Directeurs d’▶inconscience (11 avril 1939)c
Quels sont nos vrais directeurs ◀de▶ conscience, depuis que ◀le▶ monde s’est, en partie, détourné ◀de▶ ◀la▶ foi chrétienne ? Cette question, qu’une revue ◀de▶ jeunes vient de poser aux écrivains et aux sociologues, on voudrait qu’elle atteigne aussi ◀le▶ grand public, que ◀l’▶enquêteur attrape le premier venu par ◀le▶ revers ◀de▶ son veston pour lui demander sans préambule : « Et vous donc, en qui croyez-vous ? ◀De▶ qui suivez-vous ◀les▶ conseils ? » ◀La▶ réponse étonnerait souvent celui-là même qui parviendrait à ◀la▶ donner. Tant il est vrai que bien peu d’entre nous connaissent leurs maîtres véritables, ou s’en soucient.
Meneurs ◀de▶ foules, savants, écrivains, journalistes, médecins : ◀le▶ questionnaire, pour fixer ◀les▶ idées, énumère ces catégories ◀de▶ nouveaux directeurs ◀de▶ conscience. Là-dessus, chacun fera ses petites observations, ajoutera ou retranchera. C’est un jeu ◀de▶ société qui en vaut bien un autre. Je retranche pour ma part ◀les▶ journalistes : ils dirigent en partie ◀l’▶opinion, mais non pas nos actions personnelles. Je réserve ◀les▶ cas des meneurs. Et j’ajoute aux grands romanciers ◀les▶ directrices ◀de▶ magazines féminins, qui tiennent boutique ◀de▶ consultations pour leurs lectrices avides ◀de▶ « bonheur » à ◀la▶ recette.
Quoi qu’il en soit, deux choses me frappent dans cette enquête : ◀le▶ profond désarroi moral qu’elle avoue et, d’autre part, ◀la▶ multiplicité, c’est-à-dire ◀l’▶impuissance pratique des organes ◀de▶ « direction » qui se disputent nos consciences.
Sous prétexte de nous libérer ◀de▶ ◀la▶ tutelle ◀d’▶une Église ou ◀d’▶une foi, nous nous sommes soumis naïvement à ◀d’▶innombrables influences incontrôlées, donc tyranniques, et au surplus contradictoires. Nous croyons aux recettes ◀de▶ ◀la▶ Science avec ◀la▶ plus touchante superstition. Nous emboîtons ◀le▶ pas ◀de▶ ◀la▶ mode ◀les▶ yeux fermés. Mais quand ◀la▶ Science vous dit ◀de▶ porter des bas ◀de▶ laine, ◀la▶ Mode vous impose des bas ◀de▶ soie. ◀Les▶ romans et ◀les▶ films nous enfièvrent ◀d’▶une nostalgie ◀d’▶amour-passion dont nous ne savons plus même distinguer qu’elle contredit radicalement notre morale. Au lieu d’une discipline, nous avons vingt tyrans qui nous poussent à hue et à dia. Au lieu d’un directeur qui nous parle à mi-voix, ces appels pathétiques à ◀la▶ radio. ◀Le▶ monde moderne retentit ◀d’▶En avant ! qui ne savent pas où ils vont. Et toutes ces « directions » désorientées, à courte vue, se neutralisent en velléités, petites oscillations nerveuses aux alentours du zéro vital.
Voici ◀la▶ chance alors des grands meneurs, et ◀l’▶heure des Guides. Un Duce, un Führer vont se dresser et nous cingler ◀de▶ grosses ironies. Nous avons perdu ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ grandeur, nous n’avons plus ◀de▶ buts communs ? Ils vont nous rendre tout cela en nous rendant une direction ◀de▶ marche. Mais ce n’est plus à nos consciences qu’ils s’adressent, à nos petites consciences anarchiques pour lesquelles ils n’ont que mépris. Ce qu’ils veulent diriger, ce sont nos lourds instincts, nos peurs, nos haines et nos orgueils puérils, nos réflexes ◀d’▶animaux attroupés. ◀Les▶ grands meneurs, à proprement parler, sont des directeurs ◀d’▶inconscience. Et leur succès c’est ◀de▶ nous délivrer ◀de▶ nos contradictions morales, par anesthésie collective. Voilà pourquoi des millions ◀d’▶hommes sont heureux ◀d’▶être « mis au pas ».
Faut-il choisir entre anarchie et dictature ? Mais l’une et l’autre sont désorientées. Car ◀la▶ seule direction réelle, elle est dans ◀la▶ marche à ◀l’▶Étoile, dans ◀la▶ marche unanime vers un point qui se trouve au-delà ◀de▶ ◀la▶ terre, également lointain ◀de▶ chacun, également proche de chacun ◀de▶ nos cœurs.