Livre II
Les origines religieuses du mythe
1.
L’« obstacle » naturel et sacré
Nous sommes tous plus ou moins matérialistes, nous autres héritiers du xixe . Qu’on nous montre dans la▶ nature, ou dans ◀l’▶instinct, ◀les▶ esquisses grossières ◀de▶ faits « spirituels », aussitôt nous croyons tenir une explication ◀de▶ ces faits. ◀Le▶ plus bas nous paraît ◀le▶ plus vrai. C’est ◀la▶ superstition du temps, ◀la▶ manie ◀de▶ « ramener » ◀le▶ sublime à ◀l’▶infime, ◀l’▶étrange erreur qui prend pour cause suffisante une condition simplement nécessaire. C’est aussi ◀le▶ scrupule scientifique, nous dit-on. Il fallait cela pour affranchir ◀l’▶esprit des illusions spiritualistes. Mais je distingue mal ◀l’▶intérêt ◀d’▶un affranchissement qui consiste à « expliquer » Dostoïevski par ◀le▶ haut mal, et Nietzsche par ◀la▶ syphilis. Curieuse manière ◀de▶ libérer ◀l’▶esprit, qui se « ramène » à ◀le▶ nier.
Mais j’ai beau dire et protester ◀d’▶avance : si je constate que ◀l’▶instinct et ◀le▶ sexe connaissent une dialectique spontanée, analogue à certains égards, à celle ◀de▶ ◀la▶ passion dans notre mythe, beaucoup penseront que voilà qui suffit… Donnons une page à ce genre ◀d’▶objections.
◀L’▶obstacle dont on a vu ◀le▶ jeu au cours de notre analyse du mythe, n’est-il pas ◀d’▶origine toute naturelle ? Retarder ◀le▶ plaisir, n’est-ce pas ◀la▶ ruse ◀la▶ plus élémentaire du désir ? Et ◀l’▶homme n’est-il pas « ainsi fait » qu’il s’impose parfois une certaine continence, quasi ◀d’▶instinct, dans ◀l’▶intérêt même ◀de▶ ◀l’▶espèce ? Lycurgue, législateur ◀de▶ Sparte, imposait aux jeunes mariés une abstinence prolongée. « C’est afin — lui fait dire Plutarque — qu’ils soient toujours plus forts et dispos ◀de▶ leur corps, et qu’en ne jouissant pas du plaisir ◀d’▶aimer à cœur saoul, leur amour en demeure toujours frais, et que leurs enfants en viennent plus robustes. » (Amyot).
◀La▶ chevalerie féodale, de même, honorait dans ◀la▶ chasteté un obstacle instinctif à ◀l’▶instinct, ayant pour fin ◀de▶ rendre ◀les▶ guerriers plus valeureux.
Or ◀la▶ vertu ◀d’▶une telle discipline est relative à ◀la▶ vie même, non à ◀l’▶esprit. Elle cède au succès obtenu. Elle ne cherche rien au-delà. ◀L’▶eugénisme ◀d’▶un Lycurgue n’est nullement ascétique, puisqu’il vise au contraire à ◀la▶ meilleure propagation ◀de▶ ◀l’▶espèce. On ne saurait voir dans ces processus vitaux autre chose que ◀le▶ support physiologique ◀de▶ ◀la▶ dialectique passionnelle. Il faut bien que ◀la▶ passion se serve des corps, et qu’elle utilise leurs lois. Mais ◀la▶ constatation des lois du corps n’explique nullement ◀l’▶amour ◀d’▶un Tristan, par exemple. Elle rend ◀d’▶autant plus évidente ◀l’▶intervention ◀d’▶un facteur « étranger » seul capable ◀de▶ détourner ◀l’▶instinct ◀de▶ son but naturel et ◀de▶ transformer ◀le▶ désir en une aspiration indéfinie, c’est-à-dire sans fins vitales, voire du tout contraire à ces fins.
Ces mêmes remarques vaudront pour ◀les▶ coutumes et ◀les▶ interdictions sacrées chez ◀les▶ peuplades primitives. C’est un jeu que ◀de▶ retrouver ◀l’▶« origine » sacrée des motifs caractéristiques du Roman. ◀La▶ quête ◀de▶ ◀la▶ fiancée lointaine, par exemple, se rattache au cérémonial du rapt nuptial, chez ◀les▶ tribus exogamiques. ◀La▶ morale ◀de▶ ◀la▶ prouesse est une sublimation non déguisée ◀de▶ coutumes beaucoup plus anciennes traduisant ◀la▶ nécessité ◀d’▶une sélection biologique. Et il n’est pas jusqu’au désir ◀de▶ ◀la▶ mort que ◀l’▶on ne puisse « ramener » à ◀l’▶instinct ◀de▶ mort décrit par Freud et par ◀les▶ plus récents biologistes.
Mais on ne voit pas que tout ceci explique ◀l’▶apparition tardive du mythe, et encore moins sa localisation dans notre histoire européenne… ◀L’▶antiquité n’a rien connu ◀de▶ semblable à ◀l’▶amour ◀de▶ Tristan et ◀d’▶Iseut. On sait assez que pour ◀les▶ Grecs et ◀les▶ Romains, ◀l’▶amour est une maladie (Ménandre) dans ◀la▶ mesure où il transcende ◀la▶ volupté qui est sa fin naturelle. C’est une « frénésie », dit Plutarque. « Aucuns ont pensé que c’était une rage… Ainsi à ceux qui sont amoureux, il leur faut pardonner comme étant malades… »
◀D’▶où vient alors cette glorification ◀de▶ ◀la▶ passion, qui est justement ce qui nous touche dans ◀le▶ Roman ? Parler ◀de▶ déviation ◀de▶ ◀l’▶instinct, c’est ne rien dire puisqu’il s’agit ◀de▶ savoir, précisément, quel est ◀le▶ facteur qui a pu causer cette déviation.
2.
Éros, ou ◀le▶ Désir sans fin (Platonisme, druidisme, manichéisme.)
Platon nous parle dans Phèdre et ◀le▶ Banquet ◀d’▶une fureur qui va du corps à ◀l’▶âme, pour ◀la▶ troubler ◀d’▶humeurs malignes. Ce n’est pas ◀l’▶amour tel qu’il ◀le▶ loue. Mais il est une autre espèce ◀de▶ fureur, ou ◀de▶ délire, qui ne s’engendre pas sans quelque divinité, ni ne se crée dans ◀l’▶âme au-dedans de nous : c’est une inspiration toute étrangère, un attrait qui agit du dehors, un emportement, un rapt indéfini ◀de▶ ◀la▶ raison et du sens naturel. On ◀l’▶appellera donc enthousiasme, ce qui signifie « endieusement », car ce délire procède ◀de▶ ◀la▶ divinité et porte notre élan vers Dieu.
Tel est ◀l’▶amour platonicien : « délire divin », transport ◀de▶ ◀l’▶âme, folie et suprême raison. Et ◀l’▶amant est auprès de ◀l’▶être aimé « comme dans ◀le▶ ciel », car ◀l’▶amour est ◀la▶ voie qui monte par degrés ◀d’▶extase vers ◀l’▶origine unique ◀de▶ tout ce qui existe, loin des corps et ◀de▶ ◀la▶ matière, loin de ce qui divise et distingue, au-delà du malheur ◀d’▶être soi et ◀d’▶être deux dans ◀l’▶amour même.
◀L’▶Éros, c’est ◀le▶ Désir total, c’est ◀l’▶Aspiration lumineuse, ◀l’▶élan religieux originel porté à sa plus haute puissance, à ◀l’▶extrême exigence ◀de▶ pureté qui est ◀l’▶extrême exigence ◀d’▶Unité. Mais ◀l’▶unité dernière est négation ◀de▶ ◀l’▶être actuel, dans sa souffrante multiplicité. Ainsi ◀l’▶élan suprême du désir aboutit à ce qui est non-désir. ◀La▶ dialectique ◀d’▶Éros introduit dans ◀la▶ vie quelque chose ◀de▶ tout étranger aux rythmes ◀de▶ ◀l’▶attrait sexuel : un désir qui ne retombe plus, que plus rien ne peut satisfaire, qui repousse même et fuit ◀la▶ tentation ◀de▶ s’accomplir dans notre monde, parce qu’il ne veut embrasser que ◀le▶ Tout. C’est ◀le▶ dépassement infini, ◀l’▶ascension ◀de▶ ◀l’▶homme vers son dieu. Et ce mouvement est sans retour.
◀Les▶ origines iraniennes et orphiques du platonisme sont encore mal connues mais certaines. Et par Plotin et ◀l’▶Aréopagite, cette doctrine s’est transmise au monde médiéval. Ainsi ◀l’▶Orient vint rêver dans nos vies, réveillant ◀de▶ très vieux souvenirs.
Car du fond ◀de▶ notre Occident, ◀la▶ voix des bardes celtes lui répondait. Je ne sais si c’était un écho, ou quelque harmonie ancestrale — toutes nos races sont venues ◀d’▶Orient — ou simplement si ◀la▶ nature humaine n’est point portée en tous lieux et tous temps à diviniser son Désir dans des formes toujours semblables. Je ne sais ce que vaut ◀l’▶hypothèse qui assimile jusque dans ◀les▶ détails ◀les▶ plus vieux mythes celtiques à ceux des Grecs — ◀la▶ quête du Graal à celle ◀de▶ ◀la▶ Toison ◀d’▶or — et ◀les▶ doctrines ◀de▶ Pythagore sur ◀la▶ transmigration des âmes à celles des druides sur ◀l’▶immortalité. ◀La▶ mythologie comparée est ◀la▶ plus périlleuse des sciences, si ◀l’▶on excepte ◀l’▶étymologie dont elle procède bien souvent : l’une et l’autre sans cesse à ◀la▶ merci du calembour ◀le▶ plus tentant… Quoi qu’il en soit, certaines convergences générales se dégagent des travaux récents, renforçant ◀l’▶hypothèse ◀d’▶une communauté originelle des croyances religieuses en Orient et en Occident.
Bien avant Rome, ◀les▶ Celtes avaient conquis une grande partie ◀de▶ ◀l’▶Europe actuelle. Venus du Sud-Ouest de la Germanie et du Nord-Est de la France, ils avaient mis à sac Rome et Delphes, et soumis tous ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Atlantique à ◀la▶ mer Noire. Ils poussèrent même jusqu’en Ukraine et en Asie Mineure (Galates), préfigurant assez exactement ◀l’▶extension ◀de▶ ◀l’▶Empire romain.
Or ◀les▶ Celtes n’étaient pas une nation. Ils n’avaient pas ◀d’▶autre « unité » que celle ◀d’▶une civilisation, dont ◀le▶ principe spirituel était maintenu par ◀le▶ collège sacerdotal des druides. Ce collège à son tour n’était nullement ◀l’▶émanation des petits peuples ou tribus, mais « une institution en quelque sorte internationale », commune à tous ◀les▶ peuples ◀d’▶origine celtique, du fond ◀de▶ ◀la▶ Bretagne et ◀de▶ ◀l’▶Irlande jusqu’en Italie et en Asie Mineure. ◀Les▶ voyages et ◀les▶ rencontres des druides « cimentaient ◀l’▶union des peuples celtiques et ◀le▶ sentiment ◀de▶ leur parenté »16. ◀Les▶ druides formaient des confréries religieuses douées ◀de▶ pouvoirs très étendus. Ils étaient à la fois devins, magiciens, médecins, prêtres, professeurs. Ils n’écrivaient pas ◀de▶ livres, mais donnaient un enseignement oral, en vers gnomiques, à des élèves qu’ils gardaient auprès ◀d’▶eux pendant vingt ans17.
(On a pu rapprocher ce collège sacerdotal ◀d’▶institutions tout à fait identiques chez ◀les▶ autres peuples indo-européens : mages iraniens, brahmanes ◀de▶ ◀l’▶Inde, pontifes et flamines ◀de▶ Rome. ◀Le▶ flamen porte d’ailleurs ◀le▶ même nom que ◀le▶ brahmane.18)
Il est certain que ◀les▶ Celtes croyaient à une vie après ◀la▶ mort. Vie aventureuse, très semblable à celle ◀de▶ ◀la▶ terre, mais épurée, et dont certains héros pouvaient revenir, sous d’autres noms, se mêler aux vivants. Par cette doctrine centrale ◀de▶ ◀la▶ survie des âmes, ◀les▶ Celtes s’apparentent aux Grecs. Mais toute doctrine ◀de▶ ◀l’▶immortalité suppose une préoccupation tragique ◀de▶ ◀la▶ mort. ◀Les▶ Celtes, écrit Hubert, « ont cultivé certainement ◀la▶ métaphysique ◀de▶ ◀la▶ mort… Ils ont beaucoup rêvé sur ◀la▶ mort. C’était une compagne familière dont ils se sont plu à déguiser ◀le▶ caractère inquiétant ». De même, dans leur mythologie, « ◀l’▶idée ◀de▶ mort domine tout, et tout ◀la▶ découvre »19. Et cela n’est pas sans inciter à des rapprochements très précis avec ce que ◀l’▶on a dit plus haut du mythe ◀de▶ Tristan, qui voile et exprime à la fois ◀le▶ désir ◀de▶ mort.
D’autre part, ◀les▶ dieux celtiques forment deux séries opposées : dieux lumineux et dieux sombres. Il nous importe ◀de▶ souligner ce fait du dualisme fondamental ◀de▶ ◀la▶ religion des druides. Car c’est ici que se révèle ◀la▶ convergence des mythes iraniens, gnostiques, et hindouistes avec ◀la▶ religion fondamentale ◀de▶ ◀l’▶Europe. ◀De▶ ◀l’▶Inde aux rives ◀de▶ ◀l’▶Atlantique, nous retrouvons exprimé, dans ◀les▶ formes ◀les▶ plus diverses, ce même mystère du Jour et ◀de▶ ◀la▶ Nuit, et ◀de▶ leur lutte mortelle dans ◀l’▶homme. Il est un dieu ◀de▶ Lumière incréée, intemporelle, et un dieu ◀de▶ Ténèbres, auteur du mal, qui domine toute ◀la▶ Création visible. Des siècles avant ◀l’▶apparition ◀de▶ Mani, on peut déceler ◀la▶ même opposition dans ◀les▶ mythologies indo-européennes. Dieux lumineux : ◀l’▶Ahura-Mazda (ou Ormuzd) des Iraniens, ◀l’▶Apollon grec, ◀l’▶Abellion celtibère. Dieux sombres : ◀le▶ Dyaus Pitar sanskrit, ◀l’▶Ahrriman iranien, ◀le▶ Zeus pater hellène, ◀le▶ Jupiter latin, ◀le▶ Dispater gaulois…
Bien d’autres rapprochements nous tentent, dont l’un au moins intéresse directement ◀l’▶objet ◀de▶ ce livre : ◀la▶ conception ◀de▶ ◀la▶ femme chez ◀les▶ Celtes n’est pas sans rappeler ◀la▶ dialectique platonicienne ◀de▶ ◀l’▶Amour.
◀La▶ femme figure aux yeux des druides un être divin et prophétique. C’est ◀la▶ Velléda des Martyrs, ◀le▶ fantôme lumineux qui apparaît aux regards du général romain perdu dans sa rêverie nocturne : « Sais-tu que je suis fée ? », dit-elle. Éros a revêtu ◀les▶ apparences ◀de▶ ◀la▶ Femme, symbole ◀de▶ ◀l’▶au-delà et ◀de▶ cette nostalgie qui nous fait mépriser ◀les▶ joies terrestres. Mais symbole équivoque puisqu’il tend à confondre ◀l’▶attrait du sexe et ◀le▶ Désir sans fin. ◀L’▶Essylt des légendes sacrées, « objet ◀de▶ contemplation, spectacle mystérieux », c’était ◀l’▶invitation à désirer ce qui est au-delà des formes incarnées. Mais elle est belle et désirable en soi… Et pourtant sa nature est fuyante. « ◀L’▶Éternel féminin nous entraîne », dira Goethe. Et Novalis : « ◀La▶ femme est ◀le▶ but ◀de▶ ◀l’▶homme. »
Ainsi ◀l’▶aspiration vers ◀la▶ Lumière prend pour symbole ◀l’▶attrait nocturne des sexes. ◀Le▶ grand Jour incréé, aux yeux de ◀la▶ chair, n’est que ◀la▶ Nuit. Mais notre jour, aux yeux du dieu qui réside par-delà ◀les▶ étoiles, c’est ◀le▶ royaume ◀de▶ Dispater, ◀le▶ père des Ombres. Et de même, ◀le▶ Tristan de Wagner veut sombrer, mais pour renaître en un ciel ◀de▶ Lumière. ◀La▶ « Nuit » qu’il chante, c’est ◀le▶ Jour incréé. Et sa passion, c’est ◀le▶ culte ◀d’▶Éros, ◀le▶ Désir qui méprise Vénus, même quand il souffre volupté, même quand il croit aimer un être…
On parle trop ◀de▶ nirvana et ◀de▶ bouddhisme à propos de ◀l’▶opéra wagnérien. Comme si ◀le▶ fond païen ◀de▶ ◀l’▶Occident n’avait pas pu fournir au magicien ◀les▶ éléments ◀les▶ plus actifs ◀de▶ son philtre ! Il est frappant ◀de▶ constater d’ailleurs à quel point ◀le▶ celtisme originel ◀de▶ ◀l’▶Europe a survécu à ◀la▶ conquête romaine et aux invasions germaniques. « ◀Les▶ Gallo-Romains sont restés pour la plupart des Celtes déguisés. Si bien qu’après ◀les▶ invasions germaniques, on vit reparaître en Gaule des modes et des goûts qui avaient été ceux des Celtes.20 » ◀L’▶art roman et ◀les▶ langues romanes attestent ◀l’▶importance ◀de▶ ◀l’▶héritage celtique. Plus tard, ce furent des moines ◀d’▶Irlande et ◀de▶ Bretagne — derniers refuges des légendes bardiques conservées justement par ◀les▶ clercs — qui évangélisèrent ◀l’▶Europe, et ◀la▶ rappelèrent au culte des lettres. Et ceci nous amène aux abords ◀de▶ ◀l’▶époque où se forma notre mythe…
Mais plus près de nous que Platon et ◀les▶ druides, une sorte ◀d’▶unité mystique du monde indo-européen se dessine comme en filigrane à ◀l’▶arrière-plan des hérésies du Moyen Âge. Si nous embrassons ◀le▶ domaine géographique et historique qui va ◀de▶ ◀l’▶Inde à ◀la▶ Bretagne, nous constatons qu’une religion s’y est répandue, ◀d’▶une manière à vrai dire souterraine, dès ◀le▶ iiie siècle ◀de▶ notre ère, syncrétisant ◀l’▶ensemble des mythes du Jour et ◀de▶ ◀la▶ Nuit tels qu’ils s’étaient élaborés en Perse d’abord, puis dans ◀les▶ sectes gnostiques et orphiques : et c’est ◀la▶ foi manichéenne.
