L’▶amour action, ou de ◀la▶ fidélité (novembre 1938)ax ay
1. Nécessité d’un parti pris
À ◀l’▶heure où cet ouvrage touche à sa conclusion, il me semble que son dessein ◀le▶ plus secret m’échappe encore. ◀L’▶aveu sera jugé insolite. Mais je pressens d’assez profondes raisons de ◀le▶ consentir. J’ai voulu décrire ◀la▶ passion comme une entité historique, née dans un temps et dans des lieux déterminés, et sous des astres dont ◀le▶ cours est calculable. (Au xiie siècle). J’ai cru cerner ◀le▶ secret de son mythe. ◀La▶ découverte ne serait pas négligeable. Mais peut-on décrire ◀la▶ passion ? On ne décrit pas une forme d’existence sans y participer, fût-ce même par une révolte contre ◀la▶ décision dont elle est née. Et pour tout dire, j’ignore encore si cela peut avoir un sens : approuver ou rejeter ◀la▶ passion. Combien serait vaine ◀l’▶attitude intellectuelle qui se définirait elle-même comme une condamnation de ◀la▶ passion : il suffit, pour ◀l’▶apercevoir, d’observer que ◀la▶ passion, quelle qu’elle soit, ne peut ni ne veut « avoir raison ». Contre elle, on a toujours raison, dès ◀l’▶instant qu’on parle raison. Car ◀l’▶homme de ◀la▶ passion est justement celui qui choisit d’être dans son tort, aux yeux du monde — et dans ce tort majeur, irrévocable, que signifie ◀le▶ choix de ◀la▶ mort.
Et comment échapper au démon que ◀l’▶on fixe ? Pour attaquer ◀la▶ passion dans ◀l’▶amour, il faudrait développer une violence spirituelle qui tue mieux que ◀la▶ passion d’amour : celle au moins de ◀l’▶orthodoxie contre ◀l’▶hérésie primitive, mais encore plus agressive, sans doute, puisqu’il n’est plus question pour nous de recourir au bras séculier. (Sans compter que ◀la▶ Croisade, au total, fut un échec dont ◀la▶ passion sut profiter.) C’est qu’avant tout et après tout, à ◀l’▶origine et à ◀la▶ fin de ◀la▶ passion, il n’y a pas une « erreur » sur ◀l’▶homme ou Dieu — a fortiori pas une erreur « morale » — mais une décision fondamentale de ◀l’▶homme, qui veut être lui-même son dieu93. ◀La▶ passion brûle dans notre cœur sitôt que ◀le▶ serpent au sang-froid — ◀le▶ cynique pur — insinue sa promesse éternellement trahie : eritis sicut dei.
Infinie naïveté du moraliste qui prétendait détourner ◀l’▶homme de cette voie mortelle, divinisante, en lui « prouvant » qu’elle débouche dans sa perte ! En lui opposant toutes ◀les▶ raisons de ◀la▶ terre, et ◀les▶ conseils de tous nos arts de vivre, quand c’est ◀la▶ terre qui est méprisée, et ◀la▶ vie qui est ◀la▶ faute à racheter ! Mais tuer ◀l’▶homme avant qu’il ne se tue, et ◀le▶ tuer autrement qu’il ne veut ◀l’▶être, c’est bien de cela, de cela seul qu’il s’agit, pour qui veut surpasser ◀la▶ passion.
Quant à stériliser ◀le▶ milieu culturel où ◀la▶ passion plonge ses racines, il est probable que ◀l’▶État s’en chargera, c’est son hygiène. Il y a toutes ◀les▶ raisons de ◀le▶ prévoir, dans une époque où ◀l’▶on confond thérapeutique et sotériologie (lois de ◀l’▶hygiène et doctrine du salut). À vues humaines, ◀la▶ guérison de nos passions viendra de ◀l’▶État, ce Sauveur anonyme qui assumera ◀le▶ poids de toutes nos fautes, et de ◀la▶ faute initiale de vivre, pour ◀les▶ glorifier dans ◀la▶ guerre au nom de ◀l’▶innocence du Peuple !
Mais pour moi, ici et maintenant, ◀le▶ problème ne comporte pas d’échappatoire dans ◀le▶ temps à venir.
S’il n’est peut-être pas possible à ◀l’▶homme — à un homme déterminé — de connaître ses propres désirs et de sonder en vérité ses préférences ◀les▶ plus secrètes, du moins peut-il connaître ses actions, et reconnaître à leurs effets ◀les▶ décisions qu’il a risquées. C’est donc un parti pris tout personnel que je vais tenter de définir maintenant, et après coup, tel que je ◀le▶ reconnais dans ma vie. Et ce n’est à aucun degré une solution que je propose. Car outre qu’une telle solution probablement n’existe pas, si elle existait ce serait pour moi seul : on ne se décide jamais que pour son compte, et ◀le▶ reste est indiscrétion. Mais je ne pouvais écrire un livre entier sur ◀la▶ passion sans achever ma description par ce trait qui enfin ◀la▶ situe, non dans ◀l’▶abstrait où ◀la▶ passion ne peut exister — et alors en parler n’est qu’une farce — mais dans ◀le▶ choix qui détermine une existence.
2. Critique du mariage
Si je ne vois pas de raison qui tienne contre ◀la▶ passion véritable, il m’apparaît en second lieu que ◀la▶ raison n’est guère plus efficace pour légitimer ◀le▶ mariage ; et que ◀les▶ arguments ◀les▶ plus divers que lui opposent ◀les▶ meilleurs esprits demeurent absolument valables.
De tous temps, ◀les▶ raisons des philistins ont eu mauvaise conscience devant ◀les▶ ironies du romantique. Mais elles sont mises en pleine déroute par ◀la▶ simple véracité. ◀La▶ fameuse « paix du foyer » n’existe guère qu’au niveau d’une certaine éloquence moyenne, politicienne, bourgeoise ou édifiante. Tolstoï, lui, ◀la▶ décrit comme un « enfer ». Et je lui fais un plus large crédit ! Étant donné que ◀les▶ humains des deux sexes, pris un à un, sont généralement des coquins, pourquoi seraient-ils des anges une fois appariés ? Ignore-t-on ◀la▶ réalité, ou n’a-t-on rien à dire de plus sérieux ? Poussez la première porte venue ! Ce silence que ◀l’▶épouse est censée ménager autour du vaillant travailleur qui rentre ◀le▶ soir, harassé, se retremper dans ◀la▶ paix familiale, vous verrez que cela va, neuf fois sur dix, de ◀l’▶agitation des petits soins à ◀la▶ criaillerie délirante. Enregistrez sur disque, au hasard, un de ces entretiens « paisibles » qui agrémentent ◀le▶ « foyer domestique » d’un bourgeois ou d’un ouvrier : ◀la▶ censure pour un coup trouverait à se justifier.
Oui, ◀les▶ romantiques ont raison ; et ◀les▶ réalistes ont raison ; et ◀les▶ clercs aussi ont raison, quand ils déclarent au nom de leur vocation qu’il faut choisir de faire des livres ou des enfants : aut liberi aut libri disait Nietzsche.
Et Kierkegaard a raison plus qu’eux tous, lui qui d’abord exalte ◀la▶ passion, comme étant ◀la▶ suprême valeur du « stade esthétique » de ◀la▶ vie ; puis ◀la▶ surmonte en exaltant ◀le▶ mariage, suprême valeur du « stade éthique » (c’est ◀la▶ « plénitude du temps ») ; puis condamne enfin ce mariage, suprême obstacle du « stade religieux », puisqu’il nous lie au temps, précisément, quand ◀la▶ foi veut ◀l’▶éternité ! Que répondre à cet homme qu’il n’ait déjà mieux dit ? Il a su louer ◀le▶ philistin et ◀le▶ romantique, et leur donner raison au point de leur faire honte d’avoir parfois douté d’eux-mêmes ; mais à ◀la▶ fin il n’écrase pas seulement ce philistin qui se contente d’épouser ◀la▶ veuve du brasseur, ou ce jeune fou qui aime ◀la▶ fille du roi, mais ◀l’▶homme pieux qui estimait que ◀la▶ religion devait être un amour heureux, un mariage avec sa vertu. Car ◀l’▶amour du pécheur pour Dieu est « essentiellement malheureux », et cette passion chrétienne est ◀la▶ seule vérité, et tous nos « devoirs » humains (dont ◀le▶ bonheur) ne peuvent que nous en détourner. Kierkegaard condamna d’abord ◀les▶ pasteurs qui refusaient ◀le▶ célibat ; puis Luther et Calvin, tous deux mariés ; puis ◀les▶ Pères pour avoir loué ◀le▶ mariage ; enfin saint Paul, pour ◀l’▶avoir toléré… (Seul ◀le▶ Christ a vécu en chrétien !) Et comment réfuter ce furieux ? ◀Les▶ incroyants sont renvoyés aux arguments des romantiques, qui valent contre leur moralisme ; et ◀les▶ croyants aux arguments de saint Paul, qui valent contre leur humanisme. Que dit ◀l’▶Apôtre ?
