Livre VI
Le mythe contre le mariage
1.
Crise moderne du mariage
Deux morales s’affrontaient au Moyen Âge : celle de▶ la société christianisée, et celle ◀de▶ la courtoisie hérétique. L’une impliquait le mariage, dont elle fit même un sacrement ; l’autre exaltait un ensemble ◀de▶ valeurs ◀d’▶où résultait — en principe tout au moins — la condamnation du mariage.
Le jugement porté sur l’adultère dans l’une et l’autre perspective, caractérise fort bien l’opposition. Aux yeux de l’Église, l’adultère était tout à la fois un sacrilège, un crime contre l’ordre naturel et un crime contre l’ordre social. Car le sacrement unissait tout à la fois deux âmes fidèles, deux corps aptes à procréer, et deux personnes juridiques. Il se trouvait donc sanctifier les intérêts fondamentaux ◀de▶ l’espèce et les intérêts ◀de▶ la cité. Celui qui contrevenait à ce triple engagement ne se rendait pas « intéressant », mais pitoyable ou méprisable.
La synthèse catholique s’efforçait ◀de▶ marier l’eau et le feu, car on pouvait tirer des Écritures et des Pères les thèses les plus contradictoires sur la sainteté ◀de▶ la procréation — loi ◀de▶ l’espèce — et sur la sainteté ◀de▶ la virginité — loi ◀de▶ l’esprit. Pour l’Ancien Testament, par exemple, une descendance nombreuse est signe ◀d’▶élection, tandis que pour saint Paul, celui qui reste vierge « fait mieux » que celui qui se marie, même chrétiennement.
L’hérésie qui est à l’origine ◀de▶ la cortezia du Midi s’opposait au mariage catholique sur les trois chefs que l’on vient de rappeler. Elle niait tout d’abord le sacrement, comme n’étant établi par aucun texte univoque ◀de▶ l’Évangile183. Elle condamnait la procréation comme relevant ◀de▶ la loi du Prince des ténèbres, c’est-à-dire du Démiurge auteur du monde visible. Elle tendait enfin à détruire un ordre social qui permettait et exigeait la guerre, comme expression du vouloir-vivre collectif184. Mais le fondement ◀de▶ ces trois refus était en vérité la doctrine ◀de▶ l’Amour, c’est-à-dire ◀de▶ l’Éros divinisant, en conflit éternel et angoissé avec la créature ◀de▶ chair et ses instincts asservissants.
L’apparition ◀de▶ la passion ◀d’▶Amour devait donc transformer radicalement le jugement porté sur l’adultère. Certes, la pure doctrine cathare ne prétendait pas légitimer la faute en soi, puisqu’au contraire elle ordonnait la chasteté. Mais nous avons montré que le symbole courtois ◀de▶ l’amour pour une Dame (spirituelle), amour évidemment incompatible avec le mariage dans la chair, devait amener des confusions inextricables. Pour l’amateur non initié des poèmes provençaux et des romans bretons, l’adultère ◀de▶ Tristan reste une faute185, mais il se trouve revêtir en même temps l’aspect ◀d’▶une aventure plus belle que la morale. Ce qui, pour le croyant manichéen, était l’expression dramatique du combat ◀de▶ la foi et du monde, devient alors pour le lecteur une « poésie » équivoque et brûlante. Poésie toute profane ◀d’▶apparences, dont la puissance ◀de▶ séduction s’accroît encore du fait que l’on ignore la signification mystique ◀de▶ ses symboles, et que ceux-ci ne paraissent plus révélateurs que ◀d’▶un mystère vague et flatteur.
Comment expliquer autrement qu’à partir du xiie siècle, celui qui commet l’adultère devienne soudain un personnage intéressant ? Le roi David en volant Bethsabée commet un crime et se rend méprisable. Mais Tristan, s’il enlève Iseut, vit un roman, et se rend admirable… Ce qui était « faute » et ne pouvait donner lieu qu’à des commentaires édifiants sur le danger ◀de▶ pécher et le remords, devient soudain vertu mystique (dans le symbole), puis se dégrade (dans la littérature) en aventure troublante et attirante.
Je n’entends pas un instant ramener la crise actuelle du mariage au conflit ◀de▶ l’orthodoxie et ◀d’▶une hérésie médiévale. Car cette dernière, comme telle, n’existe plus ; et si l’orthodoxie existe encore, il faut avouer qu’elle joue un rôle restreint dans la vie ◀de▶ nos sociétés. Ce qui explique, à mon sens l’état présent ◀de▶ dé-moralisation générale — non ◀d’▶a-moralité comme on dit trop souvent — c’est la confuse dissension au sein de laquelle nous vivons ◀de▶ deux morales, dont l’une est héritée ◀de▶ l’orthodoxie religieuse, mais ne s’appuie plus sur une foi vivante, et dont l’autre dérive ◀d’▶une hérésie dont l’expression « essentiellement lyrique » nous parvient totalement profanée, et par suite dénaturée.