◀Les▶ difficultés mêmes que ◀l’▶on éprouve ◀de▶ nos jours à définir cette religion ne sont pas sans nous renseigner sur sa nature profonde et sa portée humaine.
D’abord elle fut partout persécutée avec une violence inouïe par ◀les▶ pouvoirs ou ◀les▶ orthodoxies. On vit en elle ◀la▶ pire menace sociale. Ses fidèles furent massacrés, leurs écrits dispersés et brûlés. Si bien que ◀les▶ témoignages sur lesquels elle a été jugée jusqu’à nos jours émanent presque exclusivement ◀de▶ ses adversaires. Ensuite, il semble bien que ◀la▶ doctrine ◀de▶ Mani (qui était originaire ◀de▶ ◀l’▶Iran) ait pris, selon ◀les▶ peuples et leurs croyances, des formes très diverses, tantôt chrétiennes, tantôt bouddhistes ou musulmanes. Dans un hymne manichéen récemment retrouvé et traduit21 sont invoqués et loués successivement Jésus, Mani, Ohrmuzd, Çakyamouni, et enfin Zarhust (Zarathustra ou Zoroastre). De plus il est permis ◀de▶ penser que ◀les▶ survivances celtiques dans ◀le▶ Midi languedocien offrirent à certaines sectes manichéennes un terrain spécialement favorable.
Pour ◀les▶ développements qui suivront, deux faits surtout doivent être retenus :
1° ◀Le▶ dogme fondamental ◀de▶ toutes ◀les▶ sectes manichéennes, c’est ◀la▶ nature divine ou angélique ◀de▶ ◀l’▶âme, prisonnière des formes créées et ◀de▶ ◀la▶ nuit ◀de▶ ◀la▶ matière.
Je suis un dieu, et né des dieuxMais maintenant réduit à souffrir.
Ainsi lamente ◀le▶ Moi spirituel ◀d’▶un disciple du sauveur Mani, dans ◀l’▶hymne du Destin ◀de▶ ◀l’▶Âme.
◀L’▶élan ◀de▶ ◀l’▶âme vers ◀la▶ Lumière n’est pas sans évoquer d’une part ◀la▶ « réminiscence du Beau » dont parlent ◀les▶ dialogues platoniciens, et d’autre part ◀la▶ nostalgie du héros celte revenu du Ciel sur ◀la▶ terre, et qui se souvient ◀de▶ ◀l’▶île des immortels. Mais cet élan est sans cesse entravé par ◀la▶ jalousie ◀de▶ Vénus (Dîbat dans le premier hymne cité) qui veut retenir dans ◀la▶ sombre matière ◀l’▶amant en proie au lumineux Désir. Tel est ◀le▶ combat ◀de▶ ◀l’▶amour sexuel et ◀de▶ ◀l’▶Amour, et il exprime ◀l’▶angoisse fondamentale des anges déchus dans des corps trop humains…
2. Il est très important et significatif pour nous ◀de▶ remarquer à ◀la▶ suite ◀d’▶un travail récent22 que ◀la▶ structure ◀de▶ ◀la▶ foi manichéenne « est essentiellement lyrique ». Autrement dit, qu’il est ◀de▶ ◀la▶ nature profonde ◀de▶ cette foi ◀de▶ se refuser à toute exposition rationaliste, impersonnelle et « objective ». Elle ne se réalise en vérité que dans une expérience tout à la fois angoissée et enthousiasmante (au sens littéral ◀de▶ ce terme), ◀d’▶ordre essentiellement poétique. « ◀La▶ « vérité » ◀de▶ ◀la▶ cosmogonie et ◀de▶ ◀la▶ théogonie n’apparaît, ne se constitue que dans ◀la▶ certitude attestée par ◀le▶ récitatif du psaume ».
Et ◀l’▶on songe au secret ◀de▶ Tristan, qu’il ne peut « dire » mais seulement chanter…
Toute conception dualiste, disons manichéenne, voit dans ◀la▶ vie ◀le▶ malheur même ; et dans ◀la▶ mort ◀le▶ bien dernier, ◀le▶ rachat ◀de▶ ◀la▶ faute ◀d’▶être né, ◀la▶ réintégration dans l’Un et dans ◀la▶ lumineuse indistinction. Dès ici-bas, par une ascension graduelle, par ◀la▶ mort progressive et volontaire ◀de▶ ◀l’▶ascèse, nous pouvons accéder à ◀la▶ Lumière. Mais ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶esprit, son but, c’est aussi ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ vie, c’est ◀la▶ mort. Éros, notre Désir suprême, n’exalte nos désirs que pour ◀les▶ sacrifier. ◀L’▶accomplissement ◀de▶ ◀l’▶Amour nie tout amour terrestre. Et son Bonheur nie tout bonheur terrestre. Considéré du point de vue ◀de▶ ◀la▶ vie, un tel Amour ne saurait être qu’un malheur total.
Tel est ◀le▶ grand fond du paganisme oriental-occidental sur lequel se détache notre mythe.
Mais ◀d’▶où vient qu’il s’en soit « détaché », justement ? Quelle menace, quelle interdiction a contraint ◀la▶ doctrine à se voiler, à ne plus s’avouer que par symboles trompeurs, — à ne plus nous séduire que par ◀le▶ charme et ◀la▶ secrète incantation ◀d’▶un mythe ?
3.
Agapè ou ◀l’▶amour chrétien
Prologue ◀de▶ ◀l’▶Évangile ◀de▶ Jean :
Au commencement était ◀la▶ Parole, et ◀la▶ Parole était avec Dieu, et ◀la▶ Parole était Dieu… En elle était ◀la▶ vie, et ◀la▶ vie était ◀la▶ lumière des hommes. ◀La▶ lumière luit dans ◀les▶ ténèbres, et ◀les▶ ténèbres ne ◀l’▶ont pas reçue. (I, 1-5.)
Est-ce encore ◀le▶ dualisme éternel, sans rémission, ◀l’▶irrévocable hostilité ◀de▶ ◀la▶ Nuit terrestre et du Jour transcendant ? Non, car voici ◀la▶ suite du passage :
Et ◀la▶ Parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous, pleine ◀de▶ grâce et ◀de▶ vérité ; et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme ◀la▶ gloire du Fils unique venu du Père (I, 14-15).
◀L’▶incarnation ◀de▶ ◀la▶ Parole dans ◀le▶ monde — ◀de▶ ◀la▶ Lumière dans ◀les▶ Ténèbres —, tel est ◀l’▶événement inouï qui nous délivre du malheur ◀de▶ vivre. Tel est ◀le▶ centre ◀de▶ tout ◀le▶ christianisme, et ◀le▶ foyer ◀de▶ ◀l’▶amour chrétien que ◀l’▶Écriture nomme Agapè.
Événement sans précédent, et « naturellement » incroyable. Car ◀le▶ fait ◀de▶ ◀l’▶Incarnation est ◀la▶ négation radicale ◀de▶ toute espèce ◀de▶ religion. Il est ◀le▶ suprême scandale, non seulement pour notre raison qui n’admet point cette impensable confusion ◀de▶ ◀l’▶infini et du fini, mais surtout pour ◀l’▶esprit religieux naturel.
Toutes ◀les▶ religions connues tendent à sublimer ◀l’▶homme, et aboutissent à condamner sa vie « finie ». ◀Le▶ dieu Éros exalte et sublime nos désirs, ◀les▶ rassemblant dans un Désir unique, qui aboutit à ◀les▶ nier. ◀Le▶ but final ◀de▶ cette dialectique, c’est ◀la▶ non-vie, ◀la▶ mort du corps. ◀La▶ Nuit et ◀le▶ Jour étant incompatibles, ◀l’▶homme créé qui appartient à ◀la▶ Nuit, ne peut trouver ◀de▶ salut qu’en cessant ◀d’▶être, en se « perdant » au sein de ◀la▶ divinité. Mais ◀le▶ christianisme, par son dogme ◀de▶ ◀l’▶incarnation du Christ dans Jésus, renverse cette dialectique ◀de▶ fond en comble.
Au lieu que ◀la▶ mort soit ◀le▶ terme dernier, elle devient la première condition. Ce que ◀l’▶Évangile appelle « mort à soi-même », c’est ◀le▶ début ◀d’▶une vie nouvelle, dès ici-bas. Ce n’est pas ◀la▶ fuite ◀de▶ ◀l’▶esprit hors du monde, mais son retour en force au sein du monde ! Une recréation immédiate. Une réaffirmation ◀de▶ ◀la▶ vie, non pas certes ◀de▶ ◀la▶ vie ancienne, et non pas ◀de▶ ◀la▶ vie idéale, mais ◀de▶ ◀la▶ vie présente que ◀l’▶Esprit ressaisit.
Dieu — ◀le▶ vrai Dieu — s’est fait homme, et vrai homme. En ◀la▶ personne ◀de▶ Jésus-Christ, ◀les▶ ténèbres vraiment ont « reçu » ◀la▶ lumière. Et tout homme né ◀de▶ femme qui croit cela, renaît ◀de▶ ◀l’▶esprit dès maintenant : mort à soi-même et mort au monde en tant que ◀le▶ moi et ◀le▶ monde sont pécheurs, mais rendu à soi-même et au monde en tant que ◀l’▶Esprit veut ◀les▶ sauver.
Désormais, ◀l’▶amour n’est plus fuite et perpétuel refus ◀de▶ ◀l’▶acte. Il commence au-delà ◀de▶ ◀la▶ mort, mais il se retourne vers ◀la▶ vie. Et cette conversion ◀de▶ ◀l’▶amour fait apparaître ◀le▶ prochain.
Pour ◀l’▶Éros, ◀la▶ créature n’était qu’un prétexte illusoire, une occasion ◀de▶ s’enflammer ; et il fallait aussitôt s’en déprendre, puisque ◀le▶ but était ◀de▶ brûler toujours plus, ◀de▶ brûler jusqu’à en mourir ! ◀L’▶être particulier n’était guère qu’un défaut et un obscurcissement ◀de▶ ◀l’▶Être unique. Comment ◀l’▶aimer vraiment, tel qu’il était ? ◀Le▶ salut n’étant qu’au-delà, ◀l’▶homme religieux se détournait des créatures ignorées par son dieu. Mais Dieu ne s’est pas détourné. « Il nous a aimés le premier » dans notre forme et nos limitations. Il a été jusqu’à ◀les▶ revêtir. Et revêtant ◀la▶ condition ◀de▶ ◀l’▶homme pécheur et séparé, mais sans pécher et sans se diviser, ◀l’▶Amour ◀de▶ Dieu nous a ouvert une voie radicalement nouvelle : celle ◀de▶ ◀la▶ sanctification. ◀Le▶ contraire ◀de▶ ◀la▶ sublimation, qui n’était que fuite illusoire au-delà du concret ◀de▶ ◀la▶ vie.
Aimer devient alors une action positive, une action ◀de▶ transformation. Éros cherchait ◀le▶ dépassement à ◀l’▶infini. ◀L’▶amour chrétien est obéissance dans ◀le▶ présent. Car aimer Dieu, c’est obéir à Dieu qui nous ordonne ◀de▶ nous aimer ◀les▶ uns ◀les▶ autres.
Que signifie : Aimez vos ennemis ? C’est ◀l’▶abandon ◀de▶ ◀l’▶égoïsme, du moi ◀de▶ désir et ◀d’▶angoisse, c’est une mort ◀de▶ ◀l’▶homme isolé, mais c’est aussi ◀la▶ naissance du prochain. À ceux qui lui demandaient ironiquement : Qui est mon prochain ? Jésus répond : c’est ◀l’▶homme qui a besoin ◀de▶ vous.
Tous ◀les▶ rapports humains, dès cet instant, changent ◀de▶ sens.
◀Le▶ nouveau symbole ◀de▶ ◀l’▶Amour, ce n’est plus ◀la▶ passion infinie ◀de▶ ◀l’▶âme en quête ◀de▶ lumière, mais c’est ◀le▶ mariage du Christ et ◀de▶ ◀l’▶Église.
◀L’▶amour humain lui-même s’en trouve transformé. Tandis que ◀les▶ mystiques païennes ◀le▶ sublimaient jusqu’à en faire un dieu, et en même temps ◀le▶ vouaient à ◀la▶ mort, ◀le▶ christianisme ◀le▶ replace dans son ordre, et là, ◀le▶ sanctifie par ◀le▶ mariage.
Un tel amour, étant conçu à ◀l’▶image ◀de▶ ◀l’▶amour du Christ pour son Église (Éph., 5,25), peut être vraiment réciproque. Car il aime l’autre tel qu’il est — au lieu d’aimer ◀l’▶idée ◀de▶ ◀l’▶amour ou sa mortelle et délicieuse brûlure. (« Il vaut mieux se marier que ◀de▶ brûler », écrit saint Paul aux Corinthiens.) De plus, c’est un amour heureux — malgré ◀les▶ entraves du péché — puisqu’il connaît dès ici-bas, dans ◀l’▶obéissance, ◀la▶ plénitude ◀de▶ son ordre.
◀Le▶ dualisme du Jour et ◀de▶ ◀la▶ Nuit, poussé à son extrême logique, aboutissait, du point de vue ◀de▶ ◀la▶ vie, au malheur absolu, qui est ◀la▶ mort. ◀Le▶ christianisme n’est un malheur mortel que pour ◀l’▶homme séparé ◀de▶ Dieu, mais un malheur recréateur et bienheureux dès cette vie pour ◀le▶ croyant que « saisit ◀le▶ salut ».
4.
Orient et Occident
Est-il possible ◀de▶ définir ◀l’▶Orient et ◀l’▶Occident en dehors de ◀la▶ géographie ? En présence d’un problème aussi complexe, et en ◀l’▶absence ◀de▶ toute réponse satisfaisante, c’est ◀l’▶honnêteté ◀d’▶un écrivain que ◀de▶ se borner à déclarer son parti pris. Ce que j’appelle Orient, dans cet ouvrage, c’est une tendance ◀de▶ ◀l’▶esprit humain qui a trouvé du côté de ◀l’▶Asie ses plus hautes et pures expressions. J’entends parler ◀d’▶une forme ◀de▶ mystique à la fois dualiste dans sa vision du monde, et moniste dans son accomplissement. À quoi tend ◀l’▶ascèse « orientale » ? À ◀la▶ négation du divers, à ◀l’▶absorption ◀de▶ tous en Un, à ◀la▶ fusion totale avec ◀le▶ dieu, ou s’il n’y a pas ◀de▶ dieu, comme dans ◀le▶ bouddhisme, avec ◀l’▶Être-Un universel.
Et j’appellerai « occidentale » une conception religieuse qui à vrai dire nous est venue du Proche-Orient, mais qui n’a triomphé qu’en Occident : celle qui pose qu’entre Dieu et ◀l’▶homme, il existe un abîme essentiel, ou comme ◀le▶ dira Kierkegaard « une différence qualitative infinie ». Donc point ◀de▶ fusion possible, ni ◀d’▶union substantielle. Mais seulement une communion, dont ◀le▶ modèle est dans ◀le▶ mariage ◀de▶ ◀l’▶Église et ◀de▶ son Seigneur.
Ces deux extrêmes ainsi marqués, ◀l’▶on n’aura pas ◀de▶ peine à démontrer qu’il existe en Orient ◀de▶ nombreuses tendances occidentales ; et ◀l’▶inverse. (Mais je ne fais pas ici une histoire des religions.)
Maintenant, rappelons-nous qu’Éros veut ◀l’▶union, c’est-à-dire ◀la▶ fusion essentielle ◀de▶ ◀l’▶individu dans ◀le▶ dieu. ◀L’▶individu distinct — cette erreur douloureuse — doit s’élever jusqu’à se perdre dans ◀la▶ divine perfection. Que ◀l’▶homme se n’attache pas aux créatures, puisqu’elles n’ont aucune excellence, et qu’en tant que particulières, elles ne représentent que des défauts ◀de▶ ◀l’▶Être. Nous n’avons donc point ◀de▶ prochain. Et ◀l’▶exaltation ◀de▶ ◀l’▶Amour sera en même temps son ascèse, ◀la▶ voie qui mène au-delà ◀de▶ ◀la▶ vie.
Agapè au contraire ne cherche pas ◀l’▶union qui s’opérerait au-delà ◀de▶ ◀la▶ vie. « Dieu est au ciel, et toi tu es sur ◀la▶ terre. » Et ton sort se joue ici-bas. ◀Le▶ péché n’est pas ◀d’▶être né, mais ◀d’▶avoir perdu Dieu en devenant autonome. Or, nous ne trouverons pas Dieu par une élévation indéfinie ◀de▶ notre désir. Nous aurons beau sublimer notre Éros, il ne sera jamais que nous-mêmes ! Point ◀d’▶illusions ni ◀d’▶optimisme humain, dans ◀le▶ christianisme orthodoxe. Mais alors, c’est ◀le▶ désespoir ?
Ce serait ◀le▶ désespoir, s’il n’y avait pas ◀la▶ Bonne Nouvelle ; et cette nouvelle, c’est que Dieu nous cherche.
Et il nous trouve lorsque nous percevons sa voix, et que nous répondons en obéissant. Dieu nous cherche et nous a trouvés par ◀l’▶amour ◀de▶ son Fils abaissé jusqu’à nous. ◀L’▶Incarnation est ◀le▶ signe historique ◀d’▶une création renouvelée, où ◀le▶ croyant se trouve réintégré par ◀l’▶acte même ◀de▶ sa foi. Désormais, pardonné et sanctifié, c’est-à-dire réconcilié, ◀l’▶homme reste un homme (n’est pas divinisé) mais un homme qui ne vit plus pour lui seul. « Tu aimeras ◀le▶ Seigneur ton Dieu, et ton prochain comme toi-même. » C’est ainsi dans ◀l’▶amour du prochain que ◀le▶ chrétien se réalise et s’aime lui-même en vérité.
Pour ◀l’▶Agapè, point ◀de▶ fusion ni ◀d’▶exaltée dissolution du moi en Dieu. ◀L’▶Amour divin est ◀l’▶origine ◀d’▶une vie nouvelle, dont ◀l’▶acte créateur s’appelle ◀la▶ communion. Et pour qu’il y ait une communion réelle, il faut bien qu’il y ait deux sujets, et qu’ils soient présents l’un à l’autre : donc l’un pour l’autre ◀le▶ prochain.
Si ◀l’▶Agapè reconnaît seule ◀le▶ prochain, et ◀l’▶aime non plus comme un prétexte à s’exalter, mais tel qu’il est dans ◀la▶ réalité ◀de▶ sa détresse et ◀de▶ son espérance ; et si ◀l’▶Éros n’a pas ◀de▶ prochain, — n’est-on pas en droit ◀de▶ conclure que cette forme ◀d’▶amour nommée passion doit normalement se développer au sein des peuples qui adorent Éros ? Et qu’au contraire, ◀les▶ peuples chrétiens — historiquement ◀les▶ peuples ◀d’▶Occident — ne devraient pas connaître ◀la▶ passion, ou tout au moins ◀la▶ traiter ◀d’▶incroyance ?
