Nicolas de Flue et la▶ Réforme (août 1939)b
Pour ◀la▶ très grande majorité des Suisses ◀d’▶aujourd’hui, surtout dans ◀les▶ cantons protestants, Nicolas de Flue est une figure quasi mythique, édifiante, et un peu pâlie. C’est avant tout un souvenir scolaire. Nous n’avons guère retenu ◀de▶ son histoire que ◀l’▶image ◀d’▶un ermite à longue barbe qui rétablit ◀la▶ paix civile entre ◀les▶ vieux Confédérés, en prononçant devant ◀la▶ Diète ◀de▶ Stans un discours plein ◀d’▶élévation. Comment prendre vraiment au sérieux un drame qui se dénoue si facilement, un héros dont ◀l’▶activité se résume dans ses « bonnes paroles » ?
◀Les▶ catholiques, par contre, cultivent avec amour ◀le▶ souvenir du solitaire du Ranft, que Rome a dès longtemps béatifié, et que ◀la▶ vénération du peuple, surtout dans ◀les▶ petits cantons, a déjà mis au rang des saints (bien que ◀la▶ canonisation se fasse attendre). Mais là, c’est l’autre aspect ◀de▶ ◀la▶ vie du « Frère Claus » qui est exalté : on parle surtout ◀de▶ ses miracles, ◀de▶ son ascèse, ◀de▶ ses visions, et même parfois des prophéties qu’on lui attribue sur ◀la▶ Réforme et ses « innovations ».
Une suite ◀de▶ hasards m’ayant mis entre ◀les▶ mains, au cours de ◀l’▶été dernier, quelques écrits populaires sur ◀le▶ Bienheureux, ce ne fut pas sans émerveillement que j’entrevis ◀la▶ réalité historique du personnage. À tel point que je n’hésitai pas à en faire ◀le▶ sujet ◀d’▶un drame, qui sera représenté à Zurich en septembre, et pour lequel Arthur Honegger a composé une importante partition chorale. ◀Le▶ choix ◀de▶ ce sujet n’a pas été sans surprendre certains ◀de▶ mes amis protestants, et — pour d’autres raisons sans doute — certains catholiques qui ont bien voulu me ◀le▶ faire sentir. Il m’a semblé que je devais aux uns et aux autres une brève explication, dont ◀l’▶intérêt, je ◀l’▶espère, débordera cette anecdote personnelle. Il m’est apparu, en effet, à mesure que j’avançais dans mon travail, que ◀la▶ figure ◀de▶ Nicolas de Flue pouvait revêtir pour ◀les▶ Suisses ◀d’▶aujourd’hui, et pour ◀les▶ protestants précisément, une signification peut-être toute nouvelle.
◀La▶ vie ◀de▶ Nicolas
Quel fut cet homme, en vérité ? Et peut-on ◀le▶ comprendre, hors de son temps ?
Il naquit à ◀l’▶époque du concile ◀de▶ Constance, et mourut à ◀la▶ fin du xve siècle. Son existence coïncide donc exactement avec la dernière période ◀d’▶unité ◀de▶ ◀l’▶Église occidentale. ◀Le▶ concile ◀de▶ Constance venait de mettre fin au Grand Schisme ◀de▶ ◀la▶ catholicité. Au pape ◀d’▶Avignon, au pape ◀de▶ Rome, à ◀l’▶antipape qu’on avait tenté ◀de▶ leur opposer — et tous ◀les▶ trois s’excommuniaient réciproquement, ainsi que leurs fidèles, en sorte que toute ◀la▶ chrétienté se vit alors frappée ◀d’▶anathème ! — ◀le▶ concile avait substitué un pontife unique et romain. On avait condamné Jean Huss, le premier qui eût osé proclamer ◀la▶ nécessité ◀d’▶une réforme. On ◀l’▶avait fait monter sur ◀le▶ bûcher au mépris ◀de▶ ◀la▶ parole donnée. Il semblait que ◀la▶ chrétienté se regroupait, non sans résignation, autour du siège ◀de▶ Saint-Pierre raffermi dans sa Primauté. Mais une discipline extérieure ne pouvait pas tromper ◀les▶ âmes. Et ◀la▶ vie même ◀de▶ Nicolas de Flue nous en donne une preuve édifiante.
