Non, Tristan et Iseut ne s’aiment pas, nous dit Denis de Rougemont (12 février 1939)u v
Avec l’▶audace souriante de ces guides helvétiques qui mènent au bord du précipice ◀le▶ touriste stupéfait par ◀le▶ paysage et par ◀le▶ danger, M. Denis de Rougemont vient de publier ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident , livre qui va, sans doute, susciter des polémiques passionnées.
Ce jeune écrivain suisse, qui joint ◀le▶ souci de ◀l’▶actualité et ◀le▶ goût des questions sociales à ◀la▶ lucidité sensible d’un compatriote d’Amiel, a déjà derrière lui une œuvre solide. Il est l’un des principaux collaborateurs de ◀la▶ revue Esprit , écrit dans plusieurs revues des articles qui ne sont jamais indifférents. Il a tenu, dans notre journal, ◀la▶ rubrique de ◀la▶ vie protestante. Ayant fait de solides études à Vienne et en Allemagne, il a enseigné dans une ville universitaire où il rédigea, en 1936, ce Journal d’Allemagne , qui, paru au printemps dernier, est un des témoignages ◀les▶ plus valables sur ◀le▶ national-socialisme. Étranger, M. Denis de Rougemont connaît mieux que beaucoup de Français notre province : il a séjourné de longs mois en Vendée et dans ◀le▶ Midi. Son Journal d’un intellectuel en chômage témoigne de ◀la▶ curiosité, et aussi de ◀la▶ discrétion avec laquelle il s’efforce de dégager ◀l’▶âme secrète de nos campagnes.
Denis de Rougemont n’aime pas ◀les▶ villes, il n’a pas besoin pour écrire de ces conversations, de ces échanges qui stimulent tant d’écrivains, et leur tiennent souvent lieu de vie intérieure. Il me reçoit dans ◀la▶ maison de M. Charles Du Bos, à ◀La▶ Celle-Saint-Cloud, maison simple, sans austérité, tout de suite familière, où il passe ◀l’▶hiver avec sa femme et Colinet, son petit garçon. Denis de Rougemont est grand, souple, il a ◀la▶ réserve affable des Suisses, et ce sourire des lèvres qui semble excuser ◀le▶ sérieux du regard. Il rit malicieusement quand je lui parle du petit scandale que risque de provoquer son dernier livre : n’y affirme-t-il pas, avec preuves à ◀l’▶appui, que Tristan et Iseut, ◀les▶ amants légendaires, ◀les▶ héros de ◀la▶ passion, ne s’aimaient pas ?
Quand j’ai commencé à écrire mon livre, je voulais simplement étudier ce mythe et analyser ◀la▶ crise du mariage à notre époque. Mais plus je relisais ◀les▶ différentes versions du roman, plus je me sentais gêné, mal à l’aise.
Ce Tristan et cette Iseut qui restent indifférents pendant leur première rencontre, ne s’aiment qu’après avoir bu ◀le▶ philtre, ne peuvent plus se supporter au bout de trois ans de vie commune dans ◀la▶ forêt et qui, Tristan ayant épousé Iseut aux blanches mains, l’autre Iseut, ne reconnaissent plus leur amour qu’à ◀l’▶heure où ◀la▶ mort ◀le▶ défigure déjà… tout cela est rempli de bizarreries, de contradictions, pressenties au siècle dernier, mais dont personne n’a osé proposer une explication. J’ai beaucoup réfléchi avant d’arriver à cette conviction, que je suis prêt à défendre : ce que Tristan et Iseut aiment, c’est ◀le▶ fait d’aimer. Jamais Tristan ne dit à Iseut qu’il ◀l’▶aime, il se borne à répéter : « Amor par force me demeisne ». C’est ◀la▶ passion-catastrophe, qui ne peut se résoudre que dans ◀la▶ mort, et inspirera tout ◀le▶ romantisme. Mais elle inspire d’abord ◀la▶ littérature courtoise…
Littérature dont ◀le▶ succès rapide s’explique mal, car elle implique une subtilité, des raffinements, une absence de sensualité qui s’opposaient aux mœurs de ◀l’▶époque.
Qui s’opposait surtout, complète Denis de Rougemont, à ◀la▶ conception chrétienne du mariage. ◀L’▶amour courtois est chaste, il accorde à ◀la▶ femme une prééminence dont ◀l’▶Église a bien senti ◀le▶ danger, puisqu’elle a développé ◀le▶ culte de Notre-Dame pour répondre au culte de ◀la▶ « Dame » des troubadours. Cet amour courtois ne fleurit que parmi ◀les▶ obstacles, exclut toute idée de progéniture, de famille ; il va contre ◀les▶ appétits de ◀l’▶homme et ◀les▶ directives de ◀l’▶Église.
Comment a-t-il pu, en moins de vingt ans, dominer ainsi toute ◀la▶ littérature ?