« Je pense qu’il est bon pour ◀l’▶homme de ne point toucher de femme. Toutefois, pour éviter ◀l’▶impudicité, que chacun ait sa femme, et que chaque femme ait son mari… ◀La▶ femme n’a pas autorité sur son propre corps, mais c’est ◀le▶ mari ; et pareillement, ◀le▶ mari n’a pas autorité sur son propre corps, mais c’est ◀la▶ femme. Ne vous privez pas l’un de l’autre, si ce n’est d’un commun accord pour un temps, afin de vaquer à ◀la▶ prière ; puis retournez ensemble de peur que Satan ne vous tente par votre incontinence. Je dis cela par condescendance, je n’en fais pas un ordre… Car il vaut mieux se marier que de brûler… Que chacun marche selon ◀la▶ part que ◀le▶ Seigneur lui a faite, selon ◀l’▶appel qu’il a reçu de Dieu… Que chacun, frères, demeure devant Dieu dans ◀l’▶état où il était lorsqu’il a été appelé (vierge ou marié)… usant du monde comme n’en usant pas, car ◀la▶ figure de ce monde passe. » (I. Cor. 7, 1-32).
« Celui qui n’est pas marié s’inquiète des choses du Seigneur, des moyens de plaire au Seigneur, et celui qui est marié s’inquiète des choses du monde, des moyens de plaire à sa femme. » (v. 32).
Tout ce qu’on peut dire contre ◀le▶ mariage est vrai, par conséquent doit être dit, soit du point de vue des romantiques — si ◀l’▶on croit à Iseut —, soit du point de vue du clerc parfait — si ◀l’▶on croit à son œuvre —, soit du point de vue spirituel pur, pour ceux qui croient.
Il n’est possible alors d’affirmer ◀le▶ mariage qu’au-delà des deux premières critiques et en chemin vers la troisième, c’est-à-dire en maintenant sans cesse présente ◀l’▶exigence inhumaine de perfection, comme une question perpétuelle, un aiguillon qui empêche de retomber sous ◀le▶ coup des objections humaines.
Si j’oublie cet au-delà du mariage, mais aussi de tout ordre humain, qui s’appelle ◀le▶ Royaume de Dieu (« Il n’y aura plus ni hommes ni femmes »), je borne ma vision et mon espoir à une perfection relative, à ◀l’▶équilibre dans ◀l’▶imperfection que représente ◀le▶ mariage. Alors, si je ne puis ◀l’▶atteindre, il ne me reste que ◀la▶ révolte contre ma condition de créature ; et au contraire, si je ◀l’▶atteins trop aisément, je deviendrai ◀le▶ philistin que dénoncent ◀les▶ romantiques, ou ◀l’▶homme moral pris dans ◀les▶ rets sociaux, et incapable désormais de concevoir ◀les▶ vérités « cruelles » de ◀l’▶esprit, dont parle Nietzsche.
Mais si je sais que ◀l’▶Apôtre a raison, et si je ◀l’▶accepte, je considère alors ◀l’▶équilibre imparfait du mariage dans une perspective ouverte et dans ◀l’▶attente — heureuse ou malheureuse — du parfait. Je sais que je tente une entreprise folle (et en même temps toute naturelle !) pour vivre ◀le▶ parfait dans ◀l’▶imparfait. Mais je sais néanmoins que cet effort porte en lui-même une vérité imperturbable s’il témoigne sans cesse en faveur de ce qui transcende tout résultat, même excellent.
3. ◀Le▶ mariage comme décision
Si ◀l’▶on songe à ce que signifie ◀le▶ choix d’une femme pour toute ◀la▶ vie, ◀l’▶on en vient à cette conclusion : choisir une femme, c’est parier.
Or ◀la▶ sagesse populaire et bourgeoise recommande au jeune homme de « réfléchir » avant de prendre une décision : elle ◀l’▶entretient ainsi dans ◀l’▶illusion que ◀le▶ choix d’une femme dépend d’un certain nombre de raisons qu’il serait possible de peser. Cette erreur du bon sens est tout à fait grossière. Vous aurez beau tenter de mettre au départ toutes ◀les▶ chances de votre côté — et je suppose que ◀la▶ vie vous laisse ◀le▶ temps de calculer — jamais vous ne pourrez prévoir votre future évolution, et encore moins celle de ◀l’▶épouse choisie, encore bien moins celle du couple formé. ◀Les▶ facteurs mis en jeu sont trop hétéroclites. À supposer que vous puissiez ◀les▶ calculer dans ◀le▶ présent (comme si leur nombre était fini), et que vous disposiez d’une telle science de ◀l’▶humain que leurs valeurs vous soient connues et leur hiérarchie évidente, encore ne sauriez-vous prévoir ◀la▶ fin d’une union faite en connaissance de causes. Il a fallu, dit-on, des millénaires à ◀la▶ nature pour sélectionner ◀les▶ espèces qui nous paraissent adaptées. Et nous aurions ◀la▶ prétention de résoudre d’un coup, en une seule vie, ◀le▶ problème de ◀l’▶adaptation de deux êtres physiques et moraux des plus hautement organisés ! (C’est pourtant à cette utopie qu’obéit sans ◀le▶ savoir ◀le▶ mal marié, lorsqu’il se persuade qu’un second ou qu’un troisième essai ◀le▶ rapprochera sensiblement de son « bonheur ». Alors que tout nous montre que cent-mille essais ne seraient pas encore assez pour constituer les premiers éléments, tout balbutiants et empiriques, d’une science du « mariage heureux »). Il faut ◀le▶ reconnaître honnêtement : ◀le▶ problème qui nous est posé par ◀la▶ nécessité pratique du mariage apparaît d’autant plus insoluble que ◀l’▶on tient davantage à ◀le▶ « résoudre » au sens rationnel de ce terme.
Certes, il y a du sophisme dans mon raisonnement : car tout se passe d’ordinaire comme si ◀le▶ bonheur des époux dépendait en réalité d’un nombre fini de facteurs : caractère, beauté, fortune, rang social… Mais pour peu que se précisent ◀les▶ exigences individuelles94, ces données extérieures perdent en importance, et ◀les▶ impondérables deviennent décisifs. ◀Le▶ sophisme est alors du côté du bon sens, qui recommandait un choix mûri et raisonné, selon des critères impersonnels.
Mais enfin ce n’est pas ◀l’▶erreur logique qui est grave, c’est ◀l’▶erreur morale qu’elle suppose. Lorsqu’on incite ◀les▶ jeunes fiancés à calculer leurs chances de bonheur, on détourne leur attention du problème proprement éthique. En tentant de réduire ou de dissimuler ◀le▶ caractère de pari que revêt objectivement un choix de cet ordre, on donne à croire que tout se ramène à une sagesse, à un savoir ; et non pas à une décision. Or ce savoir ne pouvant être qu’imparfait, et provisoire, devrait se doubler d’une garantie. Et ◀la▶ seule garantie concevable est dans ◀la▶ force de ◀la▶ décision en vertu de laquelle on s’engage pour toute ◀la▶ vie, « advienne que pourra ». Mais justement cette décision comme telle paraît secondaire ou superflue dans ◀la▶ mesure où ◀l’▶on se persuade qu’il s’agit avant tout de calcul…
D’où je conclus qu’il serait plus conforme à ◀l’▶essence du mariage, et au réel, d’enseigner aux jeunes gens que leur choix relève toujours d’une sorte d’arbitraire, dont ils s’engagent à assumer ◀les▶ suites, heureuses ou non. Ce n’est pas là un éloge du « coup de tête » : car tant que ◀l’▶on peut calculer, j’admets qu’il est stupide de s’en priver. Mais je dis que ◀la▶ garantie d’une union raisonnable en apparences n’est jamais dans ces apparences. Elle est dans ◀l’▶événement irrationnel d’une décision prise en dépit de tout, et qui fonde une nouvelle existence, initiant un risque nouveau.