Or ◀l’▶Histoire nous oblige à ◀le▶ constater : c’est ◀l’▶inverse qui s’est réalisé.
Nous voyons qu’en Orient23, et dans ◀la▶ Grèce contemporaine ◀de▶ Platon, ◀l’▶amour humain est très généralement conçu comme ◀le▶ plaisir, ◀la▶ simple volupté physique. Et ◀la▶ passion — au sens tragique et douloureux — non seulement y est rare, mais encore et surtout y est méprisée par ◀la▶ morale courante comme une maladie frénétique. « Aucuns pensent que c’est une rage… » Et nous voyons qu’en Occident, au xiie siècle, c’est ◀le▶ mariage qui est en butte au mépris, tandis que ◀la▶ passion est glorifiée dans ◀la▶ mesure même où elle est déraisonnable, où elle fait souffrir, où elle exerce ses ravages aux dépens du monde et ◀de▶ soi.
◀L’▶identification des éléments religieux dont nous avions décelé ◀la▶ présence dans ◀le▶ mythe nous amène donc à constater une contradiction flagrante entre ◀les▶ doctrines et ◀les▶ mœurs.
Serait-ce alors dans ◀le▶ fait même ◀de▶ cette contradiction flagrante que résiderait ◀l’▶explication du mythe ?
5.
Contrecoup du christianisme dans ◀les▶ mœurs occidentales
Pour introduire plus ◀de▶ clarté dans ce dédale dialectique, je proposerai ◀le▶ schéma suivant :
doctrine | application théorique | réalisation historique | |
Paganisme | Union mystique (amour divin heureux). | Amour humain malheureux. | Hédonisme, passion rare et méprisée. |
Christianisme | Communion (pas ◀d’▶union essentielle). | Amour du prochain. (Mariage heureux.) | Conflits douloureux, passion exaltée. |
◀Le▶ principe ◀d’▶explication ◀de▶ ce tableau est assez simple. ◀Le▶ platonisme, au temps de Platon et durant ◀les▶ siècles suivants, ne fut jamais une doctrine populaire, mais une sagesse ésotérique. Il en alla de même, plus tard, pour ◀les▶ mystères manichéens, et en partie pour ceux des Celtes.
Sur quoi ◀le▶ christianisme triompha. ◀La▶ primitive Église fut une communauté ◀de▶ faibles et ◀de▶ méprisés. Mais à partir de Constantin, puis des empereurs carolingiens, ses doctrines devinrent ◀l’▶apanage des princes et des classes dominantes, qui ◀les▶ imposèrent par ◀la▶ force à tous ◀les▶ peuples ◀d’▶Occident. Dès lors, ◀les▶ vieilles croyances païennes refoulées devinrent ◀le▶ refuge et ◀l’▶espérance des tendances naturelles non converties, mais brimées par ◀la▶ loi nouvelle.
◀Le▶ mariage, par exemple, n’avait pour ◀les▶ Anciens qu’une signification utilitaire, et limitée. ◀Les▶ coutumes permettaient ◀l’▶adultère et ◀le▶ concubinat24. Tandis que ◀le▶ mariage chrétien, en devenant un sacrement, imposait une fidélité insupportable à ◀l’▶homme naturel. Supposons ◀le▶ cas du converti par force. Engagé malgré lui dans un cadre chrétien, mais privé des secours ◀d’▶une foi réelle, un tel homme, fatalement, devait sentir en lui s’exalter ◀la▶ révolte du sang barbare. Il était prêt à accueillir, sous ◀le▶ couvert ◀de▶ formes catholiques, toutes ◀les▶ reviviscences des mystiques païennes capables ◀de▶ ◀le▶ « libérer ».
C’est ainsi que ◀les▶ doctrines secrètes, dont nous avons rappelé ◀la▶ parenté, ne devinrent largement vivantes en Occident que dans ◀les▶ siècles où elles se virent condamnées par ◀le▶ christianisme officiel. Et c’est ainsi que ◀l’▶amour-passion, forme terrestre du culte ◀de▶ ◀l’▶Éros, envahit ◀la▶ psyché des élites mal converties et souffrant du mariage.
Mais cette ferveur renouvelée pour un dieu condamné par ◀l’▶Église ne pouvait s’avouer au grand jour. Elle revêtit des formes ésotériques, se déguisa en hérésies secrètes ◀d’▶apparences plus ou moins orthodoxes. Ces hérésies se propagèrent très rapidement dès ◀le▶ début du xiie siècle. Elles s’insinuèrent d’une part dans ◀le▶ clergé, où nous ◀les▶ retrouverons un peu plus tard mêlées ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus complexe à ◀la▶ grande renaissance mystique. D’autre part, elles trouvaient des complaisances profondes dans ◀la▶ mentalité du siècle. Elles pénétrèrent bientôt ◀la▶ société féodale. Celle-ci ne connaissait pas toujours ◀l’▶origine et ◀la▶ portée mystique ◀de▶ valeurs qu’elle prenait pour une mode et qu’elle accommodait à ses plaisirs. Elle ne devait pas tarder à matérialiser ◀les▶ préceptes ◀d’▶une religion qui pourtant s’opposait au christianisme par son refus ◀de▶ ◀l’▶Incarnation, précisément !
Je ne donnerai pour ◀l’▶instant qu’un seul exemple ◀de▶ ce processus si typiquement occidental, et qui consiste à garder ◀le▶ signe matériel ◀d’▶une religion dont on trahit ◀l’▶esprit25.
Platon liait ◀l’▶Amour à ◀la▶ Beauté. Mais ◀la▶ Beauté qu’il entendait, c’était d’abord ◀l’▶essence intellectuelle ◀de▶ ◀la▶ perfection incréée : ◀l’▶idée même ◀de▶ toute excellence. Qu’est devenue cette doctrine parmi nous ? « Personne ne saurait dire jusqu’à quelles couches profondes ◀de▶ ◀l’▶humanité ◀d’▶Occident ont pénétré ◀les▶ conceptions platoniciennes. ◀L’▶homme ◀le▶ plus simple use couramment ◀d’▶expressions et ◀de▶ notions qui remontent à Platon.26 » Mais il en abuse dans ◀le▶ sens où ◀l’▶incline sa nature ◀d’▶Occidental. C’est ainsi que ◀le▶ platonisme nous a conduits à une terrible confusion : à cette idée que ◀l’▶amour dépend avant tout ◀de▶ ◀la▶ beauté physique — alors qu’en fait cette beauté même n’est que ◀l’▶attribut conféré par ◀l’▶amant à ◀l’▶objet ◀de▶ son choix ◀d’▶amour. ◀L’▶expérience quotidienne montre bien que « ◀l’▶amour embellit son objet », et que ◀la▶ beauté « officielle » n’est pas un gage ◀d’▶être aimé. Mais ◀le▶ platonisme dégénéré, qui nous obsède, nous rend aveugles à ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀l’▶objet tel qu’il est dans sa vérité — ou bien nous ◀la▶ rend peu aimable. Et il nous jette à ◀la▶ poursuite ◀de▶ chimères qui n’existent qu’en nous. Mais encore, ◀d’▶où vient ce succès et cette permanence invincible ◀de▶ ◀l’▶erreur héritée ◀de▶ Platon ? C’est qu’elle trouve dans ◀le▶ cœur ◀de▶ tout homme — et spécialement ◀de▶ tout Occidental — ◀de▶ très obscures complicités. Souvenons-nous du culte druidique pour ◀la▶ Femme, être prophétique, « éternel féminin », « but ◀de▶ ◀l’▶homme ». ◀Les▶ Celtes, déjà, tendaient donc à matérialiser ◀l’▶élan divin, à lui donner un support corporel. Mais il y a plus, nous ◀le▶ savons depuis Freud : ◀le▶ « type ◀de▶ femme » que chaque homme porte dans son cœur et qu’il assimile ◀d’▶instinct à ◀la▶ définition ◀de▶ ◀la▶ beauté, n’est-ce pas ◀le▶ souvenir ◀de▶ ◀la▶ mère « fixé » dans sa mémoire secrète ?
Si telles sont bien ◀les▶ causes ◀de▶ ◀la▶ curieuse contradiction qui apparaît au xiie siècle entre ◀les▶ doctrines et ◀les▶ mœurs, une première conclusion peut être formulée dès à présent :
◀L’▶amour-passion est apparu en Occident comme l’un des contrecoups du christianisme (et spécialement ◀de▶ sa doctrine du mariage) dans ◀les▶ âmes où vivait encore un paganisme naturel ou hérité.
Mais tout cela resterait bien théorique et contestable si nous n’étions pas en mesure ◀de▶ décrire avec précision ◀les▶ voies et moyens historiques ◀de▶ cette renaissance ◀de▶ ◀l’▶Éros. Or nous avons déjà fixé sa date : vers ◀le▶ milieu du xiie siècle. (Date ◀de▶ naissance ◀de▶ ◀l’▶amour-passion !27) Et nous allons montrer qu’elle porte un nom par ailleurs bien connu : ◀la▶ cortezia, ◀l’▶amour courtois.
6.
L’amour courtois : troubadours et cathares
Que toute ◀la▶ poésie européenne soit issue ◀de▶ ◀la▶ poésie des troubadours au xiie siècle, c’est ce dont personne ne saurait plus douter. « Oui, entre ◀les▶ xie et xiie siècles, ◀la▶ poésie ◀d’▶où qu’elle fût (hongroise, espagnole, portugaise, allemande, sicilienne, toscane, génoise, pisane, picarde, champenoise, flamande, anglaise, etc.,) était au préalable languedocienne, c’est-à-dire que ◀le▶ poète, ne pouvant être que troubadour, était tenu ◀de▶ parler — et ◀de▶ ◀l’▶apprendre s’il ne ◀le▶ savait pas — ◀le▶ langage du troubadour, qui n’a jamais été que ◀le▶ provençal.28 »
Qu’est-ce que ◀la▶ poésie des troubadours ? ◀L’▶exaltation ◀de▶ ◀l’▶amour malheureux. « Il n’y a dans toute ◀la▶ lyrique occitane et ◀la▶ lyrique pétrarquesque et dantesque qu’un thème : ◀l’▶amour ; et pas ◀l’▶amour heureux, comblé ou satisfait (ce spectacle ne peut rien engendrer), ◀l’▶amour perpétuellement insatisfait au contraire ; enfin, que deux personnages : ◀le▶ poète qui, huit-cents, neuf-cents, mille fois réédite sa plainte, et une belle qui toujours dit non.29 »
◀L’▶Europe n’a pas connu ◀de▶ poésie plus profondément rhétorique : non seulement dans ses formes verbales et musicales, mais si paradoxal que cela paraisse, dans son inspiration elle-même, puisque celle-ci ne prend sa source que dans ◀les▶ lois ◀de▶ ◀l’▶amour courtois, ◀les▶ leys ◀d’▶amors. Mais il faut dire aussi que jamais rhétorique ne fut plus exaltante et fervente. Ce qu’elle exalte, c’est ◀l’▶amour hors du mariage, car ◀le▶ mariage ne signifie que ◀l’▶union des corps, tandis que ◀l’▶« Amor », qui est ◀l’▶Éros suprême, est ◀l’▶élancement ◀de▶ ◀l’▶âme vers ◀l’▶union lumineuse, au-delà ◀de▶ tout amour possible en cette vie. Voilà pourquoi ◀l’▶Amour suppose ◀la▶ chasteté. E ◀d’▶amor mou castitaz (◀d’▶amour vient chasteté) chante ◀le▶ troubadour toulousain Guilhem Montanhagol. ◀L’▶Amour suppose aussi un rituel : ◀le▶ domnei ou donnoi, vasselage amoureux. ◀Le▶ poète a gagné sa dame par ◀la▶ beauté ◀de▶ son hommage musical. Il lui jure à genoux une éternelle fidélité, comme on fait à un suzerain. « En gage ◀d’▶amour, ◀la▶ dame donnait à son paladin-poète un anneau ◀d’▶or, lui enjoignait ◀de▶ se lever, et lui déposait un baiser sur ◀le▶ front. Premier baiser, généralement ◀le▶ seul… et qui s’appelait consolament. Certains prêtres provençaux bénirent même cette union mystique en ◀la▶ plaçant sous ◀l’▶invocation ◀de▶ ◀la▶ Vierge Marie. »30 (◀De▶ tels excès ne devaient pas se multiplier, d’ailleurs, et ◀l’▶on va voir pour quelles raisons.)
◀D’▶où vient cette conception nouvelle ◀de▶ ◀l’▶amour « perpétuellement insatisfait », et cette louange enthousiaste et plaintive ◀d’▶« une belle qui toujours dit non » ? Et ◀d’▶où vient ce savant lyrisme qui tout ◀d’▶un coup se trouve là pour traduire ◀la▶ passion nouvelle ?
On ne saurait trop souligner ◀le▶ caractère miraculeux ◀de▶ cette double naissance, si rapide : en ◀l’▶espace ◀d’▶une vingtaine ◀d’▶années, naissance ◀d’▶une vision ◀de▶ ◀la▶ femme entièrement contraire aux mœurs traditionnelles — (◀la▶ femme se voit élevée au-dessus ◀de▶ ◀l’▶homme, dont elle devient ◀l’▶idéal nostalgique) — et naissance ◀d’▶une poésie à formes fixes, très compliquées et raffinées, sans précédent dans toute ◀l’▶Antiquité ni dans ◀les▶ quelques siècles ◀de▶ culture qui succèdent à ◀la▶ renaissance carolingienne.
Ou bien tout cela « tombe du ciel », c’est-à-dire jaillit ◀d’▶une inspiration subite et collective — mais encore faudrait-il expliquer pourquoi elle s’est produite à tel moment et dans tels lieux bien définis ; ou bien tout cela relève ◀d’▶une cause historique précise — mais alors il s’agit ◀de▶ savoir pour quelles raisons elle est demeurée obscure jusqu’à nos jours.
Ce qui est curieux au plus haut point, c’est ◀l’▶embarras des romanistes ◀les▶ plus sérieux lorsqu’ils en viennent à reconnaître ◀la▶ question, et ◀la▶ facilité avec laquelle ils décident ◀de▶ n’y point répondre.
Tout le monde admet aujourd’hui que ◀la▶ poésie provençale et ◀les▶ conceptions ◀de▶ ◀l’▶amour qu’elle illustre, « loin de s’expliquer par ◀les▶ conditions où elle naquit, semble en contradiction absolue avec ces conditions »31. « Il est évident qu’elle ne reflète aucunement ◀la▶ réalité, ◀la▶ condition ◀de▶ ◀la▶ femme n’ayant pas été, dans ◀les▶ institutions féodales du Midi, moins humble et dépendante que dans celles du Nord.32 » Or, s’il est à ce point « évident » que ◀les▶ troubadours ne tiraient rien ◀de▶ ◀la▶ réalité sociale, il paraît non moins évident que leur conception ◀de▶ ◀l’▶amour venait d’ailleurs. Quel pouvait être cet ailleurs ?
◀La▶ même question se pose pour leur art, j’entends pour leur technique poétique. « Création extrêmement originale », écrit M. Jeanroy (quitte à reprocher à chacun ◀de▶ ces poètes pris à part ◀de▶ n’avoir montré aucune espèce ◀d’▶originalité et ◀de▶ s’être borné à raffiner des formes fixes et des lieux communs : mais encore fallait-il que l’un d’entre eux, au moins, ◀les▶ eût créés !). Or dès qu’un historien se risque à formuler une hypothèse sur ◀l’▶origine ◀de▶ ◀la▶ rhétorique courtoise, ◀les▶ spécialistes ◀l’▶accablent des plus aigres ironies, en France surtout. Sismondi faisait remonter aux Arabes ◀le▶ mysticisme du sentiment : on écarte dédaigneusement « cette énormité »33. Diez a montré des ressemblances ◀de▶ forme (rythmes et coupes) entre ◀la▶ lyrique arabe et ◀la▶ lyrique provençale : ce n’est pas sérieux, nous dit-on. Brinkmann et d’autres ont supposé que ◀la▶ poésie latine des xie et xiie siècles avait pu fournir des modèles : tout compte fait, cela ne se tient pas, car ◀les▶ troubadours, paraît-il, avaient trop peu de culture pour connaître cette poésie. Ainsi ◀de▶ chaque réponse proposée : ◀le▶ « sérieux » des savants paraissant consister surtout dans une propension à qualifier ◀d’▶énormité ou ◀de▶ fantaisie tout ce qui menace ◀de▶ donner un sens au phénomène qu’ils passent leur vie à étudier.
Il est vrai que Wechssler, dans un ouvrage fameux34, a cru pouvoir tout éclaircir en décelant à ◀l’▶origine ◀de▶ ◀la▶ lyrique provençale des influences religieuses, néo-platoniciennes et chrétiennes dénaturées… Mais ces « affirmations hardies » ont aussitôt dressé contre elles ◀l’▶ensemble ◀de▶ nos érudits. Wechssler s’est vu traiter ◀de▶ « doctrinaire » — suprême injure — et plusieurs ont insinué que ◀la▶ qualité ◀d’▶Allemand ◀de▶ ce professeur ◀les▶ dispensait ◀de▶ réfuter un système incompatible avec ◀le▶ clair génie ◀de▶ notre race.
Il reste donc d’une part un phénomène étrange, et d’autre part, ◀de▶ fort savantes réfutations ◀de▶ tout ce qui prétend ◀l’▶expliquer. « Il est également impossible — écrit un ◀de▶ nos professeurs — ◀de▶ voir dans ces chansons ◀d’▶amour, qui forment ◀les▶ trois quarts ◀de▶ ◀la▶ poésie provençale, une image fidèle ◀de▶ ◀la▶ réalité et un pur assemblage ◀de▶ formules vides ◀de▶ sens. » Certes. Mais là-dessus, ◀l’▶auteur annonce qu’« en historien scrupuleux », il se garde bien ◀de▶ se prononcer. Ce qui revient à dire que ◀la▶ lyrique courtoise dont il s’occupe reste à ses yeux et jusqu’à plus ample informé « un assemblage ◀de▶ formules vides ◀de▶ sens ». Excellent « matériel » il est vrai, pour un philologue qui se respecte et n’entend pas « solliciter » ◀les▶ textes, fût-ce par ◀le▶ moindre essai ◀de▶ ◀les▶ comprendre.
Je ne saurais me contenter, pour ma part, ◀d’▶une hypothèse à tel point scrupuleuse. Je me refuse à supposer un seul instant que ◀les▶ troubadours furent des faibles ◀d’▶esprit, tout juste bons à répéter sans se lasser des formules apprises on ne sait où. Et je me demande, après Aroux et Péladan, si ◀le▶ secret ◀de▶ toute cette poésie ne devrait pas être cherché beaucoup plus près ◀d’▶elle qu’on ne ◀l’▶a fait — tout près : sur place, dans ◀le▶ milieu même où elle est née. Et non pas dans ◀le▶ milieu purement « social » au sens moderne, mais bien dans ◀l’▶atmosphère religieuse qui se trouvait déterminer ◀les▶ formes, même sociales, ◀de▶ ce milieu35.