Beaucoup d’historiens, d’érudits, se sont posé la question sans pouvoir ◀la▶ résoudre. Pour moi, ◀l’▶explication n’est pas douteuse. ◀L’▶amour courtois est directement issu du catharisme. Vous savez que ◀l’▶hérésie cathare, que ◀la▶ croisade contre ◀les▶ albigeois réprima sans ◀l’▶anéantir, eut des millions de partisans. Venue de Macédoine, elle gagna ◀la▶ France par ◀le▶ Piémont. ◀Les▶ cathares rejettent ◀le▶ dogme de ◀l’▶incarnation, se fondent sur une interprétation purement spiritualiste des évangiles. Ils font du Saint-Esprit la Mère de Dieu, ◀le▶ principe féminin de ◀l’▶amour. En embrassant ◀le▶ catharisme, ◀le▶ néophyte s’engageait, s’il était marié, à s’abstenir de tout contact avec sa femme. ◀Les▶ cathares admettaient ◀le▶ suicide. Glorification de ◀l’▶esprit d’amour, chasteté et mépris de ◀la▶ chair, goût de ◀la▶ mort que ◀l’▶on préfère aux biens de ce monde, profusion de symboles… Nous retrouvons ◀la▶ religion cathare, telle que ◀les▶ procès de ◀l’▶Inquisition permettent de ◀la▶ connaître, tous ◀les▶ thèmes des troubadours, développés avec un lyrisme, un vocabulaire qui resteront au cours des siècles ceux des grands mystiques.
Ainsi tous ◀les▶ troubadours étaient des cathares ?
J’en suis persuadé, dit Denis de Rougemont, qui s’anime en exposant une théorie aussi originale. D’ailleurs, on sait que ◀les▶ troubadours n’allaient que chez ◀les▶ seigneurs cathares, fort nombreux, et qui adoptaient cette hérésie avec d’autant plus d’enthousiasme qu’ils étaient souvent jaloux de ◀l’▶autorité temporelle exercée par ◀le▶ clergé.
Donc ◀l’▶amour-passion serait une hérésie chrétienne ?
… Dont nous avons perdu ◀la▶ clef, et qui a pourtant inspiré toute notre littérature, reprend Denis de Rougemont. ◀Le▶ mythe de Tristan et Iseut, qui pose pour la première fois ce fameux triangle, ◀le▶ mari, ◀la▶ femme et ◀l’▶amant, qui est ◀le▶ sujet essentiel de toute ◀la▶ littérature occidentale, n’a surgi dans ◀la▶ littérature orientale que tout dernièrement, à ◀la▶ suite du christianisme.
J’avoue que votre démonstration me paraît convaincante. Mais comment cette interprétation du mythe a-t-elle pu échapper jusqu’ici aux spécialistes du Moyen Âge ?
Denis de Rougemont sourit avec malice :
◀Les▶ philologues ont un respect de ◀la▶ lettre qui leur cache parfois ◀le▶ sens profond des textes… Ils répugnent à ◀l’▶emploi des méthodes freudiennes. Or j’ai été frappé par ◀le▶ goût de ◀la▶ mort que ◀l’▶on retrouve à la fois dans ◀le▶ catharisme, dans Tristan et Iseut et chez ◀les▶ lyriques courtois, goût qui n’est autre que ◀l’▶instinct de ◀la▶ mort tel que Freud ◀l’▶a analysé.
À une époque où ◀le▶ statut du mariage se modifie profondément, croyez-vous que ce fameux triangle, qui suppose en définitive ◀le▶ mariage, puisse encore inspirer ◀la▶ littérature ?
Denis de Rougemont réfléchit :
Non, je crois que nous sommes à une époque de transition, que ce mythe risque de disparaître. Mais c’est encore lui qui pèse sur toute ◀la▶ crise du mariage.
Comment cela ?
C’est très simple. Nous souffrons d’avoir été élevés dans une double contradiction. Romans, poèmes, musique, ◀l’▶art et ◀la▶ littérature nous représentent ◀la▶ passion comme un paroxysme désirable, comme un état d’exception où ◀l’▶être se dépasse lui-même. Nous aspirons donc à connaître cet état que, comme Tristan et peut-être inconsciemment, nous préférons à ◀l’▶être aimé. D’autre part, on nous montre ◀le▶ mariage comme ◀le▶ fondement essentiel de notre société. Mais ◀la▶ passion, par définition, reste extérieure au mariage, puisqu’elle a besoin d’obstacles, et ne résiste pas à ◀la▶ facilité, à ◀l’▶habitude. Exclue de ◀la▶ vie conjugale, ◀la▶ passion se réfugie dans ◀l’▶adultère. Maris et femmes, chacun de leur côté, rêvent de ◀l’▶aventure qui leur apparaît comme ◀la▶ seule évasion. Croyez-vous que cela puisse embellir, faciliter ◀la▶ vie commune ?
