Livre VII
L’Amour action, ou de▶ la fidélité
1.
Nécessité ◀d’▶un parti pris
À l’heure où cet ouvrage touche à sa conclusion, il me semble que son dessein le plus secret m’échappe encore. L’aveu sera jugé insolite. Mais je pressens ◀d’▶assez profondes raisons ◀de▶ le consentir. J’ai voulu décrire la passion comme une entité historique, née dans un temps et dans des lieux déterminés, et sous des astres dont le cours est calculable. J’ai cru cerner le secret ◀de▶ son mythe. La découverte n’est pas négligeable. Mais peut-on décrire la passion ? On ne décrit pas une forme ◀d’▶existence sans y participer, fût-ce même par une révolte contre la décision dont elle est née. Et pour tout dire, j’ignore encore si cela peut avoir un sens : approuver ou rejeter la passion. Combien serait vaine l’attitude intellectuelle qui se définirait elle-même comme une condamnation ◀de▶ la passion : il suffit, pour l’apercevoir, ◀d’▶observer que la passion, quelle qu’elle soit, ne peut ni ne veut « avoir raison ». Contre elle, on a toujours raison, dès l’instant qu’on parle raison. Car l’homme ◀de▶ la passion est justement celui qui choisit ◀d’▶être dans son tort, aux yeux du monde, — et dans ce tort majeur, irrévocable, que signifie le choix ◀de▶ la mort contre la vie.
Et comment échapper au démon que l’on fixe ? Pour attaquer la passion dans l’amour, il faudrait développer une violence spirituelle qui tuât mieux que la passion ◀d’▶amour : celle au moins ◀de▶ l’orthodoxie contre l’hérésie primitive, mais encore plus agressive, sans doute, puisqu’il n’est plus question pour nous ◀de▶ recourir au bras séculier. (Sans compter que la Croisade, au total, fut un échec dont la passion sut profiter.) C’est qu’avant tout et après tout, à l’origine et à la fin ◀de▶ la passion, il n’y a pas une « erreur » sur l’homme ou Dieu — a fortiori pas une erreur « morale » — mais une décision fondamentale ◀de▶ l’homme, qui veut être lui-même son dieu196. La passion brûle dans notre cœur sitôt que le serpent au sang-froid — le cynique pur — insinue sa promesse éternellement trahie : eritis sicut dei.
Infinie naïveté du moraliste qui prétendait détourner l’homme ◀de▶ cette voie mortelle, divinisante, en lui « prouvant » qu’elle débouche dans sa perte ! En lui opposant toutes les raisons ◀de▶ la terre, et les conseils ◀de▶ tous nos arts ◀de▶ vivre, quand c’est la terre qui est méprisée, et la vie qui est la faute à racheter ! Mais tuer l’homme avant qu’il se tue, et le tuer autrement qu’il ne veut l’être, c’est bien ◀de▶ cela, ◀de▶ cela seul qu’il s’agit, pour qui veut surpasser la passion.
Quant à stériliser le milieu culturel où la passion plonge ses racines, il est probable que l’État s’en chargera, c’est son hygiène. Il y a toutes les raisons ◀de▶ le prévoir, dans une époque où l’on confond thérapeutique et sotériologie (lois ◀de▶ l’hygiène et doctrine du salut). À vues humaines, la guérison ◀de▶ nos passions viendra de l’État, ce Sauveur anonyme qui assumera le poids ◀de▶ toutes nos fautes, et ◀de▶ la faute initiale ◀de▶ vivre, pour les glorifier dans la guerre au nom de l’innocence du Peuple !
Mais pour moi, ici et maintenant, le problème ne comporte pas ◀d’▶échappatoire dans le temps à venir.
S’il n’est peut-être pas possible à l’homme — à un homme déterminé — ◀de▶ connaître ses propres désirs et ◀de▶ sonder en vérité ses préférences les plus secrètes, du moins peut-il connaître ses actions, et reconnaître à leurs effets les décisions qu’il a risquées. C’est donc un parti pris tout personnel que je vais tenter ◀de▶ définir maintenant, et après coup, tel que je le reconnais dans ma vie. Et ce n’est à aucun degré une solution que je propose. Car outre qu’une telle solution probablement n’existe pas, si elle existait ce serait pour moi seul : on ne se décide jamais que pour son compte, — et le reste est indiscrétion. Mais je ne pouvais écrire un livre entier sur la passion sans achever ma description par ce trait qui enfin la situe, non dans l’abstrait où la passion ne peut exister — et alors en parler n’est qu’une farce — mais dans le choix qui détermine une existence.
2.
Critique du mariage
Si je ne vois pas ◀de▶ raison qui tienne contre la passion véritable, il m’apparaît en second lieu que la raison n’est guère plus efficace pour légitimer le mariage ; et que les arguments les plus divers que lui opposent les meilleurs esprits demeurent absolument valables.