Partant ◀de▶ là, constatons qu’un grand fait historique domine ◀le▶ xiie siècle provençal :
Dans ◀le▶ même temps que ◀le▶ lyrisme du domnei, et dans ◀les▶ mêmes provinces, et dans ◀les▶ mêmes classes, une hérésie puissante se répandait. ◀L’▶on a pu dire ◀de▶ ◀la▶ religion cathare qu’elle représenta pour ◀l’▶Église un péril aussi grave que celui ◀de▶ ◀l’▶arianisme. Certains ne vont-ils pas jusqu’à prétendre qu’elle fit en Occident des millions ◀de▶ fidèles secrets, malgré ◀la▶ très sanglante croisade des albigeois — ou à cause ◀d’▶elle — au xiiie siècle et jusqu’à ◀la▶ Réforme.
Selon Rahn, ◀l’▶on peut attribuer pour origine précise à ◀l’▶hérésie ◀la▶ secte des priscillianistes, qui s’établit dans ◀la▶ région des Pyrénées méridionales au ive siècle ◀de▶ notre ère, et convertit au christianisme ◀les▶ druides habitant ces contrées. D’autres auteurs font remonter ◀le▶ mouvement à ◀la▶ secte des Pauliciens, et aux églises néo-manichéennes ◀d’▶Asie Mineure et ◀de▶ Bulgarie. Quoi qu’il en soit, ◀les▶ « purs » ou cathares se rattachaient aux grands courants gnostiques qui traversent le premier millénaire du christianisme. Et ◀l’▶on sait assez que ◀la▶ Gnose, de même que ◀les▶ doctrines ◀de▶ Mani (ou Manès), plonge des racines dans ◀la▶ religion dualiste ◀de▶ ◀l’▶Iran36.
Quelle était ◀la▶ doctrine des cathares ? ◀L’▶Inquisition a brûlé la plupart de leurs écrits37 ; mais ses registres nous ont conservé ◀les▶ interrogatoires des accusés38. En tenant compte ◀de▶ ce que nous savons par ailleurs du manichéisme, et des méthodes inquisitoriales, il nous est possible ◀de▶ reconstituer dans ses grands traits ◀le▶ dogme ◀de▶ « ◀l’▶Église ◀d’▶Amour ».
Dieu est amour. Mais ◀le▶ monde est mauvais. Donc Dieu ne saurait être ◀l’▶auteur du monde, ◀de▶ ses ténèbres, et du péché qui nous enserre. Sa création première, encore informe, a été achevée mais pervertie par ◀l’▶Ange révolté, Satan ou ◀le▶ Démiurge39. ◀L’▶homme est un ange déchu, emprisonné dans ◀la▶ matière, et soumis ◀de▶ ce fait aux lois des corps dont ◀la▶ plus tyrannique est ◀la▶ procréation. Mais ◀le▶ Fils ◀de▶ Dieu est venu pour nous montrer ◀le▶ chemin du retour à ◀la▶ Lumière. Ce Christ ne s’est pas incarné : il n’a pris que ◀l’▶apparence ◀d’▶un homme40. ◀Les▶ cathares rejettent donc ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀l’▶Incarnation, et par suite, ◀le▶ sacrement ◀de▶ ◀la▶ Cène qui ◀le▶ traduit (et qu’ils remplacent par une simple agape commémorative). Ils se fondent sur une interprétation purement « spiritualiste » des évangiles, et spécialement ◀de▶ ◀l’▶Évangile ◀de▶ Jean. Triple hérésie contre ◀la▶ Trinité : en effet, elle divise ◀le▶ Père, distinguant Dieu de Jéhovah ; elle diminue ◀le▶ rôle du Fils en évacuant ◀la▶ ◀Croix▶ et ◀le▶ rachat unique ; enfin, elle exagère et dénature ◀le▶ rôle du Saint-Esprit (du « Paraclet ») dont elle fait « ◀la▶ Mère de Dieu », ◀le▶ principe féminin ◀de▶ ◀l’▶Amour (c’est ◀la▶ Sophia chez ◀les▶ gnostiques grecs ; Maria chez ◀les▶ cathares.)
◀L’▶Église ◀d’▶Amour, ◀la▶ Santa Gleyzia des cathares, ne connaît qu’un seul « sacrement » c’est ◀le▶ baptême du Saint-Esprit consolateur, ◀le▶ baiser ◀de▶ paix ou consolamentum que donne ◀le▶ prêtre au nouveau frère pendant ◀la▶ cérémonie ◀d’▶initiation. Encore est-ce moins un sacrement au sens catholique ◀de▶ ce terme, qu’un signe ◀d’▶accession à ◀la▶ vie spirituelle. Avant de recevoir ce baiser, ◀le▶ néophyte s’engageait solennellement à se consacrer à Dieu et à son Évangile, à ne jamais mentir ni jurer, à s’abstenir ◀de▶ tout contact avec sa femme s’il était marié 41, à ne tuer ni ne manger nul animal, enfin à tenir sa foi secrète. Un jeûne ◀de▶ quarante jours, ou endura, précédait cette initiation, et un autre ◀d’▶égale durée lui succédait. « Il arrivait fréquemment, nous dit Rahn, que ◀les▶ cathares, après ◀la▶ réception du Consolamentum et pendant ◀l’▶endura, se donnassent volontairement ◀la▶ mort. Leur doctrine permettait, comme celle des druides, ◀le▶ suicide. Toutefois, elle exigeait qu’on mît fin à sa vie non par lassitude ◀de▶ vivre, par peur ou par douleur, mais dans un état ◀de▶ parfait détachement ◀de▶ ◀la▶ matière… Cinq genres ◀de▶ morts volontaires avaient ◀la▶ préférence des cathares : ils s’empoisonnaient, ils se laissaient mourir ◀de▶ faim, ils s’ouvraient ◀les▶ veines du poignet, ils se jetaient dans un précipice, ou bien, en hiver, ils s’étendaient après un bain très chaud sur un dallage glacial pour prendre une congestion pulmonaire. Chez eux, cette maladie était toujours mortelle. ◀Le▶ meilleur médecin ne saurait sauver des malades qui veulent mourir.42 »
Notons enfin ce dernier trait : comme ce fut ◀le▶ cas pour tant de sectes et ◀de▶ religions orientales — jaïnisme, bouddhisme, essénisme, gnosticisme chrétien — ◀l’▶Église cathare se divisait en deux groupes : ◀les▶ parfaits (perfecti 43) et ◀les▶ simples croyants (credentes ou imperfecti). Seuls les seconds avaient ◀le▶ droit ◀de▶ se marier et ◀de▶ vivre dans ◀le▶ monde condamné par ◀les▶ purs, sans s’astreindre à tous ◀les▶ préceptes ◀de▶ ◀la▶ morale ésotérique : mortifications corporelles, mépris ◀de▶ ◀la▶ création, dissolution ◀de▶ tous ◀les▶ « liens mondains ».
Saint Bernard de Clairvaux (cité par Rahn) a pu dire des cathares, qu’il combattit pourtant ◀de▶ toutes ses forces : « Il n’y a certainement pas ◀de▶ sermons plus chrétiens que ◀les▶ leurs, et leurs mœurs étaient pures… »
Ce jugement rachète en partie ◀les▶ calomnies ◀de▶ ◀l’▶Inquisition. Mais on s’étonne ◀de▶ voir ◀le▶ saint qualifier ◀de▶ « chrétienne » une prédication qui nie plusieurs des dogmes fondamentaux ◀de▶ ◀l’▶Église. Quant à ◀la▶ pureté ◀de▶ mœurs des cathares, nous avons vu qu’elle traduisait des croyances toutes contraires à celles qui fondent ◀la▶ morale chrétienne authentique. ◀La▶ condamnation ◀de▶ ◀la▶ chair, où certains croient voir aujourd’hui une caractéristique chrétienne, est ◀d’▶origine manichéenne et hérétique. Car il faut bien noter que ◀la▶ « chair » dont parle saint Paul n’est pas ◀le▶ corps physique, mais ◀le▶ tout ◀de▶ ◀l’▶homme incroyant, corps, raison, facultés, désirs…
◀La▶ croisade des albigeois, conduite par ◀l’▶abbé de Citeaux, au commencement du xiiie siècle, détruisit ◀les▶ cités des cathares, brûla leurs livres, massacra et brûla ◀les▶ populations qui ◀les▶ aimaient, viola leur sanctuaire ◀de▶ Montségur — ◀le▶ Montsalvat ◀de▶ ◀la▶ légende du Graal44 — enfin saccagea brutalement ◀la▶ civilisation qu’ils avaient édifiée en moins ◀d’▶un siècle. Et cependant, ◀de▶ cette culture et ◀de▶ ses doctrines secrètes, nous sommes encore tributaires, au-delà ◀de▶ ce que ◀l’▶on imagine… (Comme j’espère ◀le▶ montrer par ce livre.)
7.
Hérésie et poésie
Doit-on considérer ◀les▶ troubadours comme ◀les▶ « croyants » ◀de▶ ◀l’▶Église cathare, et comme ◀les▶ chantres ◀de▶ son hérésie ?
◀Les▶ présomptions en faveur de cette thèse sont tellement fortes qu’il conviendrait ◀de▶ retourner ◀la▶ question : comment et par quoi expliquer ◀le▶ lyrisme des troubadours, si ◀l’▶on nie que ◀l’▶hérésie cathare en ait été ◀la▶ source vive ?
Otto Rahn n’hésite point à écrire : « La plupart des troubadours étaient hérétiques, tous ◀les▶ cathares étaient troubadours. » Mais nous avons assez ◀de▶ bonnes raisons pour nous passer ◀de▶ toute espèce ◀d’▶exagération enthousiaste.
Est-ce pure coïncidence, si ◀les▶ troubadours comme ◀les▶ cathares glorifient ◀l’▶amour « perpétuellement insatisfait », et vantent — sans toujours ◀l’▶exercer — ◀la▶ vertu ◀de▶ chasteté ? Est-ce pure coïncidence, si, comme ◀les▶ « purs », ils ne reçoivent ◀de▶ leur Dame qu’un seul baiser ◀d’▶initiation ? Et s’ils distinguent deux degrés dans ◀le▶ domnei (◀le▶ pregaire, ou prière, et ◀l’▶entendeire) comme on distingue dans ◀l’▶Église ◀d’▶Amour ◀les▶ adeptes et ◀les▶ parfaits ? Et s’ils raillent ◀les▶ liens du mariage ? Et s’ils invectivent ◀les▶ clercs et leurs alliés ◀les▶ féodaux ? Et s’ils vivent de préférence à ◀la▶ manière errante des « purs » qui s’en allaient deux par deux sur ◀les▶ routes ? Et si ◀les▶ cours où ils s’arrêtent pour chanter et offrir leur hommage se trouvent être précisément ◀les▶ cours des seigneurs hérétiques ?
Il ne serait que trop facile ◀de▶ multiplier ces questions. Voyons plutôt ◀les▶ arguments adverses. Tous ◀les▶ troubadours, dira-t-on, ne furent pas dans ◀le▶ camp ◀de▶ ◀l’▶hérésie. Plusieurs finirent leurs jours dans des couvents. Certes, et même un Folquet de Marseille a pu se joindre à ◀la▶ croisade des Albigeois. Mais aussi passa-t-il pour un traître, jusqu’au jour où il fut accusé devant ◀le▶ pape Innocent III ◀d’▶avoir causé ◀la▶ mort ◀de▶ cinq-cent-mille personnes ! D’ailleurs, quand on démontrerait, à supposer que ce fût possible en soi, que tels d’entre ◀les▶ troubadours ignoraient ◀les▶ analogies ◀de▶ leur lyrisme et du dogme cathare, on n’aurait pas encore démontré que ◀l’▶origine ◀de▶ ce lyrisme n’est pas cathare. N’oublions pas qu’ils composaient leurs coblas et leurs sirventés selon ◀les▶ canons ◀d’▶une rhétorique admirablement invariable, qu’ils apprenaient pendant ◀l’▶hiver dans des écoles nommées « menestrandises » — (◀les▶ conservatoires ◀de▶ ◀l’▶époque, note Cingria). On peut concevoir une poésie — même très belle — qui serait faite ◀de▶ lieux communs dont ◀le▶ poète ne saurait ◀d’▶où ils viennent. N’est-ce pas, sauf ◀la▶ beauté, plutôt courant ? Et si ◀l’▶on dit : ces troubadours ne parlent point ◀de▶ leurs croyances dans ◀les▶ poésies qui nous restent — il suffit ◀de▶ rappeler que ◀les▶ cathares promettaient, lors de ◀l’▶initiation, ◀de▶ ne jamais trahir leur foi, et cela quelle que fût ◀la▶ mort dont ils se verraient menacés. C’est ainsi que ◀les▶ registres ◀de▶ ◀l’▶Inquisition ne portent pas un seul aveu concernant ◀la▶ minesola 45, suprême initiation des « purs ». ◀La▶ fréquence même ◀de▶ cette question débattue dans ◀les▶ cours ◀d’▶amour : « Un chevalier peut-il être à la fois marié et fidèle à sa dame ? » — voilà qui nous donne à penser si ◀l’▶on songe à tous ◀les▶ troubadours qui devaient subir un apparent « mariage » avec ◀l’▶Église ◀de▶ Rome dont ils étaient ◀les▶ clercs, tout en servant dans leurs « pensées » une autre Dame, ◀l’▶Église ◀d’▶Amour…46
Mais certains abjurèrent ◀l’▶hérésie sans abandonner ◀le▶ « trobar » ? Eh oui ! tout comme tel converti dans ◀la▶ plus récente poésie, voue à ◀la▶ Vierge des images qu’il avait inventées pour d’autres. Peire d’Auvergne fit pénitence ? Preuve de plus qu’il fut hérétique.
Enfin, ce qui doit égarer, c’est un ésotérisme dont ◀l’▶existence ne fait plus ◀de▶ doute aujourd’hui. « Il y eut dès ◀le▶ milieu du xiie siècle (et ce phénomène à cette époque est singulièrement curieux) une école, celle du trobar clus, dont ◀l’▶ambition était ◀de▶ voiler ◀la▶ pensée sous ◀l’▶ambiguïté des expressions » (Jeanroy). Est-ce vraiment si « curieux » cette prudence, en cette époque précisément où ◀l’▶Église ◀de▶ Rome préparait sa croisade et son Inquisition ?
Mais venons-en aux textes, et considérons-◀les▶ dans ◀la▶ très pure nudité et transparence ◀de▶ leur adamantine rhétorique.
Thème ◀de▶ ◀la▶ mort, que ◀l’▶on préfère aux dons du monde :
Car joie qui repaît vilement
Ainsi chante Aimeric de Belenoi47. ◀La▶ « joie vilaine », c’est ce qui ◀le▶ guérirait ◀de▶ son désir, si justement ◀l’▶amour sans fin n’était ◀le▶ mal qu’il aime, ◀la▶ « joy ◀d’▶amor », ◀le▶ délire qui prévaut :
… en fait, ce fou désirM’occira, que je reste ou aille par cheminsPuisque celle qui me peut guérir ne me plaint.
… et ce désirSur tout autre…
S’il ne veut pas mourir encore, c’est qu’il n’est pas assez détaché du désir, c’est qu’il craint ◀de▶ quitter son corps par désespoir, « mortel péché », enfin, c’est qu’il ignore encore
à quoi lui peut servir
◀La▶ doctrine n’exigeait-elle pas qu’on mît fin à sa vie « non par lassitude ni par peur ou douleur, mais dans un état ◀de▶ parfait détachement ◀de▶ ◀la▶ matière…48 ».
Voici ◀le▶ thème ◀de▶ ◀la▶ séparation, ◀le▶ leitmotiv ◀de▶ tout ◀l’▶amour courtois :
Dieu ! comment se peut-il faire
Et voici Guiraut de Bornheil qui prie ◀la▶ vraie 49 Lumière en attendant ◀l’▶aube du jour terrestre : cette aube qui doit ◀le▶ réunir à son « copain » ◀de▶ route, et donc ◀d’▶épreuves dans ◀le▶ monde. (Ces deux « copains », est-ce ◀l’▶esprit et ◀le▶ corps ? Mais souvenons-nous aussi ◀de▶ ◀la▶ coutume des missionnaires cheminant deux par deux) :
Roi glorieux, lumière et clarté vraiePuissant Dieu, Seigneur, s’il vous agréeÀ mon copain fidèle soit aide et bienvenue
Mais à ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ chanson, ◀le▶ troubadour a-t-il trahi ses vœux ? Ou bien a-t-il trouvé au sein de ◀la▶ nuit ◀la▶ Lumière vraie dont il ne faut se séparer ?
Beau doux copain, tant riche est ce séjourQue ne veux jamais plus voir aube ni jour
Ce rossignol allègrement vient de lancer ◀le▶ trille dont Wagner, au deuxième acte ◀de▶ Tristan, fera ◀le▶ cri sublime ◀de▶ Brengaine : « Habet acht ! Habet acht ! Schon weicht dem Tag die Nacht !50
Mais cette « belle qui toujours dit non » — encore qu’ici ◀le▶ doute s’insinue — qui est-elle, femme ou symbole ? Pourquoi sont-ils tous à jurer que jamais ils ne trahiront ◀le▶ secret ◀de▶ leur grande passion, — comme s’il s’agissait ◀d’▶une foi, et ◀d’▶une foi initiatique ?
Ne sais comment lui faire savoirMa flamme, craignant qu’il n’en transpire.
dit l’un. Et tel autre :
Quelle est ◀la▶ « dame » qui mériterait ce sacrifice ? Ou ce cri ◀de▶ Guillaume de Poitiers :
Par elle seule je serai sauvé !
S’il ne s’agit que ◀de▶ figures ◀de▶ rhétorique, quel est ◀l’▶esprit qui leur donna naissance ? Et quel Amour en fut ◀l’▶idée platonicienne ? Dans sa chanson « Du moindre tiers ◀d’▶Amour », celui des femmes — Guiraut de Calanson dit des deux autres tiers, ◀l’▶amour des parents et ◀l’▶amour divin :
Cet Amour un en trois, ce principe féminin (Amor en provençal est du genre féminin) qui chez Dante va « mouvoir ◀le▶ ciel et toutes ◀les▶ étoiles », n’est-ce point déjà ◀la▶ Divinité en soi des grands mystiques hétérodoxes, ◀le▶ Dieu ◀d’▶avant ◀la▶ Trinité dont nous parlent ◀la▶ Gnose et Maître Eckhart ?
Et ◀d’▶où viendrait, sinon, ◀l’▶incertitude, voire ◀le▶ sentiment ◀d’▶équivoque dont on ne peut se départir à ◀la▶ lecture ◀de▶ ces poèmes amoureux ? Il s’agit bien ◀d’▶une femme réelle51 comme dans ◀le▶ Cantique des Cantiques, mais là aussi, ◀le▶ ton est réellement mystique. ◀Les▶ érudits nous ressassent leur formule : il n’y aurait là, tout « simplement » qu’une manie ◀d’▶idéaliser ◀la▶ femme et ◀l’▶amour naturel. Mais ◀d’▶où provient donc cette manie ? ◀D’▶une « humeur idéalisante » ?
