui invite à ◀la▶ poursuite et qui éveille ◀l’▶avidité de posséder, plus délicieuse que toute possession au cœur de ◀l’▶homme en proie au mythe. C’est ◀la▶ femme dont on est séparé, et qu’on perd en ◀la▶ possédant.
Alors commence une « passion » nouvelle. On s’ingénie à renouveler ◀l’▶obstacle et ◀le▶ combat. On imagine différente ◀la▶ femme que ◀l’▶on tient dans ses bras, on ◀la▶ déguise et on ◀l’▶éloigne en rêve, on s’acharne à dépayser ◀les▶ sentiments qui sont en train de se nouer dans une durée étale et trop sereine. C’est qu’il faut recréer des obstacles pour pouvoir de nouveau désirer et pour exalter ce désir aux proportions d’une passion consciente, intense, infiniment intéressante… Or c’est ◀la▶ douleur seule qui rend consciente ◀la▶ passion, et c’est pourquoi ◀l’▶on aime souffrir et faire souffrir. Lorsque Tristan emmène Iseut dans ◀la▶ forêt, où plus rien ne s’oppose à leur union, ◀le▶ génie de ◀la▶ passion dépose entre leurs corps une épée nue. Descendons quelques siècles et toute ◀l’▶échelle qui va de ◀l’▶héroïsme religieux à ◀la▶ confusion sans grandeur où se débattent ◀les▶ hommes du temps profane : au lieu de ◀l’▶épée du chevalier, entre ◀le▶ bourgeois et sa femme, voici ◀le▶ rêve sournois du mari qui ne peut plus désirer sa femme qu’en ◀l’▶imaginant sa maîtresse. (Balzac déjà donne ◀la▶ recette dans sa Physiologie du mariage.) Une innombrable et écœurante littérature romanesque nous peint ce type du mari qui redoute ◀la▶ « platitude », ◀le▶ train-train des liens légitimes où ◀la▶ femme perd son « attrait » parce qu’il n’est plus d’obstacles entre elle et lui. Pitoyables victimes d’un mythe dont ◀l’▶horizon mystique s’est refermé depuis longtemps. Pour Tristan, Iseut n’était rien que ◀le▶ symbole du Désir lumineux : son au-delà, c’était ◀la▶ mort divinisante, libération des liens terrestres. Mais pour celui que ◀le▶ mythe vient tourmenter sans lui révéler son secret, il n’est d’au-delà de ◀la▶ passion que dans une passion nouvelle — dans ◀le▶ tourment nouveau de ◀la▶ poursuite d’apparences toujours plus fugitives. Il était de ◀la▶ nature essentielle de ◀la▶ passion mystique d’être sans fin terrestre — et c’est par là que cette passion se détachait des rythmes du désir charnel ; mais tandis que pour Tristan ◀l’▶infini, c’est ◀l’▶éternité sans retour où s’évanouit ◀la▶ conscience douloureuse — pour ◀le▶ moderne, ce n’est plus que ◀le▶ retour sempiternel d’une ardeur constamment déçue.
◀Le▶ mythe décrivait une fatalité dont ses victimes ne pouvaient se délivrer qu’en échappant au monde fini. Mais ◀la▶ passion dite « fatale » — c’est ◀l’▶alibi — où se complaisent ◀les▶ modernes, ne sait plus même être fidèle, puisqu’elle n’a plus pour fin ◀la▶ transcendance. Elle épuise l’une après l’autre ◀les▶ illusions que lui proposent divers objets, trop faciles à saisir. Au lieu de mener à ◀la▶ mort, elle se dénoue en infidélité. Qui ne sent ◀la▶ dégradation d’un Tristan qui a plusieurs Iseut ? Or ce n’est pas lui qu’il convient d’accuser, mais il est ◀la▶ victime d’un ordre social où ◀les▶ obstacles se sont dégradés. Ils cèdent trop vite, ils cèdent avant que ◀l’▶expérience ait abouti. Sans cesse, il faut recommencer cette ascension de ◀l’▶âme dressée contre ◀le▶ monde. Mais alors ◀le▶ Tristan moderne glisse vers ◀le▶ type contraire du Don Juan, de ◀l’▶homme aux amours successives. ◀Les▶ catégories se détruisent. ◀L’▶aventure n’est plus même exemplaire.