Voici les forces en présence : d’une part, une morale ◀de▶ l’espèce et ◀de▶ la société en général, mais plus ou moins empreinte ◀de▶ religion — c’est ce que l’on nomme la morale bourgeoise ; d’autre part, une morale inspirée par l’ambiance culturelle, littéraire, artistique — c’est la morale passionnelle ou romanesque. Tous les adolescents ◀de▶ la bourgeoisie occidentale sont élevés dans l’idée du mariage, mais en même temps se trouvent baignés dans une atmosphère romantique entretenue par leurs lectures, par les spectacles, et par mille allusions quotidiennes, dont le sous-entendu est à peu près que la passion est l’épreuve suprême, que tout homme doit un jour la connaître, et que la vie ne saurait être à plein vécue que par ceux qui « ont passé par là ». Or la passion et le mariage sont par essence incompatibles. Leurs origines et leurs finalités s’excluent. ◀De▶ leur coexistence dans nos vies surgissent sans fin des problèmes insolubles, et ce conflit menace en permanence toutes nos « sécurités » sociales.
En d’autres temps, ce fut la fonction du mythe que ◀d’▶ordonner cette anarchie latente et ◀de▶ la composer symboliquement dans nos catégories morales. Rôle ◀d’▶exutoire, rôle civilisateur. Mais le mythe s’est déprimé et profané en même temps que les formes sociales dont il tirait ses éléments plastiques. Si maintenant il tentait ◀de▶ se recomposer, on pressent qu’il ne trouverait plus ◀de▶ résistances assez solides pour lui servir ◀de▶ masque et ◀de▶ prétexte.
Une immense littérature paraît chaque mois sur la « crise du mariage ». Mais je doute fort qu’il en résulte aucune espèce ◀de▶ solution pratique : car seul le mythe, c’est-à-dire l’inconscience pourrait fournir à la passion une espèce ◀de▶ modus vivendi, et tous ces livres, aggravant au contraire notre conscience du problème, contribuent à le rendre insoluble. Ils sont les signes ◀de▶ la crise, mais aussi ◀de▶ notre impuissance à la réduire dans les cadres actuels.
L’institution matrimoniale se fondait en effet sur trois groupes ◀de▶ valeurs qui lui fournissaient ses « contraintes » — et c’est précisément dans le jeu ◀de▶ ces contraintes que le mythe puisait ses moyens ◀d’▶expression (comme on l’a vu au Livre I). Or voici que ces contraintes ou se relâchent, ou disparaissent :
1. — Contraintes sacrées
Le mariage, chez les peuples païens, s’est toujours entouré ◀d’▶un rituel dont nos institutions gardèrent longtemps les éléments : rites ◀de▶ l’achat, du rapt, ◀de▶ la quête et ◀de▶ l’exorcisme. Mais ◀de▶ nos jours, la dot perd ◀de▶ son importance, par suite de l’instabilité économique. Les coutumes rappelant le rapt nuptial n’existent plus que sous forme de plaisanteries paysannes186. La demande en mariage, avec échange ◀de▶ visites en haut ◀de▶ forme et « déclaration » officielle, est aussi démodée que les crinolines. Et la majorité des couples n’éprouve plus même le besoin superstitieux ◀d’▶aller se faire « bénir » par un prêtre.
2. — Contraintes sociales
Les questions ◀de▶ rang, ◀de▶ sang, ◀d’▶intérêts familiaux, et même ◀d’▶argent, sont en train de passer au second plan dans les pays démocratiques, et par suite les problèmes individuels déterminent de plus en plus le choix réciproque des conjoints. ◀D’▶où le nombre croissant des divorces. En même temps, les cérémonies épithalamiques se simplifient ou disparaissent. Il est curieux ◀de▶ noter que des coutumes ◀d’▶origine lointaine et sacrée telles que la « quasi-publicité du lit nuptial » (Huizinga) subsistèrent, au moins dans les provinces, jusqu’en plein xviie siècle : on avait oublié les mystères originels, mais les rites gardaient pour effet ◀de▶ socialiser l’acte du mariage, ◀de▶ l’intégrer dans l’existence communautaire. À partir du xviiie siècle, le thème du « Coucher ◀de▶ la mariée » n’est plus qu’une occasion ◀d’▶anodines galanteries picturales. ◀De▶ nos jours enfin, le « voyage ◀de▶ noces », pour autant qu’il subsiste et garde une signification, représente bien plutôt une volonté ◀de▶ s’évader ◀de▶ l’ambiance sociale et ◀de▶ souligner le caractère privé ◀de▶ ce qu’on appelle le bonheur des époux.
3. — Contraintes religieuses
Dans la mesure où la conscience moderne comme telle sait encore distinguer le christianisme des contraintes sacrées et sociales, elle le repousse avec horreur. Car l’engagement religieux est pris « pour le temps et l’éternité », c’est-à-dire qu’il ne tient aucun compte des variations ◀de▶ tempérament, ◀de▶ caractère, ◀de▶ goûts et ◀de▶ conditions externes qui ne manqueront pas ◀de▶ se produire un jour ou ◀d’▶autre dans la vie du couple. Or c’est ◀de▶ tout cela, justement, que les modernes font dépendre leur « bonheur » (nous reviendrons tout à l’heure sur cette notion centrale).