Écartons tout malentendu : irrationnel ne signifie nullement sentimental.
Choisir une femme pour en faire son épouse, ce n’est pas dire à Mademoiselle Untel : « Vous êtes ◀l’▶idéal de mes rêves, vous comblez et au-delà tous mes désirs, vous êtes ◀l’▶Iseut toute belle et désirable — et munie d’une dot adéquate — dont je veux être ◀le▶ Tristan ». Car ce serait là mentir et ◀l’▶on ne peut rien fonder qui dure sur ◀le▶ mensonge. Il n’y a personne au monde qui puisse me combler : à peine comblé je changerais ! Choisir une femme pour en faire son épouse, c’est dire à Mademoiselle Untel : « Je veux vivre avec vous telle que vous êtes. » Car cela signifie en vérité : « c’est vous que je choisis pour partager ma vie, et voilà ◀la▶ seule preuve que je vous aime ».
(Vraiment, pour dire : Ce n’est que cela ! — comme ◀le▶ diront beaucoup de jeunes gens qui s’attendent, en vertu du mythe, à je ne sais quels transports divins — il faut n’avoir connu que peu de solitude et peu d’angoisse, très peu de solitaire angoisse.)
Seule une décision de cet ordre, irrationnelle mais non sentimentale, sobre mais sans aucun cynisme, peut servir de point de départ à une fidélité réelle ; et je ne dis pas à une fidélité qui soit une recette de « bonheur », mais bien à une fidélité qui soit possible, n’étant pas compromise en germe par un calcul forcément inexact.
4. Sur ◀la▶ fidélité
On fausse ◀l’▶éthique du mariage en faisant de ◀la▶ promesse de fidélité un problème, alors que ◀le▶ problème ne devrait se poser qu’à partir de cette promesse, considérée comme absolue. ◀La▶ problématique du mariage n’est pas du cur, mais du quomodo. « ◀L’▶éthique ne commence pas, dit Kierkegaard, dans une ignorance qu’il faudrait muer en savoir, mais dans un savoir qui exige sa réalisation. » Ce n’est pas ◀l’▶engagement qui est problématique, mais ◀les▶ conséquences qu’il entraîne. (De même on fausse ◀la▶ théologie en partant du « problème de Dieu » — exactement comme si ◀l’▶on ne croyait pas — alors que ◀le▶ seul vrai problème est de savoir comment Lui obéir.)
Car ◀la▶ fidélité est sans raisons — ou elle n’est pas — comme tout ce qui porte une chance de grandeur. (Comme ◀la▶ passion !)
◀Les▶ moralistes et certains sociologues (dont Engels) ont essayé de prouver que ◀la▶ monogamie est naturelle, et de plus qu’elle est salutaire. Cela se discute à ◀l’▶infini. Et cela nous sera des plus utile dès que ◀les▶ hommes se régleront sur ◀la▶ raison et ◀l’▶intérêt : quand ils n’auront plus de passions, quand ils cesseront de préférer ◀l’▶erreur comme telle, quand ils cesseront de mériter cet inquiétant nom d’homme, au sens actuel.
Car pour ceux du siècle présent, je pense que ◀la▶ fidélité se définit comme ◀la▶ moins naturelle des vertus, et ◀la▶ plus désavantageuse pour ◀le▶ « Bonheur ». À leurs yeux et dans leur langage, ◀la▶ fidélité conjugale est ◀le▶ succès d’un effort « inhumain ». Leur revendication fondamentale : leur religion de ◀la▶ vie, s’y oppose diamétralement. Ils considèrent ◀la▶ fidélité comme une discipline imposée (aux humeurs et désirs spontanés) par un absurde et cruel parti pris ; ou comme une abstention prudente… Ou encore ils y voient ◀l’▶effet d’une impuissance à vivre largement, d’un goût mesquin pour ◀le▶ confort et ◀le▶ conforme ; d’un défaut d’imagination ; d’une timidité méprisable ; d’un calcul d’intérêt sordide… ◀L’▶habitude des modernes, leur nature acquise, c’est d’exploiter chaque situation au maximum et pour elle-même, sans plus se référer à rien qui « juge » et qui « mesure » ◀la▶ jouissance qu’on en tire. Seul un respect acquis de ◀l’▶ordre social soutient encore, en fait, ◀l’▶idée de fidélité. Mais ◀l’▶obstacle n’est pas sérieux, on ◀le▶ tourne de tous ◀les▶ côtés. Voyez ◀les▶ excuses invoquées par ◀le▶ mari qui trompe sa femme ; il dit tantôt : « Cela n’a pas d’importance, cela ne change rien à nos rapports, c’est une passade, une erreur sans lendemain » et tantôt : « C’est tellement vital pour moi, tellement plus important que toutes vos petites morales et garanties de bonheur bourgeois ! » Du cynisme au tragique romantique, il n’y a pas de contradiction profonde, nous ◀l’▶avons vu95. Dans ◀les▶ deux cas, il s’agit de s’évader hors de tout engagement concret, considéré comme une odieuse limitation.
Pour moi, renonçant d’emblée à toute apologie rationaliste ou hédoniste, je ne parlerai que d’une fidélité observée en vertu de ◀l’▶absurde, parce qu’on s’y est engagé, simplement, et que c’est un fait absolu, sur quoi se fonde ◀la▶ personne même des époux.
Il faut bien voir que cette fidélité est à contre-courant des valeurs aujourd’hui vénérées par presque tous. Elle représente ◀le▶ plus profond non-conformisme. Elle nie ◀la▶ croyance commune en ◀la▶ valeur révélatrice du spontané et de ◀la▶ multiplicité des expériences. Elle nie que ◀l’▶être aimé doive réunir, pour être ou pour rester aimable, ◀le▶ plus grand nombre de qualités possible. Elle nie que ◀le▶ but de ◀la▶ fidélité soit ◀le▶ bonheur. Elle affirme scandaleusement que c’est avant tout ◀l’▶obéissance, et en second lieu ◀la▶ volonté de faire une œuvre. Car ◀la▶ fidélité n’est pas du tout une espèce de conservatisme. Elle est plutôt une construction. « Absurde » au moins autant que ◀la▶ passion, elle se distingue de ◀la▶ passion par un refus constant de subir ses rêves, par un besoin constant d’agir pour ◀l’▶être aimé, par une constante prise sur ◀le▶ réel, qu’elle cherche à dominer, non pas à fuir.
Je dis qu’une telle fidélité fonde ◀la▶ personne. Car ◀la▶ personne se manifeste comme une œuvre, au sens ◀le▶ plus large du terme. Elle s’édifie à la manière d’une œuvre, à ◀la▶ faveur d’une œuvre, et aux mêmes conditions, dont la première est ◀la▶ fidélité à quelque chose qui n’était pas, mais que ◀l’▶on crée.
Personne, œuvre, et fidélité : ◀les▶ trois mots ne sont point séparables ou concevables isolément. Et tous ◀les▶ trois supposent un parti pris96, une attitude fondamentale de créateur.
Ainsi, dans ◀la▶ plus humble vie, ◀la▶ promesse de fidélité introduit une chance de faire œuvre, et d’accéder au plan de ◀la▶ personne. (À condition bien entendu que cette promesse ne soit pas faite pour des « raisons » que ◀l’▶on se réserve de répudier un jour, quand elles cesseront de paraître raisonnables ! Si ◀la▶ promesse du mariage est ◀le▶ type même de ◀l’▶acte sérieux, c’est dans ◀la▶ mesure où elle est faite une fois pour toutes. Seul ◀l’▶irrévocable est sérieux.)