Lisons plutôt ce cantique ◀de▶ Peire de Rogiers :
Âpre tourment je dois souffrirMon cœur ne s’en doit point défaireNi jamais joie, ni douce, ni bonne.Ne puis entrevoir en promesse :Cent joies aurais-je par prouesseN’en ferais rien, car ne sais vouloir qu’ELLE.
Et ce cri ◀de▶ Bernart de Ventadour :
Et ces deux strophes ◀d’▶Arnaut Daniel — un noble qui se fit jongleur errant, et dont ◀les▶ romanistes assurent que ◀les▶ poèmes sont « vides ◀de▶ pensée » : n’y trouve-t-on pas ◀la▶ démarche précise ◀de▶ ◀la▶ mystique négative, et ses métaphores invariables ?
◀La▶ pétulance méridionale vient masquer, à ◀la▶ fin du poème, ◀le▶ sens trop grave ◀de▶ cette opposition des deux Églises :
On se souvient ◀de▶ ◀l’▶apparition ◀d’▶Arnaut Daniel au Purgatoire, comme il se nomme à Dante, son disciple, en un couplet du plus pur provençal :
Jeu sui Arnautz, che plor e vai cantan…
◀L’▶Église ◀de▶ Rome savait fort bien ce que trop ◀de▶ savants s’obstinent encore à ne pas voir. Elle mesura toute ◀l’▶ampleur du péril que lui faisait courir ◀l’▶Hérésie. Il y eut ◀la▶ Croisade fameuse, ◀l’▶Inquisition dominicaine. Mais cette répression par ◀la▶ force ne pouvait suffire à ◀la▶ tâche ◀d’▶extirper ◀les▶ racines vivantes, pures et impures, ◀de▶ ◀la▶ révolte.
Au culte symbolique ◀de▶ ◀la▶ Femme, ◀le▶ clergé eut ◀la▶ grande sagesse ◀d’▶opposer une croyance « orthodoxe » qui répondit au même désir. ◀De▶ là ◀les▶ tentatives multipliées, dès ◀le▶ milieu du xiie siècle, pour instituer un culte ◀de▶ ◀la▶ Vierge. À ◀la▶ « Dame des pensées » ◀de▶ ◀l’▶hérétique, on substituera « Notre-Dame ». En 1140, à Lyon, ◀les▶ chanoines établissent une fête ◀de▶ ◀l’▶Immaculée Conception ◀de▶ Notre-Dame. Et ◀les▶ ordres monastiques qui apparaissent alors sont des répliques aux ordres chevaleresques. (◀Le▶ moine est « chevalier ◀de▶ Marie »). Saint Bernard de Clairvaux eut beau protester dans une lettre fameuse contre « cette fête nouvelle que ◀l’▶usage ◀de▶ ◀l’▶Église ignore, que ◀la▶ raison n’approuve pas, que ◀la▶ tradition n’autorise point… et qui introduit ◀la▶ nouveauté, sœur ◀de▶ ◀la▶ superstition, fille ◀de▶ ◀l’▶inconstance ». Et saint Thomas eut beau, cent ans plus tard, écrire ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus précise : « Si Marie eût été conçue sans péché, elle n’aurait pas eu besoin ◀d’▶être rachetée par Jésus-Christ. » ◀Le▶ culte ◀de▶ ◀la▶ Vierge répondait à une nécessité ◀d’▶ordre vital pour ◀l’▶Église menacée. ◀La▶ papauté, plusieurs siècles plus tard, ne put que sanctionner un sentiment qui n’avait pas attendu ◀le▶ dogme pour triompher dans tous ◀les▶ arts.
8.
Objections
Des deux chapitres qui précèdent, se dégagent des conclusions dont ◀l’▶importance risque ◀de▶ se mesurer au nombre ◀d’▶objections qu’elles soulèveront. Je ne songe pas à esquiver des critiques que j’espère fécondes. Mais ◀le▶ lecteur me saura gré ◀de▶ tenir compte des doutes qui ont dû s’élever dans son esprit, et ◀d’▶indiquer en bref par quelles raisons je crois pouvoir ◀les▶ surmonter.
On a dit et on me dira :
1° Que ◀la▶ religion des cathares nous est encore mal connue et qu’il est donc au moins prématuré ◀d’▶y voir ◀la▶ source du lyrisme courtois ;
2° Que ◀les▶ troubadours n’ont jamais dit qu’ils suivaient cette religion, ou que c’était ◀d’▶elle qu’ils parlaient ;
3° Qu’au contraire, ◀l’▶amour qu’ils exaltent n’est que ◀l’▶idéalisation ou ◀la▶ sublimation du désir sexuel ;
4° Qu’on distingue mal comment, ◀de▶ ◀la▶ confuse combinaison ◀de▶ doctrines manichéennes et néo-platoniciennes, sur un fond ◀de▶ traditions celtibériques, aurait pu naître une rhétorique aussi précise que celle des troubadours.
Je répondrai dans ◀l’▶ordre ◀de▶ ces critiques.
1. Religion mal connue
Si elle n’était pas connue du tout, ◀le▶ problème du lyrisme provençal resterait totalement obscur, comme il ressort ◀de▶ ◀l’▶aveu même des romanistes. Or je répète que je me refuse, pour ma part, à considérer comme absurde une poétique et une éthique ◀de▶ ◀l’▶amour ◀d’▶où sont issues, dans ◀les▶ siècles suivants, ◀les▶ plus belles œuvres ◀de▶ ◀la▶ littérature occidentale.
D’autre part, ◀le▶ peu que ◀l’▶on connaît des croyances et des rites cathares suffit à établir sans plus de contestations possibles ◀les▶ origines manichéennes ◀de▶ ◀l’▶hérésie. Or si ◀l’▶on se reporte à ce qui fut dit plus haut (II, 2) sur ◀la▶ nature essentiellement lyrique des dogmes manichéens en général, il apparaît qu’un supplément ◀d’▶information sur telle ou telle nuance ou altération qu’auraient reçues ces dogmes dans ◀l’▶Église du Midi, n’apporterait pas grand-chose pour ou contre ma thèse. Ce ne sont pas des équivalences rationnelles et exactes du dogme qu’il faut chercher dans ◀la▶ rhétorique courtoise, mais bien ◀le▶ développement lyrique et psalmodique des symboles fondamentaux. De même, pour prendre un exemple moderne, ◀le▶ « sentiment chrétien » que ◀l’▶on reconnaît chez un Baudelaire est autre chose qu’une transposition terme à terme des dogmes catholiques. C’est plutôt une certaine sensibilité (même formelle) qui serait inconcevable sans ◀le▶ dogme catholique ; à quoi s’ajoutent des éléments ◀de▶ vocabulaire et ◀de▶ syntaxe dont ◀l’▶origine est nettement liturgique. On peut imaginer que ◀les▶ thèmes que nous avons relevés chez ◀les▶ poètes provençaux entretiennent avec ◀le▶ néo-manichéisme des relations ◀d’▶un type analogue52.
Au surplus, ◀les▶ origines hérétiques des lieux communs ◀de▶ ◀la▶ rhétorique courtoise deviennent sensibles dès que ◀l’▶on compare ces lieux communs à ceux ◀de▶ ◀la▶ poésie cléricale ◀de▶ ◀l’▶époque. Un spécialiste aussi sceptique que Jeanroy n’a pas été sans ◀le▶ remarquer. Parlant ◀de▶ ◀la▶ lyrique abstraite des troubadours du xiiie siècle, et ◀de▶ ◀la▶ confusion qu’elle favorise, ◀de▶ Dieu et ◀de▶ ◀la▶ Dame des pensées, il écrit : « Il n’y a là, dira-t-on, que figures ◀de▶ rhétorique sans conséquences. Soit. Mais ◀les▶ théories que ◀les▶ troubadours développaient avec une si grave application, ne sont-elles pas aux antipodes du christianisme ? Ne devaient-ils pas s’en apercevoir ? Et pourquoi n’y a-t-il dans leurs œuvres aucune trace ◀de▶ ce déchirement intérieur, ◀de▶ ce dissidio qui rend si pathétiques certains vers ◀de▶ Pétrarque ? » Cette question qui demeure ouverte dans ◀l’▶ouvrage ◀de▶ M. Jeanroy53, trouve une réponse tout évidente dans ◀l’▶hypothèse que je propose. Je ne vois pas qu’elle en trouve ailleurs.
2. ◀Les▶ troubadours gardent ◀le▶ secret
Nous avons dit plus haut pour quelles raisons impérieuses (crainte ◀de▶ ◀la▶ persécution et serment ◀d’▶initiation) ces poètes ne pouvaient parler ouvertement ◀de▶ leur foi cathare. (Ceux qui en ont parlé ◀l’▶avaient tout d’abord abjurée). Nous avons dit aussi qu’il n’est pas nécessaire ◀de▶ supposer que tous partageaient cette foi. Mais il reste à marquer que ◀le▶ symbolisme courtois, s’il explique de la part des troubadours certaines confusions ou abus, en explique davantage ◀de▶ notre part.
Si ◀l’▶on essaie ◀de▶ se replacer dans ◀l’▶atmosphère du Moyen Âge, on s’aperçoit que ◀l’▶absence ◀de▶ signification symbolique ◀d’▶une poésie serait un fait beaucoup plus scandaleux que ne peut ◀l’▶être à nos yeux, par exemple, ◀le▶ symbolisme ◀de▶ ◀la▶ Dame. Dans l’optique de ◀l’▶homme médiéval, toute chose signifie autre chose, et cela sans qu’intervienne aucun effort ◀de▶ traduction conceptuelle. En d’autres termes, ◀le▶ médiéval n’a pas besoin ◀de▶ se formuler ◀le▶ sens des symboles qu’il emploie, ni ◀d’▶en prendre une conscience distincte. Il est indemne ◀de▶ ce rationalisme qui nous permet, à nous autres modernes, ◀d’▶isoler et ◀d’▶abstraire ◀de▶ toute ambiance significative ◀les▶ objets que nous considérons54. L’un des meilleurs historiens des mœurs médiévales, J. Huizinga, nous propose sur ce point des exemples topiques ; celui, entre autres, du mystique Suso : « ◀La▶ vie ◀de▶ ◀la▶ chrétienté médiévale est, dans toutes ses manifestations, saturée ◀de▶ représentations religieuses. Pas ◀de▶ choses ou ◀d’▶actions, si ordinaires soient-elles, dont on ne cherche constamment à établir ◀le▶ rapport avec ◀la▶ foi. Mais dans cette atmosphère ◀de▶ saturation, ◀la▶ tension religieuse, ◀l’▶idée transcendentale, ◀l’▶élan vers ◀le▶ sublime, ne peuvent être toujours présents. Viennent-ils à manquer, tout ce qui était destiné à stimuler ◀la▶ conscience religieuse dégénère en profane banalité, en choquant matérialisme à prétentions ◀d’▶au-delà. Même chez un mystique ◀de▶ ◀l’▶envergure ◀d’▶un Henri Suso, ◀le▶ sublime nous semble parfois frôler ◀le▶ ridicule. Il est sublime quand, par piété envers ◀la▶ Vierge, il rend hommage à toutes ◀les▶ femmes et marche dans ◀la▶ boue pour laisser passer une pauvresse. Sublime encore, quand il suit ◀les▶ usages ◀de▶ ◀l’▶amour profane et célèbre ◀le▶ jour de l’an et le premier mai en offrant une couronne et une chanson à sa fiancée, ◀la▶ Sagesse éternelle. Mais que penser du reste ? À table, il mange ◀les▶ trois quarts ◀d’▶une pomme en ◀l’▶honneur ◀de▶ ◀la▶ Trinité, et le dernier quart par amour pour ◀la▶ Mère céleste qui donnait à manger une pomme à son tendre enfant Jésus ; et ce dernier quart, il ◀le▶ mange avec ◀la▶ peau, parce que ◀les▶ petits garçons ne pèlent pas leurs pommes. Après Noël, au temps où ◀l’▶Enfant est trop jeune pour manger des fruits, Suso ne mange pas ce dernier quart, mais ◀l’▶offre à Marie qui ◀le▶ donnera à son fils. Il prend sa boisson en cinq traits pour ◀les▶ cinq plaies du Seigneur ; mais il double la cinquième gorgée parce que du flanc ◀de▶ Jésus, coula du sang et ◀de▶ ◀l’▶eau. Voilà ◀la▶ sanctification ◀de▶ ◀la▶ vie poussée à ses extrêmes limites »55.
Dira-t-on que ◀l’▶on tombe ici du symbole dans ◀l’▶allégorie ? Oui, mais par un excès visible. ◀Le▶ même auteur remarque un peu plus loin que « ◀la▶ naïve conscience religieuse ◀de▶ ◀la▶ multitude n’avait pas besoin ◀de▶ preuves intellectuelles en matière de foi : ◀la▶ seule présence ◀d’▶une image visible des choses saintes suffisait à en démontrer ◀la▶ vérité » (p. 199). C’est dire que ◀le▶ « secret » des troubadours était en somme une évidence symbolique aux yeux des initiés et des sympathisants ◀de▶ ◀l’▶Église ◀d’▶Amour. Normalement, il ne serait venu à personne cette idée, strictement moderne, que ◀les▶ symboles, pour être valables, dussent être commentés et expliqués ◀d’▶une manière non symbolique…
Toutefois, par suite de ◀la▶ situation particulière des hérétiques, ◀l’▶on conçoit que certains d’entre eux aient voulu indiquer discrètement que leurs poèmes avaient un double sens précis, outre ◀le▶ symbolisme habituel et qui allait de soi. Dans ce cas, ◀le▶ symbole se double ◀d’▶une allégorie, et prend un sens cryptographique. Je veux parler ◀de▶ ◀l’▶école du trobar clus, déjà citée, et que M. Jeanroy définit en ces termes : « Un autre moyen (pour « embarrasser ◀le▶ lecteur ») consistait alors à recouvrir une pensée religieuse ◀d’▶un vêtement profane, à appliquer à ◀l’▶amour divin ◀les▶ formules consacrées par ◀l’▶usage à ◀l’▶expression ◀de▶ ◀l’▶amour humain.56 » ◀Le▶ trobar clus ne serait ainsi qu’un jeu littéraire, un « tarabiscotage », « une perversion du goût singulière dans une littérature naissante », et qui au surplus « doit avoir d’autres causes » qu’on « ne se flatte pas ◀de▶ débrouiller ». (Op. cit., II, p. 16.)
Mais ◀le▶ troubadour Alegret ◀l’▶a fort bien dit :
« Mon vers (poème) paraîtra insensé au sot s’il n’a pas double entendement… Si quelqu’un veut contredire ce vers, qu’il s’avance et je lui dirai comment il me fut possible ◀d’▶y mettre deux (var. trois) mots ◀de▶ sens divers. » Cette manière ◀d’▶embrouiller ◀les▶ sens (entrebescar disaient ◀les▶ Provençaux : entrelacer) s’expliquerait-elle par une « intention ◀d’▶intriguer ◀l’▶auditeur et ◀de▶ lui poser une énigme » ? On peut penser que ◀les▶ troubadours étaient mus par des passions moins puériles…
« J’entrelace des mots rares, sombres et colorés, pensivement pensif… », écrit Raimbaut d’Orange. Et Marcabru : « Pour sage je ◀le▶ tiens sans nul doute celui qui dans mon chant devine ce que chaque mot signifie. » Il est vrai qu’il ajoute — boutade ou précaution ? — « car moi-même je suis embarrassé pour éclaircir ma parole obscure. »
Ici se poserait ◀la▶ plus grave question, mais elle demeure presque insoluble : comment ◀les▶ troubadours entendaient-ils leurs propres symboles ? Et ◀d’▶une manière plus générale, quelle espèce ◀de▶ conscience avons-nous des métaphores que nous utilisons dans nos écrits57 ? Il ne faudrait pas oublier ce que ◀l’▶on vient de dire sur ◀la▶ mentalité « naïvement » symbolique des médiévaux : leurs symboles n’étaient pas traduisibles en concepts prosaïques et rationnels. Ce n’est donc que sur ◀le▶ double sens allégorique que devrait porter ◀la▶ question… Et enfin toute cette poésie baignait dans ◀l’▶atmosphère ◀la▶ plus chargée ◀de▶ passions. ◀Les▶ actions que nous rapportent ◀les▶ chroniqueurs du temps sont parmi ◀les▶ folles, ◀les▶ plus « surréalistes » qu’ait connues ◀l’▶histoire ◀de▶ nos mœurs… Qu’on se rappelle ce seigneur jaloux qui tue ◀le▶ troubadour favori ◀de▶ sa femme, et fait servir ◀le▶ cœur ◀de▶ ◀la▶ victime sur un plat. ◀La▶ dame ◀le▶ mange sans savoir ce que c’est. ◀Le▶ seigneur ◀le▶ lui ayant dit : — « Messire, répond ◀la▶ dame, vous m’avez donné à manger mets si savoureux que jamais plus ne mangerai rien ◀d’▶autre ! » et elle se jette par ◀la▶ fenêtre du donjon. On admettra que cette atmosphère suffisait bien à des poètes pour « colorer » un symbolisme même dogmatique à ◀l’▶origine.
3. ◀L’▶amour courtois serait une idéalisation ◀de▶ ◀l’▶amour charnel
C’est ◀la▶ thèse ◀la▶ plus courante. On pourrait se borner à rappeler que ◀le▶ symbolisme médiéval procède généralement de haut en bas — ◀de▶ ciel en terre — ce qui réfute ◀les▶ conclusions modernes déduites du préjugé matérialiste. Mais il faut aller au détail.
Contre Wechssler, qui veut voir, lui aussi, dans ◀la▶ lyrique courtoise une expression ◀de▶ sentiments religieux ◀de▶ ◀l’▶époque58, Jeanroy écrit : « Dans ces affirmations hardies, il y a du reste une erreur ◀de▶ fait aisée à relever : qu’à la longue, ◀la▶ chanson se soit vidée ◀de▶ son contenu initial, n’ait plus été qu’un tissu ◀de▶ formules creuses on ◀le▶ peut admettre. Mais au début et jusqu’à ◀la▶ fin du xiie siècle, il n’en était pas ainsi : chez ◀les▶ poètes ◀de▶ cette époque, ◀l’▶expression du désir charnel est si vive et parfois si brutale qu’il est vraiment impossible ◀de▶ se tromper sur ◀la▶ nature ◀de▶ leurs aspirations. »
Si c’est ◀le▶ cas, on se demande ◀d’▶où vient ◀la▶ gêne et ◀l’▶« agacement » ◀de▶ ◀l’▶auteur lorsqu’il est obligé ◀de▶ reconnaître ◀l’▶équivoque des expressions courtoises et leurs résonances mystiques. « Il est certain — doit-il avouer — que ◀les▶ idées religieuses ◀d’▶une époque influent généralement sur ◀la▶ conception qu’on se fait ◀de▶ ◀l’▶amour, et surtout que ◀le▶ vocabulaire ◀de▶ ◀la▶ galanterie se règle sur celui ◀de▶ ◀la▶ dévotion 59. Du jour où adorer devient synonyme ◀d’▶aimer, cette métaphore en entraîne une quantité d’autres. » Et ◀de▶ citer Chrétien de Troyes, et ◀les▶ poètes du Nord disciples des troubadours, Gace Brûlé, Gautier d’Épinal, Blondel de Nesle « qui font penser aux effusions et aux appels à ◀la▶ souffrance ◀d’▶une sainte Thérèse et ◀d’▶un Jean de la Croix »60. Mais alors pourquoi rejeter sans discussion ◀l’▶ouvrage ◀de▶ Wechssler, qui soutient que ◀les▶ « théories amoureuses du Moyen Âge ne sont qu’un reflet ◀de▶ ses idées religieuses » ? Et pourquoi vouloir à tout prix que ◀les▶ poèmes des troubadours comportent des notations « réalistes » et des descriptions précises ◀de▶ ◀la▶ Dame aimée, alors qu’ailleurs on leur reproche ◀de▶ ne recourir jamais qu’à des épithètes stéréotypées ?