Cette dépréciation générale des obstacles institutionnels entraîne une chute ◀de▶ tension morale ◀d’▶où résulte une immense confusion. L’adultère devient un sujet ◀de▶ délicates analyses psychologiques, ou ◀de▶ plaisanteries vaudevillesques. La fidélité dans le mariage paraît légèrement ridicule : elle prend figure ◀de▶ conformisme. Il n’y a plus, à proprement parler, conflit ◀de▶ deux morales hostiles — et par suite plus ◀de▶ mythe possible — mais on approche ◀d’▶un état ◀de▶ neutralisation mutuelle au terme ◀de▶ la consomption des vieilles valeurs non transcendées mais déprimées.
2.
Idée moderne du bonheur
Le mariage cessant ◀d’▶être garanti par un système ◀de▶ contraintes sociales ne peut plus se fonder, désormais, que sur des déterminations individuelles. C’est-à-dire qu’il repose en fait sur une idée individuelle du bonheur, idée que l’on suppose commune aux deux conjoints dans le cas le plus favorable.
Or s’il est assez difficile ◀de▶ définir en général le bonheur, le problème devient insoluble dès que s’y ajoute la volonté moderne ◀d’▶être le maître ◀de▶ son bonheur, ou ce qui revient peut-être au même, ◀de▶ sentir ◀de▶ quoi il est fait, ◀de▶ l’analyser et ◀de▶ le goûter afin de pouvoir l’améliorer par des retouches bien calculées. Votre bonheur, répètent les prêches des magazines, dépend ◀de▶ ceci, exige cela — et ceci ou cela, c’est toujours quelque chose qu’il faut acquérir, par ◀de▶ l’argent le plus souvent. Le résultat ◀de▶ cette propagande dont le succès caractérise l’état moral ◀de▶ l’époque, est à la fois ◀de▶ nous obséder par l’idée ◀d’▶un bonheur facile, et du même coup ◀de▶ nous rendre inaptes à le posséder. Car tout ce qu’on nous propose nous introduit dans le monde ◀de▶ la comparaison, où nul bonheur ne saurait s’établir, tant que l’homme ne sera pas Dieu. Le bonheur est une Eurydice : on l’a perdu dès qu’on veut le saisir. Il ne peut vivre que dans l’acceptation, et meurt dans la revendication. C’est qu’il dépend ◀de▶ l’être et non ◀de▶ l’avoir : les moralistes ◀de▶ tous les temps l’ont répété, et notre temps n’apporte rien qui doive nous faire changer ◀d’▶avis. Tout bonheur que l’on veut sentir, que l’on veut tenir à sa merci — au lieu d’y être comme par grâce — se transforme instantanément en une absence insupportable.
Fonder le mariage sur un pareil « bonheur » suppose de la part des modernes une capacité ◀d’▶ennui presque morbide — ou l’intention secrète ◀de▶ tricher II est probable que cette intention ou cet espoir d’ailleurs le plus souvent déçus, expliquent seuls la facilité avec laquelle on se marie encore « sans y croire ». Le rêve ◀de▶ la passion possible agit comme une distraction permanente, anesthésiant les révoltes ◀de▶ l’ennui. On n’ignore pas que la passion serait un malheur — mais on pressent que ce serait un malheur plus beau et plus « vivant » que la vie normale, plus exaltant que son « petit bonheur »…
Ou l’ennui résigné ou la passion : tel est le dilemme qu’introduit dans nos vies l’idée moderne du bonheur. Cela va ◀de▶ toute manière à la ruine du mariage en tant qu’institution sociale.
3.
« Aimer, c’est vivre ! »
Dès le xiie siècle provençal, l’amour était considéré comme noble. Non seulement il ennoblissait mais encore il anoblissait : les troubadours accédaient socialement au niveau de l’aristocratie, qui les traitait comme des égaux. On peut citer ◀de▶ très nombreux exemples ◀de▶ vilains armés chevaliers parce qu’ils savaient chanter l’Amour. Et c’est pourquoi certains auteurs ont pu parler ◀d’▶une féodalité démocratique en Languedoc. Il est clair qu’un tel jugement se fonde sur une équivoque : car l’Amour dont il s’agissait n’était rien ◀d’▶autre que la foi cathare, et l’accession ◀d’▶un roturier à la chevalerie était un symbole mystique bien plutôt qu’une dérogation aux coutumes du droit féodal. Mais là-dessus se produisit la confusion dont nous avons longuement parlé ; on prit le symbole au pied ◀de▶ la lettre, on « mystifia » l’amour profane. Et c’est ◀de▶ là que nous vient, par la littérature, cette idée toute moderne et romantique que la passion est une noblesse morale, qu’elle nous met au-dessus des lois. Celui qui aime ◀de▶ passion accède à une humanité plus haute, où les barrières sociales, entre autres, s’évanouissent. Le Tzigane peut enlever la princesse, le mécano épouser l’héritière187. De même, le Prix ◀de▶ Beauté a quelque chance ◀de▶ devenir comtesse ou milliardaire. C’est une « adaptation » moderne — pour parler le langage du cinéma, seul adéquat en l’occurrence — ◀de▶ la primauté ◀de▶ l’amour sur l’ordre social établi.