Dès son enfance, nous ◀le▶ voyons s’astreindre aux « œuvres » ◀de▶ ◀la▶ religion qui est alors celle ◀de▶ tous — mais avec une conscience bizarrement scrupuleuse. Il ne prend aucune nourriture ◀le▶ vendredi, et peu à peu s’exerce à jeûner également d’autres jours. Sa piété précoce et frappante paraît ◀le▶ désigner pour ◀la▶ prêtrise ou pour ◀les▶ ordres. Mais non, parvenu à ◀l’▶âge ◀d’▶homme, il s’engage dans ◀les▶ bandes armées qui guerroyaient alors contre ◀les▶ seigneurs autrichiens, et devient bientôt Rottmeister, c’est-à-dire quelque chose comme capitaine. Puis, sans doute écœuré par ◀la▶ brutalité et ◀l’▶inutilité croissante des expéditions auxquelles on lui fait prendre part, il se retire dans son canton natal pour y exercer ◀les▶ fonctions patriarcales ◀de▶ juge de paix, tout en cultivant son domaine. Un beau jour, certaine injustice flagrante commise par ses collègues, au cours ◀d’▶un procès, ◀le▶ décide à déposer sa charge et à se retirer dans sa famille. C’est le deuxième temps ◀de▶ cette espèce ◀de▶ retraite concentrique — vers lui-même — qui est ◀la▶ forme ◀de▶ sa destinée.
Notons que ce capitaine, puis ce juge, puis ce père ◀de▶ famille — il aura dix enfants — n’est pas un type exceptionnel parmi ◀les▶ vieux confédérés, sinon par ◀la▶ rigueur inusitée ◀de▶ sa conscience. C’est un citoyen ◀de▶ bon sens et ◀de▶ bon conseil, un solide paysan, ◀les▶ deux pieds sur ◀la▶ terre, et non pas un sectaire ou un illuminé auquel des ouvrages pieux auraient tourné ◀la▶ tête. (Il ne sait ni lire ni écrire.) Mais sous cet extérieur équilibré, et malgré ◀l’▶apaisement que devraient lui donner ◀les▶ pratiques ◀d’▶une extrême dévotion, ses proches ont bien senti ◀le▶ drame intime, longuement couvé et mûri. Sans doute a-t-il eu des visions, peut-être a-t-il manqué sa vocation ◀de▶ prêtre, — déçu par ◀les▶ exemples qu’il avait sous ◀les▶ yeux. Peut-être aussi rêve-t-il comme tout son siècle, et sans ◀le▶ savoir, ◀d’▶une piété plus intérieure, ◀d’▶un contact plus direct, plus confiant avec Dieu… À cinquante ans, il n’y résiste plus : sa vocation profonde triomphe ◀de▶ tous ses doutes, et même ◀de▶ ses devoirs et attachements humains. Quelle vocation ? Celle des « frères mendiants » qui s’en vont sur ◀les▶ routes, au hasard, abandonnés au souffle ◀de▶ ◀l’▶Esprit. Il fait part à sa femme ◀de▶ cette terrible décision, et elle ◀l’▶accepte au terme ◀d’▶une lutte héroïque avec elle-même.
Alors commence ◀la▶ vie ◀de▶ solitude et ◀d’▶oraison que toute ◀l’▶évolution intérieure ◀de▶ Nicolas semblait appeler comme une fin obscure et pourtant obsédante. Vie libre ◀d’▶un laïque chrétien, hors de tout ordre monastique, hors du clergé constitué. À une heure ◀de▶ chez lui, dans ◀la▶ gorge du Ranft, il se construit une cellule, auprès ◀d’▶une minuscule chapelle. Et ◀le▶ miracle, préparé dès son enfance, se réalise : Nicolas s’aperçoit soudain qu’il peut se passer ◀de▶ manger ! Une fois par semaine il s’en va communier dans un des villages voisins, et c’est là toute sa nourriture. Car n’est-il pas écrit, comme il ◀le▶ répétera souvent : « ◀L’▶homme ne vit pas ◀de▶ pain seulement, mais ◀de▶ toute parole qui sort ◀de▶ ◀la▶ bouche ◀de▶ mon Père »… Ni ◀les▶ espions placés autour de ◀l’▶ermitage par des autorités fort soupçonneuses, ni ◀les▶ envoyés ◀de▶ ◀l’▶évêque n’ont jamais pu prendre en défaut ◀le▶ « Frère Claus » — ainsi qu’on ◀l’▶appelle désormais. Et sa légende se répand, en Suisse d’abord, puis