Seul ◀le▶ Don Juan mythique échappait à cette consomption. Mais Don Juan ne connaît pas d’Iseut, ni de passion inaccessible, ni de passé ni d’avenir, ni de déchirements voluptueux. Il vit toujours dans ◀l’▶immédiat, il n’a jamais ◀le▶ temps d’aimer — d’attendre et de se souvenir — et rien de ce qu’il désire ne lui résiste, puisqu’il n’aime pas ce qui lui résiste.
Aimer, au sens de ◀la▶ passion, c’est alors ◀le▶ contraire de vivre ! C’est un appauvrissement de ◀l’▶être, une ascèse sans au-delà, une impuissance à aimer ◀le▶ présent sans ◀l’▶imaginer comme absent, une fuite sans fin devant ◀la▶ possession.
Aimer d’amour-passion signifiait « vivre » pour Tristan, car ◀la▶ « vraie vie » qu’il appelait, c’était ◀la▶ mort transfigurante. Mais nous avons perdu ◀la▶ transcendance. ◀La▶ mort n’est plus qu’une métaphore, couvrant une lente consomption, une moindre-vie.
À cette lumière que jette sur nos psychologies ◀la▶ connaissance du mythe primitif, ◀le▶ succès du roman et du film apparaissent comme ◀les▶ signes certains d’une décadence de ◀la▶ personne chez ◀les▶ modernes, et d’une espèce de maladie de ◀l’▶être. Presque toutes ◀les▶ complications qui servent d’intrigues à nos auteurs se ramènent au schéma monotone des ruses de ◀la▶ passion pour s’« entretenir », — des ruses d’une passion débile pour s’inventer de plus secrets obstacles. Je songe à ◀la▶ psychologie de ◀la▶ jalousie, qui envahit nos analyses : jalousie désirée, provoquée, sournoisement favorisée, et non plus chez l’autre seulement — ◀la▶ coquetterie est un peu simple — mais on en vient à désirer que ◀l’▶être aimé soit infidèle pour qu’on puisse de nouveau ◀le▶ poursuivre et « ressentir » ◀l’▶amour en soi… Tout cela signifie, une fois de plus, que ◀le▶ mythe des amants « ravis » s’est dégradé en perdant sa mystique. ◀Le▶ ravissement n’est plus qu’une sensation, — n’aboutit pas. On retombe sans cesse au monde de ◀la▶ comparaison, qui est ◀le▶ monde de ◀la▶ jalousie. « Hommes et femmes dès qu’ils passent leur seuil souffrent de jalousie », dit un poème tibétain89. C’est que, passant « leur seuil », sortant de leur être propre et du présent tel qu’il leur est donné, incapables d’accepter l’autre tel qu’il est, parce qu’il faudrait tout d’abord s’accepter, ils ne voient de toutes parts que choses à envier, qualités dont ils se sentent privés, et motifs de comparaisons qui toujours tournent à leur détriment. ◀Le▶ mari souffre des beautés qu’il aperçoit à d’autres femmes, et dont la sienne se trouve privée (même si tous ◀la▶ jugent ◀la▶ plus belle). C’est qu’il ne sait plus posséder ni plus aimer ce qu’il a dans ◀le▶ réel. Il a perdu ◀la▶ seule chose nécessaire : ◀le▶ sens de ◀la▶ fidélité. Car voici ◀la▶ fidélité : c’est ◀l’▶acceptation décisive d’un être en soi, limité et réel, que ◀l’▶on choisit non comme prétexte à s’exalter, ou comme « objet de contemplation »90, mais comme une existence incomparable et autonome à son côté, une exigence d’amour actif.
Je n’entends pas ici attaquer ◀la▶ passion : je me borne à ◀la▶ décrire et à ◀la▶ « réciter » comme dit Montaigne, sachant fort bien que je ne convaincrai pas une seule victime du mythe profané. Mais il fallait faire voir, par quelques traits, comment cette passion développe un certain nombre de fatalités psychologiques dont ◀les▶ effets ne sont plus contestables. Que ◀l’▶on soit partisan de l’une ou de l’autre, il faut admettre que ◀la▶ passion ruine ◀l’▶idée même du mariage dans une époque où ◀l’▶on tente ◀la▶ gageure de fonder ◀le▶ mariage, précisément, sur ◀les▶ valeurs élaborées par une éthique de ◀la▶ passion.
