Pour une « Suisse chrétienne » (1939)f
Est-ce un nouveau slogan ? Il ne court pas encore les rues, mais on le voit paraître, de plus en plus souvent, dans certains articles, dans certains discours, dans certains programmes de▶ groupes ou ◀de▶ partis politiques, tant « réactionnaires » qu’« avancés », tant catholiques que non confessionnels, et même, quoiqu’un peu plus rarement, dans notre presse protestante. Il est donc temps ◀de▶ poser à notre tour la célèbre question ◀de▶ Foch : « ◀De▶ quoi s’agit-il ? »
Nous n’avons pas en vue, ici, telle ou telle déclaration précise, telle ou telle personnalité ou tendance qui se serait réclamée ◀de▶ la « Suisse chrétienne », mais plutôt le sens moyen et encore flottant ◀de▶ cette expression. Nous pensons que le moment est venu de définir, du point de vue protestant, ce que l’on doit entendre par « Suisse chrétienne », si l’on veut éviter que des malentendus déjà possibles ne deviennent bientôt réels et irréductibles.
L’expression « Suisse chrétienne », en soi, nous paraît appeler deux critiques assez graves.
1. À parler rigoureusement, l’adjectif « chrétien » ne saurait s’appliquer qu’à l’homme converti au Christ. À mesure que le terme ◀de▶ chrétien prend une extension plus grande, et s’éloigne ◀de▶ ce sens primitif par une suite ◀de▶ dérivations de plus en plus indirectes, toutes sortes ◀d’▶abus deviennent possibles. On peut certes parler ◀d’▶Église chrétienne, puisque l’Église est le corps du Christ. On peut encore parler ◀de▶ doctrine chrétienne, lorsqu’il s’agit ◀de▶ la doctrine ◀de▶ cette Église, — mais c’est déjà un sens dérivé. Si l’on parle maintenant ◀d’▶une politique chrétienne, c’est alors une dérivation ◀de▶ dérivation, puisqu’il s’agit ◀d’▶une politique plus ou moins fidèlement déduite ◀de▶ la doctrine élaborée par une Église dont le chef est le Christ. Le risque ◀d’▶abus apparaît clairement. Et lorsqu’on va plus loin encore, lorsqu’on parle par exemple ◀de▶ nation chrétienne, ou même ◀de▶ civilisation chrétienne pour désigner l’Europe et son histoire, le sens ◀de▶ l’adjectif devient tellement indirect qu’il finit par recouvrir n’importe quoi, y compris les choses les plus contraires à l’Évangile : c’est ainsi qu’on appelle « chrétienne » la civilisation que les blancs apportent aux colonies, c’est-à-dire le machinisme, l’argent, les armes à feu, l’alcoolisme, etc. Première raison ◀de▶ se méfier ◀d’▶un emploi inconsidéré du nom ◀de▶ « chrétien » pour désigner autre chose que l’homme converti.
2. Si l’on est conscient ◀de▶ ce danger, pourra-t-on qualifier ◀de▶ « chrétiens » certains États ? Un État, c’est une organisation. Or une organisation ne peut pas se convertir, et ce qui est chrétien, c’est ce qui est converti au Christ. Mais, dira-t-on, si l’État repose sur des bases doctrinales conformes à la doctrine chrétienne, ne peut-on pas, dans un certain sens, évidemment indirect, l’appeler un État chrétien ? Cela ne suffit pas encore. Car si l’on imposait à une tribu nègre une organisation déduite ◀de▶ la doctrine calviniste par exemple, alors que tous les membres ◀de▶ la tribu resteraient païens, il est clair qu’on n’aurait pas encore le droit ◀de▶ parler ◀d’▶État chrétien. Pour que l’on eût ce droit, il faudrait que tous les citoyens, ou en tout cas le plus grand nombre, fussent des chrétiens. Et si nous revenons à notre slogan : pour que l’on puisse parler sans abus ◀d’▶une « Suisse chrétienne », il faudrait qu’au moins la majorité des Suisses fussent des chrétiens convertis. Or je ne pense pas que ce soit le cas. Et dès lors, parler ◀d’▶une Suisse chrétienne, dans l’état présent ◀de▶ notre pays, c’est faire une anticipation qu’il serait très dangereux ◀de▶ prendre pour une réalité politique. (Dangereux pour les chrétiens, désobligeant pour les incroyants.)