bien au-delà. Peu à peu, ◀les▶ pèlerins deviennent plus fréquents, qui montent au Ranft pour voir ◀l’▶ermite fameux. ◀Les▶ uns poussés par ◀la▶ curiosité, ◀les▶ autres par ◀le▶ grand désir ◀de▶ recevoir une parole simple et forte, un conseil, une révélation. (Beaucoup nous ont laissé ◀la▶ relation ◀de▶ leur visite : unanimes dans ◀l’▶admiration devant cet « homme ◀de▶ Dieu » fruste et biblique.) Il n’est pas jusqu’aux princes des contrées voisines qui ne délèguent auprès du Frère Claus des envoyés chargés ◀d’▶obtenir son appui : car son conseil est si puissant parmi ◀les▶ Suisses qu’on a coutume ◀de▶ s’adresser d’abord à lui lorsqu’il faut négocier un traité. C’est ainsi que ◀le▶ solitaire conseille aux Suisses ◀de▶ se montrer prudents dans ◀l’▶affaire ◀de▶ Bourgogne, où ◀l’▶Autriche et ◀la▶ France complotent ◀de▶ ◀les▶ précipiter. Il voit trop bien à quels dangers leur victoire même ◀les▶ exposera : s’ils font ◀la▶ guerre pour s’enrichir, et s’ils apprennent ◀le▶ prix ◀de▶ ◀l’▶or, c’en sera fait ◀de▶ leur union patriarcale. Mais ◀la▶ tentation est trop forte. ◀Les▶ Suisses passent outre aux avis ◀de▶ ◀l’▶ermite, et toutes ses prédictions se réalisent : victoires, pillage, flot ◀d’▶or, et disputes sanglantes à propos du partage. ◀Les▶ choses s’enveniment à tel point qu’en ◀l’▶année 1486, quinze assemblées ◀de▶ ◀la▶ Diète des cantons n’ont pas suffi pour rétablir ◀l’▶union. C’est alors que se placent ◀les▶ événements dont nous parlaient nos manuels. Une dernière Diète se réunit à Stans. Tout accord se révèle impossible, et ◀les▶ députés se séparent sur une menace ◀de▶ guerre civile entre cités et petits cantons. Mais voici ◀l’▶heure ◀de▶ Nicolas, ◀l’▶heure qui donnera son plein sens à sa vie et à ses retraites successives. Pendant ◀la▶ nuit, ◀le▶ curé ◀de▶ Stans monte au Ranft, et il adjure ◀le▶ solitaire ◀de▶ tenter un dernier effort. On ne sait pas — on ne saura jamais — ◀de▶ quel message Nicolas ◀l’▶a chargé. Ce que ◀l’▶on sait, par ce qu’attestent ◀les▶ documents ◀les▶ plus formels, c’est qu’à ◀l’▶aube, ◀le▶ curé redescendu à Stans parvint à réunir ◀les▶ députés, et leur transmit dans une séance secrète ◀les▶ conseils ◀de▶ Nicolas. Miracle ? Ou résultat ◀d’▶une combinaison particulièrement « politique » dont ◀l’▶ermite eût donné ◀l’▶idée ? Il me paraît probable que ◀l’▶autorité ◀de▶ Nicolas sur ses compatriotes suffit à calmer ◀les▶ esprits et à permettre une délibération assez sérieuse pour que des concessions mutuelles parussent possibles. Quoi qu’il en soit, ◀la▶ Diète proclama que si ◀la▶ paix avait été sauvée, et avec elle ◀le▶ sort ◀de▶ ◀la▶ fédération, on ◀le▶ devait par-dessus tout à ◀l’▶action ◀de▶ ◀l’▶ermite du Ranft. (Remarquons à ce propos que ◀la▶ seule chose que tout le monde sache ◀de▶ Nicolas, est en réalité ◀la▶ seule qu’il n’ait pas faite : sa venue en personne à ◀la▶ Diète, et ◀le▶ discours qu’il y aurait prononcé !)
◀La▶ piété du Frère Claus
Ce résumé ◀d’▶une existence peut suffire à nous étonner, peut-être même à nous faire partager cette espèce ◀de▶ vénération que lui vouèrent ◀les▶ hommes du xve siècle. Mais on peut craindre aussi que ◀l’▶essentiel ◀de▶ ◀la▶ personne nous échappe, si nous nous limitons au savoir historique. J’entends qu’il est très difficile, sur ◀les▶ documents qui nous restent, ◀de▶ nous faire une idée, et mieux : un sentiment, ◀de▶ ◀la▶ foi du « pieux homme frère Claus ». Nous en sommes forcément réduits à des approches tâtonnantes.
