Réponse à l’enquête « Littérature et christianisme » (20 novembre 1938)j k
Tous les problèmes se posent différemment pour un croyant et pour un incroyant. Non pas que leurs données soient▶ différentes. Mais elles n’ont pas le même sens. Je m’explique.
Il n’y a pas une manière chrétienne et une manière athée de réussir une paire de souliers. Les souliers ◀sont▶ bons ou mauvais.
Un roman, de même. Mais tout ce que fait un chrétien, il le dédie à la gloire de Dieu, et c’est là toute la différence. Dira-t-on qu’elle n’◀est▶ guère visible ? En effet, elle ne l’◀est▶ pas. Il n’y a de visible, dans un roman, que sa technique, son métier, sa réussite ou ses défauts. Mais ce qui agira sur le lecteur, en fin de compte — et supposé que l’œuvre ◀soit▶ réussie du point de vue de l’art, donc transparente — c’est l’esprit qui animait l’auteur.
Un roman ne peut « servir » que si l’auteur l’a fait dans un esprit de service. Or tout service qui n’◀est▶ pas le service du Dieu vivant se trouve devenir une servitude. Un romancier communiste doit se préoccuper des résultats politiques de son œuvre : servitude pour l’artiste. Mais un romancier chrétien n’a pas à se préoccuper des résultats. Il ne saurait les prévoir, puisque c’est Dieu seul qui convertit les hommes. L’unique préoccupation de l’artiste chrétien doit ◀être▶ de se maintenir en état de service pendant qu’il crée. Je ◀suis▶ d’accord avec Mauriac : le seul problème ◀est▶ de « purifier la source ». Tout le reste ◀est▶ apologétique, c’est-à-dire mauvaise littérature.
Aux yeux d’un croyant, il n’◀est▶ pas de comparaison possible entre la situation du romancier chrétien et celle du romancier communiste. Car le chrétien comme tel ne sert pas une cause visible, et son service n’◀est▶ pas mesurable à ses « résultats » (scandale ou conversions produites). Le chrétien sert son Dieu, — et ensuite Dieu se sert de lui et de son œuvre comme il Lui plait.
Mais je m’aperçois que ce point de vue ◀est▶ sans doute typiquement protestant (bien que valable pour un catholique). Ceci expliquerait peut-être, dans une certaine mesure, pourquoi « il n’◀est▶ pas question d’une littérature protestante ».
En effet : le protestant ne considère pas que son service en tant qu’artiste puisse ◀être▶ différent de son service en tant qu’homme chrétien, ou cordonnier, ou magistrat. Les « œuvres » — dans tous les sens de ce terme — ne sauraient ◀être▶ pour lui que l’expression de sa foi au sein du monde réel. Elles ne valent rien en elles-mêmes, hors de leur qualité technique. Elles ◀sont▶ un service ; elles ne ◀sont▶ pas au service d’une cause ou d’un parti, ◀fût▶-il baptisé « chrétien ». (Je parle idéalement : nous avons nous aussi une pénible « littérature protestante » d’édification.) Elles ◀sont▶ encore une action de grâce, comme le Magnificat de Bach. Pour préciser : un artiste protestant (Rembrandt, Du Bartas, Selma Lagerlöf, Ramuz) ne cherche pas à persuader le public de la beauté de sa religion, mais cherche à exprimer l’humain dans sa réalité totale, telle que la foi seule la révèle : — et à partir de là ne se posent plus que des problèmes d’ordre technique.
Nous autres écrivains de la Réforme, nous aimerions nous comparer au Jean-Baptiste du fameux retable de Grünewald à Colmar : nos œuvres ne ◀seront▶ jamais que cette main qui désigne le Christ, au-dessus des déserts du monde. « Il faut qu’il croisse et que je diminue. » Et nous dirions de notre public ce que disait de son malade le calviniste Ambroise Paré : « Je le pansay. Dieu le guarit. » Nous ne saurions « guérir » personne. On ne nous demande qu’un diagnostic exact de l’humain, c’est-à-dire, je le répète : une expression vraiment totale et sans réserve de l’homme tel que le voient les yeux de la foi : dans le péché où Dieu le cherche et où la grâce vient le trouver, — presque toujours par d’autres voies que celles qu’il nous plaisait d’imaginer…