Toute vie, fût-elle ◀la▶ plus déshéritée, détient sa chance immédiate de grandeur, et c’est dans ◀la▶ fidélité « absurde » qu’elle pourra ◀la▶ réaliser : quand il y aurait toutes ◀les▶ raisons du monde de dire oui à cette passion éblouissante, — dire non en vertu de ◀l’▶absurde, en vertu d’une promesse ancienne, d’une déraison humaine, d’une raison de foi, d’une promesse faite à Dieu, gagée par Dieu… (Et peut-être, plus tard, après coup, ◀l’▶homme découvre que ◀la▶ folie du sacrifice consenti était ◀la▶ plus grande sagesse ; et que ◀le▶ bonheur qu’il a renoncé lui est rendu, comme Isaac fut rendu à Abraham. Mais alors il n’y songeait pas ! Et il se peut aussi que rien ne compense ◀la▶ perte : nous sommes ici dans un ordre de grandeur où nos mesures et nos équivalences n’ont plus cours.)
Mais savons-nous encore imaginer une grandeur qui n’ait rien de romantique ? Et qui soit ◀le▶ contraire d’une ardeur exaltée ? ◀La▶ fidélité dont je parle est une folie, mais ◀la▶ plus sobre et quotidienne. Une folie de sobriété qui mime assez bien ◀la▶ raison — et qui n’est pas un héroïsme, ni un défi, mais une patiente et tendre application.
◀Le▶ contraire absolu de toute littérature, de tout lyrisme, au sens moderne de ces mots…
Cependant, tout n’est pas encore clair. Tristan lui aussi fut fidèle ! Et toute passion véritable est fidèle. (Pour ne rien dire des successives fidélités de nos « liaisons », et de tous ces Tristans qui ne sont au vrai que des Don Juan au ralenti.) Où est alors ◀la▶ différence ? Et ◀le▶ mari fidèle, ne serait-ce pas simplement celui qui a reconnu dans sa femme une Iseut ?
Lorsque ◀l’▶amant de ◀la▶ légende manichéenne a traversé ◀les▶ grandes épreuves d’initiation, souvenez-vous de ◀la▶ « jeune fille éblouissante » qui ◀l’▶accueille par ces paroles : « Je suis toi-même ! » Ainsi de ◀la▶ fidélité du mythe, et de Tristan. C’est un narcissisme mystique, mais qui s’ignore, naturellement, et qui croit être un vrai amour pour l’autre. ◀L’▶analyse des légendes courtoises nous a révélé que Tristan n’aime pas Iseut mais ◀l’▶amour même, et au-delà de cet amour, ◀la▶ mort, appelée comme ◀la▶ délivrance du moi coupable et asservi. Tristan n’est pas fidèle à une promesse, ni à cet être symbolique, ce beau prétexte qui s’appelle Iseut, mais à sa plus profonde et secrète passion. ◀Le▶ mythe s’empare de ◀l’▶« instinct de mort » inséparable de toute vie créée, et il ◀le▶ transfigure en lui donnant un but essentiellement spirituel. Se détruire, mépriser son bonheur, c’est alors une manière de se sauver et d’accéder à une vie supérieure, ◀la▶ « joie suprême » d’Isolde agonisante. Fidélité qui consume ◀la▶ vie, mais qui consume aussi ◀la▶ faute, et divinise un moi purifié, « innocent » !
De ces origines mystiques, ◀la▶ « fidélité passionnée » n’a gardé parmi nous que ◀l’▶illusion d’accéder à une vie plus ardente. Mais ◀l’▶emprise de cette illusion trahit encore ◀l’▶obscure survivance de ◀la▶ religion primitive. Religion antérieure à notre « instinct » moderne, et qui détient ◀l’▶intime secret de ◀la▶ passion, au-delà de ce que ◀les▶ psychologues peuvent y lire.
« Notre engagement n’était pas pris pour ce monde », écrivait Novalis songeant à sa fiancée perdue. C’est ◀l’▶émouvante formule de ◀la▶ fidélité courtoise ; une négation sans retour de ◀la▶ vie. Mais ◀la▶ fidélité dans ◀le▶ mariage est au contraire un engagement absolument pris pour ce monde. Partant d’une déraison « mystique » (si ◀l’▶on veut), indifférente, sinon hostile au bonheur et à ◀l’▶instinct vital, elle exige un retour au monde réel, tandis que ◀la▶ fidélité courtoise ne signifiait qu’une évasion. Dans ◀le▶ mariage, c’est à l’autre d’abord, et non pas à son moi d’abord, que celui qui aime voue sa fidélité. Et tandis que ◀la▶ fidélité de Tristan était un perpétuel refus, une volonté d’exclure et de nier ◀la▶ création dans sa diversité, d’empêcher ◀le▶ monde d’envahir ◀l’▶âme, ◀la▶ fidélité des époux est ◀l’▶accueil de ◀la▶ créature, ◀la▶ volonté d’accepter l’autre tel qu’il est, dans son intime singularité. Insistons : ◀la▶ fidélité dans ◀le▶ mariage ne peut pas être cette attitude négative qu’on imagine habituellement ; elle ne peut être qu’une action. Se contenter de ne pas tromper sa femme serait une preuve d’indigence et non d’amour. ◀La▶ fidélité veut bien plus : elle veut ◀le▶ bien de ◀l’▶être aimé, et lorsqu’elle agit pour ce bien, elle crée devant elle ◀le▶ prochain. Et c’est alors par ce détour, à travers l’autre, que ◀le▶ moi rejoint sa personne — au-delà de son propre bonheur. Ainsi ◀la▶ personne des époux est une mutuelle création, elle est ◀le▶ double aboutissement de « ◀l’▶amour-action ». Ce qui niait ◀l’▶individu et son naturel égoïsme, c’est cela qui édifie ◀la▶ personne. À ce terme, on découvrira que ◀la▶ fidélité dans ◀le▶ mariage est ◀la▶ loi d’une vie nouvelle ; et non point de ◀la▶ vie naturelle (ce serait ◀la▶ polygamie) — et non plus de ◀la▶ vie pour ◀la▶ mort (c’était ◀la▶ passion de Tristan).
◀L’▶amour fidèle de Tristan détruisait son bonheur et sa vie pour témoigner en faveur de ◀la▶ Nuit, c’est-à-dire du moi glorifié. ◀L’▶amour fidèle dans ◀le▶ mariage chrétien témoigne que ◀la▶ volonté de Dieu, même quand elle ruine notre bonheur, est salutaire.
◀L’▶amour de Tristan et d’Iseut c’était ◀l’▶angoisse d’être deux ; et son aboutissement suprême, c’était ◀la▶ chute dans ◀l’▶illimité, au sein de ◀la▶ Nuit où s’effacent ◀les▶ formes, ◀les▶ visages, ◀les▶ destins singuliers : « Non plus d’Isolde, plus de Tristan, plus aucun nom qui nous sépare ! » Il faut que l’autre cesse d’être l’autre, donc ne soit plus, pour qu’il cesse de me faire souffrir, et qu’il n’y ait plus que « moi-le-monde » !
Mais ◀l’▶amour du mariage est ◀la▶ fin de ◀l’▶angoisse, ◀l’▶acceptation de ◀l’▶être limité, aimé parce qu’il m’appelle à ◀le▶ créer, et qu’il se tourne avec moi vers ◀le▶ Jour afin d’attester notre alliance.
Une vie qui m’est alliée — pour toute ◀la▶ vie, voilà ◀le▶ miracle du mariage. Une vie qui ne veut plus que mon bien, parce qu’il est confondu avec le sien : et si ce n’était pour toute ◀la▶ vie, ce serait encore une menace. (Il y a toujours une telle menace dans ◀l’▶échange de plaisir d’une « liaison ». Mais ◀les▶ modernes savent-ils encore ◀la▶ différence entre un destin que ◀l’▶on assume et une obsession que ◀l’▶on subit ?)