Pour ma part, je tenterai ◀de▶ distinguer dans ◀la▶ vie religieuse ◀de▶ Nicolas trois tendances ou trois courants qui permettront peut-être ◀de▶ mieux situer cet homme par rapport à son temps tout d’abord, mais aussi par rapport à notre foi.
◀La▶ tendance ◀la▶ plus apparente est celle que ◀les▶ catholiques mettent surtout en valeur ◀de▶ nos jours : ◀la▶ dévotion au Saint-Sacrement, à ◀la▶ Vierge et aux saints, ◀l’▶ascétisme, ◀les▶ visions, ◀les▶ pratiques ◀de▶ piété. Beaucoup de documents indiscutables nous obligent à prendre au sérieux cet aspect proprement « catholique » ◀de▶ ◀la▶ religion du Bienheureux. Toutefois, je ne puis me persuader qu’il ait été décisif dans sa vie. Si ◀l’▶on considère d’une part ◀la▶ sainteté des œuvres qu’il pratique et d’autre part ◀les▶ troubles ◀de▶ conscience qui ne cessent ◀de▶ ◀l’▶assiéger, comment ne point songer à ◀la▶ piété du jeune Luther, et à ce drame ◀de▶ Wittemberg dont ◀la▶ Réforme devait sortir ? Rappelez-vous ◀le▶ moine augustin qui multipliait, lui aussi, ◀les▶ pratiques ◀les▶ plus scrupuleuses : comme Nicolas, il espérait, ◀de▶ toute son âme, s’acquérir ◀la▶ sainteté par ◀les▶ voies qu’ordonnait ◀l’▶Église ; mais loin ◀d’▶y trouver ◀l’▶apaisement, il sentait croître en lui ◀l’▶inquiétude du salut.
J’ai été attaché avec zèle aux lois papistes autant que n’importe qui, et je ◀les▶ ai défendues avec grand sérieux comme saintes et nécessaires au salut. Avec tout ◀le▶ soin dont j’étais capable, je me suis efforcé ◀de▶ ◀les▶ observer par ◀le▶ jeûne, ◀les▶ veilles, ◀les▶ oraisons et autres exercices, en macérant mon corps plus que tous ceux qui aujourd’hui me persécutent, parce que je leur enlève ◀la▶ gloire ◀de▶ se justifier… J’imposais à mon corps plus ◀d’▶efforts qu’il n’en pouvait fournir sans danger pour ◀la▶ santé… Tout ce que je faisais, je ◀le▶ faisais en toute simplicité, par pur zèle et pour ◀la▶ gloire ◀de▶ Dieu. Toute ma vie n’était que jeûnes, veilles, oraisons, sueurs…
Et plus tard Luther ajoute :
Mais mon cœur tremblait et s’agitait en songeant comment il pourrait se rendre Dieu favorable.
Sur quoi ◀les▶ critiques catholiques modernes reprochent à Luther ◀d’▶avoir « manqué ◀de▶ discrétion » dans ses pratiques. Mais ce reproche n’atteindrait-il pas davantage un Nicolas de Flue, jeûnant plus que ◀de▶ raison dès son enfance, et au-delà ◀de▶ toute « discrétion » imaginable pendant ses vingt dernières années ?
Ce rapprochement, que je ne puis qu’esquisser, nous mettrait-il en mesure ◀de▶ deviner ◀la▶ raison spirituelle des inquiétudes que nourrit Nicolas jusqu’à sa cinquantième année ? Toutes proportions gardées, il me paraît licite ◀de▶ voir dans ◀le▶ cas du paysan, illettré et simple fidèle, une sorte ◀de▶ préfiguration du drame qui se jouera un peu plus tard dans ◀la▶ conscience infiniment plus avertie et plus « théologique » du Docteur augustin. Ce serait ainsi par son aspect ◀le▶ plus catholique que nous pourrions précisément saisir, dans ◀la▶ piété ◀de▶ Nicolas, ◀les▶ éléments sinon « protestants » du moins pré-réformés qui, nous ◀le▶ verrons plus loin, furent si nettement perçus par ses après-venants.