Que la passion profane soit une absurdité, une forme ◀d’▶intoxication, une « maladie ◀de▶ l’âme » comme pensaient les Anciens, tout le monde est prêt à le reconnaître, c’est un des lieux communs les plus usés des moralistes : mais personne ne peut plus le croire, à l’âge du film et du roman — nous sommes tous plus ou moins intoxiqués, — et cette nuance est décisive.
Le moderne, l’homme ◀de▶ la passion, attend ◀de▶ l’amour fatal quelque révélation, sur lui-même ou la vie en général : dernier relent ◀de▶ la mystique primitive. ◀De▶ la poésie à l’anecdote piquante, la passion c’est toujours l’aventure. C’est ce qui va changer ma vie, l’enrichir ◀d’▶imprévu, ◀de▶ risques exaltants, ◀de▶ jouissances toujours plus violentes ou flatteuses. C’est tout le possible qui s’ouvre, un destin qui acquiesce au désir ! Je vais y entrer, je vais y monter, je vais y être « transporté » ! La sempiternelle illusion, la plus naïve et — j’ai beau dire ! — la plus « naturelle » pensera-t-on… Illusion ◀de▶ liberté. Et illusion ◀de▶ plénitude.
Je nommerai libre un homme qui se possède. Mais l’homme ◀de▶ la passion cherche au contraire à être possédé, dépossédé, jeté hors de soi, dans l’extase. Et ◀de▶ fait, c’est déjà sa nostalgie qui le « démeine » — dont il ignore l’origine et la fin. Son illusion ◀de▶ liberté repose sur cette double ignorance.
Le passionné, c’est l’homme qui veut trouver son « type ◀de▶ femme » et n’aimer qu’elle. Souvenez-vous du rêve de Nerval, l’apparition ◀d’▶une noble Dame dans le paysage des souvenirs ◀d’▶enfance :
Blonde, aux yeux noirs, en ses habits anciensQue dans une autre existence peut-êtreJ’ai déjà vue, et dont je me souviens…
Image ◀de▶ la mère, sans nul doute, et la psychanalyse nous apprend quels empêchements tragiques cela peut signifier. Mais l’exemple ◀d’▶un poète ne vaut rien ou vaut trop. J’entends décrire une illusion apprise par la majorité des hommes du xxe siècle : or plus encore que l’image ◀de▶ la Mère, ce qui les tyrannise, c’est la « beauté standard ».
◀De▶ nos jours — et ce n’est qu’un début —, un homme qui se prend ◀de▶ passion pour une femme qu’il est seul à voir belle, est présumé neurasthénique. (Dans x années, on le fera soigner.) Certes, la standardisation des types ◀de▶ femmes admis pour « beaux » se produit normalement dans chaque génération, de même que chaque époque ◀de▶ la mode préfère soit la tête, soit le buste, soit la croupe, soit la ligne sportive. Mais le panurgisme esthétique atteint ◀de▶ nos jours une puissance inconnue, développée par tous les moyens techniques, et bientôt politiques, en sorte que le choix ◀d’▶un type ◀de▶ femme échappe de plus en plus au mystère personnel, et se trouve déterminé par Hollywood — et bientôt par l’État. Double influence ◀de▶ la beauté-standard : elle définit ◀d’▶avance l’objet ◀de▶ la passion — dépersonnalisé dans cette mesure — et disqualifie le mariage, si l’épouse ne ressemble pas à la star la plus obsédante. (Encore la femme pourra-t-elle s’efforcer ◀de▶ se faire une tête à la Garbo, mais alors il s’agit que le mari ressemble à Gable ou à Taylor !) Ainsi la « liberté » ◀de▶ la passion relève des statistiques publicitaires. L’homme qui croit désirer « son » type ◀de▶ femme se trouve intimement déterminé par des facteurs ◀de▶ mode ou ◀de▶ commerce qui changent au moins tous les six mois.
Supposons, comme il est probable, qu’il se fixe enfin sur un type, compromis entre ce qu’il aime et ce que le film le persuade ◀d’▶aimer. Il rencontre cette femme, il la reconnaît. C’est elle, la femme ◀de▶ son désir et ◀de▶ sa plus secrète nostalgie, l’Iseut du rêve188 ; elle est mariée, naturellement. Qu’elle divorce, et il l’épousera ! Avec elle, ce sera la « vraie vie », ce sera l’épanouissement ◀de▶ ce Tristan qu’il porte en soi comme son génie caché ! Et plus rien ne compte en regard de la révélation mythique. (Pas même la couronne s’il est roi). Voilà le vrai « mariage ◀d’▶amour » moderne : le mariage avec la passion !
Mais aussitôt paraît une anxiété dans l’entourage (ou le public) : l’amant comblé va-t-il encore aimer cette Iseut une fois épousée ? Une nostalgie que l’on chérissait est-elle encore désirable une fois rejointe ?
