Le▶ théâtre communautaire en Suisse (1939)y
◀La▶ Suisse est sans doute ◀le▶ pays où ◀l’▶on joue ◀le▶ plus ◀de▶ théâtre. Serait-ce que ◀le▶ paysage lui-même invite au jeu, avec ses décors partout suspendus, pans ◀de▶ forêts, portants ◀de▶ rochers, grandiose toile ◀de▶ fond des Alpes ? Serait-ce plutôt que ◀le▶ sérieux ◀de▶ nos mœurs, notre fameuse méfiance du décorum et des attitudes concertées, nécessite et provoque une réaction qui trouverait sur ◀la▶ scène son lieu privilégié ? Serait-ce enfin dans ◀le▶ fédéralisme qu’il faudrait rechercher ◀l’▶origine ◀de▶ ce besoin ◀d’▶activité en groupe que ◀le▶ théâtre satisfait au premier chef ? Je ne sais ; et m’en tiendrai donc au seul problème du théâtre actuel.
Nous voyons naître ◀l’▶ère des masses sur ◀les▶ ruines ◀de▶ ◀l’▶individualisme, et cela dans tous ◀les▶ domaines, dans ◀la▶ culture non moins que dans ◀la▶ politique. ◀Les▶ complexes individuels font place aux mythes collectivistes, et ◀la▶ pièce à trois personnages au jeu sacral et militaire. Tout récemment, ◀le▶ chef ◀d’▶un des États voisins posait la première pierre ◀d’▶une arène destinée à 400 000 spectateurs. Il est clair que ◀de▶ telles proportions anéantissent matériellement toute possibilité ◀de▶ drame ou ◀de▶ comédie psychologique. ◀Les▶ seuls protagonistes visibles, sur cette scène, seront ◀les▶ masses et leurs insignes. ◀Le▶ théâtre individualiste analysait ◀les▶ conflits intérieurs ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie des grandes villes ; ◀le▶ théâtre collectiviste symbolise ◀les▶ conflits politiques au sein des foules des grandes nations. Or, nous n’avons pas ◀de▶ grandes villes, et nous ne sommes pas une grande nation. ◀La▶ seule voie qui nous reste ouverte est celle ◀d’▶un théâtre ◀de▶ groupes — non ◀d’▶individus, ni ◀de▶ masses — correspondant à ◀la▶ structure communautaire ◀de▶ notre Confédération et ◀de▶ chacun ◀de▶ nos cantons.
J’essaierai ◀de▶ concrétiser ce point de vue par ◀l’▶exemple ◀d’▶un drame que j’ai conçu plus ou moins consciemment selon ces directives.
J’ai cherché tout d’abord un sujet qui fît intervenir des forces individuelles mais engagées dans une communauté réelle. J’ai cherché, en second lieu, à tenir compte des conditions ◀de▶ fait qui m’étaient imposées par ◀l’▶occasion ◀de▶ ◀la▶ représentation — il s’agissait ◀de▶ ◀l’▶Exposition nationale ◀de▶ 1939 — par ◀les▶ dimensions ◀de▶ ◀la▶ scène prévue, et ◀les▶ ressources disponibles dans ◀le▶ canton qui devait prendre ◀la▶ charge du spectacle. Et voici, quelque peu schématisée, ◀la▶ solution où je suis parvenu.
Parmi ◀les▶ forces individuelles ◀les▶ plus marquantes ◀de▶ notre histoire, ◀l’▶on trouve au premier rang ◀la▶ figure populaire ◀de▶ Nicolas de Flue. Sujet digne ◀d’▶intéresser n’importe quel Confédéré visiteur ◀de▶ ◀l’▶Exposition. Or, si ce solitaire a été grand, c’est parce qu’un jour il a tout sacrifié au salut ◀de▶ ◀la▶ communauté. ◀Le▶ paradoxe central ◀d’▶une pièce sur Nicolas, sa tension créatrice, réside donc dans ce fait, qui rappelle notre devise confédérale : un seul peut être utile à tous. ◀La▶ traduction spectaculaire ◀de▶ cette donnée propose un nouveau paradoxe : je dispose ◀d’▶une scène ◀de▶ 30 mètres ◀de▶ largeur, qui ne peut être occupée que par une foule, mais en même temps, ◀l’▶action doit graviter autour ◀d’▶un héros solitaire. ◀D’▶où ◀la▶ nécessité ◀de▶ recourir à des chœurs, qui peuplent et animent ◀de▶ grands espaces, tout en concentrant ◀l’▶attention sur un ou deux personnages dominants, ◀les▶ autres rôles n’étant qu’épisodiques. (C’est ◀la▶ solution eschylienne du problème tout à fait analogue qui se posait lors des Jeux olympiques.)
