Quel est le▶ rôle ◀de▶ ◀l’▶Université dans ◀le▶ pays ? (1939)m
… Quel est ◀le▶ rôle ◀de▶ ◀l’▶Université dans ◀le▶ pays ? Serait-ce ◀de▶ distribuer ◀de▶ ◀l’▶instruction, ◀de▶ vendre au poids des connaissances techniques, grâce auxquelles ◀l’▶étudiant se verrait en mesure ◀de▶ gagner maigrement sa vie dans une profession libérale ? On ◀le▶ croit souvent. Pour ma part, je ne ◀l’▶ai jamais cru, et aujourd’hui moins que jamais. Ce n’est pas à ◀l’▶Université que j’appris ce qu’il faut savoir pour vivre ◀la▶ vie dite sérieuse. Ce qui fait que ◀l’▶on gagne sa vie, ou qu’on supporte ◀de▶ ne ◀la▶ point gagner, vous ◀le▶ savez bien : ce sont des trucs ◀de▶ métier, si j’ose dire, des trucs que ◀l’▶on n’apprend qu’à ◀l’▶expérience. Or ◀l’▶Université ne saurait ◀les▶ donner. Et il serait bien sot, il serait même barbare ◀de▶ ◀le▶ lui reprocher un seul instant. Nous attendons ◀de▶ ◀l’▶Université tout autre chose. Je puis ◀le▶ dire à sa louange : ce que j’ai reçu ◀d’▶elle, de plus précieux, c’est ce qu’elle m’a donné sans ◀le▶ vouloir : une atmosphère, un milieu ◀de▶ vie, et bien au-delà ◀d’▶une instruction : des possibilités ◀de▶ culture, au sens ◀le▶ plus large possible. Cela englobe, évidemment, une certaine somme ◀de▶ connaissances indispensables pour ◀le▶ jour ◀de▶ ◀l’▶examen. Mais cela englobe aussi tant d’autres choses ! Une certaine qualité ◀de▶ loisirs, ◀de▶ réflexions aventureuses, ◀de▶ rêveries et ◀de▶ conversations interminables, — ces stations au café ◀de▶ ◀la▶ Rotonde, ce n’est pas ◀le▶ moment ◀de▶ ◀les▶ oublier ! — ◀la▶ vie nocturne ◀de▶ ◀l’▶étudiant, des lectures qui ne servent à rien, des promenades qui ne mènent à rien, sinon à voir et à sentir comme jamais plus nous ne ◀le▶ ferons plus tard, ◀la▶ couleur ◀de▶ nos pierres après ◀la▶ pluie, et ◀l’▶odeur du lac immobile…
Tout cela peut se résumer ◀d’▶un mot. C’est ◀le▶ romantisme éternel. C’est tout ce que ◀l’▶on aura plus tard toutes ◀les▶ raisons du monde ◀de▶ condamner, mais sans quoi notre vie demeurerait privée ◀de▶ sa plus émouvante saveur.
Je sais : toutes ◀les▶ générations ont cru qu’elles étaient la dernière à cultiver ◀le▶ romantisme. ◀La▶ nôtre se crut la première, parce qu’elle était horriblement surréaliste ! J’ignore si ◀les▶ volées qui ont suivi ont été aussi folles que nous, et s’il serait décent ◀de▶ ◀le▶ souhaiter. Mais c’est avec plus ◀de▶ tendresse que ◀de▶ remords que je me rappelle, ce soir, ces folies-là.
Nous vivions dans une sorte ◀d’▶euphorie constante, coupée ◀de▶ somnolences, ◀d’▶heures ◀de▶ paresse, voire même ◀de▶ gueule ◀de▶ bois — et ◀d’▶accès ◀d’▶enthousiasme pathétiques ! Nous passions des soirées et des nuits que nous imaginions orgiaques, et qui étaient simplement lyriques. Durant des mois ◀d’▶hiver, notre vie tournoyait dans ◀l’▶atmosphère des « Théâtrales » — curieux terme, composé, disait-on, à la manière de bacchanales ou saturnales — ◀les▶ théâtrales, rien de plus évocateur ◀d’▶un état ◀de▶ fête collectif et prolongé… Pendant des mois, ai-je dit, car il fallait d’abord choisir ◀la▶ pièce, puis ◀la▶ préparer, ◀la▶ jouer, ◀la▶ promener pour ◀la▶ rejouer je ne sais combien ◀de▶ fois, un peu plus chaque année. Mais ◀le▶ plus beau, c’était que nous finissions par transformer notre existence entière en un théâtre. Dans cette ville dont ◀les▶ places et ◀les▶ rues sont si pareilles à des décors, ◀la▶ nuit, nous avions ◀l’▶impression ◀de▶ circuler sur une scène perpétuelle. ◀Les▶ bons bourgeois n’étaient plus, à nos yeux, que des sortes ◀de▶ figurants, ignorant tout du sens réel ◀de▶ notre drame. Ils nous voyaient passer, cheveux au vent, des foulards rouges négligemment noués autour du cou, avec des mines fatales ◀d’▶insomnies et des restes ◀de▶ fard aux joues. Nous dansions autour ◀d’▶une flamme invisible à tout autre qu’à nous, et dont nous n’étions même pas toujours sûrs qu’elle fût réelle — mais qu’importait ? Quelques-uns, pourtant, s’y brûlèrent. Et voilà qui me donne à penser qu’il n’y avait pas en jeu, dans tout cela, rien qu’une innocente fantaisie. Il y avait peut-être autre chose. Une espèce ◀de▶ recherche inconsciente ◀de▶ réalités plus vivantes, ◀de▶ drames plus vrais que ceux dont nous faisions ◀la▶ montre… Mais ceci c’est une autre histoire, et qui m’entraînerait assez loin.
… Ne serait-ce pas notre rôle actuel, en Suisse, ◀de▶ maintenir cette tradition du romantisme et des féconds loisirs qui a fait ◀la▶ gloire ◀d’▶une Heidelberg, ◀d’▶une Tubingue, et ◀de▶ tant d’autres petites cités où résonnent aujourd’hui des chants… ◀d’▶une autre espèce ? Ne serait-ce pas à nous ◀de▶ maintenir et ◀d’▶illustrer aux yeux du monde moderne une ◀de▶ ces vérités qu’il méconnaît, mais qui lui survivra sans doute : c’est que ◀la▶ culture n’a jamais prospéré que dans ◀les▶ lieux où ◀le▶ loisir est cultivé, — et non pas méprisé ou condamné comme un péché envers ◀l’▶État.
Il m’a semblé que cette petite morale du loisir ne serait pas déplacée ce soir, dans cette halte du souvenir et ◀de▶ ◀l’▶amitié. Vraiment, quel danger y aurait-il à faire ◀l’▶éloge ◀d’▶une certaine paresse dans une occasion ◀de▶ ce genre ? Ce ne sera jamais, hélas, qu’une fois tous ◀les▶ cent ans !