◀De▶ tout temps, les raisons du philistin ont eu mauvaise conscience devant les ironies du romantique. Mais elles sont mises en pleine déroute par la simple véracité. La fameuse « paix du foyer » n’existe guère qu’au niveau ◀d’▶une certaine éloquence moyenne, politicienne, bourgeoise ou édifiante. Tolstoï, lui, la décrit comme un « enfer ». Et je lui fais un plus large crédit ! Étant donné que les humains des deux sexes, pris un à un, sont généralement des coquins, pourquoi seraient-ils des anges une fois appariés ? Ignore-t-on la réalité, ou n’a-t-on rien à dire de plus sérieux ? Poussez le première porte venue ! Ce silence que l’épouse est censée ménager autour du vaillant travailleur qui rentre le soir, harassé, se retremper dans la paix familiale, vous verrez que cela va, neuf fois sur dix, ◀de▶ l’agitation des petits soins à la criaillerie délirante. Enregistrez sur disque, au hasard, un ◀de▶ ces entretiens « paisibles » qui agrémentent le « foyer domestique » ◀d’▶un bourgeois ou ◀d’▶un ouvrier : la censure pour un coup trouverait à se justifier.
Oui, les romantiques ont raison ; et les réalistes ont raison ; et les clercs aussi ont raison, quand ils déclarent au nom de leur vocation qu’il faut choisir ◀de▶ faire des livres ou des enfants : aut liberi aut libri disait Nietzsche.
Et Kierkegaard a raison plus qu’eux tous, lui qui d’abord exalte la passion, comme étant la suprême valeur du « stade esthétique » ◀de▶ la vie ; puis la surmonte en exaltant le mariage, suprême valeur du « stade éthique » (c’est la « plénitude du temps ») ; puis condamne enfin ce mariage, suprême obstacle du « stade religieux », puisqu’il nous lie au temps, précisément, quand la foi veut l’éternité ! Que répondre à cet homme qu’il n’ait déjà mieux dit ? Il a su louer le philistin et le romantique, et leur donner raison au point ◀de▶ leur faire honte ◀d’▶avoir parfois douté ◀d’▶eux-mêmes ; mais à la fin il n’écrase pas seulement ce philistin qui se contente ◀d’▶épouser la veuve du brasseur, ou ce jeune fou qui aime la fille du roi, mais l’homme pieux qui estimait que la religion devait être un amour heureux, un mariage avec sa vertu. Car l’amour du pécheur pour Dieu est « essentiellement malheureux », et cette passion chrétienne est la seule vérité, et tous nos « devoirs » humains (dont le bonheur) ne peuvent que nous en détourner. Kierkegaard condamna d’abord les pasteurs qui refusaient le célibat ; puis Luther et Calvin, tous deux mariés ; puis les Pères pour avoir loué le mariage ; enfin saint Paul, pour l’avoir toléré… (Seul le Christ a vécu en chrétien !) Et comment réfuter ce furieux ? Les incroyants sont renvoyés aux arguments des romantiques, qui valent contre leur moralisme ; et les croyants aux arguments ◀de▶ saint Paul, qui valent contre leur humanisme. Que dit l’Apôtre ?
Je pense qu’il est bon pour l’homme ◀de▶ ne point toucher ◀de▶ femme. Toutefois, pour éviter l’impudicité, que chacun ait sa femme, et que chaque femme ait son mari… La femme n’a pas autorité sur son propre corps, mais c’est le mari ; et pareillement, le mari n’a pas autorité sur son propre corps, mais c’est la femme. Ne vous privez pas l’un ◀de▶ l’autre, si ce n’est ◀d’▶un commun accord pour un temps, afin de vaquer à la prière ; puis retournez ensemble ◀de▶ peur que Satan ne vous tente par votre incontinence. Je dis cela par condescendance, je n’en fais pas un ordre… Car il vaut mieux se marier que ◀de▶ brûler… Que chacun marche selon la part que le Seigneur lui a faite, selon l’appel qu’il a reçu ◀de▶ Dieu… Que chacun, frères, demeure devant Dieu dans l’état où il était lorsqu’il a été appelé (vierge ou marié)… usant du monde comme n’en usant pas, car la figure ◀de▶ ce monde passe. (I, Cor., 7, 1-32.)
Celui qui n’est pas marié s’inquiète des choses du Seigneur, des moyens ◀de▶ plaire au Seigneur, et celui qui est marié s’inquiète des choses du monde, des moyens ◀de▶ plaire à sa femme. (v. 32).
Tout ce qu’on peut dire contre le mariage est vrai, par conséquent doit être dit, soit du point de vue des romantiques — si l’on croit à Iseut —, soit du point de vue du clerc parfait — si l’on croit à son œuvre —, soit du point de vue spirituel pur, pour ceux qui croient.
Il n’est possible alors ◀d’▶affirmer le mariage qu’au-delà des deux premières critiques et en chemin vers la troisième, c’est-à-dire en maintenant sans cesse présente l’exigence inhumaine ◀de▶ perfection, comme une question perpétuelle, un aiguillon qui empêche ◀de▶ retomber sous le coup des objections humaines.