Car Iseut, c’est toujours l’étrangère, l’étrangeté même ◀de▶ la femme, et tout ce qu’il y a ◀d’▶éternellement fuyant, évanouissant et presque hostile dans un être, cela même qui invite à la poursuite et qui éveille l’avidité ◀de▶ posséder, plus délicieuse que toute possession au cœur ◀de▶ l’homme en proie au mythe. C’est la femme-dont-on-est-séparé : on la perd en la possédant.
Alors commence une « passion » nouvelle. On s’ingénie à renouveler l’obstacle et le combat. On imagine différente la femme que l’on tient dans ses bras, on la déguise et on l’éloigne en rêve, on s’acharne à dépayser les sentiments qui sont en train de se nouer dans une durée étale et trop sereine. C’est qu’il faut recréer des obstacles pour pouvoir de nouveau désirer et pour exalter ce désir aux proportions ◀d’▶une passion consciente, intense, infiniment intéressante… Or c’est la douleur seule qui rend consciente la passion, et c’est pourquoi l’on aime souffrir, et faire souffrir. Lorsque Tristan emmène Iseut dans la forêt, où plus rien ne s’oppose à leur union, le génie ◀de▶ la passion dépose entre leurs corps une épée nue. Descendons quelques siècles et toute l’échelle qui va ◀de▶ l’héroïsme religieux à la confusion sans grandeur où se débattent les hommes du temps profane : au lieu de l’épée du chevalier, entre le bourgeois et sa femme, voici le rêve sournois du mari qui ne peut plus désirer sa femme qu’en l’imaginant sa maîtresse. (Balzac déjà donne la recette, dans sa Physiologie du mariage). Une innombrable et écœurante littérature romanesque nous peint ce type du mari qui redoute la « platitude », le train-train des liens légitimes où la femme perd son « attrait », parce qu’il n’est plus ◀d’▶obstacles entre elle et lui. Pitoyables victimes ◀d’▶un mythe dont l’horizon mystique s’est refermé depuis longtemps. Pour Tristan, Iseut n’était rien que le symbole du Désir lumineux : son au-delà, c’était la mort divinisante, libératrice des liens terrestres. Mais pour celui que le mythe vient tourmenter sans lui révéler son secret, il n’est ◀d’▶au-delà ◀de▶ la passion que dans une passion nouvelle — dans le tourment nouveau ◀de▶ la poursuite ◀d’▶apparences toujours plus fugitives. Il était ◀de▶ la nature essentielle ◀de▶ la passion mystique ◀d’▶être sans fin — et c’est par là que cette passion se détachait des rythmes du désir charnel ; mais tandis que pour Tristan l’infini, c’est l’éternité sans retour où s’évanouit la conscience douloureuse — pour le moderne, ce n’est plus que le retour sempiternel ◀d’▶une ardeur constamment déçue.
Le mythe décrivait une fatalité dont ses victimes ne pouvaient se délivrer qu’en échappant au monde fini. Mais la passion dite « fatale » — c’est l’alibi — où se complaisent les modernes, ne sait plus même être fidèle, puisqu’elle n’a plus pour fin la transcendance. Elle épuise l’une après l’autre les illusions que lui proposent divers objets, trop faciles à saisir. Au lieu de mener à la mort, elle se dénoue en infidélité. Qui ne sent la dégradation ◀d’▶un Tristan qui a plusieurs Iseut ? Or ce n’est pas lui qu’il convient ◀d’▶accuser, mais il est la victime ◀d’▶un ordre social où les obstacles se sont dégradés. Ils cèdent trop vite, ils cèdent avant que l’expérience ait abouti. Sans cesse, il faut recommencer cette ascension ◀de▶ l’âme dressée contre le monde. Mais alors le Tristan moderne glisse vers le type contraire du Don Juan, ◀de▶ l’homme aux amours successives. Les catégories se détruisent, l’aventure n’est plus même exemplaire.
Seul, le Don Juan mythique échappait à cette consomption. Mais Don Juan ne connaît pas ◀d’▶Iseut, ni ◀de▶ passion inaccessible, ni ◀de▶ passé ni ◀d’▶avenir, ni ◀de▶ déchirements voluptueux. Il vit toujours dans l’immédiat, il n’a jamais le temps ◀d’▶aimer — ◀d’▶attendre et ◀de▶ se souvenir — et rien ◀de▶ ce qu’il désire ne lui résiste, puisqu’il n’aime pas ce qui lui résiste.
Aimer, au sens ◀de▶ la passion, c’est alors le contraire ◀de▶ vivre ! C’est un appauvrissement ◀de▶ l’être, une ascèse sans au-delà, une impuissance à aimer le présent sans l’imaginer comme absent, une fuite sans fin devant la possession.
Aimer ◀d’▶amour-passion signifiait « vivre » pour Tristan, car la vraie vie qu’il appelait, c’était la mort transfigurante. Mais nous avons perdu la transcendance. La mort n’est plus qu’une lente consomption.