5. Éros sauvé par Agapè
Alors ◀l’▶amour de charité, ◀l’▶amour chrétien, qui est Agapè, paraît enfin dans sa pleine stature : il est ◀l’▶affirmation de ◀l’▶être. Et c’est Éros, ◀l’▶amour-passion, ◀l’▶amour païen, qui a répandu dans notre monde occidental ◀le▶ poison de ◀l’▶ascèse idéaliste — et tout ce qu’un Nietzsche absurdement reproche à ◀l’▶Évangile. C’est Éros, et non pas Agapè, qui a glorifié notre instinct de mort, et qui a voulu ◀le▶ « spiritualiser ». Mais Agapè se venge d’Éros en ◀le▶ sauvant. Car Agapè ne sait pas détruire et ne veut même pas détruire ce qui détruit.
« Je ne veux pas ◀la▶ mort du pécheur, mais sa vie. »
Éros s’asservit à ◀la▶ mort parce qu’il veut exalter ◀la▶ vie au-dessus de notre condition finie et limitée de créatures. Ainsi ◀le▶ même mouvement qui fait que nous adorons ◀la▶ vie nous précipite dans sa négation. C’est ◀la▶ profonde misère, ◀le▶ désespoir d’Éros, sa servitude inexprimable : — en ◀l’▶exprimant, Agapè ◀l’▶en délivre. Agapè sait que ◀la▶ vie terrestre et temporelle ne mérite pas d’être adorée, ni même tuée, mais peut être acceptée dans ◀l’▶obéissance à ◀l’▶Éternel. Voilà ◀le▶ sens de ◀la▶ Révélation ; ◀l’▶au-delà n’est pas ◀la▶ mort divinisante, mais ◀le▶ Jugement du Créateur. C’est ici-bas que notre sort se joue. C’est sur ◀la▶ terre qu’il faut aimer et recevoir ◀le▶ pardon.
◀L’▶homme naturel ne pouvait pas ◀l’▶imaginer. Il était donc condamné à croire Éros, c’est-à-dire à se confier dans son désir ◀le▶ plus puissant, à lui demander ◀la▶ délivrance. Et ◀l’▶Éros ne pouvait ◀le▶ conduire qu’à ◀la▶ mort. Mais ◀l’▶homme qui croit à ◀la▶ révélation de ◀l’▶Agapè voit soudain ◀le▶ cercle s’ouvrir : il est délivré par ◀la▶ foi de sa religion naturelle. Il peut maintenant espérer autre chose, il sait qu’il est une autre délivrance.
Et voici que ◀l’▶Éros à son tour se voit relevé de sa fonction mortelle et délivré de son destin. Dès qu’il cesse d’être un dieu, il cesse d’être un démon 97. Et il retrouve sa juste place, et vivifiante, dans ◀l’▶économie provisoire de ◀la▶ Création, de ◀l’▶humain.
◀Le▶ païen ne pouvait autrement que de faire un dieu de ◀l’▶Éros : c’était son pouvoir ◀le▶ plus fort, ◀le▶ plus dangereux et ◀le▶ plus mystérieux, ◀le▶ plus profondément lié au fait de vivre. Toutes ◀les▶ religions païennes divinisent ◀le▶ Désir. Toutes cherchent un appui et un salut dans ◀le▶ Désir, qui devient aussitôt, et par là même, ◀le▶ pire ennemi de ◀la▶ vie, ◀la▶ séduction du Rien. Mais dès lors que ◀le▶ Verbe s’est fait chair et qu’il nous a parlé en mots humains, nous avons appris cette nouvelle : ce n’est pas ◀l’▶homme qui doit se délivrer lui-même, c’est Dieu qui ◀l’▶a aimé le premier, et qui s’est approché de lui. ◀Le▶ salut n’est plus au-delà, toujours plus haut, dans ◀l’▶ascension interminable du Désir qui consume ◀la▶ vie, mais ici-bas, dans ◀l’▶obéissance à ◀la▶ Parole.
Et qu’aurions-nous alors à craindre du désir ? Cela seulement : qu’il nous détourne d’obéir. Mais il perd sa puissance absolue quand nous cessons de ◀le▶ diviniser. Et c’est ce qu’atteste ◀l’▶expérience de ◀la▶ fidélité dans ◀le▶ mariage. Car cette fidélité se fonde justement sur ◀le▶ refus initial et juré de « cultiver » ◀les▶ illusions de ◀la▶ passion, de leur rendre un culte secret, et d’en attendre un mystérieux surcroît de vie.
J’essaierai de ◀le▶ faire concevoir par ◀l’▶examen d’un fait connu. ◀Le▶ christianisme a proclamé ◀l’▶égalité parfaite des sexes, et cela de ◀la▶ manière ◀la▶ plus précise :
◀La▶ femme n’a pas autorité sur son propre corps, mais c’est ◀le▶ mari ; et pareillement ◀le▶ mari n’a pas autorité sur son propre corps, mais c’est ◀la▶ femme. (I. Cor. 7.)
◀La▶ femme étant ◀l’▶égale de ◀l’▶homme, elle ne peut donc être ◀le▶ but idéal de ◀l’▶homme98. En même temps, elle échappe à ◀l’▶abaissement bestial qui tôt ou tard est ◀la▶ rançon d’une divinisation de ◀la▶ créature. Mais cette égalité ne doit pas être entendue au sens moderne et revendicateur. Elle procède du mystère de ◀l’▶amour, elle n’est que ◀le▶ signe et ◀la▶ démonstration du triomphe d’Agapè sur Éros. Car ◀l’▶amour réellement réciproque exige et crée ◀l’▶égalité de ceux qui s’aiment. Dieu manifeste son amour pour ◀l’▶homme en exigeant que ◀l’▶homme soit saint comme Dieu est saint. Et ◀l’▶homme témoigne de son amour pour une femme en ◀la▶ traitant comme une personne humaine totale, — non comme une fée de ◀la▶ légende mi-déesse mi-bacchante, rêve et sexe.
Mais remontons de ces prémisses générales à ◀la▶ psychologie ◀la▶ plus concrète de ◀la▶ relation des égaux. ◀L’▶exercice de ◀la▶ fidélité envers une femme accoutume à considérer ◀les▶ autres femmes d’une manière tout à fait nouvelle, inconnue au monde de ◀l’▶Éros : comme des personnes, non plus comme des reflets ou des objets. Cet « exercice spirituel » développe des facultés neuves de jugement, de possession de soi et de respect99. Au contraire de ◀l’▶homme érotique, ◀l’▶homme de ◀la▶ fidélité ne cherche plus à voir dans une femme seulement ce corps intéressant ou désirable, seulement ce geste involontaire ou cette expression fascinante, mais il pressent, à peine tenté, ◀le▶ mystère difficile et grave d’une existence autonome, étrangère, d’une vie totale dont il n’a désiré vraiment qu’un illusoire ou fugitif aspect, projeté peut-être par sa seule rêverie. Alors ◀la▶ tentation se dissipe, déconcertée, au lieu de se faire obsédante, et ◀la▶ fidélité se garantit par ◀la▶ lucidité qu’elle développe. ◀L’▶emprise du mythe faiblit d’autant ; et s’il reste improbable qu’elle s’abolisse jamais sans laisser de traces dans ◀le▶ cœur d’un homme moderne — du moins perd-elle son efficace : ce n’est plus elle qui détermine ◀la▶ personne.
En d’autres termes, on pourrait dire que ◀la▶ fidélité se garantit elle-même contre ◀l’▶infidélité, du simple fait qu’elle habitue à ne plus séparer ◀le▶ désir et ◀l’▶amour. Car si ◀le▶ désir va vite et n’importe où, ◀l’▶amour est lent et difficile, il engage vraiment toute une vie, et il n’exige pas moins que cet engagement pour révéler sa vérité. Et c’est pourquoi ◀l’▶homme qui croit au mariage ne peut plus croire sérieusement au « coup de foudre », et encore moins à ◀la▶ « fatalité » de ◀la▶ passion. ◀Le▶ « coup de foudre » est sans doute une légende accréditée par Don Juan, comme ◀la▶ « fatalité » de ◀la▶ passion est accréditée par Tristan. Excuse et alibi qui ne peuvent tromper que celui qui veut être trompé, parce qu’il y trouve son intérêt ; figures de rhétorique romanesque, et acceptables à ce titre, mais qu’il serait assez absurde de confondre avec des vérités psychologiques.