Certes, non. Mais aujourd’hui, ◀les▶ jeunes gens et ◀les▶ jeunes filles se refusent à ◀l’▶hypocrisie, ne consentent plus à refouler leurs instincts naturels. En outre, ◀les▶ difficultés matérielles compliquent encore ◀le▶ problème du mariage. Croyez-vous que ◀les▶ problèmes de ◀la▶ vie sentimentale et sexuelle puissent trouver une solution nouvelle ?
Pour moi, répond Denis de Rougemont, il ne peut y avoir qu’une solution : ◀le▶ mariage chrétien, mais présenté d’une manière nouvelle. C’est-à-dire qu’au lieu d’en faire un acte raisonnable, il faut ◀le▶ montrer tel qu’il est en réalité : ◀l’▶aventure ◀la▶ plus difficile.
Si vous ne fondez pas ◀le▶ mariage sur une décision réfléchie, sur quoi ◀le▶ fondez-vous ?
Sur ◀la▶ fidélité, qui me paraît en même temps ◀le▶ véritable fondement de ◀la▶ personnalité. Mais pour moi cette fidélité doit être observée en vertu de ◀l’▶absurde. Elle est aussi absurde que ◀la▶ passion, mais s’en distingue par un refus constant de subir ses rêves, par une constante prise sur ◀le▶ réel. Elle reste une folie, mais ◀la▶ plus sobre et ◀la▶ plus quotidienne.
Votre réhabilitation de ◀la▶ fidélité, si conforme à ◀la▶ conception chrétienne du mariage, suppose chez ◀les▶ femmes, qui doivent être sans cesse capables de se renouveler, un ensemble de vertus solides et de qualités agréables assez difficiles à concilier.
Je ◀le▶ sais, je suis très exigeant. Pour moi, ◀le▶ mariage devrait être une institution qui maintient ◀la▶ passion non par ◀la▶ morale, mais par ◀l’▶amour. C’est un idéal qui mérite bien certains efforts et certains sacrifices, il me semble.
Ne devez-vous pas publier un roman, dont ◀le▶ titre, ◀La▶ Folle Vertu, illustre bien votre pensée ?
Oui, je ◀l’▶ai écrit presque en même temps que ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident . Mais je ne ◀le▶ ferai pas paraître tout de suite. J’ai aussi terminé deux livres d’essais : Doctrine fabuleuse et ◀Les▶ Personnages du dram e.
Et en ce moment, à quoi travaillez-vous ?
J’ai en chantier un livre sur ◀La▶ Réforme comme Révolution. Mais je ◀l’▶ai un peu délaissé au profit d’un drame que j’écris pour ◀l’▶Exposition de Zurich. Je veux mettre en scène un héros suisse, ◀le▶ bienheureux Nicolas de Flue, qui eut une vie extraordinaire. D’abord soldat valeureux, il fut ensuite, pendant dix-sept ans, juge et conseiller à Sachseln, où il eut dix enfants. Puis il se retira dans un ermitage, où pendant vingt ans il se mortifia, jeûnant complètement. Mais, apprenant que ◀la▶ guerre civile menaçait, il quitta sa grotte, et rétablit ◀la▶ paix par ◀le▶ covenant de 1481. Puis il se retourna dans son ermitage et y mourut.
C’est un beau sujet.
N’est-ce pas ? Ce drame, avec musique d’Honegger, sera représenté dans un théâtre en plein air, devant cinq ou six-mille spectateurs. ◀La▶ scène aura trente mètres de large, et trois étages, qu’il faut ne jamais laisser vides. J’écris des phrases très courtes, un peu comme des slogans. ◀Le▶ chœur jouera un rôle important dans ◀l’▶action, comme dans ◀la▶ tragédie grecque. C’est un travail tout nouveau pour moi, et très amusant.
Avant de quitter Denis de Rougemont, je lui demande s’il n’attend pas avec une certaine curiosité ◀les▶ réactions que vont susciter certaines de ses théories un peu révolutionnaires. Il sourit avant de répondre, puis son visage devient plus grave :
Je n’attache pas une grande importance aux querelles que pourraient me chercher ◀les▶ savants. Ce qui me touche, c’est que mon livre, paru il y a huit jours, m’a déjà valu de nombreuses lettres d’hommes et de femmes qui se trouvaient mal mariés. Ils me disent que mon livre ◀les▶ aide à comprendre ◀la▶ cause de leur désarroi, qu’ils savent mieux maintenant comment ils pourraient se rapprocher. Si j’aide des êtres troublés à vivre à deux sans trop se blesser, ce sera ma plus belle récompense. ◀Le▶ véritable esprit chrétien, ◀la▶ véritable intelligence, n’est-ce pas de voir ◀les▶ limites d’où ◀l’▶on ne peut s’échapper ?