Jaufré Rudel, prince de Blaye, dit très nettement que sa Dame est une création ◀de▶ son esprit, et qu’elle s’évanouit avec ◀l’▶aube. Ailleurs, c’est ◀la▶ « princesse lointaine » qu’il veut aimer. Cependant M. Jeanroy s’inquiète ◀de▶ trouver dans ses poèmes « des détails qui paraissent nous plonger dans ◀la▶ réalité et que rien n’explique ». Exemples donnés : « Je suis en doute au sujet ◀d’▶une chose et mon cœur est dans ◀l’▶angoisse : c’est que tout ce que ◀le▶ frère me refuse, j’entends ◀la▶ sœur me ◀l’▶octroyer. » D’autre part, Rudel « décrit » ainsi sa Dame : elle a ◀le▶ corps « gras, delgat et gen ». Or la première phrase, où Jeanroy veut voir un trait biographique, détient un sens mystique évident : « Ce que ◀le▶ corps me refuse, ◀l’▶esprit me ◀l’▶octroie » (par exemple, car il y a d’autres sens encore). Et quant aux épithètes « réalistes » qui décriraient une dame « réelle », on ◀les▶ retrouve parfaitement identiques chez une douzaine d’autres poètes ! (Ce qui a fait dire à je ne sais plus quel érudit qu’il semblerait que toute ◀la▶ poésie des troubadours fût ◀l’▶œuvre ◀d’▶un seul auteur louant une Dame unique !) Où est alors cette expression « vive et brutale » ◀d’▶un désir évidemment charnel ? Dans ◀la▶ crudité ◀de▶ certains termes ? Mais elle était courante et naturelle avant ◀le▶ puritanisme bourgeois. ◀L’▶argument est anachronique.
Voici par contre un document ◀de▶ poids à l’appui de ◀la▶ thèse symboliste. Raimbaut d’Orange écrit un poème sur ◀les▶ femmes. Si vous voulez faire leur conquête, dit-il, soyez brutaux, « donnez-leur des coups ◀de▶ poing sur ◀le▶ nez » (est-ce assez « cru » ?), forcez-◀les▶ : car c’est cela qu’elles aiment.
Quant à moi, conclut-il, si je me comporte autrement, c’est que je ne me soucie pas ◀d’▶aimer. Je ne veux pas me gêner pour ◀les▶ femmes, pas plus que si toutes étaient mes sœurs ; c’est pourquoi je suis envers elles humble, complaisant, loyal et doux, tendre, respectueux et fidèle… Je n’aime rien, sauf cet anneau qui m’est cher, parce qu’il a été au doigt… Mais je m’aventure trop : assez, ma langue ! Car trop parler est pis que péché mortel.
Or nous avons ◀de▶ ce même Raimbaut d’Orange ◀d’▶admirables poèmes à ◀la▶ louange ◀de▶ ◀la▶ Dame. Et nous savons par ailleurs que ◀l’▶anneau (échangé par Tristan et Iseut) est ◀le▶ signe ◀d’▶une fidélité qui justement n’est pas celle des corps. Soulignons enfin ce fait capital : que ◀les▶ vertus ◀de▶ ◀la▶ cortezia ; humilité, loyauté, respect et fidélité envers ◀la▶ Dame, sont ici rapportées expressément au refus ◀de▶ ◀l’▶amour physique. Au surplus, nous verrons plus tard ◀les▶ poèmes ◀de▶ Dante être ◀d’▶autant plus passionnés et « réalistes » dans leurs images que Béatrice s’élèvera davantage dans une hiérarchie ◀d’▶abstractions mystiques, figurant d’abord ◀la▶ philosophie, puis ◀la▶ Science, puis ◀la▶ Science sacrée.
Un petit fait encore : deux des plus ardents parmi ◀les▶ troubadours à louer ◀les▶ beautés ◀de▶ leur Dame, Arnaut Daniel et ◀l’▶Italien Guinizelli sont placés au chant XXIV du Purgatoire dans ◀le▶ cercle des sodomistes !61
Mais tout cela nous amène à reconnaître enfin ◀la▶ réelle complexité ◀d’▶un problème dont nous avons souligné jusqu’ici, non sans une volontaire partialité, l’un des aspects seulement, et ◀le▶ plus contesté. On a trop longtemps cru que ◀la▶ cortezia était une simple idéalisation ◀de▶ ◀l’▶instinct sexuel. À ◀l’▶inverse, il serait excessif ◀de▶ soutenir que ◀l’▶idéal mystique sur quoi elle se fondait à ◀l’▶origine fût toujours et partout observé ; ou qu’il fût en soi univoque. ◀L’▶exaltation ◀de▶ ◀la▶ chasteté produit presque toujours des excès luxurieux. Sans nous attarder aux accusations ◀de▶ débauche que beaucoup ont portées contre ◀les▶ troubadours — ◀l’▶on sait au vrai peu de choses ◀de▶ leurs vies — nous rappellerons ◀l’▶exemple des sectes gnostiques, qui condamnaient aussi ◀la▶ création, et en particulier ◀l’▶attrait des sexes, mais déduisaient ◀de▶ cette condamnation une morale étrangement débridée. ◀Les▶ carpocratiens par exemple interdisaient ◀la▶ procréation, mais par ailleurs divinisaient ◀le▶ sperme62.
Il est probable que des excès ◀de▶ ce genre se produisirent aussi chez ◀les▶ cathares, et plus encore chez leurs disciples, ◀les▶ troubadours. Des accusations horrifiantes figurent à cet égard dans ◀les▶ registres ◀de▶ ◀l’▶Inquisition. Notons toutefois qu’elles sont souvent contradictoires. Ainsi ◀l’▶on affirme tantôt que ◀les▶ cathares tiennent pour innocentes ◀les▶ voluptés ◀les▶ plus grossières, tantôt qu’ils réprouvent ◀le▶ mariage et tout commerce sexuel, licite ou non. Mais des accusations semblables furent portées contre toutes ◀les▶ religions nouvelles, sans excepter ◀le▶ christianisme primitif. Et il est juste ◀de▶ citer ici ◀le▶ jugement ◀d’▶un dominicain qui eut ◀l’▶occasion ◀de▶ fouiller dans ◀les▶ archives du saint Office, et qui s’exprime ainsi au sujet des cathares ◀d’▶Italie, ou patarins : « Malgré toutes mes recherches, dans ◀les▶ procédures dressées par nos frères, je n’ai pas trouvé que ◀les▶ hérétiques « consolés » se livrassent en Toscane à des actes énormes ni qu’il se commît jamais parmi eux, surtout entre hommes et femmes (?), des excès sensuels. Or, si ◀les▶ religieux ne se sont pas tus par modestie, ce qui ne me paraît pas croyable de la part d’hommes qui faisaient attention à tout, leurs erreurs étaient plutôt des erreurs ◀d’▶intelligence que ◀de▶ sensualité »63.
Retenons donc ceci, qui nuance notre schéma : si ◀les▶ erreurs ◀de▶ ◀la▶ passion — au sens précis que je donne à ce mot — sont ◀d’▶origine religieuse et mystique, il est certain qu’elles se trouvent flatter, par cela même qu’elles veulent ◀le▶ transcender, ◀l’▶instinct sexuel, ou comme dit Platon dans ◀le▶ Banquet : « ◀l’▶amour ◀de▶ gauche ».
Tout ceci m’amène à conclure — quels qu’aient pu être mes scrupules à ◀l’▶origine — que ◀la▶ rhétorique courtoise fut au moins inspirée par ◀la▶ mystique cathare64. C’est là une thèse minimum en apparence. Mais sitôt admise, elle me paraît tout à la fois impliquer et expliquer bien davantage. Elle ouvre toutes grandes ◀les▶ perspectives entrevues par Aroux et Péladan. Et c’est plus qu’il n’en faut pour justifier mon interprétation religieuse du mythe courtois ◀de▶ ◀la▶ passion.
Pour nous faciliter une représentation analogique ◀de▶ ce processus minimum ◀d’▶inspiration et ◀d’▶influence, prenons un exemple moderne. Un exemple dont je crois pouvoir dire que ◀les▶ données sont entièrement énumérables et très profondément connues (au sens total) par plusieurs hommes ◀de▶ ma génération : je veux parler du surréalisme et ◀de▶ ◀l’▶influence ◀de▶ Freud sur ce mouvement.
Supposons ◀l’▶historien futur ◀de▶ notre civilisation détruite : il a devant ◀les▶ yeux quelques poèmes surréalistes, il a pu ◀les▶ traduire et ◀les▶ dater. Par ailleurs, il n’ignore pas qu’à ◀l’▶époque du surréalisme florissait une école psychiatrique dont on n’a pu retrouver ◀les▶ ouvrages : ◀le▶ fascisme, survenu peu après, ◀les▶ ayant tous détruits à cause de leur inspiration sémite. Du moins sait-on par ◀les▶ pamphlets ◀de▶ ses adversaires que cette école proposait une théorie érotique des rêves. Or ◀les▶ poèmes surréalistes conservés et traduits ne paraissent présenter aucun sens, et ◀l’▶on se plaint ◀de▶ leur monotonie ; toujours ◀les▶ mêmes images érotiques et sanglantes, ◀la▶ même rhétorique exaltée, et ne dirait-on pas qu’ils n’ont qu’un seul auteur, etc. Mais peut-être, proposent certains, décrivent-ils simplement des rêves ? Peut-être même sont-ils des rêves écrits ? ◀Les▶ spécialistes demeurent sceptiques. Un littérateur « peu sérieux » imagine alors ◀l’▶hypothèse ◀d’▶une influence ◀de▶ ◀la▶ psychanalyse sur ◀l’▶ensemble du surréalisme : coïncidence des dates, analogie des thèmes fondamentaux… ◀Les▶ spécialistes du xxe siècle haussent ◀les▶ épaules : Prouvez cela par des documents ! — Vous savez bien qu’il n’en existe plus. — Dans ce cas, il convient ◀de▶ surseoir à toute hypothèse cohérente. En attendant, ◀le▶ bon sens suffit à démontrer :
1° que ◀le▶ peu de choses que nous savons ◀de▶ ◀la▶ psychanalyse n’autorise pas à faire ◀de▶ cette doctrine ◀la▶ source des textes connus. (Il semble bien que Freud ait été avant tout un savant ; qu’il ait soutenu une théorie ◀de▶ ◀la▶ libido ; et qu’il ait pris une attitude déterministe : or ◀le▶ surréalisme fut une école littéraire avant tout ; on ne retrouve ◀le▶ terme ◀de▶ libido dans aucun des poèmes subsistants ; et ces poèmes sont ◀de▶ tendance idéaliste-anarchisante) ;
2° que ◀les▶ surréalistes n’ont jamais dit dans leurs poèmes qu’ils étaient ◀les▶ disciples du freudisme ;
3° qu’au contraire, ◀la▶ liberté qu’ils exaltent est celle que devaient nier tous ◀les▶ psychanalystes ;
4° qu’enfin ◀l’▶on distingue mal comment, ◀d’▶une science qui se donnait pour objet ◀l’▶analyse et ◀la▶ cure des névroses, aurait pu naître une rhétorique ◀de▶ ◀la▶ folie, c’est-à-dire un défi à toute science en général et à toute science psychiatrique en particulier…
Or il se trouve que nous savons exactement, nous autres hommes du xxe siècle, comment toutes ces choses improbables se sont réellement produites ; nous savons que ◀les▶ initiateurs du mouvement surréaliste ont lu Freud et ◀l’▶ont vénéré ; nous savons que sans lui, leurs théories et leur lyrisme eussent été tout différents ; nous savons que ces poètes n’éprouvaient nul besoin et n’avaient pas ◀la▶ possibilité ◀de▶ parler ◀de▶ libido dans leurs poèmes ; nous savons même que c’est à ◀la▶ faveur ◀d’▶une erreur initiale sur ◀la▶ portée exacte ◀de▶ ◀la▶ doctrine ◀de▶ Freud (déterministe-positiviste) qu’ils ont pu en tirer ◀les▶ éléments ◀de▶ leur lyrisme (ce dernier trait me paraît capital pour ◀l’▶analogie que je propose) ; et nous savons enfin qu’il a suffi que quelques-uns des chefs ◀de▶ cette école lisent Freud : ◀les▶ disciples se sont bornés à imiter ◀la▶ rhétorique des maîtres…
En outre, on aperçoit, par cet exemple, que ◀l’▶action ◀d’▶une doctrine sur des poètes s’exerce moins par influence directe qu’à ◀la▶ faveur ◀d’▶une certaine ambiance ◀de▶ scandale, ◀de▶ snobisme et ◀d’▶intérêt, suscitée par ◀les▶ dogmes centraux. Ce qui explique pas mal ◀d’▶erreurs, variations et contradictions chez ◀les▶ poètes influencés. ◀D’▶où résulte qu’un surcroît ◀d’▶informations sur ◀la▶ nature exacte des théories ◀de▶ Freud, loin de fournir aux savants futurs ◀les▶ apaisements qu’ils seront en droit ◀d’▶attendre, paraîtra contredire ◀la▶ thèse ◀de▶ mon littérateur « peu sérieux ». (Eppur ! C’est lui qui aura raison contre ◀les▶ « vingtiémistes » chevronnés ◀de▶ son temps.)
On a remarqué qu’à ◀l’▶objection n° 4, je n’ai répondu jusqu’ici que ◀d’▶une manière tout indirecte et allusive. C’est qu’elle mérite un traitement particulier et nous engage dans un nouveau chapitre.
9.
Les mystiques arabes
Comment ◀de▶ ◀la▶ confuse combinaison ◀de▶ doctrines plus ou moins chrétiennes, manichéennes et néo-platoniciennes eût-il pu naître une rhétorique aussi précise que celle des troubadours ? C’est ◀l’▶argument que ◀les▶ romanistes ont coutume ◀d’▶opposer à ◀l’▶interprétation religieuse ◀de▶ ◀l’▶art courtois.
Or il se trouve que dès ◀le▶ ixe siècle, une synthèse non moins « improbable » ◀de▶ manichéisme iranien, ◀de▶ néo-platonisme et ◀d’▶islamisme s’était bel et bien opérée dans ◀les▶ parages ◀de▶ ◀l’▶Asie Mineure et de plus, s’était exprimée par une poésie religieuse dont ◀les▶ métaphores érotiques offrent ◀les▶ plus frappantes analogies avec ◀les▶ métaphores courtoises.
Lorsque Sismondi avança ◀l’▶hypothèse ◀d’▶une influence arabe sur ◀la▶ lyrique provençale, A. W. Schlegel lui répondit qu’il fallait ignorer à la fois ◀la▶ poésie provençale et ◀l’▶arabe pour soutenir un pareil paradoxe. Mais Schlegel prouvait ◀de▶ ◀la▶ sorte que cette double ignorance était précisément son fait. On ◀l’▶excusera d’ailleurs si ◀l’▶on tient compte ◀de▶ ◀l’▶état des études arabisantes à son époque.
Des travaux plus récents ont révélé ◀l’▶existence dès ◀le▶ ixe siècle, dans ◀l’▶islam, ◀d’▶une école ◀de▶ mystiques poètes qui devaient avoir plus tard pour principales illustrations al-Hallaj, Al-Ghazali et Sohrawardi d’Alep, troubadours ◀de▶ ◀l’▶Amour suprême, chantres courtois ◀de▶ ◀l’▶Idée voilée, objet aimé mais en même temps symbole du Désir divin65.
Sohrawardi (mort en 1191) voyait dans Platon — qu’il connaissait par Plotin, Proclus et ◀l’▶école ◀d’▶Athènes — un continuateur ◀de▶ Zoroastre. Son néo-platonisme était par ailleurs très fortement pénétré ◀de▶ représentations mythiques iraniennes. En particulier, il empruntait aux doctrines avestiques — dont s’était inspiré Manès — ◀l’▶opposition du monde ◀de▶ ◀la▶ Lumière et du monde des Ténèbres, dont on a vu qu’elle est fondamentale pour ◀les▶ cathares. Et tout cela se traduisait — tout comme chez ◀les▶ cathares encore — par une rhétorique amoureuse et chevaleresque, dont ◀les▶ titres ◀de▶ quelques traités mystiques ◀de▶ cette école donnent une idée : ◀Le▶ Familier des Amants, ◀Le▶ Roman des Sept Beautés…
Il y a plus. À ◀l’▶occasion ◀de▶ ces traités, ◀les▶ mêmes disputes théologiques se produisirent, qui devaient renaître un peu plus tard dans ◀le▶ Moyen Âge occidental. Elles se compliquent d’ailleurs du fait que ◀l’▶islam contestait que ◀l’▶homme pût aimer Dieu (comme ◀l’▶ordonne ◀le▶ sommaire évangélique ◀de▶ ◀la▶ Loi). Une créature finie ne peut aimer que ◀le▶ fini. Il en résulta que ◀les▶ mystiques furent obligés ◀de▶ recourir à des symboles dont ◀le▶ sens restait secret. (Ainsi ◀la▶ louange du vin, dont ◀l’▶usage était interdit, devint ◀le▶ symbole ◀de▶ ◀la▶ divine ivresse ◀d’▶amour). Mais compte tenu ◀de▶ cette difficulté particulière — qui n’est d’ailleurs pas sans rapport avec ◀la▶ situation courtoise —, nous retrouvons en Occident et dans ◀le▶ Proche-Orient ◀les▶ mêmes problèmes.
◀L’▶orthodoxie musulmane, pas plus que ◀la▶ catholique, ne pouvait admettre qu’il y eût en ◀l’▶homme une part divine dont ◀l’▶exaltation aboutît à ◀la▶ fusion ◀de▶ ◀l’▶âme et ◀de▶ ◀la▶ Divinité. Or ◀le▶ langage érotico-religieux des poètes mystiques tendait à établir cette confusion du Créateur et ◀de▶ ◀la▶ créature. Et ◀l’▶on accusa ces poètes ◀de▶ manichéisme déguisé, sur ◀la▶ foi ◀de▶ leur langage symbolique. Al-Hallaj et Sohrawardi devaient même payer ◀de▶ leur vie cette accusation ◀d’▶hérésie66.