À cette lumière, que jette sur nos psychologies la connaissance du mythe primitif, les succès du roman et du film apparaissent comme les signes certains ◀d’▶une décadence ◀de▶ la personne chez les modernes, et ◀d’▶une espèce ◀de▶ maladie ◀de▶ l’être. Presque toutes les complications qui servent ◀d’▶intrigues à nos auteurs se ramènent au schéma monotone des ruses ◀de▶ la passion pour s’« entretenir », — des ruses ◀d’▶une passion débile pour s’inventer de plus secrets obstacles. Je songe à la psychologie ◀de▶ la jalousie, qui envahit nos analyses : jalousie désirée, provoquée, sournoisement favorisée, et non plus chez l’autre seulement — la coquetterie est un peu simple — mais on en vient à désirer que l’être aimé soit infidèle pour qu’on puisse de nouveau le poursuivre et « ressentir » l’amour en soi… Tout cela signifie, une fois de plus, que le mythe des amants « ravis » s’est dégradé en perdant sa mystique. Le ravissement n’est plus qu’une sensation, — n’aboutit pas. On retombe sans cesse au monde ◀de▶ la comparaison, qui est le monde ◀de▶ la jalousie. « Hommes et femmes dès qu’ils passent leur seuil souffrent ◀de▶ jalousie », dit un poème tibétain189. C’est que, passant « leur seuil », sortant ◀de▶ leur être propre et du présent tel qu’il leur est donné, incapables ◀d’▶accepter l’autre tel qu’il est, parce qu’il faudrait tout d’abord s’accepter, ils ne voient de toutes parts que choses à envier, qualités dont ils se sentent privés, et motifs ◀de▶ comparaisons qui toujours tournent à leur détriment. Le mari souffre des beautés qu’il aperçoit à d’autres femmes, et dont la sienne se trouve privée (même si tous la jugent la plus belle). C’est qu’il ne sait plus posséder, ni plus aimer ce qu’il a dans le réel. Il a perdu la seule chose nécessaire : le sens ◀de▶ la fidélité. Car voici la fidélité : c’est l’acceptation décisive ◀d’▶un être en soi, limité et réel, que l’on choisit non comme prétexte à s’exalter, ou comme « objet ◀de▶ contemplation », mais comme une existence incomparable et autonome à son côté, une exigence ◀d’▶amour actif.
Je n’entends pas ici attaquer la passion : je me borne à la décrire et à la « réciter » comme dit Montaigne, sachant fort bien que je ne convaincrai pas une seule victime du mythe profané. Mais il fallait faire voir, par quelques traits, comment cette passion développe un certain nombre ◀de▶ fatalités psychologiques dont les effets ne sont plus contestables. Que l’on soit partisan ◀de▶ l’une ou ◀de▶ l’autre, il faut admettre que la passion ruine l’idée même du mariage dans une époque où l’on tente la gageure ◀de▶ fonder le mariage, précisément, sur les valeurs élaborées par une éthique ◀de▶ la passion.
Certes, il serait excessif ◀d’▶estimer que la plupart de nos contemporains sont en proie au délire ◀de▶ Tristan. Bien peu ont assez soif pour boire le philtre, et j’en vois moins encore être élus par le sort pour succomber au tourment exemplaire. Mais tous ou presque tous en rêvent, ou en rêvassent. Et si brouillée et défraîchie que soit l’empreinte du mythe primitif, c’est pourtant là qu’est le secret ◀de▶ l’inquiétude qui tourmente aujourd’hui les couples. Rien ne répugne autant à un esprit moderne que l’idée ◀d’▶une limitation volontairement assumée ; et rien ne le flatte davantage que le mirage ◀d’▶infini dépassement entretenu par le souvenir du mythe. Essayer ◀de▶ prendre conscience ◀de▶ la nature du phénomène, c’est à quoi se résume l’ambition des analyses qui précèdent ; mais je sens bien qu’elles m’ont porté déjà aux limites du désobligeant : nous aimons trop nos illusions pour souffrir même qu’on nous les nomme…
4.
De l’anarchie à l’eugénisme
Cependant, l’anarchie permanente que représente le mariage moderne fondé — par antiphrase — sur les débris du mythe, entraîne des menaces évidemment intolérables pour tout ordre social, quel qu’il soit. (Et je ne parle même pas du danger spirituel que fait courir à la personne l’éthique ◀de▶ l’évasion, qui est née du mythe). ◀D’▶où les multiples tentatives ◀de▶ « restauration » du mariage auxquelles nous assistons depuis la guerre.
Les Églises font un honorable effort ◀de▶ redéfinition ◀de▶ l’institution et des devoirs moraux qu’elle implique190. Les humanistes reprennent les arguments ◀d’▶un Goethe ou ◀d’▶un Engels en faveur du mariage : selon le premier, il faut y voir la grande conquête ◀de▶ la culture occidentale, et le fondement solide ◀de▶ toute vie personnelle ; selon le second, l’union monogamique serait la forme la plus rationnelle des relations entre les sexes, dans une société libérée des contraintes ◀de▶ classes et ◀d’▶argent. D’autres enfin s’efforcent ◀de▶ fonder une science des rapports conjugaux. Jung analyse le « conflit psychologique » et les « névroses » qui seraient à l’origine du mal (◀d’▶où l’on déduit que la médecine mentale guérirait tout). Van de Velde ou Hirschfeld voient le remède dans une connaissance plus exacte et largement vulgarisée des phénomènes sexuels.