Or, il se trouve, par chance, que ◀l’▶élément choral est ◀de▶ beaucoup ◀le▶ plus facile à recruter en Suisse, et particulièrement dans ◀le▶ canton ◀de▶ Neuchâtel, qui m’a demandé ◀d’▶écrire ce drame. Il existe en effet chez nous des chœurs mixtes ◀de▶ premier ordre à ◀La▶ Chaux-de-Fonds et au Locle ; un chœur ◀d’▶enfants dans ◀la▶ région ◀de▶ Neuchâtel ; enfin un petit ensemble ◀d’▶excellents amateurs ◀de▶ musique plus savante : ◀le▶ chœur « Sine Nomine », à Neuchâtel même.
J’utiliserai donc, pour mon drame, une masse chorale qui représentera ◀le▶ Monde, et qui agira sur ◀le▶ degré inférieur ◀de▶ ◀la▶ scène à trois plans dont j’ai vu ◀le▶ projet. Une masse plus réduite agira sur ◀le▶ degré médian, ◀de▶ concert avec ◀le▶ chœur ◀d’▶enfants : ce seront ◀les▶ Suisses et ◀les▶ enfants ◀de▶ Nicolas. Enfin un petit chœur caché derrière ◀le▶ degré supérieur — ◀le▶ plan ◀de▶ ◀la▶ Solitude — représentera ◀les▶ voix célestes, appelant Nicolas et ◀le▶ réconfortant.
◀La▶ structure même ◀de▶ ◀la▶ scène commandera ◀le▶ mouvement général du drame : au premier acte, Nicolas quitte ◀le▶ monde, il s’élève donc du plan 2 au plan 3. Au deuxième acte, ◀le▶ monde vient à lui : ◀les▶ chœurs gravissent et redescendent ◀les▶ escaliers qui conduisent du plan 1 au plan 3. Au troisième acte, Nicolas sacrifie sa solitude pour ◀le▶ salut des Suisses : il descend du plan 3 au plan 2.
Deux mots à propos de ◀la▶ musique. On a défini ◀le▶ Festspiel suisse comme résultant ◀de▶ ◀la▶ conjonction du cortège et ◀de▶ ◀la▶ cantate (voir ◀l’▶intéressant article ◀d’▶Édouard Combe sur ◀le▶ Festspiel en Suisse, dans ◀La▶ Suisse qui chante, 1932). Cette formule me paraît plus collectiviste que communautaire. Elle présente par ailleurs un gros défaut technique : il est très difficile ◀de▶ marier un bon texte à des éléments spectaculaires trop lents et trop vastes, qui accaparent toute ◀l’▶attention.
Je suis donc parti du texte lui-même, du mouvement intérieur du dialogue, pour aboutir organiquement à ◀l’▶intervention ◀de▶ ◀la▶ musique ou du cortège, dans ◀les▶ moments où ◀l’▶intérêt se déplaçait du héros central aux réactions ◀de▶ ◀la▶ foule, c’est-à-dire du drame ◀de▶ ◀la▶ personne à ses répercussions dans ◀la▶ communauté. ◀Le▶ dialogue est simplifié à ◀l’▶extrême de manière à pouvoir supporter ◀l’▶amplification par ◀les▶ haut-parleurs. Et ◀la▶ musique intervient soit pour souligner ◀le▶ sentiment qui se dégage ◀d’▶un dialogue, soit pour créer une atmosphère qui appelle ◀l’▶action du héros. Elle n’est plus décorative, mais proprement dramatique. Je ne saurais trop me féliciter ◀de▶ ◀la▶ manière dont Arthur Honegger ◀l’▶a compris : en artisan non moins qu’en génie créateur.
◀Le▶ travail ◀de▶ préparation et ◀de▶ répétition ◀de▶ ce spectacle est d’ailleurs venu justifier ◀le▶ calcul que je viens ◀d’▶esquisser. Cinq-cents personnes, dans ◀les▶ diverses régions ◀de▶ notre canton, se mirent ◀de▶ grand cœur à ◀la▶ tâche : acteurs amateurs recrutés dans toutes ◀les▶ classes, du pêcheur ◀d’▶Auvernier au docteur en droit ; fanfaristes ◀de▶ ◀La▶ Chaux-de-Fonds ; dames cousant des costumes ; choristes des montagnes et du vignoble — ◀le▶ fédéralisme ne perdit jamais ses droits, même à ◀l’▶intérieur du canton !
Certes, ◀la▶ guerre étant intervenue, tout s’est trouvé suspendu à ◀la▶ veille des représentations ◀de▶ Zurich. Il est donc encore impossible ◀d’▶estimer ◀la▶ valeur intrinsèque ◀de▶ ce drame. Mais indépendamment ◀de▶ cette valeur — et c’est bien cela qui me permet ◀d’▶invoquer un exemple aussi personnel ! — une leçon se dégage ◀de▶ notre effort : nulle part, ailleurs qu’en Suisse, il n’eût été possible ◀d’▶imaginer et ◀de▶ réaliser un spectacle ◀de▶ cette envergure, et ◀de▶ ◀le▶ rendre populaire. Ce sont ◀les▶ conditions proprement suisses, et plus précisément fédéralistes, ◀de▶ ce théâtre communautaire qu’il m’a paru intéressant ◀d’▶énumérer. Je suis persuadé que sa formule est celle ◀de▶ ◀l’▶avenir ◀de▶ notre scène.