Si j’oublie cet au-delà du mariage, mais aussi ◀de▶ tout ordre humain, qui s’appelle le Royaume ◀de▶ Dieu (« Il n’y aura plus ni hommes ni femmes »), je borne ma vision et mon espoir à une perfection relative, à l’équilibre dans l’imperfection que représente le mariage. Alors, si je ne puis l’atteindre, il ne me reste que la révolte contre ma condition ◀de▶ créature ; et au contraire, si je l’atteins trop aisément, je deviendrai le philistin que dénoncent les romantiques, ou l’homme moral pris dans les rets sociaux, et incapable désormais ◀de▶ concevoir les vérités « cruelles » ◀de▶ l’esprit, dont parle Nietzsche.
Mais si je sais que l’Apôtre a raison, et si je l’accepte, je considère alors l’équilibre imparfait du mariage dans une perspective ouverte et dans l’attente — heureuse ou malheureuse — du parfait. Je sais que je tente une entreprise folle (et en même temps toute naturelle !) pour vivre le parfait dans l’imparfait. Mais je sais néanmoins que cet effort porte en lui-même une vérité imperturbable s’il témoigne sans cesse en faveur de ce qui transcende tout résultat, même excellent.
3.
Le mariage comme décision
Si l’on songe à ce que signifie le choix ◀d’▶une femme pour toute la vie, l’on en vient à cette conclusion : choisir une femme, c’est parier.
Or la sagesse populaire et bourgeoise recommande au jeune homme ◀de▶ « réfléchir » avant de prendre une décision : elle l’entretient ainsi dans l’illusion que le choix ◀d’▶une femme dépend ◀d’▶un certain nombre ◀de▶ raisons qu’il serait possible ◀de▶ peser. Cette erreur du bon sens est tout à fait grossière. Vous aurez beau tenter ◀de▶ mettre au départ toutes les chances ◀de▶ votre côté — et je suppose que la vie vous laisse le temps ◀de▶ calculer — jamais vous ne pourrez prévoir votre future évolution, et encore moins celle ◀de▶ l’épouse choisie, encore bien moins celle du couple formé. Les facteurs mis en jeu sont trop hétéroclites. À supposer que vous puissiez les calculer dans le présent (comme si leur nombre était fini) et que vous disposiez ◀d’▶une telle science ◀de▶ l’humain que leurs valeurs vous soient connues et leur hiérarchie évidente, encore ne sauriez-vous prévoir la fin ◀d’▶une union faite en connaissance ◀de▶ causes. Il a fallu, dit-on, des millénaires à la nature pour sélectionner les espèces qui nous paraissent adaptées. Et nous aurions la prétention ◀de▶ résoudre ◀d’▶un coup, en une seule vie, le problème ◀de▶ l’adaptation ◀de▶ deux êtres physiques et moraux des plus hautement organisés ! (C’est pourtant à cette utopie qu’obéit sans le savoir le mal marié, lorsqu’il se persuade qu’un second ou qu’un troisième essai le rapprochera sensiblement ◀de▶ son « bonheur ». Alors que tout nous montre que cent-mille essais ne seraient pas encore assez pour constituer les premiers éléments, tout balbutiants et empiriques, ◀d’▶une science du « mariage heureux ».) Il faut le reconnaître honnêtement : le problème qui nous est posé par la nécessité pratique du mariage apparaît ◀d’▶autant plus insoluble que l’on tient davantage à le « résoudre » au sens rationnel ◀de▶ ce terme.
Certes, il y a du sophisme dans mon raisonnement : car tout se passe ◀d’▶ordinaire comme si le bonheur des époux dépendait en réalité ◀d’▶un nombre fini ◀de▶ facteurs : caractère, beauté, fortune, rang social… Mais pour peu que se précisent les exigences individuelles197, ces données extérieures perdent en importance, et les impondérables deviennent décisifs. Le sophisme est alors du côté du bon sens, qui recommandait un choix mûri et raisonné, selon des critères impersonnels.
Mais enfin ce n’est pas l’erreur logique qui est grave, c’est l’erreur morale qu’elle suppose. Lorsqu’on incite les jeunes fiancés à calculer leurs chances ◀de▶ bonheur, on détourne leur attention du problème proprement éthique. En tentant ◀de▶ réduire ou ◀de▶ dissimuler le caractère ◀de▶ pari que revêt objectivement un choix ◀de▶ cet ordre, on donne à croire que tout se ramène à une sagesse, à un savoir ; et non pas à une décision. Or ce savoir ne pouvant être qu’imparfait, et provisoire, devrait se doubler ◀d’▶une garantie. Et la seule garantie concevable est dans la force ◀de▶ la décision en vertu de laquelle on s’engage pour toute la vie « advienne que pourra ». Mais justement cette décision comme telle paraît secondaire ou superflue dans la mesure où l’on se persuade qu’il s’agit avant tout ◀de▶ calcul.