L’abondance même ◀de▶ ces recherches191 et ◀de▶ ces recettes me rend sceptique quant à leur efficacité : elle révèle l’étendue du désastre, sans apporter les éléments ◀d’▶une révolution à sa mesure. En outre, il est frappant ◀de▶ constater que presque tous ces sages auteurs donnent quelques lignes à la louange ◀de▶ la passion, ou tout au moins affectent ◀de▶ la tolérer : pour des raisons trop faciles à concevoir, on craint ◀d’▶attaquer le lecteur dans ses croyances les plus intimes et les plus solidement ancrées. On a peur ◀de▶ paraître « puritain ». On s’efforce ◀de▶ faire la part du feu, et l’on va même parfois jusqu’à ce paradoxe ◀de▶ présenter la passion amoureuse comme le couronnement ◀d’▶un hymen idéalement réalisé (d’après les recettes). Personne, que je sache, n’a encore osé dire que l’amour tel qu’on l’imagine ◀de▶ nos jours est la négation pure et simple du mariage que l’on prétend fonder sur lui. C’est qu’on ne sait pas au juste ce qu’est l’amour-passion, ni ◀d’▶où il vient, ni où il va. On sent bien qu’il y a là quelque chose ◀d’▶inquiétant, mais on a peur, en le combattant, ◀de▶ parler comme un philistin. (Ce qui se produirait fatalement !) Ainsi l’on passe avec une feinte légèreté à côté du problème fondamental. « Il faut se faire lire et gagner la confiance ; on ne remonte pas le courant ◀de▶ toute l’époque ; la passion a toujours existé, elle existera donc toujours, et nous ne sommes pas des Don Quichotte… » Je le crois bien ! C’est même à cause de cela que vous ne ferez rien ◀de▶ sérieux. Et comme il faut pourtant que quelque chose se fasse, la seule question qui se pose à l’historien, au sociologue, c’est ◀de▶ savoir quel mécanisme va se déclencher pour rétablir la situation — ou quel réflexe collectif.
Deux exemples ◀de▶ grande envergure nous indiquent un type ◀de▶ réponse, une solution peut-être inévitable.
La Russie de la Révolution connut un « déchaînement » sexuel ◀de▶ la jeunesse que l’on serait tenté ◀de▶ juger sans précédent dans notre histoire européenne192. Quant au mariage, il fut en principe balayé durant la période des Soviets. La morale des intellectuels nihilistes ou romantiques, qui inspirait les jeunes chefs bolchéviques, se traduisit dans la réalité par une généralisation ◀de▶ l’union libre, ◀de▶ l’avortement, ◀de▶ l’abandon des enfants, bref ◀de▶ tout ce qu’on croyait contraire aux préjugés réactionnaires, qu’on se figurait, bien à tort, entretenus par le capitalisme. Dans une lettre fameuse adressée par Lénine à la camarade Zetkin, le chef décrit ce désastre des mœurs, et il proteste avec toute l’énergie ◀d’▶un « révolutionnaire professionnel » — donc puritain — contre cette anarchie sexuelle qu’il qualifie ◀de▶ « petite-bourgeoise ». (On n’ignore pas le sens marxiste ◀de▶ l’expression.)
Vingt ans plus tard, le « redressement des mœurs » s’est opéré, non par quelque sursaut vertueux, non par l’initiative ◀d’▶une ligue philanthropique, mais par les soins ◀d’▶une dictature exactement consciente des conditions ◀de▶ sa durée. Staline s’est assigné pour but prochain ◀de▶ refaire des cadres à sa nation. Car sans cadres, l’économie périclitait, et la « défense nationale » ne pouvait pas s’organiser sans un constant recours à la passion des premiers révolutionnaires : or c’était cette passion précisément que l’on entendait « liquider ». ◀D’▶où l’absolue nécessité ◀de▶ restaurer les bases sociales, c’est-à-dire l’élément statique et stabilisateur au premier chef qu’est la famille. Ce fut le mécanisme ◀de▶ la dictature productiviste qui contraignit l’État dit socialiste à édicter une série ◀de▶ lois contre le divorce (qu’on rendit beaucoup plus onéreux), contre l’avortement et contre l’abandon des enfants nés hors mariage. La rigueur subite ◀de▶ ces lois, le choc psychologique qu’elles provoquèrent, la propagande, et les mesures ◀de▶ contrôle policier ◀de▶ la vie privée, changèrent notablement l’ambiance morale ◀de▶ la Russie aux environs ◀de▶ l’année 1936193. Le mariage se trouva restauré sur des bases strictement utilitaires, collectivistes et eugéniques, et dans une atmosphère où les problèmes individuels tendaient à perdre toute espèce ◀de▶ dignité, ◀de▶ légitimité, ◀de▶ virulence anarchisante194.