Notre analyse du mythe nous a fait voir pourquoi ◀l’▶on aime croire à ◀la▶ fatalité, qui est ◀l’▶alibi de ◀la▶ culpabilité : « Ce n’est pas moi qui ai commis ◀la▶ faute, je n’y étais pas, c’est cette puissance fatale qui agissait en lieu et place de ma personne. » Pieux mensonge du servant d’Éros. Mais de combien de complaisances secrètes se compose une « fatalité » !
Quant au coup de foudre, il est censé justifier ◀les▶ écarts de Don Juan. Toute ◀la▶ littérature nous engage à y voir ◀la▶ preuve d’une très puissante nature sensuelle. Don Juan, ◀l’▶homme des coups de foudre et de ◀la▶ vie « orageuse », serait une sorte de surhomme, de surmâle. Mythe d’une puissance indéfinie et qui domine ◀les▶ contingences morales. Mais alors, on peut être certain qu’un pareil mythe est né de ◀la▶ rêverie des impuissants. Et en effet, ◀la▶ conduite de Don Juan est bien typique d’une certaine déficience sexuelle. C’est dans ◀l’▶état de fatigue générale, et sexuellement localisée, que ◀le▶ corps se voit porté à ces brusques écarts, comparables aux calembours qui obsèdent un esprit fatigué : on se laisse aller à des « rapprochements » idiots. Par contre, dans un état normal du corps et de ◀l’▶esprit, ◀le▶ risque de coup de foudre est à peu près éliminé. Il apparaît ainsi que ◀la▶ monogamie, normalisant ◀les▶ rapports sexuels, est ◀la▶ meilleure garantie du plaisir, c’est-à-dire de ◀l’▶Éros purement charnel, et non du tout divinisé100.
On objecte alors que ◀le▶ mariage ne serait plus que ◀le▶ « tombeau de ◀l’▶amour ». Mais c’est encore ◀le▶ mythe, naturellement, qui nous ◀le▶ fait croire, avec son obsession de ◀l’▶amour contrarié. Il serait plus vrai de dire avec Benedetto Croce que « ◀le▶ mariage est ◀le▶ tombeau de ◀l’▶amour sauvage »101 (et plus communément du sentimentalisme).
◀L’▶amour sauvage et naturel se manifeste par ◀le▶ viol, preuve d’amour chez tous ◀les▶ barbares. Mais ◀le▶ viol, comme ◀la▶ polygamie, révèle que ◀l’▶homme n’est pas encore en mesure de concevoir ◀la▶ réalité de ◀la▶ personne chez ◀la▶ femme. C’est autant dire qu’il ne sait pas encore aimer. ◀Le▶ viol et ◀la▶ polygamie privent ◀la▶ femme de sa qualité d’égale — en ◀la▶ réduisant à son sexe. ◀L’▶amour sauvage dépersonnalise ◀les▶ relations humaines. Par contre, ◀l’▶homme qui se domine, ce n’est pas faute de « passion » (au sens de tempérament) mais c’est qu’il aime, justement, et qu’en vertu de cet amour, il refuse de s’imposer, il se refuse à une violence qui nie et détruit ◀la▶ personne. Il prouve ainsi qu’il veut d’abord ◀le▶ bien de l’autre. Son égoïsme passe par l’autre. On admettra que c’est une révolution sérieuse.
Et nous pourrons maintenant dépasser ◀la▶ formule toute négative et privative de Croce, et définir enfin ◀le▶ mariage comme cette institution qui contient ◀la▶ passion non plus par ◀la▶ morale, mais par ◀l’▶amour.
6. ◀Les▶ paradoxes de ◀l’▶Occident
Ces quelques remarques sur ◀la▶ passion et ◀le▶ mariage mettent en lumière ◀l’▶opposition fondamentale de ◀l’▶Éros et de ◀l’▶Agapè, c’est-à-dire des deux religions qui se disputent notre Occident.
◀La▶ connaissance de ce conflit, de ses origines historiques et psychologiques, de son enjeu spirituel, me paraît devoir entraîner ◀la▶ révision d’un certain nombre de jugements courants, dans ◀le▶ domaine de ◀l’▶éthique d’abord, mais aussi dans celui de ◀la▶ culture et de sa philosophie. Au terme de cet essai, il suffira sans doute de dégager ◀le▶ principe de correction que nos recherches sur ◀la▶ passion peuvent établir.
◀Les▶ Orientaux caractérisent ◀l’▶Europe par ◀l’▶importance qu’elle donne aux forces passionnelles. Ils y voient ◀l’▶héritage du christianisme et ◀le▶ secret de notre dynamisme. Et il est vrai que ces trois termes : christianisme, passion, dynamisme, correspondent aux trois traits dominants de ◀la▶ psyché occidentale. De là vient ◀l’▶impression d’évidence qu’entraînent de pareils jugements.
Cependant, si ◀les▶ conclusions de notre examen du mythe courtois sont justes, il faudra corriger sensiblement ce schéma de ◀l’▶Occident chrétien.
Tout d’abord : ce n’est pas ◀le▶ christianisme qui a fait naître ◀la▶ passion, mais c’est une hérésie d’origine orientale. Cette hérésie s’est répandue d’abord dans ◀les▶ contrées ◀les▶ moins christianisées, précisément, là où ◀les▶ religions païennes menaient encore une vie secrète. ◀L’▶amour-passion n’est pas ◀l’▶amour chrétien, ni même ◀le▶ « sous-produit du christianisme » ou ◀le▶ « changement d’adresse d’une force que ◀le▶ christianisme a réveillée et orientée vers Dieu »102. Il est plutôt ◀le▶ sous-produit de ◀la▶ religion manichéenne. Plus exactement, il est né de ◀la▶ complicité de cette religion avec nos plus vieilles croyances, et du conflit de ◀l’▶hérésie qui en résulta avec ◀l’▶orthodoxie chrétienne. Première correction d’importance.
Ensuite, il est urgent de rappeler que ◀le▶ fameux « dynamisme occidental » procède de deux sources distinctes.
Si c’est notre délire guerrier que ◀l’▶on entend désigner par ce terme, il se rattache de ◀la▶ manière ◀la▶ plus précise, historiquement, à ◀la▶ passion103. Comme ◀la▶ passion, ◀le▶ goût de ◀la▶ guerre procède d’une conception de ◀la▶ vie ardente qui est un masque du désir de mort. Dynamisme inverti, et autodestructeur.
Mais l’autre aspect du dynamisme occidental, j’entends notre génie technique, ne saurait être un seul instant ramené à ◀la▶ passion. ◀L’▶attitude humaine qu’il révèle est ◀l’▶antithèse exacte de ◀la▶ passion : c’est une affirmation de ◀la▶ valeur des choses créées, de ◀la▶ matière, et une application de ◀l’▶esprit au monde visible. ◀La▶ passion ni ◀la▶ foi hérétique dont elle est née ne sauraient proposer comme but à notre vie ◀la▶ maîtrise de ◀la▶ Nature, puisque c’est là ◀le▶ but et ◀la▶ fonction originelle du Démiurge, et puisque ◀le▶ salut est justement d’échapper à sa loi démoniaque.104
Faut-il voir à ◀la▶ source de cet aspect ◀le▶ plus réel de ◀l’▶activisme européen une sorte de tempérament continental ? Ou quelque influence indirecte de ◀l’▶ambition chrétienne définie par ◀l’▶Apôtre (Romains 8), et qui tendrait à restaurer ◀le▶ Cosmos dans sa loi primitive, troublée par ◀le▶ péché ? ◀La▶ volonté chrétienne de transformer ◀le▶ pécheur dans son âme et dans sa conduite a entraîné en Occident ◀l’▶idée de transformer ◀le▶ milieu humain (d’où ◀le▶ mythe de ◀la▶ révolution), puis ◀l’▶idée de transformer ◀le▶ milieu naturel (d’où ◀la▶ technique). Reste à savoir si ◀le▶ christianisme, accueilli par ◀les▶ Indes ou ◀la▶ Chine, y eût produit ◀les▶ mêmes effets. Mais ◀la▶ réponse n’importe pas ici : il nous suffit de marquer que ◀les▶ éléments occidentaux-chrétiens (c’est-à-dire créateurs) du dynamisme européen, sont orientés par une volonté exactement contraire à celle de passion.