◀D’▶où je conclus qu’il serait plus conforme à l’essence du mariage, et au réel, ◀d’▶enseigner aux jeunes gens que leur choix relève toujours ◀d’▶une sorte ◀d’▶arbitraire, dont ils s’engagent à assumer les suites, heureuses ou non. Ce n’est pas là un éloge du « coup ◀de▶ tête » : car tant que l’on peut calculer, j’admets qu’il est stupide ◀de▶ s’en priver. Mais je dis que la garantie ◀d’▶une union raisonnable dans les apparences n’est jamais dans ces apparences. Elle est dans l’événement irrationnel ◀d’▶une décision prise en dépit de tout, et qui fonde une nouvelle existence, initiant un risque nouveau.
Écartons tout malentendu : irrationnel ne signifie nullement sentimental.
Choisir une femme pour en faire son épouse, ce n’est pas dire à Mlle Untel : « Vous êtes l’idéal ◀de▶ mes rêves, vous comblez et au-delà tous mes désirs, vous êtes l’Iseut toute belle et désirable — et munie ◀d’▶une dot adéquate — dont je veux être le Tristan. » Car ce serait là mentir et l’on ne peut rien fonder qui dure sur le mensonge. Il n’y a personne au monde qui puisse me combler : à peine comblé je changerais ! Choisir une femme pour en faire son épouse, c’est dire à Mlle Untel : « Je veux vivre avec vous telle que vous êtes. » Car cela signifie en vérité : c’est vous que je choisis pour partager ma vie, et voilà la seule preuve que je vous aime.
(Vraiment, pour dire : Ce n’est que cela ! — comme le diront beaucoup de jeunes gens qui s’attendent, en vertu du mythe, à je ne sais quels transports divins — il faut n’avoir connu que peu de solitude et peu ◀d’▶angoisse, très peu de solitaire angoisse.)
Seule une décision ◀de▶ cet ordre, irrationnelle mais non sentimentale, sobre mais sans aucun cynisme, peut servir ◀de▶ point ◀de▶ départ à une fidélité réelle ; et je ne dis pas à une fidélité qui soit une recette ◀de▶ « bonheur », mais bien à une fidélité qui soit possible, n’étant pas compromise en germe par un calcul forcément inexact.
4.
Sur la fidélité
On fausse l’éthique du mariage en faisant ◀de▶ la promesse ◀de▶ fidélité un problème, alors que le problème ne devrait se poser qu’à partir de cette promesse, considérée comme absolue. La problématique du mariage n’est pas du cur, mais du quomodo. « L’éthique ne commence pas, dit Kierkegaard, dans une ignorance qu’il faudrait muer en savoir, mais dans un savoir qui exige sa réalisation. » Ce n’est pas l’engagement qui est problématique, mais les conséquences qu’il entraîne. (De même on fausse la théologie en partant du « problème ◀de▶ Dieu » — exactement comme si l’on ne croyait pas — alors que le seul vrai problème est ◀de▶ savoir comment Lui obéir.)
Car la fidélité est sans raisons — ou elle n’est pas — comme tout ce qui porte une chance ◀de▶ grandeur. (Comme la passion !)
Les moralistes et certains sociologues ont essayé ◀de▶ prouver que la monogamie est naturelle, et de plus qu’elle est salutaire. Cela se discute à l’infini. Et cela nous sera des plus utiles dès que les hommes se régleront sur la raison et l’intérêt : quand ils n’auront plus ◀de▶ passions, quand ils cesseront ◀de▶ préférer l’erreur comme telle, quand ils cesseront ◀de▶ mériter cet inquiétant nom ◀d’▶homme, au sens actuel.
Car pour ceux du siècle présent, je pense que la fidélité se définit comme la moins naturelle des vertus, et la plus désavantageuse pour le « Bonheur ». À leurs yeux et dans leur langage, la fidélité conjugale est le succès ◀d’▶un effort « inhumain ». Leur revendication fondamentale, leur religion ◀de▶ la Vie, s’y oppose diamétralement. Ils considèrent la fidélité comme une discipline imposée (aux humeurs et désirs spontanés) par un absurde et cruel parti pris ; ou comme une abstention prudente… Ou encore ils y voient l’effet ◀d’▶une impuissance à vivre largement, ◀d’▶un goût mesquin pour le confort et le conforme ; ◀d’▶un défaut ◀d’▶imagination ; ◀d’▶une timidité méprisable ; ◀d’▶un calcul ◀d’▶intérêt sordide… L’habitude des modernes, leur nature acquise, c’est ◀d’▶exploiter chaque situation au maximum et pour elle-même, sans plus se référer à rien qui « juge » et qui « mesure » la jouissance qu’on en tire. Seul un respect acquis ◀de▶ l’ordre social soutient encore, en fait, l’idée ◀de▶ fidélité. Mais l’obstacle n’est pas sérieux, on le tourne ◀de▶ tous les côtés. Voyez les excuses invoquées par le mari qui trompe sa femme ; il dit tantôt : « Cela n’a pas ◀d’▶importance, cela ne change rien à nos rapports, c’est une passade, une erreur sans lendemain, » et tantôt : « C’est tellement vital pour moi, tellement plus important que toutes vos petites morales et garanties ◀de▶ bonheur bourgeois ! » Du cynisme au tragique romantique, il n’y a pas ◀de▶ contradiction profonde, nous l’avons vu198. Dans les deux cas, il s’agit ◀de▶ s’évader hors de tout engagement concret, considéré comme une odieuse limitation.