L’Allemagne ◀de▶ l’après-guerre atteignit-elle un stade ◀d’▶anarchie sexuelle comparable à celui ◀de▶ la Russie jusqu’à Staline ? Le processus ◀de▶ ruine des obstacles sociaux, pour s’y être développé sans violences extérieures, n’avait que plus gravement miné l’éthique matrimoniale ◀de▶ la jeunesse. La décadence du mythe ◀de▶ la passion dans la patrie du romantisme entraînait d’autre part des conséquences bien plus complexes que chez nous, et ◀d’▶apparences fort hétéroclites. Le cynisme morbide ◀de▶ l’après-guerre allemande, la Neue Sachlichkeit des avant-gardes littéraires et artistiques, l’homosexualité très générale dans les associations secrètes qui préludèrent à l’hitlérisme, le déchaînement sadique des corps francs dans les pays baltes, les crimes dits « politiques » exécutés par des ligues ◀de▶ jeunes gens, certaines formes ◀de▶ naturisme, les « fiançailles ◀d’▶essai » élevées au rang ◀de▶ coutume normale parmi les étudiants, le sérieux accordé aux conflits passionnels « à trois » ou « à quatre » — renouvelés ◀de▶ la Lucinde de Schlegel — autant ◀de▶ signes ◀de▶ la panique sexuelle provoquée par la décadence des contraintes matrimoniales et du mythe ◀de▶ l’amour mortel. Déjà l’on voyait affleurer le fond ◀de▶ désespoir et ◀d’▶anarchie intime que suppose toute morale du « bonheur » strictement individuelle.
Or la dictature hitlérienne, du fait qu’elle prétendait se fonder sur une base raciste et militaire, devait se donner pour première tâche ◀de▶ surmonter cette crise ◀de▶ mœurs. On commença par opposer à l’idéal antisocial ◀de▶ « bonheur » et ◀de▶ « vie dangereuse » un idéal collectiviste. Gemeinnutz geht vor Eigennutz ! Le bien commun prime l’intérêt particulier. Et par tous les moyens spectaculaires, pédagogiques, voire religieux, on opéra cet énorme transfert (dont je parlais au Livre VI) qui consiste à donner pour seul objet légitime et possible à la passion l’idée ◀de▶ nation symbolisée par le Führer.
D’abord on prive la femme ◀de▶ son auréole romantique : on la réduit à sa fonction matrimoniale : faire des enfants, puis les élever jusqu’au moment où le Parti s’en chargera (c’est-à-dire pendant quatre ou cinq ans). ◀De▶ là, on passe à des mesures ◀d’▶ordre eugénique. On ouvre une « école ◀de▶ fiancées » pour les futures femmes des S. S. (Schutz Staffeln : escouades ◀de▶ protection du régime, troupe sélectionnée incarnant l’idéal racial). Ces femmes doivent être blondes, ◀de▶ sang aryen, et mesurer au moins 1 m 73. Ainsi le « type ◀de▶ femme » se trouve prescrit non par les souvenirs inconscients, ni par des modes étrangères mais par la section scientifique du ministère ◀de▶ la propagande. En 1938, on institue des écoles analogues pour toutes les femmes allemandes, et l’on ne manquera pas ◀de▶ les rendre obligatoires à bref délai. Le but dernier ◀de▶ l’entreprise ne fait pas ◀de▶ doute : on en viendra à n’autoriser plus que les unions contractées sur une base eugénique, selon certains critères statistiques : sociaux, raciaux, physiologiques, rigoureusement indépendants des « goûts » individuels, donc des passions. À chacun sa « fiche ◀de▶ mariage ». Alors la science matrimoniale trouvera sa juste application dans l’esprit ◀de▶ Lycurgue et ◀de▶ Sparte : on en fera l’un des chapitres ◀de▶ la préparation militaire195.
Trois hypothèses demeurent alors possibles.
Il se peut que d’ici vingt ou cent ans, l’on voie se reformer les conditions externes indispensables à la reconstitution du mythe. La passion, officiellement éliminée, disqualifiée, et définie comme simple déficience sociale (ou sabotage) devra se réfugier dans le secret. Mais alors elle retrouvera pour s’exprimer dans un langage symbolique (ésotérique et ◀d’▶extérieur rassurant) les éléments plastiques, militaires et sacrés qui lui font aujourd’hui défaut. Sa dialectique mortelle pourra de nouveau mimer des intrigues épiques ou politiques. Et l’aventure reprendra son départ dans une tension incalculablement plus forte que celle qui s’institua au xiie siècle.
Mais l’éventualité ◀de▶ la guerre, c’est-à-dire ◀d’▶une décharge passionnelle au niveau collectif et national, paraît aujourd’hui plus probable.
Enfin, l’on peut encore imaginer que la pratique forcée ◀de▶ l’eugénisme réussira, là où toutes nos morales échouent, entraînant l’effective abolition du besoin « spirituel », et donc artificiel, ◀de▶ la passion. Alors le cycle ◀de▶ l’amour courtois sera fermé. L’Europe ◀de▶ la passion aura vécu. Un Occident nouveau, imprévisible, naîtra dans les laboratoires.