Il est bien émouvant ◀de▶ constater que tous ◀les▶ termes ◀d’▶une pareille polémique s’appliquent au cas des troubadours, et plus tard, nous ◀le▶ verrons, au cas des grands mystiques occidentaux, ◀de▶ Maître Eckhart à Jean de la Croix.
Une brève revue des thèmes « courtois » ◀de▶ ◀la▶ mystique arabe fera sentir à quelles profondeurs ◀le▶ parallélisme trouve ses origines, et jusque dans quels détails il se poursuit.
a) Sohrawardi nomme ◀les▶ amants des Frères de la Vérité, « appellation s’adressant à des amants mystiques qui s’entendent dans une idéalisation commune67 » et fondent ainsi une communauté, — comparable à ◀l’▶Église ◀d’▶Amour des cathares.
b) selon ◀le▶ manichéisme iranien, dont s’inspiraient ◀les▶ mystiques ◀de▶ ◀l’▶école illuminative ◀de▶ Sohrawardi, une jeune fille éblouissante attend ◀le▶ fidèle à ◀la▶ sortie du pont Chinvat et lui déclare : « Je suis toi-même ! » Or selon certains interprètes ◀de▶ ◀la▶ mystique des troubadours, ◀la▶ Dame des pensées ne serait autre que ◀la▶ part spirituelle et angélique ◀de▶ ◀l’▶homme, son vrai moi. Ce qui pourrait nous orienter vers une compréhension nouvelle ◀de▶ ce que nous appelions ◀le▶ « narcissisme ◀de▶ ◀la▶ passion » (à propos de Tristan, chap. vii du Livre Ier).
c) ◀Le▶ Familier des Amants est construit sur ◀l’▶allégorie du « Château ◀de▶ ◀l’▶Âme » et ◀de▶ ses différents étages et loges. Dans l’une ◀de▶ ces loges habite un personnage qui se nomme ◀l’▶Idée voilée. Elle « connaît ◀les▶ secrets qui guérissent et c’est ◀d’▶elle que ◀l’▶on apprend ◀la▶ magie ». (◀L’▶Iseut celtique était aussi une magicienne, « objet ◀de▶ contemplation, spectacle mystérieux. ») Dans ◀le▶ Château ◀de▶ ◀l’▶Âme habitent d’autres personnages allégoriques, tels que Beauté, Désir et Angoisse, ◀le▶ Renseigné, ◀le▶ Probateur, ◀le▶ Bien connu : comment ne pas songer au Roman ◀de▶ ◀la▶ Rose ? Et ◀le▶ symbolisme chevaleresque se retrouve dans ◀l’▶ouvrage ◀de▶ Nizani de Ganja : ◀le▶ Roman des Sept Beautés, qui conte ◀les▶ aventures des sept jeunes filles vêtues aux couleurs des planètes et que visite un roi-chevalier.
Nous retrouverons ◀le▶ Château ◀de▶ ◀l’▶Âme parmi ◀les▶ symboles préférés ◀d’▶un Ruysbroek et ◀d’▶une sainte Thérèse…
d) Dans un poème ◀d’▶Omar Ibn al Faridh — pour prendre un exemple entre cent — ◀l’▶auteur décrit ◀la▶ passion terrible qui ◀l’▶envoûte :
Mes concitoyens, étonnés ◀de▶ me voir esclave, ont dit : Pourquoi ce jeune homme a-t-il été pris ◀de▶ folie ?
« Nou’m » est ◀le▶ nom conventionnel ◀de▶ ◀la▶ femme aimée, et signifie ici Dieu. Or ◀les▶ troubadours nommaient aussi ◀la▶ Dame ◀de▶ leurs pensées ◀d’▶un nom conventionnel ou senhal, derrière lequel nos érudits s’épuisent à retrouver des personnages historiques…
e) ◀La▶ salutation et ◀le▶ salut que ◀l’▶initié voulait donner au Sage, mais que celui-ci, prévenant, donne le premier (Sohrawardi ; ◀le▶ Bruissement ◀de▶ ◀l’▶aile ◀de▶ Gabriel), c’est un des thèmes constants du lyrisme des troubadours, puis ◀de▶ Dante et enfin ◀de▶ Pétrarque. Tous ces poètes attachent au « salut » ◀de▶ ◀la▶ Dame une importance apparemment démesurée69, mais qui s’explique fort bien si ◀l’▶on prend garde au double sens du mot salut.
f) ◀Les▶ mystiques arabes insistent sur ◀la▶ nécessité ◀de▶ garder ◀le▶ secret ◀de▶ ◀l’▶Amour divin. Ils dénoncent sans relâche ◀les▶ indiscrets qui voudraient s’enquérir des mystères sans y participer ◀de▶ toute leur foi. À ◀l’▶interrogation ◀d’▶un impatient : « Qu’est-ce que ◀le▶ soufisme ? » al-Hallaj répond : « Ne t’attaque pas à Nous, regarde notre doigt que nous avons déjà teint dans ◀le▶ sang des amants. » De plus, ◀les▶ indiscrets sont soupçonnés ◀d’▶intentions mauvaises : ce sont eux qui dénoncent ◀les▶ amants à ◀l’▶autorité orthodoxe, c’est-à-dire qui révèlent à ◀la▶ censure dogmatique ◀le▶ sens secret des allégories.
Or dans la plupart des poèmes provençaux apparaissent des personnages qualifiés ◀de▶ losengiers (médisants, indiscrets, espions) et que ◀le▶ troubadour couvre ◀d’▶invectives. Nos savants commentateurs ne savent trop que faire ◀de▶ ces encombrants losengiers, et tentent ◀de▶ s’en débarrasser en affirmant que ◀les▶ amants du xiie siècle tenaient énormément au secret ◀de▶ leurs liaisons (ce qui ◀les▶ distinguerait, sans doute, des amants ◀de▶ tous ◀les▶ autres siècles ?).
g) Enfin, ◀la▶ louange ◀de▶ ◀la▶ mort ◀d’▶amour est ◀le▶ leitmotiv du lyrisme mystique des Arabes. Ibn-al-Faridh :
C’est ici ◀le▶ cri même ◀de▶ ◀la▶ mystique occidentale mais aussi du lyrisme provençal. C’est ◀l’▶oraison jaculatoire ◀de▶ sainte Thérèse : Je meurs ◀de▶ ne pas mourir !
Al-Hallaj disait :
◀La▶ vie, c’est en effet ◀le▶ jour terrestre des êtres contingents et ◀le▶ tourment ◀de▶ ◀la▶ matière ; mais ◀la▶ mort c’est ◀la▶ nuit ◀de▶ ◀l’▶illumination, ◀l’▶évanouissement des formes illusoires, ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Âme et ◀de▶ ◀l’▶Aimé, ◀la▶ communion avec ◀l’▶Être absolu.
Aussi Moïse est-il pour ◀les▶ mystiques arabes ◀le▶ symbole du plus grand Amant, puisqu’en exprimant ◀le▶ désir ◀de▶ voir Dieu, sur ◀le▶ Sinaï il exprima ◀le▶ désir ◀de▶ sa mort. Et ◀l’▶on conçoit que ◀le▶ terme nécessaire ◀de▶ ◀la▶ voie illuminative ◀d’▶un Sohrawardi, ◀d’▶un al-Hallaj, ait été ◀le▶ martyre religieux au sommet ◀de▶ ◀la▶ joy ◀d’▶amor :
Al-Hallaj se rendait au supplice en riant. Je lui dis : Maître qu’est cela ? Il répondit : Telle est ◀la▶ coquetterie ◀de▶ ◀la▶ Beauté attirant à elle ◀les▶ amoureux.71
Par quelles voies ◀la▶ mystique arabe et sa rhétorique courtoise eussent-elles pu parvenir, en moins ◀d’▶un siècle, et à travers quelles traductions, aux initiés ◀de▶ ◀l’▶Église ◀d’▶Amour, et par eux aux poètes du Midi ? Je ne sache pas que ◀l’▶on soit en mesure ◀de▶ résoudre aujourd’hui ce problème. S’il est une voie ◀de▶ transmission géographique, c’est du côté de ◀l’▶Espagne, évidemment, qu’il conviendrait ◀de▶ ◀la▶ chercher, puisque c’est là que s’opérait ◀le▶ contact du monde arabe et du monde chrétien. Il se peut, par ailleurs, que ◀les▶ croisades aient joué un rôle non négligeable. Mais si ◀l’▶on se contente ◀de▶ souligner ◀le▶ parallélisme des formes, des contenus et des problèmes dans ◀le▶ monde ◀de▶ ◀l’▶islam et dans ◀le▶ monde courtois, ◀l’▶on aura du moins répondu à ◀l’▶objection sceptique que je résumais en tête ◀de▶ ce chapitre. Et rien n’empêche alors ◀de▶ supposer que ◀les▶ mêmes causes — ◀les▶ mêmes courants religieux — produisirent ◀les▶ mêmes effets ici et là, sans transmission directe.
Cependant ◀les▶ travaux ◀d’▶un Asin Palacios nous mettent sur ◀la▶ voie ◀de▶ découvertes considérables concernant ◀les▶ relations ◀de▶ ◀la▶ mystique soufiste et ◀de▶ ◀la▶ poésie occidentale, à une époque plus tardive il est vrai. Je ne puis ici que renvoyer à ces travaux si justement célèbres72. Il en ressort que Dante aurait pris pour modèle ◀le▶ Livre du Voyage nocturne du mystique Ibn el Arabi, écrit quatre-vingts ans auparavant : ce traité décrit en effet une traversée des trois mondes ◀de▶ ◀l’▶au-delà, enfer, purgatoire, paradis, avec ◀les▶ mêmes rencontres et péripéties, et beaucoup de personnages semblables. Dante semble bien avoir appartenu à ◀l’▶ordre des Templiers, qui était en relations certaines avec un ordre musulman identique dans sa structure, dans plusieurs ◀de▶ ses règles, et même dans son costume ◀l’▶Ordre des Assaccis, auquel Ibn Arabi fut affilié… (Appendice 6.)
10.
De ◀l’▶Amour courtois au roman breton
Remontons maintenant du Midi vers ◀le▶ nord : nous découvrons dans ◀le▶ roman breton — Lancelot, Tristan et tout ◀le▶ cycle arthurien — une transposition romanesque des règles ◀de▶ ◀l’▶amour courtois et ◀de▶ sa rhétorique à double sens. « C’est du contact des légendes exotiques avec ◀les▶ idées courtoises que naquit le premier roman courtois », écrit M. E. Vinaver. Ces légendes « exotiques », c’étaient ◀les▶ vieux mystères sacrés des Celtes, plus qu’à demi oubliés d’ailleurs par un Béroul ou un Chrétien de Troyes, et quelques éléments ◀de▶ mythologie grecque.
On a longtemps polémiqué sur ◀l’▶autonomie relative des deux littératures du Nord et du Midi. Il semble bien que ◀la▶ question soit actuellement résolue : c’est bien ◀le▶ Midi roman qui a donné son style et sa doctrine secrète aux « romanciers » du cycle ◀de▶ ◀la▶ Table ronde. Et ◀l’▶on peut suivre ◀les▶ voies ◀de▶ cette transmission dans ◀les▶ documents historiques.
Aliénor de Poitiers, quittant sa cour ◀d’▶amour languedocienne, avait épousé Louis VII, puis en ◀l’▶an 1154, Henri II Plantagenêt, roi d’Angleterre73. Elle emmenait avec elle ses troubadours. C’est par elle et par eux entre autres que ◀les▶ trouvères anglo-normands reçurent ◀le▶ code secret ◀de▶ ◀l’▶amour courtois74. Chrétien de Troyes déclare tenir ◀le▶ fond et ◀l’▶esprit ◀de▶ ses romans ◀de▶ ◀la▶ comtesse Marie de Champagne, fille ◀d’▶Aliénor, célèbre par sa cour ◀d’▶amour où ◀le▶ mariage fut condamné. Chrétien avait écrit un Roman ◀de▶ Tristan dont ◀les▶ manuscrits sont perdus. Béroul était Normand, Thomas était Anglais. Et en retour, ◀la▶ légende ◀de▶ Tristan se répandit très largement dans ◀le▶ Midi.
Cette interaction si rapide peut s’expliquer par une ancienne parenté entre ◀le▶ Midi précathare et ◀les▶ Celtes gaéliques et bretons. Nous avons vu que ◀la▶ religion druidique, ◀d’▶où sont issues ◀les▶ traditions des bardes et filids, enseignait une doctrine dualiste ◀de▶ ◀l’▶Univers, et faisait ◀de▶ ◀la▶ femme un symbole du divin.
Et c’est dans ◀le▶ fonds celtibérique que ◀l’▶hérésie chrétienne des « purs » a puisé, selon Rahn, certains traits ◀de▶ sa mythologie. Que celle-ci ait revêtu chez ◀les▶ poètes du Nord des couleurs assombries et plus tragiques, c’est naturel. Taranis, dieu du ciel orageux, supplante Lug, dieu du ciel lumineux. Et bien que ◀la▶ doctrine courtoise rejoignît et fît resurgir ◀d’▶anciennes traditions autochtones, elle n’en était pas moins pour ◀les▶ trouvères une chose apprise : ◀d’▶où ◀les▶ erreurs qu’ils commirent bien souvent.
Il est d’ailleurs extrêmement délicat ◀de▶ préciser ◀les▶ causes et ◀l’▶importance exacte ◀de▶ ces erreurs. Est-ce un défaut ◀d’▶initiation mystique ? Est-ce une tradition imparfaite ? Ou encore une tendance hérétique au sein de ◀l’▶hérésie même, un essai plus ou moins sincère ◀de▶ retour vers ◀l’▶orthodoxie75 ? Ou simplement, une « profanation » des thèmes courtois, que ◀les▶ trouvères auraient utilisés sans grands scrupules à d’autres fins que ◀les▶ cathares ? Dans ◀l’▶attente ◀de▶ recherches plus approfondies sur tous ces points, bornons-nous à remarquer que ◀les▶ romans bretons sont tantôt plus « chrétiens » et tantôt plus « barbares » que ◀les▶ poèmes des troubadours, dont ils sont cependant inspirés ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus incontestable.
Nous ne savons si Chrétien de Troyes a bien compris ◀les▶ lois ◀d’▶amour que lui enseignait Marie de Champagne. Nous ne savons dans quelle mesure il a voulu que ses romans fussent des chroniques secrètes ◀de▶ ◀l’▶Église persécutée (thèse ◀de▶ Rahn, Péladan et Aroux) ou ◀de▶ simples allégories illustrant ◀la▶ morale et ◀la▶ mystique courtoises. Toutes ◀les▶ hypothèses sont permises en ◀l’▶absence ◀de▶ documents dont on voit bien pourquoi ils font défaut : trop ◀d’▶intérêts se trouvaient ligués contre ◀la▶ diffusion ◀de▶ ◀l’▶hérésie, sans parler ◀de▶ sa volonté ◀de▶ demeurer ésotérique. Il paraît donc fort peu probable que ◀l’▶on découvre un jour des témoignages certains sur ◀l’▶intention qui animait ◀le▶ romancier. Quoi qu’il en soit, Chrétien de Troyes a notablement déformé ◀la▶ signification des mythes qu’il conte.
◀La▶ légende du Graal, par exemple : Suhtschek y voit un mythe manichéen venu de ◀l’▶Iran ; Otto Rahn une chronique déguisée des cathares. (Parzival, fils ◀d’▶Herzeloïde, femme du Castis, chez Wolfram d’Eschenbach, serait ◀le▶ comte Ramon Roger Trencavel, fils ◀d’▶Adélaïde de Carcassonne et ◀d’▶Alphonse le Chaste, roi d’Aragon. — Trencavel signifie : « qui tranche bellement », et Wolfram traduit ◀le▶ nom ◀de▶ Parzival par « Schneid mitten durch » : « perce bellement ».) Ces deux interprétations se contredisent bien moins qu’elles ne se complètent76. Elles ont ◀l’▶avantage décisif ◀de▶ rendre compte ◀de▶ bien des bizarreries ◀de▶ ◀la▶ légende et ◀de▶ son attirail symbolique. Faut-il penser, avec un transcripteur moderne, qu’« il est fort vraisemblable que Chrétien de Troyes n’était pas instruit du sens païen et secret ◀de▶ ces traits mystérieux qu’il rapportait »77 ? Ou bien se vit-il contraint ◀de▶ déguiser ce sens, en sorte que seuls ◀les▶ initiés pussent démêler ◀la▶ fantaisie et ◀la▶ doctrine, ◀l’▶ornement romanesque et ◀la▶ chronique réelle ? Si ce fut ◀le▶ cas, il n’y réussit que trop bien, puisque Robert de Boron, son continuateur, n’hésite pas à christianiser ◀les▶ symboles jusqu’à faire du Graal ◀le▶ vase qui reçut ◀le▶ sang du Christ, et ◀de▶ ◀la▶ Table ronde une sorte ◀d’▶autel pour ◀la▶ Sainte-Cène. Cependant, même dans ◀le▶ grand roman ◀de▶ Lancelot (qui date ◀de▶ 1225 environ) ◀le▶ symbolisme et ◀l’▶allégorie sont évidents, si saugrenues que puissent paraître ◀les▶ interprétations que donne ◀l’▶auteur lui-même, après chaque épisode. Il est une ◀de▶ ces interprétations que je crois utile ◀de▶ citer, car ◀l’▶origine cathare y transparaît nettement, malgré ◀l’▶ignorance ◀de▶ ◀l’▶auteur. Lancelot errant par ◀la▶ haute forêt parvient à un carrefour. Il hésite entre ◀le▶ chemin ◀de▶ gauche et celui ◀de▶ droite. Il s’engage dans celui ◀de▶ gauche, malgré ◀l’▶avertissement gravé sur une ◀croix▶ qui se dresse devant lui. Bientôt survient un chevalier à ◀l’▶armure blanche qui ◀le▶ renverse ◀de▶ son cheval et ◀le▶ dépouille ◀de▶ sa couronne. Lancelot tout déconfit rencontre un prêtre et se confesse. « Je vous dirai ◀la▶ signifiance ◀de▶ ce qui vous est advenu, dit ◀le▶ prud’homme. ◀La▶ voie ◀de▶ droite que vous avez dédaignée au carrefour, était celle ◀de▶ ◀la▶ chevalerie terrienne, où vous avez longtemps triomphé ; celle ◀de▶ gauche était ◀la▶ voie ◀de▶ ◀la▶ chevalerie célestielle, et il ne s’agit plus là ◀de▶ tuer des hommes et ◀d’▶abattre des champions par force ◀d’▶armes : il s’agit des choses spirituelles. Et vous y prîtes ◀la▶ couronne ◀d’▶orgueil : c’est pourquoi ◀le▶ chevalier vous renversa si facilement, car il représentait justement ◀le▶ péché que vous veniez de commettre.78 »
Libre après cela aux historiens ◀de▶ ◀la▶ littérature ◀de▶ parler ◀d’▶aventures incroyables, ◀de▶ merveilleux facile, ◀de▶ naïvetés touchantes, ◀de▶ fraîcheur primitive, etc. « Poèmes incohérents, personnages sans caractères ni couleurs, mannequins dont ◀les▶ froides aventures s’enchaînent à ◀l’▶infini », nous dit ◀de▶ ces légendes l’un ◀de▶ leurs meilleurs adapteurs modernes ! Ainsi s’est répandue ◀l’▶opinion fort étrange que ◀les▶ poètes bretons n’étaient en somme que des amuseurs un peu niais, dont ◀le▶ succès demeure incompréhensible à notre esprit si pénétrant et averti. Un peu plus ◀de▶ pénétration nous ferait voir au contraire que ◀la▶ vraie barbarie est dans ◀la▶ conception moderne du roman, photographie truquée ◀de▶ faits insignifiants, alors que ◀le▶ roman breton procède ◀d’▶une cohérence intime dont nous avons perdu jusqu’au pressentiment. En vérité, tout « signifie », dans ces aventures merveilleuses, tout est symbole ou délicate allégorie, et seuls ◀les▶ ignorants s’arrêtent à ◀l’▶apparence puérile du conte, destinée justement à masquer ◀le▶ sens profond aux regards superficiels, non avertis.