Pour moi, renonçant d’emblée à toute apologie rationaliste ou hédoniste, je ne parlerai que ◀d’▶une fidélité observée en vertu de l’absurde, parce qu’on s’y est engagé, simplement, et que c’est un fait absolu, sur quoi se fonde la personne même des époux.
Il faut bien voir que cette fidélité est à contre-courant des valeurs aujourd’hui vénérées par presque tous. Elle représente le plus profond non-conformisme. Elle nie la croyance commune en la valeur révélatrice du spontané et ◀de▶ la multiplicité des expériences. Elle nie que l’être aimé doive réunir, pour être ou pour rester aimable, le plus grand nombre ◀de▶ qualités possible. Elle nie que le but ◀de▶ la fidélité soit le bonheur. Elle affirme scandaleusement que c’est avant tout l’obéissance, et en second lieu la volonté ◀de▶ faire une œuvre. Car la fidélité n’est pas du tout une espèce ◀de▶ conservatisme. Elle est plutôt une construction. « Absurde » au moins autant que la passion, elle se distingue ◀de▶ la passion par un refus constant ◀de▶ subir ses rêves, par un besoin constant ◀d’▶agir pour l’être aimé, par une constante prise sur le réel, qu’elle cherche à dominer, non pas à fuir.
Je dis qu’une telle fidélité fonde la personne. Car la personne se manifeste comme une œuvre, au sens le plus large du terme. Elle s’édifie à la manière d’une œuvre, à la faveur ◀d’▶une œuvre, et aux mêmes conditions, dont la première est la fidélité à quelque chose qui n’était pas, mais que l’on crée.
Personne, œuvre et fidélité : les trois mots ne sont point séparables ou concevables isolément. Et tous les trois supposent un parti pris199, une attitude fondamentale ◀de▶ créateur.
Ainsi, dans la plus humble vie, la promesse ◀de▶ fidélité introduit une chance ◀de▶ faire œuvre, et ◀de▶ s’élever au plan ◀de▶ la personne. (À condition bien entendu que cette promesse ne soit pas faite pour des « raisons » que l’on se réserve ◀de▶ répudier un jour, quand elles cesseront ◀de▶ paraître raisonnables ! Si la promesse du mariage est le type même ◀de▶ l’acte sérieux, c’est dans la mesure où elle est faite une fois pour toutes. Seul l’irrévocable est sérieux.) Toute vie, fût-elle la plus déshéritée, détient sa chance immédiate ◀de▶ grandeur, et c’est dans la fidélité a absurde » qu’elle pourra la réaliser : quand il y aurait toutes les raisons du monde ◀de▶ dire oui à cette passion éblouissante, — dire non en vertu de l’absurde, en vertu d’une promesse ancienne, ◀d’▶une déraison humaine, ◀d’▶une raison ◀de▶ foi, ◀d’▶une promesse faite à Dieu, gagée par Dieu… (Et peut-être, plus tard, après coup, l’homme découvre que la folie du sacrifice consenti était la plus grande sagesse ; et que le bonheur qu’il a renoncé lui est rendu, comme Isaac fut rendu à Abraham. Mais alors il n’y songeait pas ! Et il se peut aussi que rien ne compense la perte : nous sommes ici dans un ordre ◀de▶ grandeur où nos mesures et nos équivalences n’ont plus cours.)
Mais savons-nous encore imaginer une grandeur qui n’ait rien ◀de▶ romantique ? Et qui soit le contraire ◀d’▶une ardeur exaltée ? La fidélité dont je parle est une folie, mais la plus sobre et quotidienne. Une folie ◀de▶ sobriété qui mime assez bien la raison — et qui n’est pas un héroïsme, ni un défi, mais une patiente et tendre application.
Le contraire absolu ◀de▶ toute littérature, ◀de▶ tout lyrisme, au sens moderne ◀de▶ ces mots…
Cependant, tout n’est pas encore clair. Tristan lui aussi fut fidèle ! Et toute passion véritable est fidèle. (Pour ne rien dire des successives fidélités ◀de▶ nos « liaisons », et ◀de▶ tous ces Tristans qui ne sont au vrai que des Don Juan au ralenti). Où est alors la différence ? Et le mari fidèle, ne serait-ce pas simplement celui qui a reconnu dans sa femme une Iseut ?