Certes, il serait excessif d’estimer que la plupart de nos contemporains sont en proie au délire de Tristan. Bien peu ont assez soif pour boire ◀le▶ philtre, et j’en vois moins encore être élus par ◀le▶ sort pour succomber au tourment exemplaire. Mais tous ou presque tous en rêvent, ou en rêvassent. Et si brouillée et défraîchie que soit ◀l’▶empreinte du mythe primitif, c’est pourtant là qu’est ◀le▶ secret de ◀l’▶inquiétude qui tourmente aujourd’hui ◀les▶ couples. Rien ne répugne autant à un esprit moderne que ◀l’▶idée d’une limitation volontairement assumée ; et rien ne ◀le▶ flatte davantage que ◀le▶ mirage d’infini dépassement entretenu par ◀le▶ souvenir du mythe. Essayer de prendre conscience de ◀la▶ nature du phénomène, c’est à quoi se résume ◀l’▶ambition des analyses qui précèdent ; mais je sens bien qu’elles m’ont porté déjà aux limites du désobligeant : nous aimons trop nos illusions pour souffrir même qu’on nous ◀les▶ nomme…
4. De ◀l’▶anarchie à ◀l’▶eugénisme
Cependant, ◀l’▶anarchie permanente que représente ◀le▶ mariage moderne fondé — par antiphrase — sur ◀les▶ débris du mythe, entraîne des menaces évidemment intolérables pour tout ordre social, quel qu’il soit. (Et je ne parle même pas du danger spirituel que fait courir à ◀la▶ personne ◀l’▶éthique de ◀l’▶évasion, qui est née du mythe.) D’où ◀les▶ multiples tentatives de « restauration » du mariage auxquelles nous assistons depuis ◀la▶ guerre.
◀Les▶ églises font un honorable effort de redéfinition de ◀l’▶institution et des devoirs moraux qu’elle implique91. ◀Les▶ humanistes reprennent ◀les▶ arguments d’un Goethe ou d’un Engels en faveur du mariage : selon le premier, il faut y voir ◀la▶ grande conquête de ◀la▶ culture occidentale, et ◀le▶ fondement solide de toute vie personnelle ; selon le second, ◀l’▶union monogamique serait ◀la▶ forme ◀la▶ plus rationnelle des relations entre ◀les▶ sexes, dans une société libérée des contraintes de classe et d’argent. D’autres enfin s’efforcent de fonder une science des rapports conjugaux. Jung analyse ◀le▶ « conflit psychologique » et ◀les▶ « névroses » qui seraient à ◀l’▶origine du mal (d’où ◀l’▶on déduit que ◀la▶ médecine mentale guérirait tout). Van de Velde ou Hirschfeld voient ◀le▶ remède dans une connaissance plus exacte et largement vulgarisée des phénomènes sexuels.
◀L’▶abondance même de ces recherches92 et de ces recettes me rend sceptique quant à leur efficacité : elle révèle ◀l’▶étendue du désastre, sans apporter ◀les▶ éléments d’une révolution à sa mesure. En outre, il est frappant de constater que presque tous ces sages auteurs donnent quelques lignes à ◀la▶ louange de ◀la▶ passion, ou tout au moins affectent de ◀la▶ tolérer : pour des raisons trop faciles à concevoir, on craint d’attaquer ◀le▶ lecteur dans ses croyances ◀les▶ plus intimes et ◀les▶ plus solidement ancrées. On a peur de paraître « puritain ». On s’efforce de faire ◀la▶ part du feu, et ◀l’▶on va même parfois jusqu’à ce paradoxe de présenter ◀la▶ passion amoureuse comme ◀le▶ couronnement d’un hymen idéalement réalisé (d’après ◀les▶ recettes). Personne, que je sache, n’a encore osé dire que ◀l’▶amour tel qu’on ◀l’▶imagine de nos jours est ◀la▶ négation pure et simple du mariage, que ◀l’▶on prétend fonder sur lui. C’est qu’on ne sait pas au juste ce qu’est ◀l’▶amour-passion, ni d’où il vient, ni où il va. On sent bien qu’il y a là quelque chose d’inquiétant, mais on a peur, en ◀le▶ combattant, de parler comme un philistin. (Ce qui se produirait fatalement !) Ainsi ◀l’▶on passe avec une feinte légèreté à côté du problème fondamental. « Il faut se faire lire et gagner ◀la▶ confiance ; on ne remonte pas ◀le▶ courant de toute ◀l’▶époque ; ◀la▶ passion a toujours existé, elle existera donc toujours, et nous ne sommes pas des Don Quichotte… » Je ◀le▶ crois bien ! C’est même à cause de cela que vous ne ferez rien de sérieux. Et comme il faut pourtant que quelque chose se fasse, ◀la▶ seule question qui se pose à ◀l’▶historien, au sociologue, c’est de savoir quel mécanisme social va se déclencher pour rétablir ◀la▶ situation, ou quel réflexe collectif.