Ce qui peut induire en erreur, et ce qui a introduit de fait une fatale erreur dans ◀l’▶activisme moderne, c’est ◀la▶ collusion de ◀la▶ guerre et de notre génie technique. À partir de ◀la▶ Révolution, ◀la▶ guerre devenant « nationale » exige ◀la▶ collaboration de toutes ◀les▶ forces créatrices, et en particulier de ◀la▶ technique. C’est alors ◀la▶ passion nationale et guerrière qui va devenir ◀le▶ principal moteur de ◀la▶ recherche mécanique : on ◀l’▶a bien vu depuis 1915. Mais cette union tout à fait monstrueuse des forces de mort et des forces créatrices va dénaturer à la fois ◀la▶ guerre et ◀le▶ génie technique. ◀La▶ guerre mécanisée évacue ◀la▶ passion ; et ◀la▶ technique en devenant mortelle, trahit ◀les▶ ambitions dont elle est née. Il se peut que ◀l’▶Occident succombe à ce destin qu’il s’est forgé. Mais il est clair que ce n’est pas ◀le▶ christianisme — comme ◀le▶ répètent tant de publicistes — qui est responsable de ◀la▶ catastrophe. ◀L’▶esprit catastrophique de ◀l’▶Occident n’est pas chrétien105. Il est tout au contraire manichéen. C’est ce qu’ignorent communément ceux qui assimilent ◀le▶ christianisme et ◀l’▶Occident, comme si tout ◀l’▶Occident était chrétien. Si donc ◀l’▶Europe succombe à son mauvais génie, ce sera pour avoir trop longtemps cultivé ◀la▶ religion antichrétienne de ◀la▶ passion.
Faut-il conclure que ◀la▶ passion serait ◀la▶ tentation orientale de ◀l’▶Occident ? S’il est vrai qu’elle ne s’est développée dans notre histoire et nos cultures qu’à partir des xiie et xiiie siècles, et par ◀l’▶impulsion décisive de ◀l’▶hérésie méridionale, il apparaît que c’est du Proche-Orient et de ◀l’▶Iran, sources certaines de ◀l’▶hérésie, que nous sont venues nos « mortelles » croyances. Mais dira-t-on, ces mêmes croyances n’ont pas produit ◀les▶ mêmes effets parmi ◀les▶ peuples de ◀l’▶Orient ? C’est qu’elles n’y ont pas trouvé ◀les▶ mêmes obstacles.
Ainsi notre chance dramatique est d’avoir résisté à ◀la▶ passion par des moyens prédestinés à ◀l’▶exalter. Telle fut ◀la▶ tension permanente d’où jaillirent nos plus belles créations. Mais ce qui produit ◀la▶ vie produit aussi ◀la▶ mort. Il suffit qu’un accent se déplace pour que ◀le▶ dynamisme change de signe.
C’est en fin de compte dans ◀l’▶attitude religieuse des Occidentaux, et dans ◀l’▶institution ◀la▶ plus typique de leur morale : ◀le▶ mariage, qu’il sera désormais possible de repérer avec assez de précision ce déplacement d’accent dont tout dépend.
Il est certain que ◀l’▶Occidental christianisé se distingue du mystique oriental par son pouvoir d’approfondir ◀l’▶être créé dans ce qu’il a de particulier. C’est tout ◀le▶ secret de notre fidélité. ◀La▶ sagesse orientale cherche ◀la▶ connaissance dans ◀l’▶abolition progressive du divers. Nous, nous cherchons ◀la▶ densité de ◀l’▶être dans ◀la▶ personne distincte, sans cesse approfondie comme telle. « D’autant plus nous connaissons ◀les▶ choses particulières, d’autant plus nous connaissons Dieu », dit Spinoza. Cette attitude, qui définit mon Occident, définit en même temps ◀les▶ conditions profondes de ◀la▶ fidélité, de ◀la▶ personne, du mariage, — et du refus de ◀la▶ passion. Elle suppose ◀l’▶acceptation du différent, et donc de ◀l’▶incomplet, ◀la▶ prise sur ◀le▶ concret dans ses limitations. ◀Le▶ chrétien prend ◀le▶ monde tel qu’il est, et non point tel qu’il peut ◀le▶ rêver. Son activité « créatrice » consiste alors à retrouver en profondeur toute ◀la▶ diversité du monde créé ; et c’est ainsi que ◀la▶ Renaissance définit ◀l’▶homme : un microcosme.
Tout ce qui détruit cette volonté centrale, ou en dévie, compromet ◀la▶ fidélité, et donne des chances nouvelles à ◀la▶ passion. C’est notre vie et notre mort. Et c’est pourquoi ◀la▶ crise moderne du mariage est ◀le▶ signe ◀le▶ moins trompeur d’une décadence occidentale. Il en est d’autres, certes, dans ◀les▶ domaines ◀les▶ plus divers : ◀le▶ culte du nombre, ◀la▶ poésie de ◀l’▶évasion, ◀l’▶envahissement de ◀la▶ culture par ◀les▶ passions nationalistes : tout ce qui tend à ruiner ◀la▶ personne. Mais ce sont là des phénomènes complexes et collectifs, qui échappent en partie aux vues individuelles. ◀Le▶ « signe » de ◀la▶ crise du mariage nous parle et nous avertit mieux : aucun autre n’est plus sensible et quotidien, plus intimement vérifiable.
7. Au-delà de ◀la▶ tragédie106
Ce diagnostic, à bien des égards, peut apparaître comme ◀le▶ bilan d’une décadence : mythe dégradé, mariage en crise, formes et conventions décriées, extension du délire passionnel aux domaines où il peut entraîner ◀la▶ destruction de notre civilisation. Tout cela est, tout cela nous menace, et d’autant plus qu’on voudrait ◀le▶ nier. Cependant, à plusieurs reprises, ◀la▶ connaissance de ces périls nous a fait entrevoir des possibilités de ◀les▶ surmonter. Par exemple, il se peut que ◀l’▶Europe, après une crise totalitaire (et supposé qu’elle n’y succombe point), retrouve ◀le▶ sens d’une fidélité gagée au moins sur des institutions solides, à ◀la▶ mesure de ◀la▶ personne. Il se peut que ◀les▶ excès mêmes de ◀la▶ passion provoquent et recréent des résistances, c’est-à-dire des formes nouvelles, ramenant alors un âge classique…
Mais après tout, n’est-ce pas encore une tentation de ◀la▶ passion que ce souci des lendemains qui obsède aujourd’hui tant de fronts ? Notre vie ne se joue pas dans ◀l’▶au-delà temporel, mais dans ◀les▶ décisions toujours actuelles qui fondent notre fidélité. Quoi qu’il arrive, heur ou malheur, ◀le▶ sort du monde nous importe bien moins que ◀la▶ connaissance de nos devoirs présents. Car « ◀la▶ figure de ce monde passe », mais ◀l’▶obéissance est toujours hic et nunc, dans ◀l’▶acte de ◀l’▶Éternel où notre espoir se fonde.