Lorsque l’amant ◀de▶ la légende manichéenne a traversé les grandes épreuves ◀d’▶initiation, souvenez-vous ◀de▶ la « jeune fille éblouissante » qui l’accueille par ces paroles : « Je suis toi-même ! » Ainsi ◀de▶ la fidélité du mythe, et ◀de▶ Tristan. C’est un narcissisme mystique, mais qui s’ignore, naturellement, et qui croit être un vrai amour pour l’autre. L’analyse des légendes courtoises nous a révélé que Tristan n’aime pas Iseut mais l’amour même, et au-delà ◀de▶ cet amour, la mort, c’est-à-dire la seule délivrance du moi coupable et asservi. Tristan n’est pas fidèle à une promesse, ni à cet être symbolique, ce beau prétexte qui s’appelle Iseut, mais à sa plus profonde et secrète passion. Le mythe s’empare ◀de▶ l’« instinct ◀de▶ mort » inséparable ◀de▶ toute vie créée, et il le transfigure en lui donnant un but essentiellement spirituel. Se détruire, mépriser son bonheur, c’est alors une manière ◀de▶ se sauver et ◀d’▶accéder à une vie supérieure, la « joie suprême » ◀d’▶Isolde agonisante. Fidélité qui consume la vie, mais qui consume aussi la faute, et divinise un moi purifié, « innocent » !
◀De▶ ces origines mystiques, la « fidélité passionnée » n’a gardé parmi nous que l’illusion ◀d’▶accéder à une vie plus ardente. Mais l’empire ◀de▶ cette illusion trahit encore l’obscure survivance ◀de▶ la religion primitive. Religion antérieure à notre « instinct » moderne, et qui détient l’intime secret ◀de▶ la passion, au-delà ◀de▶ ce que les psychologues peuvent y lire.
« Notre engagement n’était pas pris pour ce monde », écrivait Novalis songeant à sa fiancée perdue. C’est l’émouvante formule ◀de▶ la fidélité courtoise ; une négation sans retour ◀de▶ la vie. Mais la fidélité dans le mariage est au contraire un engagement absolument pris pour ce monde. Partant ◀d’▶une déraison « mystique » (si l’on veut), indifférente, sinon hostile au bonheur et à l’instinct vital, elle exige un retour au monde réel, tandis que la fidélité courtoise ne signifiait qu’une évasion. Dans le mariage, c’est à l’autre d’abord, et non pas à son moi d’abord, que celui qui aime voue sa fidélité. Et tandis que la fidélité ◀de▶ Tristan était un perpétuel refus, une volonté ◀d’▶exclure et ◀de▶ nier la création dans sa diversité, ◀d’▶empêcher le monde ◀d’▶envahir l’âme, la fidélité des époux est l’accueil ◀de▶ la créature, la volonté ◀d’▶accepter l’autre tel qu’il est, dans son intime singularité. Insistons : la fidélité dans le mariage ne peut pas être cette attitude négative qu’on imagine habituellement ; elle ne peut être qu’une action. Se contenter ◀de▶ ne pas tromper sa femme serait une preuve ◀d’▶indigence et non ◀d’▶amour. La fidélité veut bien plus : elle veut le bien ◀de▶ l’être aimé, et lorsqu’elle agit pour ce bien, elle crée devant elle le prochain. Et c’est alors par ce détour, à travers l’autre, que le moi rejoint sa personne — au-delà ◀de▶ son propre bonheur. Ainsi la personne des époux est une mutuelle création, elle est le double aboutissement ◀de▶ « l’amour-action ». Ce qui niait l’individu et son naturel égoïsme, c’est cela qui édifie la personne. À ce terme, on découvrira que la fidélité dans le mariage est la loi ◀d’▶une vie nouvelle ; et non point ◀de▶ la vie naturelle (ce serait la polygamie) — et non plus ◀de▶ la vie pour la mort (c’était la passion ◀de▶ Tristan).
L’amour fidèle ◀de▶ Tristan détruisait son bonheur et sa vie pour témoigner en faveur de la Nuit, c’est-à-dire du moi glorifié. L’amour fidèle dans le mariage chrétien témoigne que la volonté ◀de▶ Dieu, même quand elle ruine notre bonheur, est salutaire.
L’amour ◀de▶ Tristan et ◀d’▶Iseut c’était l’angoisse ◀d’▶être deux ; et son aboutissement suprême, c’était la chute dans l’illimité, au sein de la Nuit où s’effacent les formes, les visages, les destins singuliers : « Non plus ◀d’▶Isolde, plus ◀de▶ Tristan, plus aucun nom qui nous sépare ! » Il faut que l’autre cesse ◀d’▶être l’autre, donc ne soit plus, pour qu’il cesse ◀de▶ me faire souffrir, et qu’il n’y ait plus que « moi-le-monde » !
Mais l’amour du mariage est la fin ◀de▶ l’angoisse, l’acceptation ◀de▶ l’être limité, aimé parce qu’il m’appelle à le créer, et qu’il se tourne avec moi vers le jour afin d’attester notre alliance.