On serait tenté ◀de▶ chercher ailleurs, à un niveau plus apparent, ◀les▶ manifestations ◀de▶ ◀la▶ tendance pré-réformée chez ◀l’▶ermite. ◀Les▶ auteurs catholiques eux-mêmes indiquent en passant qu’il se montrait des plus sévères pour ◀les▶ abus et ◀les▶ trahisons du clergé ◀de▶ son siècle. On cite ◀les▶ répliques assez dures dont il gratifia plus ◀d’▶un évêque ou supérieur ◀de▶ couvent venu ◀le▶ voir par curiosité. Mais cet anticléricalisme et ce désir ◀de▶ réformer ◀les▶ mœurs ecclésiastiques sont choses si courantes au Moyen Âge qu’il serait imprudent ◀d’▶y chercher un trait spécifique ◀de▶ ◀la▶ spiritualité ◀de▶ Nicolas. Un François d’Assise, une Catherine de Sienne, un Gerson, un Tauler, pour ne citer que des catholiques célèbres et indiscutables, avaient avant Jean Huss, avant Wiclef, élevé contre ◀la▶ corruption ◀de▶ Rome et du clergé des protestations autrement violentes. Quant à ◀la▶ volonté ◀de▶ vivre en dehors des cadres ◀de▶ ◀l’▶Église, volonté que Nicolas a toujours affirmée, non seulement en refusant ◀de▶ devenir prêtre, mais surtout en cherchant son salut dans une solitude érémitique d’ailleurs pleine ◀d’▶activité autant que ◀de▶ contemplation3, je pense qu’il faut ◀la▶ rattacher surtout à une troisième tendance, ◀la▶ plus importante à mes yeux, celle ◀de▶ ◀la▶ mystique germanique.
Nous savons que par sa mère et par certains amis ◀de▶ celle-ci, tel ◀le▶ curé Matthias Hattinger, ◀le▶ jeune Nicolas avait subi ◀l’▶influence très profonde du mouvement des « Amis ◀de▶ Dieu ». Initié en Alsace par ◀le▶ marchand Rulman Merswin, au xive siècle, ce mouvement plus ou moins hérétique n’est pas sans ◀d’▶intimes relations avec ◀les▶ doctrines mystiques ◀de▶ Suso et ◀de▶ Tauler, et par eux, ◀de▶ Maître Eckhart. On sait que Luther, ◀de▶ son côté, fut assez fortement influencé par ces mêmes doctrines. Cependant, il serait très abusif ◀de▶ ramener à une forme larvée ◀de▶ protestantisme cette piété ◀d’▶un type tout à fait original, proprement germanique, ou plus précisément encore, souabe et rhénane. Nous sommes ici en présence d’une spiritualité qui n’est certes pas catholique, mais pas davantage protestante, au sens moderne, et qui se rapprocherait plutôt ◀de▶ celle des sectes mystiques qui foisonnèrent en Occident à partir du xiie siècle et du mouvement cathare. Plusieurs ◀de▶ ses principaux représentants vécurent en Suisse allemande du xiiie au xve siècle, et Nicolas de Flue ne saurait s’expliquer — dans ◀la▶ mesure où ◀l’▶on peut ◀l’▶expliquer — si ◀l’▶on ne tenait pas compte ◀de▶ cet environnement spirituel, et des contacts qu’il dut avoir avec certains Amis ◀de▶ Dieu.