Deux exemples de grande envergure nous indiquent un type de réponse, une solution peut-être inévitable.
◀La▶ Russie de la Révolution connut un « déchaînement » sexuel de ◀la▶ jeunesse et presque de ◀l’▶enfance, probablement sans précédent dans notre histoire européenne. Quant au mariage, il fut proprement balayé durant ◀la▶ période des Soviets. ◀La▶ morale des intellectuels nihilistes ou romantiques, qui inspirait ◀les▶ jeunes chefs bolchéviques, se traduisit dans ◀la▶ réalité par une généralisation de ◀l’▶union libre, de ◀l’▶avortement, de ◀l’▶abandon des enfants, bref de tout ce qu’on croyait contraire aux préjugés réactionnaires, qu’on se figurait, bien à tort, entretenus par ◀le▶ capitalisme. Dans une lettre fameuse adressée par Lénine à ◀la▶ camarade Zetkin, ◀le▶ chef décrit ce désastre des mœurs, et il proteste avec toute ◀l’▶énergie d’un « révolutionnaire professionnel » — donc puritain — contre cette anarchie sexuelle qu’il qualifie de « petite-bourgeoise ». (On n’ignore pas ◀le▶ sens marxiste de ◀l’▶expression.)
Vingt ans plus tard, ◀le▶ « redressement des mœurs » s’est opéré, non par quelque sursaut vertueux, non par ◀l’▶initiative d’une ligue philanthropique, mais par ◀les▶ soins d’une dictature exactement consciente des conditions de sa durée. Staline s’est assigné pour but prochain de refaire des cadres à sa nation. Car sans cadres, ◀l’▶économie périclitait, et ◀la▶ « défense nationale » ne pouvait pas s’organiser sans un constant recours à ◀la▶ passion des premiers révolutionnaires : or c’était cette passion précisément que ◀l’▶on entendait « liquider ». D’où ◀l’▶absolue nécessité de restaurer ◀les▶ bases sociales, c’est-à-dire ◀l’▶élément statique et stabilisateur au premier chef qu’est ◀la▶ famille. Ce fut ◀le▶ mécanisme de ◀la▶ dictature productiviste qui contraignit ◀l’▶État dit socialiste à édicter une série de lois contre ◀le▶ divorce (qu’on rendit extrêmement onéreux), contre ◀l’▶avortement et contre ◀l’▶abandon des enfants nés hors du mariage. ◀La▶ rigueur subite de ces lois, ◀le▶ choc psychologique qu’elles provoquèrent, ◀la▶ propagande, et ◀les▶ mesures de contrôle policier de ◀la▶ vie privée, changèrent radicalement ◀l’▶ambiance morale de ◀la▶ Russie vers ◀la▶ fin du premier plan de cinq ans. ◀Le▶ mariage se trouva restauré sur des bases strictement utilitaires, collectivistes et eugéniques, et dans une atmosphère où ◀les▶ problèmes individuels tendaient à perdre toute espèce de dignité, de légitimité et de virulence anarchisante.
Certes, ◀l’▶Allemagne de ◀l’▶après-guerre n’atteignit pas un stade d’anarchie sexuelle comparable à celui de ◀la▶ Russie jusqu’à Staline. Mais ◀le▶ processus de ruine des obstacles sociaux, développé sans violences extérieures, n’avait que plus gravement miné ◀l’▶éthique matrimoniale de ◀la▶ jeunesse. ◀La▶ décadence du mythe de ◀la▶ passion dans ◀la▶ patrie du romantisme entraînait d’autre part des conséquences bien plus complexes que chez nous, et d’apparences fort hétéroclites. ◀Le▶ cynisme morbide de ◀l’▶après-guerre allemande, ◀la▶ Neue Sachlichkeit des avant-gardes littéraires et artistiques, ◀l’▶homosexualité très générale dans ◀les▶ associations secrètes qui préludèrent à ◀l’▶hitlérisme, ◀le▶ déchaînement sadique des corps francs dans ◀les▶ pays baltes, ◀les▶ crimes dits « politiques » exécutés par des ligues de jeunes gens, certaines formes de naturisme, ◀les▶ « fiançailles d’essai » élevées au rang de coutume normale parmi ◀les▶ étudiants, ◀le▶ sérieux accordé aux conflits passionnels « à trois » ou « à quatre » — renouvelés de ◀la▶ Lucinde de Schlegel — autant de signes de ◀la▶ panique sexuelle provoquée par ◀la▶ décadence des contraintes matrimoniales et du mythe de ◀l’▶amour mortel. Déjà ◀l’▶on voyait affleurer ◀le▶ fond de désespoir et d’anarchie intime que suppose toute morale du « bonheur » strictement individuelle. Or ◀la▶ dictature hitlérienne, du fait qu’elle prétendait se fonder sur une base raciste et militaire, devait se donner pour première tâche de surmonter cette crise des mœurs. On commença par opposer à ◀l’▶idéal antisocial de « bonheur » et de « vie dangereuse » un idéal collectiviste. Gemeinnutz geht vor Eigennutz ! ◀Le▶ bien commun prime ◀l’▶intérêt particulier. Et par tous ◀les▶ moyens spectaculaires, pédagogiques, voire religieux, on opéra cet énorme transfert qui consiste à donner pour seul objet légitime et possible à ◀la▶ passion : ◀l’▶idée de nation symbolisée par ◀le▶ Führer.