Mais quand bien même ◀les▶ trouvères seraient inférieurs aux troubadours dans ◀la▶ connaissance mystique, ils n’ont pas introduit dans leurs romans que des erreurs. Ils ont traité un thème nouveau, celui ◀de▶ ◀l’▶amour physique, c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ faute. (Et j’entends bien ◀la▶ faute au sens « courtois », non pas au sens ◀de▶ ◀la▶ morale chrétienne.) ◀Les▶ ouvrages ◀de▶ Chrétien de Troyes ne sont pas seulement des poèmes ◀d’▶amour, comme on ◀le▶ répète, mais ◀de▶ véritables romans. C’est qu’à ◀la▶ différence des poèmes provençaux, ils s’attachent à décrire ◀les▶ trahisons ◀de▶ ◀l’▶amour, au lieu d’exprimer seulement ◀l’▶élan ◀de▶ ◀la▶ passion dans sa pureté mystique. ◀Le▶ point ◀de▶ départ ◀de▶ Lancelot — comme ◀de▶ Tristan — c’est ◀le▶ péché contre ◀l’▶amour courtois, ◀la▶ possession physique ◀d’▶une femme réelle, ◀la▶ « profanation » ◀de▶ ◀l’▶amour. Et c’est à cause de cette faute initiale que Lancelot ne trouvera pas ◀le▶ Graal, et sera cent fois humilié quand il errera dans ◀la▶ voie célestielle. Il a choisi ◀la▶ voie terrienne, il a trahi ◀l’▶Amour mystique, il n’est pas « pur ». Seuls ◀les▶ « purs » et ◀les▶ vrais « sauvages » comme Bohor, Perceval et Galaad parviendront à ◀l’▶initiation. Il est clair que ◀la▶ description ◀de▶ ces errements et ◀de▶ leurs punitions exigeait ◀la▶ forme du récit, et non plus ◀de▶ ◀la▶ simple chanson79.
Ainsi s’explique par des raisons spirituelles ◀la▶ formation ◀d’▶un genre nouveau — ◀le▶ roman — qui ne deviendra proprement littéraire que par ◀la▶ suite, quand il se détachera du mythe provisoirement exténué, — au début du xviie siècle.
11.
Des mythes celtiques au roman breton
Tristan nous apparaît comme ◀le▶ plus purement courtois des romans bretons, en ce sens que ◀la▶ part épique — combats et intrigues — y est réduite au minimum, tandis que ◀le▶ développement tragique ◀de▶ ◀la▶ doctrine religieuse détermine à lui seul ◀la▶ courbe puissante et simple du récit.
Mais en même temps, Tristan est ◀le▶ plus « breton » des romans courtois, en ce sens qu’on y trouve incorporés des éléments religieux et mythiques ◀d’▶origine très nettement celtique, bien plus nombreux et plus exactement identifiables que dans ◀les▶ romans ◀de▶ ◀la▶ Table ronde.
Hubert note très bien à propos de ◀la▶ littérature galloise que « c’est un miracle qu’elle contienne des éléments ◀de▶ religion brittonique : elle s’est formée dans un pays chrétien, romanisé, puis colonisé par ◀les▶ Irlandais »80. ◀Le▶ miracle est cependant attesté par un grand nombre ◀d’▶incidents mis en œuvre par Béroul et Thomas, et qui ne trouvent ◀d’▶explication que dans ◀les▶ récentes découvertes ◀de▶ ◀l’▶archéologie celtique. À vrai dire, ◀le▶ pouvoir poétique ◀de▶ ces éléments religieux était tel qu’on s’explique assez bien leur survivance, même dans un monde qui avait perdu ◀la▶ foi des druides, et oublié ◀le▶ sens ◀de▶ leurs mystères.
Dans ◀le▶ cycle des légendes irlandaises, nous trouvons un grand nombre ◀de▶ récits qui racontent ◀le▶ voyage ◀d’▶un héros au pays des morts. Ce héros, Bran, Cuchulainn, ou Oisin, « est attiré par une mystérieuse beauté : il s’embarque sur une barque magique » et parvient à une terre merveilleuse. « Il se lasse à ◀la▶ fin ◀de▶ ce séjour, veut revenir. C’est finalement pour mourir.81 » Nous avons là ◀l’▶origine évidente ◀de▶ la première navigation à ◀l’▶aventure ◀de▶ Tristan malade, en quête du baume magique.
D’autre part, plusieurs récits ◀de▶ ce cycle irlandais figurent ◀les▶ prototypes assez exacts des situations du Roman ◀de▶ Tristan. Par exemple, dans ◀l’▶idylle tragique ◀de▶ Diarmaid et Grainne, ◀les▶ deux amants se sauvent dans ◀la▶ forêt où ◀le▶ mari ◀les▶ poursuit. Dans Bailé et Aillinn, ils se donnent rendez-vous en un lieu désert, où ◀la▶ mort ◀les▶ précède, empêchant leur réunion « car il était prédit par ◀les▶ druides qu’ils ne se rencontreraient pas dans leur vie, mais qu’ils se rencontreraient après ◀la▶ mort, pour ne jamais se séparer »82.
Il serait aisé ◀de▶ multiplier ces comparaisons littéraires. Mais certains traits ◀de▶ mœurs nous incitent à des rapprochements plus précis. On se rappelle que Tristan, après ◀la▶ mort ◀de▶ ses parents, fut élevé à ◀la▶ cour du roi Marc son oncle. Or il était fréquent, chez ◀les▶ plus anciens Celtes, que ◀l’▶on confiât ◀les▶ enfants « à ◀la▶ garde ◀d’▶un personnage qualifié dans une grande maison, ◀la▶ maison des hommes ». Ils y recevaient ◀l’▶enseignement ◀d’▶un druide, et se trouvaient mis à ◀l’▶abri des femmes. « Cette institution qu’on appelle généralement du nom anglo-normand ◀de▶ fosterage s’est maintenue en pays celtique : nous trouvons ◀les▶ enfants confiés à des parents nourriciers, à ◀l’▶égard desquels ils contractent ◀de▶ véritables liens ◀de▶ parenté, attestés par ◀le▶ fait qu’un certain nombre ◀de▶ personnages portent dans ◀l’▶indication ◀de▶ leur filiation ◀le▶ nom ◀de▶ leur père nourricier… On recherchait comme pères nourriciers soit ◀les▶ membres ◀de▶ ◀la▶ famille maternelle, soit… ◀les▶ druides.83 »
Tristan élevé par Marc, son oncle maternel, devient ainsi, en vertu du fosterage, ◀le▶ « fils » du roi. (◀Les▶ psychanalystes ne manqueront pas ◀de▶ voir dans ◀la▶ liaison malheureuse ◀de▶ Tristan et ◀d’▶Iseut ◀le▶ résultat ◀d’▶un complexe œdipien : à quoi s’oppose toutefois ◀le▶ fait que ◀les▶ « pères nourriciers » avaient souvent jusqu’à cinquante fils juridiques (◀le▶ lien était donc assez faible), et surtout ◀le▶ fait que ◀l’▶inceste était assez bien toléré chez ◀les▶ Celtes, comme ◀l’▶attestent ◀de▶ nombreux documents).
◀La▶ coutume celtique du potlatch, don rituel ou plutôt échange ◀de▶ dons ostentatoires, accompagné ◀de▶ surenchère, subsiste également dans Tristan et ◀les▶ romans ◀de▶ ◀la▶ Table ronde. On y voit un grand nombre ◀d’▶aventures débuter par une promesse « en blanc » faite par ◀le▶ roi à quelque damoiselle qui lui demande un don, sans dire lequel. Il s’agit en général ◀d’▶un service très périlleux. « ◀Les▶ tournois, note Hubert, font certainement partie ◀de▶ ce vaste système ◀de▶ concurrence et ◀de▶ surenchère. » (II, p. 234.)
Enfin, ◀l’▶on sait que ◀les▶ jeunes Celtes au moment de ◀la▶ puberté, donc au sortir de ◀la▶ maison des hommes, devaient accomplir un exploit (meurtre ◀d’▶un étranger ou chasse glorieuse) pour acquérir ◀le▶ droit ◀de▶ se marier : ◀le▶ combat contre ◀le▶ Morholt, dans Tristan, illustre exactement cette coutume, sans faire d’ailleurs ◀la▶ moindre allusion à son origine sacrée.
Tous ces faits rendent vraisemblable ◀la▶ conclusion ◀d’▶Hubert : à savoir que ◀la▶ mythologie celtique s’est transmise au cycle courtois non par des voies proprement religieuses, mais par ◀le▶ culte plus profane des héros et ◀de▶ leurs prouesses, remplaçant peu à peu ◀les▶ dieux dans ◀les▶ légendes populaires.
Gaston Paris remarquait avec profondeur que ◀le▶ roman ◀de▶ Tristan et ◀d’▶Iseut rend un son particulier, qui ne se retrouve guère dans ◀la▶ littérature du Moyen Âge, et il ◀l’▶expliquait par ◀l’▶origine celtique ◀de▶ ces poèmes. C’est par Tristan et par Arthur que ◀le▶ plus clair et ◀le▶ plus précieux du génie celtique s’est incorporé à ◀l’▶esprit européen. (Hubert, II, p. 336.)
Ce « son particulier », que Bédier sut faire rendre à sa moderne transcription ◀de▶ ◀la▶ légende, est si nettement sensible à notre cœur qu’il nous met en mesure ◀d’▶isoler ◀l’▶élément non celtique, donc proprement courtois qui provoqua, au xiie siècle, ◀la▶ constitution ◀de▶ notre mythe.
Qu’on lise l’une après l’autre une légende irlandaise et ◀la▶ légende ◀de▶ Béroul ou ◀de▶ Thomas : et ◀l’▶on verra que ◀d’▶un côté, c’est une fatalité tout extérieure qui provoque ◀la▶ catastrophe, tandis que ◀de▶ l’autre, c’est ◀la▶ volonté secrète, mais infaillible, des deux amants mystiques. Dans ◀les▶ légendes celtiques, c’est ◀l’▶élément épique qui commande ◀l’▶action et ◀le▶ dénouement, tandis que dans ◀les▶ romans courtois, c’est ◀la▶ tragédie intérieure.
Enfin, ◀l’▶amour celtique (en dépit de ◀la▶ sublimation religieuse ◀de▶ ◀la▶ femme par ◀les▶ druides) est avant tout ◀l’▶amour sensuel84. ◀Le▶ fait que dans certaines légendes cet amour s’oppose secrètement à ◀l’▶amour religieux orthodoxe, et se voit donc contraint ◀de▶ s’exprimer par des symboles ésotériques, aide à comprendre que ◀le▶ fond breton se soit si aisément adapté au symbolisme du roman courtois. Mais cette analogie reste purement formelle. Tout au plus devait-elle favoriser ◀la▶ confusion moderne entre ◀la▶ passion ◀de▶ Tristan et ◀la▶ pure sensualité.
Quelques citations ◀de▶ Thomas, ◀le▶ plus conscient des cinq auteurs ◀de▶ ◀la▶ légende primitive, suffiront à faire concevoir ◀l’▶originalité du mythe courtois. On y trouve exprimé et commenté en termes étonnamment modernes ◀le▶ principe ◀de▶ cohésion qu’apporte ◀la▶ mystique cathare aux éléments religieux, sociologiques ou épiques, hérités du vieux fond breton. Ce principe, c’est ◀l’▶amour ◀de▶ ◀la▶ douleur considérée comme une ascèse, ◀le▶ « mal aimé » des troubadours. Voici Tristan livré au plus cruel conflit, lorsqu’au soir ◀de▶ ses noces avec Iseut aux blanches mains, il ne peut se résoudre à posséder sa femme :
« Tristan désire Iseut aux blanches mains pour son nom et pour sa beauté, car, quelle qu’eût été sa beauté sans ce nom, quel qu’eût été ce nom sans sa beauté, ◀le▶ désir ◀de▶ Tristan ne s’y fût pas porté. Ainsi Tristan veut se venger ◀de▶ sa douleur et ◀de▶ ses peines, et contre son mal, il avise un remède dont il doublera son tourment. »
Du seul fait qu’Iseut aux blanches mains est devenue sa femme légitime, il ne doit plus et ne peut plus ◀la▶ désirer :
Jamais il n’eût méprisé ◀le▶ bien qu’il a, s’il n’eût pas été le sien : son cœur ne prend en aversion que ◀le▶ bonheur qu’il est contraint ◀d’▶avoir. ◀Le▶ lui eût-on refusé, il se serait lancé à sa recherche, pensant toujours trouver mieux, parce qu’il n’aime pas ce qu’il a !… Ainsi en advient-il à beaucoup de gens. Dans ◀d’▶amers déboires ◀d’▶amour, angoisses, lourdes peines et tourments, ce qu’ils font pour s’y soustraire, s’en affranchir et s’en venger ◀les▶ asservit ◀d’▶un lien plus inextricable encore. ◀D’▶irréalisables désirs, ◀d’▶impossibles convoitises ◀les▶ conduisent à ne rien faire dans leur détresse qui n’irrite leur amertume… Celui qui tend tous ses désirs vers un bonheur inaccessible, celui-là met sa volonté en guerre avec son désir. (Encontre désir fait volier, dit ◀le▶ texte ◀de▶ Thomas.)85
Un fonds celtique ◀de▶ légendes religieuses — d’ailleurs très anciennement commun au Midi languedocien et ibérique et au Nord irlandais et breton ; des coutumes ◀de▶ chevalerie féodale ; des apparences ◀d’▶orthodoxie chrétienne ; une sensualité parfois très complaisante ; enfin ◀la▶ fantaisie individuelle des poètes : tels sont donc en fin de compte ◀les▶ éléments sur lesquels ◀la▶ doctrine ◀de▶ ◀l’▶Amour opéra ses transmutations. Ainsi naquit ◀le▶ mythe ◀de▶ Tristan. Loin de moi ◀la▶ tentation ◀d’▶analyser ◀le▶ processus ◀de▶ cette métamorphose : il nous échappe doublement, étant poétique et mystique. Mais nous savons maintenant ◀d’▶où vient ◀le▶ mythe, et où il mène. Et peut-être pressentons-nous — mais alors c’est intraduisible — comment il peut se recréer dans une vie ou dans une œuvre.
12.
Premières conclusions
Compte tenu du changement ◀de▶ registre qui s’opère dans ◀les▶ expressions poétiques ◀de▶ ◀l’▶amour courtois, lorsqu’on passe du Midi des troubadours au Nord plus barbare des trouvères, nous sommes en mesure ◀de▶ voir dorénavant dans ◀le▶ chef-d’œuvre ◀de▶ Béroul ◀l’▶aboutissement ◀de▶ toutes nos pérégrinations. ◀Les▶ religions antiques, certaines mystiques du Proche-Orient, ◀l’▶hérésie qui ◀les▶ fit revivre en Languedoc, ◀le▶ contrecoup ◀de▶ cette hérésie dans ◀la▶ conscience occidentale et dans ◀les▶ coutumes féodales, tout cela vient sourdement retentir dans ◀le▶ mythe.
Nous avons donc rejoint ◀le▶ Roman ◀de▶ Tristan et situé sa nécessité à telle date, à ◀l’▶intersection ◀de▶ telles traditions hérétiques et ◀de▶ telles institutions qui ◀les▶ condamnaient farouchement, ◀les▶ obligeant par cette condamnation à s’exprimer en symboles équivoques et à revêtir ◀la▶ forme ◀d’▶un mythe.
◀De▶ ◀l’▶ensemble ◀de▶ ces convergences, il est temps ◀de▶ tirer ◀la▶ conclusion : ◀l’▶amour-passion glorifié par ◀le▶ mythe fut réellement au xiie siècle, date ◀de▶ son apparition, une religion dans toute ◀la▶ force ◀de▶ ce terme, et spécialement une hérésie chrétienne historiquement déterminée .
1° que ◀la▶ passion, vulgarisée ◀de▶ nos jours par ◀les▶ romans et par ◀le▶ film, n’est rien ◀d’▶autre que ◀le▶ reflux et ◀l’▶invasion anarchique dans nos vies ◀d’▶une hérésie spiritualiste dont nous avons perdu ◀la▶ clef ;
2° qu’à ◀l’▶origine ◀de▶ notre crise du mariage, il n’y a pas moins que ◀le▶ conflit ◀de▶ deux traditions religieuses, c’est-à-dire une décision que nous prenons presque toujours inconsciemment, en toute ignorance ◀de▶ cause, ◀de▶ fins et ◀de▶ risques encourus, en faveur d’une morale survivante que nous ne savons plus justifier.
Il s’en faut d’ailleurs ◀de▶ beaucoup que ◀la▶ passion et ◀le▶ mythe ◀de▶ ◀la▶ passion n’agissent que dans nos vies privées.
◀La▶ mystique ◀d’▶Occident est une autre passion dont ◀le▶ langage métaphorique est parfois étrangement semblable à celui ◀de▶ ◀l’▶amour courtois.
Nos grandes littératures sont pour une bonne partie des laïcisations du mythe, ou comme nous préférons ◀le▶ dire : des « profanations » successives ◀de▶ son contenu et ◀de▶ sa forme.
Enfin, ◀la▶ guerre, en Occident, et toutes ◀les▶ formes militaires, jusque vers 1914, ont gardé par ◀le▶ fait ◀de▶ leur origine chevaleresque — et pour d’autres raisons peut-être — un parallélisme constant avec ◀l’▶évolution du mythe.
C’est ◀de▶ quoi ◀l’▶on traitera dans ◀les▶ livres qui viennent.