Cependant, s’il est bon ◀de▶ vérifier d’abord le sens des mots, afin de prévenir certains abus ◀de▶ langage qui pourraient en entraîner d’autres plus graves, sur le terrain ◀de▶ la doctrine et des faits, on ne saurait s’en tenir là, sans passer à juste titre pour un puriste stérile. Cherchons donc à voir quelles réalités, et quelles tendances concrètes se cachent derrière l’emploi courant ◀de▶ cette expression approximative, et en soi dangereuse. J’en vois deux, l’une excellente, l’autre des plus suspectes.
La première est une tendance que j’appellerai évangélisatrice. Ceux qui parlent en son nom ◀de▶ « Suisse chrétienne » ont en vue la christianisation réelle ◀de▶ notre pays. Ils voudraient que tous les Suisses deviennent chrétiens, et que, par suite, ils réalisent les réformes politiques, sociales et économiques indispensables pour que la Confédération puisse être qualifiée ◀d’▶État chrétien.
La seconde tendance, au contraire, traduit, inconsciemment sans doute, un désir politique d’abord : celui ◀de▶ défendre l’état de choses existant contre le communisme ou l’hitlérisme. Ces dernières doctrines se donnant comme antichrétiennes, leurs adversaires se voient naturellement tentés ◀de▶ les combattre à l’aide du christianisme. Ce n’est d’ailleurs pas forcément ◀de▶ leur christianisme personnel qu’il s’agit alors, mais peut-être surtout ◀de▶ celui des autres… ◀de▶ ce « christianisme » officiel et diffus, qui est considéré comme faisant partie ◀de▶ l’ordre établi et ◀de▶ la civilisation bourgeoise.
En d’autres termes, si certains sont tentés ◀de▶ recourir à l’appui du christianisme, c’est moins parce qu’ils le croient vrai que parce qu’ils le croient utile à leur cause. Ils songent moins à le servir qu’à s’en servir. Voilà le danger. Il n’est pas négligeable. Il est même ◀d’▶autant plus à redouter qu’il est très souvent ignoré ◀de▶ ceux-là mêmes qui le créent, et qui pensent n’avoir vraiment que ◀de▶ bonnes intentions. La Suisse est le pays du monde où l’on se méfie le moins des bonnes intentions. C’est précisément pour cela que je m’inquiète, dès l’abord, lorsque j’entends prôner la « Suisse chrétienne ». Je demande : quelle Suisse ? et comment « chrétienne » ? Je demande s’il s’agit ◀de▶ la Suisse ◀d’▶aujourd’hui ou ◀de▶ celle qu’on espère à l’avenir. ◀De▶ celle qu’un arrêté du Conseil fédéral décréterait du jour au lendemain « chrétienne », pour la sauvegarde ◀de▶ l’ordre établi, — ou ◀de▶ celle que Dieu convertirait pour Son honneur ?
Comment favoriser la tendance évangélisatrice tout en évitant qu’elle soit utilisée ◀d’▶une manière abusive par la politique ? Telle est la question concrète que nous pose désormais le mouvement vers la « Suisse chrétienne ».
Si nous prenons vivement conscience ◀de▶ cette question, nous aurons fait le principal. Car la réponse est alors évidente : il faut, et il suffit, pratiquement, que ce soient les Églises, et non pas un parti ou une classe sociale, qui prennent l’initiative ◀de▶ revendiquer une « Suisse chrétienne ».
Alors tout sera clair. Alors — mais alors seulement — , il n’y aura plus ◀d’▶équivoques à redouter. On saura que la Suisse chrétienne est celle qui veut servir le Christ, et non pas celle qui veut se servir ◀de▶ son nom. On saura qu’il s’agit ◀d’▶un mouvement ◀de▶ conquête religieuse, et par suite de rénovation civique, non pas ◀d’▶une vaine habileté ◀de▶ politiciens, ou ◀d’▶une confusion du temporel et du spirituel. On saura qu’il s’agit ◀de▶ conversion, non ◀de▶ maintien ◀de▶ l’ordre bourgeois.
Que chacun donc s’examine sérieusement et se demande si c’est par fidélité d’abord qu’il appelle une Suisse chrétienne, et non par un calcul politique ou social inconscient. Car tout dépend ◀de▶ cela : savoir au nom de quoi ou au nom de qui nous agissons. Et le déclarer en tout temps.