Lorsqu’il quitta sa femme et ses enfants, son idée n’était-elle pas ◀de▶ se rendre en Alsace, pour y rejoindre des communautés ◀d’▶Amis ◀de▶ Dieu dont Hattinger lui avait parlé ? Et la première visite qu’il reçut au Ranft ne fut-elle pas précisément celle ◀d’▶un pèlerin « ami ◀de▶ Dieu », peut-être délégué par ◀le▶ mouvement ? ◀Les▶ plus récents historiens ◀l’▶ont admis, après ◀de▶ nombreux tâtonnements. D’autre part, ◀la▶ fameuse « petite prière » ◀de▶ Nicolas (das Gebetlein) popularisée par ◀la▶ littérature hagiographique est en réalité ◀la▶ paraphrase ◀d’▶un texte du mystique Heinrich Suso :
Il n’est pas facile ◀de▶ caractériser en quelques mots cette « piété germanique », ◀de▶ forme proprement mystique. Qu’il suffise ◀d’▶indiquer qu’elle représentait, face à ◀l’▶Église établie, une aspiration vers ◀la▶ vie religieuse intime et personnelle, par-dessous ◀les▶ pratiques ou malgré elles, une intériorisation ◀de▶ ◀la▶ foi, mais aussi une volonté ◀de▶ communion et presque ◀de▶ communisme spirituel et matériel ; bref, une certaine déviation « spiritualiste » ◀de▶ ◀la▶ foi, mais compensée par un salutaire redressement du sens moral et communautaire. ◀Le▶ réalisme très paysan et très helvétique ◀de▶ Nicolas ◀le▶ préserva des excès ◀de▶ ◀la▶ secte — c’est ainsi qu’il ne rompit jamais avec ◀l’▶Église, tout en gardant ses distances — mais d’autre part, il est indéniable que ses propos et son action relèvent directement ◀de▶ cette espèce ◀de▶ réaction intérieure au formalisme romain, qu’ont représenté ◀les▶ Amis ◀de▶ Dieu. Et ◀l’▶on conçoit que ce mouvement, rectifié et rendu plus sobre par ◀la▶ connaissance directe des Écritures, ait pu déboucher, quelque cinquante années plus tard, dans ◀la▶ Réforme luthérienne et zwinglienne. (Tout de même que ◀le▶ mouvement assez voisin des Vaudois, ou Pauvres ◀de▶ Lyon, se confondit sans nulle difficulté avec ◀le▶ calvinisme.)
Nicolas de Flue et ◀les▶ réformés
◀La▶ contre-épreuve ◀de▶ ces diverses hypothèses m’a été fournie ◀d’▶une manière très convaincante par ◀la▶ lecture des deux grands recueils ◀de▶ documents sur Nicolas que publiait, au lendemain ◀de▶ ◀la▶ guerre, Robert Dürrer, historien du canton ◀d’▶Unterwald. C’est une véritable somme critique ◀de▶ tout ce que ◀la▶ tradition nous a livré concernant ◀le▶ pacificateur ◀de▶ ◀la▶ Suisse. On ne saurait en louer assez ◀la▶ science, et surtout ◀l’▶honnêteté. C’est sans aucun doute à cette dernière qualité que nous devons ◀de▶ pouvoir redécouvrir aujourd’hui, malgré certain accaparement ◀de▶ Nicolas de Flue par ◀l’▶Église romaine, ◀la▶ signification qu’il eut, en fait, pour les premières générations ◀de▶ ◀la▶ Réforme. Ce n’est pas sans un joyeux étonnement que je suis tombé, dans Dürrer, à peine ◀les▶ gros volumes ouverts, sur une abondance ◀de▶ citations ◀de▶ Luther, ◀de▶ Zwingli, ◀de▶ Vadian, ◀de▶ Bullinger, ◀d’▶Œcolampade, unanimes à revendiquer ◀l’▶exemple ◀de▶ Nicolas de Flue à l’appui de leur œuvre ◀de▶ réforme ◀de▶ ◀l’▶Église. Et ce n’est pas sans un léger mouvement ◀de▶ triomphe, je ◀l’▶avoue, que j’ai trouvé ce fait, très généralement ignoré : les premiers drames mettant en scène Nicolas ont été bel et bien des drames protestants, composés par des disciples ◀de▶ Zwingli, voire dans des intentions ◀de▶ polémique antiromaine (lesquelles d’ailleurs sont loin de nous réjouir en elles-mêmes, mais attestent néanmoins qu’à cette époque, ◀la▶ conscience populaire n’hésitait pas à ranger Nicolas du côté de ◀la▶ Réforme).
Il n’est peut-être pas sans intérêt ◀de▶ donner ici un aperçu rapide ◀de▶ cette littérature réformée sur Nicolas. Je ◀la▶ diviserai en trois rubriques.
1. Chroniques. — La première en date est celle ◀de▶ Heinrich Glarean, écrite en latin, et commentée par Myconius, Lucernois réformé, sur ◀la▶ demande ◀de▶ Zwingli et ◀de▶ Vadian. C’est encore un ami ◀de▶ Vadian, Hermann Miles (ou Ritter) ◀de▶ Saint-Gall, qui mentionne ◀le▶ Frère Claus avec ◀de▶ grands éloges dans un ouvrage daté ◀de▶ 1522. (Nous sommes donc aux tout premiers jours ◀de▶ ◀la▶ Réforme.) En 1529, un protestant bernois, Valerius Anshelm, nous donne la première biographie importante ◀de▶ Nicolas, sur ◀le▶ ton ◀le▶ plus enthousiaste. Il est suivi en 1546 par Stumpff, protestant zurichois. En 1556, Matthias Flacius Illyricus, professeur ◀d’▶hébreu à Wittenberg, et parfois nommé ◀le▶ père ◀de▶ ◀l’▶histoire des églises protestantes, mentionne longuement Nicolas dans son Catalogue des témoins ◀de▶ ◀la▶ foi qui se sont dressés avant Martin Luther, par ◀la▶ parole et par ◀l’▶écrit, contre ◀le▶ pape et ses erreurs.