Une vie qui m’est alliée — pour toute la vie, voilà le miracle du mariage. Une vie qui ne veut plus que mon bien, parce qu’il est confondu avec le sien : et si ce n’était pour toute la vie, ce serait encore une menace. (Il y a toujours une telle menace dans l’échange ◀de▶ plaisir ◀d’▶une « liaison ».) Mais combien ◀d’▶hommes savent-ils la différence entre une obsession que l’on subit et un destin que l’on assume ?
5.
Éros sauvé par Agapè
Alors l’amour ◀de▶ charité, l’amour chrétien, qui est Agapè, paraît enfin dans sa pleine stature : il est l’affirmation ◀de▶ l’être. Et c’est Éros, l’amour-passion, l’amour païen, qui a répandu dans notre monde occidental le poison ◀de▶ l’ascèse idéaliste — tout ce qu’un Nietzsche injustement reproche au christianisme. C’est Éros, et non pas Agapè, qui a glorifié notre instinct ◀de▶ mort, et qui a voulu l’« idéaliser ». Mais Agapè se venge ◀d’▶Éros en le sauvant. Car Agapè ne sait pas détruire et ne veut pas même détruire ce qui détruit.
Je ne veux pas la mort du pécheur, mais sa vie.
Éros s’asservit à la mort parce qu’il veut exalter la vie au-dessus ◀de▶ notre condition finie et limitée ◀de▶ créatures. Ainsi le même mouvement qui fait que nous adorons la vie nous précipite dans sa négation. C’est la profonde misère, le désespoir ◀d’▶Éros, sa servitude inexprimable : — en l’exprimant, Agapè l’en délivre. Agapè sait que la vie terrestre et temporelle ne mérite pas ◀d’▶être adorée, ni même tuée, mais peut être acceptée dans l’obéissance à l’Éternel. Car après tout c’est ici-bas que notre sort se joue. C’est sur la terre qu’il faut aimer et recevoir le pardon. Au-delà, il n’y aura pas la Nuit divinisante, mais le Jugement du Créateur.
L’homme naturel ne pouvait pas l’imaginer. Il était donc condamné à croire Éros, c’est-à-dire à se confier dans son désir le plus puissant, à lui demander la délivrance. Et l’Éros ne pouvait le conduire qu’à la mort. Mais l’homme qui croit à la révélation ◀de▶ l’Agapè voit soudain le cercle s’ouvrir : il est délivré par la foi ◀de▶ sa religion naturelle. Il peut maintenant espérer autre chose, il sait qu’il est une autre délivrance du péché.
Et voici que l’Éros à son tour se voit relevé ◀de▶ sa fonction mortelle et délivré ◀de▶ son destin. Dès qu’il cesse ◀d’▶être un dieu, il cesse ◀d’▶être un démon 200. Et il retrouve sa juste place dans l’économie provisoire ◀de▶ la Création, ◀de▶ l’humain.
Le païen ne pouvait autrement que ◀de▶ faire un dieu ◀de▶ l’Éros : c’était son pouvoir le plus fort, le plus dangereux et le plus mystérieux, le plus profondément lié au fait ◀de▶ vivre. Toutes les religions païennes divinisent le Désir. Toutes cherchent un appui et un salut dans le Désir, qui devient aussitôt, et par là même, le pire ennemi ◀de▶ la vie, la séduction du Rien. Mais dès lors que le Verbe s’est fait chair et qu’il nous a parlé en mots humains, nous avons appris cette nouvelle : ce n’est pas l’homme qui doit se délivrer lui-même, c’est Dieu qui l’a aimé le premier, et qui s’est approché ◀de▶ lui. Le salut n’est plus au-delà, toujours plus haut, dans l’ascension interminable du Désir qui consume la vie, mais ici-bas, dans l’obéissance à la Parole.
Et qu’aurions-nous alors à craindre du désir ? Cela seulement : qu’il nous détourne ◀d’▶obéir. Mais il perd sa puissance absolue quand nous cessons ◀de▶ le diviniser. Et c’est ce qu’atteste l’expérience ◀de▶ la fidélité dans le mariage. Car cette fidélité se fonde justement sur le refus initial et juré ◀de▶ « cultiver » les illusions ◀de▶ la passion, ◀de▶ leur rendre un culte secret, et ◀d’▶en attendre un mystérieux surcroît ◀de▶ vie.
J’essaierai ◀de▶ le faire concevoir par l’examen ◀d’▶un fait connu. Le christianisme a proclamé l’égalité parfaite des sexes, et cela ◀de▶ la manière la plus précise :
La femme n’a pas autorité sur son propre corps, mais c’est le mari ; et pareillement le mari n’a pas autorité sur son propre corps, mais c’est la femme. (I. Cor., 7.)