Deux thèmes de réflexion, amorcés çà et là dans ces pages, pourront en constituer ◀la▶ conclusion ouverte. J’ai tenté de débrouiller certains problèmes posés en termes d’histoire et de psychologie : mais ◀les▶ constatations tout objectives auxquelles je me suis vu conduit ne sont pas suffisantes en soi. Elles commandent certaines décisions. Elles introduisent à une problématique nouvelle, et qui n’est pas toujours aussi simpliste que ◀le▶ dilemme passion-fidélité peut nous ◀le▶ faire croire. De fait, on ne connaît jamais que ◀les▶ problèmes dont on pressent au moins ◀la▶ solution, ◀le▶ dépassement. Or ◀le▶ moyen de dépasser notre dilemme ne saurait être ◀la▶ pure et simple négation de l’un de ses termes. Je ◀l’▶ai dit et j’y insiste encore : condamner ◀la▶ passion en principe, ce serait vouloir supprimer l’un des pôles de notre tension créatrice. De fait, cela n’est pas possible. ◀Le▶ philistin qui « condamne » de ◀la▶ sorte et à priori toute passion, c’est qu’il n’en a connu aucune, et qu’il est en deçà du conflit. Pour cet homme-là ◀le▶ seul progrès concevable est dans ◀la▶ crise de sa sécurité, c’est-à-dire dans ◀le▶ drame passionnel. Mais au-delà de ◀la▶ passion vécue jusqu’à ◀l’▶impasse mortelle, que pouvons-nous désormais entrevoir ? ◀Les▶ deux thèmes que je vais esquisser indiquent deux voies de dépassement, dans ◀la▶ ligne de cet ouvrage, mais au-delà du schématisme inhérent à tout exposé.
Le premier thème peut être situé par rapport à un drame personnel dont ◀les▶ données biographiques nous sont suffisamment connues. On sait que ◀l’▶événement qui devint pour Kierkegaard ◀le▶ point de départ de toute sa réflexion, fut ◀la▶ rupture de ses fiançailles avec Régine. ◀La▶ cause intime de cette rupture nous demeure en partie mystérieuse107 : c’est « ◀le▶ secret » essentiellement impartageable et indicible, qui s’opposait aux yeux de Kierkegaard à un mariage heureux selon ◀le▶ monde. Ici ◀l’▶obstacle indispensable à ◀la▶ passion est d’une nature à tel point subjective, singulière et incomparable, qu’on ne saurait en pressentir ◀la▶ gravité sans invoquer ◀la▶ foi de Kierkegaard. Selon lui, ◀l’▶homme fini et pécheur ne saurait entretenir avec son Dieu, — qui est ◀l’▶Éternel et ◀le▶ Saint— que des relations d’amour mortellement malheureux. « Dieu crée tout ex nihilo » et celui que Dieu élit par son amour, « il commence par ◀le▶ réduire à néant ». Du point de vue du monde et de ◀la▶ vie naturelle, Dieu apparaît alors comme « mon ennemi mortel ». Nous nous heurtons ici à ◀l’▶extrême limite, à ◀l’▶origine pure de ◀la▶ Passion, — mais du même coup nous sommes jetés au cœur même de ◀la▶ foi chrétienne ! Car voici : cet homme mort au monde, tué par ◀l’▶amour infini, devra marcher maintenant et vivre dans ◀le▶ monde comme s’il n’avait pas d’autre tâche ni plus urgente ni plus haute. Ce « chevalier de ◀la▶ foi », quand on ◀le▶ rencontre, n’a l’air de rien de surhumain : « il ressemble à un percepteur » et se conduit comme n’importe quel honnête bourgeois. Et pourtant « il a tout renoncé dans une infinie résignation, et s’il a tout ressaisi par ◀la▶ suite, c’est en vertu de ◀l’▶absurde (c’est-à-dire de ◀la▶ foi). Il fait sans cesse ◀le▶ saut dans ◀l’▶infini, mais avec une telle correction et une telle certitude qu’il retombe sans cesse dans ◀le▶ fini, et qu’on ne remarque en lui rien que de fini108… »
Ainsi ◀l’▶extrême de ◀la▶ passion, ◀la▶ mort d’amour, initie une vie nouvelle, où ◀la▶ passion ne cesse d’être présente, mais sous ◀l’▶incognito ◀le▶ plus jaloux : car elle est bien plus que royale, elle est divine. Et dans ◀l’▶analogie de ◀la▶ foi, ◀l’▶on peut alors concevoir que ◀la▶ passion — quel que soit ◀l’▶ordre où elle se manifeste — ne trouve son au-delà réel et son salut que par cette action d’obéissance qui est ◀la▶ vie de fidélité.
Vivre alors « comme tout le monde », mais « en vertu de ◀l’▶absurde », c’est une scandaleuse tricherie aux yeux de qui ne croit pas à ◀l’▶absurde ; mais c’est plus qu’une synthèse, et infiniment plus et autre chose qu’une « solution », pour qui croit que Dieu est fidèle, et que ◀l’▶amour ne trompe jamais ◀l’▶aimé.
Certes, Kierkegaard ne parvint à « ressaisir » ◀le▶ monde fini que dans ◀la▶ conscience de sa perte, infiniment féconde pour son génie ; il ne recouvra pas Régine, mais ne cessa jamais de ◀l’▶aimer et de lui dédier toute son œuvre. Et c’est peut-être que cette œuvre était ◀le▶ lieu de sa fidélité ◀la▶ plus réelle. Pourquoi chercher ailleurs que dans ◀la▶ vocation vraiment unique du Solitaire, ◀le▶ secret de son échec humain ? D’autres reçoivent une autre vocation, épousent Régine, et ◀la▶ passion revit dans leur mariage, mais alors « en vertu de ◀l’▶absurde ». Et ils s’étonnent chaque jour de leur bonheur.
(Ces choses-là sont trop simples et totales pour qu’un discours vienne mettre ses délais entre ◀la▶ question qu’elles nous posent et ◀la▶ réponse de notre vie.)
Le second thème que j’esquisserai n’est peut-être pas d’une nature essentiellement hétérogène. Peut-être même doit-il être conçu comme un aspect particulier du mouvement de retour de ◀la▶ passion, tel que ◀l’▶a décrit Kierkegaard.
Au sommet de ◀l’▶ascension spirituelle qu’il nous raconte dans ◀le▶ langage de ◀la▶ plus ardente passion, saint Jean de la Croix connaît que ◀l’▶âme atteint un état de présence parfaite à ◀l’▶objet aimant de ◀l’▶amour, et c’est ce qu’il nomme ◀le▶ mariage mystique. ◀L’▶âme se comporte alors à l’endroit de son amour avec une sorte d’indifférence quasi divine. Elle est au-delà du doute et de ◀la▶ distinction ressentie comme un déchirement ; elle ne désire plus rien que son amour ne veuille, elle est une avec lui dans ◀la▶ dualité, qui n’est plus qu’un dialogue de grâce et d’obéissance. Et ◀le▶ désir de ◀la▶ plus haute passion se voit alors comblé sans cesse dans ◀l’▶acte même d’obéir, en sorte qu’il n’est plus en ◀l’▶âme de brûlure, ni même de conscience de ◀l’▶amour, mais seulement ◀la▶ sobriété heureuse de ◀l’▶agir.
Dans ◀l’▶analogie de ◀la▶ foi, ◀l’▶on peut alors concevoir que ◀la▶ passion, née du mortel désir d’union mystique, ne saurait être dépassée et accomplie que par ◀la▶ rencontre d’un autre, par ◀l’▶admission de sa vie étrangère, de sa personne à tout jamais distincte, mais qui offre une alliance sans fin, initiant un dialogue vrai. Alors ◀l’▶angoisse comblée par ◀la▶ réponse, ◀la▶ nostalgie comblée par ◀la▶ présence cessent d’appeler un bonheur sensible, cessent de souffrir, acceptent notre jour. Et alors ◀le▶ mariage est possible. Nous sommes deux dans ◀le▶ contentement.
Une dernière fois pourtant nous reprendrons un parti de sobriété. ◀Les▶ mariés ne sont pas des saints, et ◀le▶ péché n’est pas comme une erreur à laquelle on renoncerait un beau jour pour adopter une vérité meilleure. Nous sommes sans fin ni cesse dans ◀le▶ combat de ◀la▶ nature et de ◀la▶ grâce. Sans fin ni cesse, malheureux puis heureux. Mais ◀l’▶horizon n’est plus ◀le▶ même. Une fidélité gardée au nom de ce qui ne change pas comme nous, révèle peu à peu son mystère : c’est qu’au-delà de ◀la▶ tragédie, il y a de nouveau ◀le▶ bonheur. Un bonheur qui ressemble à ◀l’▶ancien, mais qui n’appartient plus à ◀la▶ forme du monde, car c’est lui qui transforme ◀le▶ monde.