2. Sermons et pamphlets des réformateurs. — En 1523 déjà, Zwingli cite ◀l’▶exemple du Frère Claus dans un sermon sur ◀le▶ Bon berger et ◀les▶ mauvais bergers. Puis en 1524, il rappelle ◀les▶ conseils politiques ◀de▶ ◀l’▶ermite, ses mises en garde répétées contre ◀le▶ service mercenaire à ◀l’▶étranger. Et comme Johannes Faber tentait ◀de▶ lui opposer une parole ◀de▶ Nicolas conjurant ◀les▶ Suisses ◀de▶ garder ◀la▶ foi ◀de▶ leurs pères, Zwingli réplique que ◀les▶ réformés sont ◀les▶ véritables disciples du solitaire, puisqu’ils ont gardé ◀la▶ foi ◀la▶ plus ancienne, celle des Apôtres, et se sont refusés à faire commerce ◀de▶ leur religion. ◀De▶ 1526 à 1574, nous trouvons ◀de▶ nombreuses mentions du Frère Claus dans ◀les▶ sermons et traités ◀de▶ Bullinger (successeur ◀de▶ Zwingli à Zurich) ; ◀de▶ Vadian (Joachim von Watt, réformateur ◀de▶ Saint-Gall et grand humaniste) ; ◀d’▶Œcolampade (réformateur ◀de▶ Bâle) ; ◀d’▶Ulrich Campell, pasteur ◀de▶ Coire. Ajoutons qu’en 1585, une délégation des cantons réformés se rendit en pèlerinage au Ranft et « sur ◀les▶ lieux consacrés par ◀le▶ souvenir du Frère Claus ». Quant à ◀la▶ petite prière que je citais plus haut (Gebetlein), elle avait été connue et publiée d’abord par des protestants, en 1531 et 1546, bien avant de se voir reprise — et d’ailleurs modifiée — par ◀les▶ catholiques, à partir de 1569.
3. Satires et drames. — La première mention ◀de▶ Nicolas dans une satire catholique date ◀de▶ 1522. Chose curieuse, elle est extrêmement défavorable au Bienheureux. On y sent ◀l’▶agacement ◀de▶ ◀l’▶auteur à voir ◀le▶ nom et ◀les▶ conseils du Frère sans cesse revendiqués par ◀les▶ protestants au cours des disputes concernant ◀la▶ politique et ◀le▶ régime des pensions. — Vous autres réformés, dit en substance ◀le▶ texte, vous en appelez toujours à cet ermite dont ◀la▶ doctrine se résume à ceci : « Man solle auff unsserm myst bleiben » (Que chacun reste sur son fumier !). Vous feriez mieux ◀de▶ ◀le▶ croire et ◀de▶ ne point innover, etc.
Par contre, un Narrenspiel zwinglien ◀de▶ 1526 et une satire intitulée Etter Heini, ◀de▶ Jakob Ruf (1538), exploitent, avec beaucoup de verve et quelque grossièreté, ◀les▶ fameux conseils ◀de▶ Nicolas, qui se trouvent condamner toute ◀la▶ politique des cantons catholiques. On sait d’autre part que ◀l’▶archiduc Ferdinand II d’Autriche fit rechercher en 1570 dans toutes ◀les▶ maisons du Tyrol ◀les▶ livres favorables à ◀la▶ Réforme, afin de ◀les▶ brûler ; dans ◀la▶ liste ◀de▶ ceux qui furent détruits figure un Jeu ◀de▶ Frère Claus et ◀de▶ Frère Tell !