D’abord on prive ◀la▶ femme de son auréole romantique : on ◀la▶ réduit à sa fonction matrimoniale : faire des enfants, puis ◀les▶ élever jusqu’au moment où ◀le▶ Parti s’en chargera (c’est-à-dire pendant 6 ou 7 ans). De là, on passe à des mesures d’ordre eugénique. On ouvre une « école de fiancés » pour ◀les▶ futures femmes des SS (Schütz Staffeln : escouades de protection du régime, troupe sélectionnée incarnant ◀l’▶idéal racial). Ces femmes doivent être blondes, de sang aryen, et mesurer au moins 1 m 73. Ainsi ◀le▶ « type de femme » se trouve prescrit non par ◀les▶ souvenirs inconscients, ni par des modes étrangères, mais par ◀la▶ section scientifique du ministère de ◀la▶ Propagande. En 1938, on institue des écoles analogues pour toutes ◀les▶ femmes allemandes, et ◀l’▶on ne manquera pas de ◀les▶ rendre obligatoires à bref délai. ◀Le▶ but dernier de ◀l’▶entreprise ne fait pas de doute : on en viendra à n’autoriser plus que ◀les▶ unions contractées sur une base eugénique, selon certains critères statistiques : sociaux, raciaux, physiologiques, rigoureusement indépendants des « goûts » individuels, donc des passions. À chacun sa « fiche de mariage ». Alors ◀la▶ science matrimoniale trouvera sa juste application dans ◀l’▶esprit de Lycurgue et de Sparte : on en fera l’un des chapitres de ◀la▶ préparation militaire.
Trois hypothèses demeurent alors possibles.
Il se peut que d’ici vingt ou cent ans, ◀l’▶on voie se reformer ◀les▶ conditions externes indispensables à ◀la▶ reconstitution du mythe. ◀La▶ passion, officiellement éliminée, disqualifiée, et définie comme simple déficience sociale (ou sabotage) devra se réfugier dans ◀le▶ secret. Mais alors elle retrouvera pour s’exprimer dans un langage symbolique (ésotérique et d’extérieur rassurant) ◀les▶ éléments plastiques, militaires et sacrés, qui lui font aujourd’hui défaut. Sa dialectique mortelle pourra de nouveau mimer des intrigues épiques ou politiques. Et ◀l’▶aventure reprendra son départ dans une tension incalculablement plus forte que celle qui s’institua au xiie siècle.
Mais ◀l’▶éventualité de ◀la▶ guerre, c’est-à-dire d’une décharge passionnelle au niveau collectif et national, paraît aujourd’hui plus probable.
Enfin, ◀l’▶on peut encore imaginer que ◀la▶ pratique forcée de ◀l’▶eugénisme réussira, là où toutes nos morales échouent, entraînant ◀l’▶effective abolition du besoin « spirituel », et donc artificiel, de ◀la▶ passion. Alors ◀le▶ cycle de ◀l’▶amour courtois sera fermé. ◀L’▶Europe de ◀la▶ passion aura vécu. Un Occident nouveau, imprévisible, naîtra dans ◀les▶ laboratoires.
(à suivre)
Dans un second essai, qui paraîtra en octobre, on tentera de définir une forme d’amour exactement opposée à ◀l’▶amour-passion : ◀l’▶amour-action.