Mais ◀la▶ pièce ◀la▶ plus importante ◀de▶ cette série est celle que fit jouer à Bâle, en 1550, ◀le▶ protestant Valentin Boltz. Elle était intitulée Der Weltspiegel (◀Le▶ Miroir du Monde) et tout y gravitait autour du Frère Claus, figure centrale symbolisant ◀l’▶idée confédérale créatrice ◀de▶ ◀la▶ Suisse. ◀Les▶ cantons personnifiés prenaient ◀la▶ parole tour à tour, comme à ◀la▶ Diète (Uri se contentant parfois ◀de▶ sonner sa fameuse corne !), et Moïse ou Élie intervenaient dans ◀les▶ débats ◀le▶ plus naturellement du monde. Il y avait, selon Dürrer, 149 rôles parlants, et ◀la▶ représentation demanda « deux jours pleins ».
Ce n’est qu’en 1586 que ◀les▶ catholiques se décidèrent à aborder eux aussi ce magnifique sujet. ◀Le▶ jésuite Jakob Gretser fit jouer à Lucerne, cette année-là, une Comoedia ◀de▶ vita Nicolai Underwaldii Eremitæ Helvetii, écrite en latin et représentée par des étudiants. Elle n’est pas sans intérêt dramatique ni sans verve, mais on est frappé ◀de▶ constater une fois de plus que seule ◀la▶ piété ◀d’▶allure monacale du Frère Claus y est mise en valeur, tandis que son rôle politique n’est même pas mentionné. (Cela gênait ◀l’▶Église, remarque Dürrer.)
Il y aurait lieu ◀de▶ citer enfin ◀le▶ libelle ◀de▶ Luther sur ◀la▶ « vision des épées », que Nicolas avait fait peindre au mur ◀de▶ sa cellule. Luther ◀l’▶interprétait comme une prophétie contre ◀le▶ pape, dont ◀la▶ tête, dans ◀l’▶image traditionnelle, est environnée ◀de▶ trois glaives, l’un ◀d’▶eux appuyé contre ses lèvres comme pour ◀l’▶empêcher ◀de▶ dire ◀la▶ Parole. Mais à partir de 1536, ◀les▶ catholiques à leur tour utilisent cette image et ◀la▶ transforment (non sans supprimer ◀la▶ tiare papale) en une vision ◀de▶ ◀la▶ Trinité. ◀Les▶ historiens ne sont guère d’accord, et je n’ai pas qualité pour trancher ce problème d’ailleurs accessoire.
Ces quelques notes, bien entendu, n’ont aucunement ◀la▶ prétention ◀d’▶annexer Nicolas de Flue à je ne sais quel « parti ◀de▶ ◀la▶ Réforme » ! Elles ne visent qu’à faire mieux connaître une grande figure que trop ◀de▶ protestants ignorent, et qu’ils ignorent ◀le▶ plus souvent du simple fait que ◀les▶ catholiques ◀l’▶exaltent. Tel est ◀l’▶esprit ◀de▶ parti, même parmi ◀les▶ chrétiens ! Que ◀de▶ richesses ◀les▶ réformés n’ont-ils pas laissé perdre ◀de▶ ◀la▶ sorte, et n’ont-ils pas laissé dénaturer ! Mon désir n’est nullement ◀d’▶enlever ◀le▶ Frère Claus aux catholiques — il ne peut leur faire que du bien — mais ◀de▶ ◀le▶ rendre aussi aux protestants, comme une part ◀de▶ leur héritage.
Dans une période où ◀le▶ sens fédéral paraît renaître parmi nous, il m’a semblé que ◀la▶ vie du Frère Claus prenait une valeur ◀de▶ symbole, et non seulement pour ◀l’▶ordre politique, mais aussi sur le plan religieux. Nicolas pauvre et se privant ◀de▶ pain à ◀l’▶époque même où ◀les▶ Suisses sont tentés par ◀les▶ richesses étrangères ; Nicolas pacifiant ◀les▶ cantons en rappelant aux « régionalistes » que notre État est d’abord une union, cependant qu’il rappelle aux « centralistes » que ◀le▶ bien ◀de▶ tous suppose ◀le▶ bien ◀de▶ chacun ; Nicolas témoin ◀de▶ ◀la▶ foi dans une époque où toute ◀la▶ chrétienté était encore extérieurement unie, — voilà bien ◀l’▶homme que tous à leur manière peuvent saluer comme ◀l’▶ancêtre commun, et j’ajouterais : comme ◀le▶ parrain ◀de▶ cette « défense spirituelle du pays » que nous devons approuver comme chrétiens, si nous ne voulons que d’autres s’en emparent.