La femme étant l’égale ◀de▶ l’homme, elle ne peut donc être « le but ◀de▶ l’homme »201. En même temps, elle échappe à l’abaissement bestial qui tôt ou tard est la rançon ◀d’▶une divinisation ◀de▶ la créature. Mais cette égalité ne doit pas être entendue au sens moderne et revendicateur. Elle procède du mystère ◀de▶ l’amour. Elle n’est que le signe et la démonstration du triomphe ◀d’▶Agapè sur Éros. Car l’amour réellement réciproque exige et crée l’égalité ◀de▶ ceux qui s’aiment. Dieu manifeste son amour pour l’homme en exigeant que l’homme soit saint comme Dieu est saint. Et l’homme témoigne ◀de▶ son amour pour une femme en la traitant comme une personne humaine totale, — non comme une fée ◀de▶ la légende, mi-déesse mi-bacchante, rêve et sexe.
Mais remontons ◀de▶ ces prémisses générales à la psychologie la plus concrète ◀de▶ la relation des égaux. L’exercice ◀de▶ la fidélité envers une femme accoutume à considérer les autres femmes ◀d’▶une manière tout à fait nouvelle, inconnue du monde ◀de▶ l’Éros : comme des personnes, non plus comme des reflets ou des objets. Cet « exercice spirituel » développe des facultés neuves ◀de▶ jugement, ◀de▶ possession ◀de▶ soi et ◀de▶ respect202. Au contraire de l’homme érotique, l’homme ◀de▶ la fidélité ne cherche plus à voir dans une femme seulement ce corps intéressant ou désirable, seulement ce geste involontaire ou cette expression fascinante, mais il pressent, à peine tenté, le mystère difficile et grave ◀d’▶une existence autonome, étrangère, ◀d’▶une vie totale dont il n’a désiré vraiment qu’un illusoire ou fugitif aspect, projeté peut-être par sa seule rêverie. Ainsi la tentation se dissipe, déconcertée, au lieu de se faire obsédante, et la fidélité se garantit par la lucidité qu’elle développe. L’empire du mythe faiblit ◀d’▶autant ; et s’il reste improbable qu’il s’abolisse jamais sans laisser ◀de▶ traces dans le cœur ◀d’▶un homme moderne, intoxiqué ◀d’▶images, — du moins perd-il son efficace : ce n’est plus lui qui détermine la personne.
En d’autres termes, on pourrait dire que la fidélité se garantit elle-même contre l’infidélité du simple fait qu’elle habitue à ne plus séparer le désir et l’amour. Car si le désir va vite et n’importe où, l’amour est lent et difficile, il engage vraiment toute une vie, et il n’exige pas moins que cet engagement pour révéler sa vérité. Et c’est pourquoi l’homme qui croit au mariage ne peut plus croire sérieusement au « coup de foudre », et encore moins à la « fatalité » ◀de▶ la passion. Le « coup de foudre » est sans doute une légende accréditée par Don Juan, comme la « fatalité » ◀de▶ la passion est accréditée par Tristan. Excuse et alibi qui ne peuvent tromper que celui qui veut être trompé, parce qu’il y trouve son intérêt ; figures ◀de▶ rhétorique romanesque, et acceptables à ce titre, mais qu’il serait assez absurde ◀de▶ confondre avec des vérités psychologiques.
Notre analyse du mythe nous a fait voir pourquoi l’on aime croire à la fatalité, qui est l’alibi ◀de▶ la culpabilité : « Ce n’est pas moi qui ai commis la faute, je n’y étais pas, c’est cette puissance fatale qui agissait en lieu et place de ma personne. » Pieux mensonge203 du servant ◀d’▶Éros. Mais ◀de▶ combien ◀de▶ complaisances secrètes se compose une « fatalité » !
Quant au coup de foudre, il est censé justifier les écarts ◀de▶ Don Juan. Toute la littérature nous engage à y voir la preuve ◀d’▶une très puissante nature sensuelle. Don Juan, l’homme des coups ◀de▶ foudre et ◀de▶ la vie « orageuse », serait une sorte ◀de▶ surhomme, ◀de▶ surmâle. Mythe ◀d’▶une puissance indéfinie et qui domine les contingences morales. Mais alors, on peut être certain qu’un pareil mythe est né ◀de▶ la rêverie des impuissants. Et en effet, la conduite ◀de▶ Don Juan est bien typique ◀d’▶une certaine déficience sexuelle. C’est dans l’état ◀de▶ fatigue générale, et sexuellement localisée, que le corps se voit porté à ces brusques écarts, comparables aux calembours qui obsèdent un esprit fatigué : on se laisse aller à des « rapprochements » idiots. Par contre, dans un état normal du corps et ◀de▶ l’esprit, le risque ◀de▶ coup de foudre est à peu près éliminé. Il apparaît ainsi que la monogamie, normalisant les rapports sexuels, est la meilleure garantie du plaisir, c’est-à-dire ◀de▶ l’Éros purement charnel, et non du tout divinisé204.
On objecte alors que le mariage ne serait plus que le « tombeau ◀de▶ l’amour ». Mais c’est encore le mythe, naturellement, qui nous le fait croire, avec son obsession ◀de▶ l’amour contrarié. Il serait plus vrai ◀de▶ dire après M. Croce que « le mariage est le tombeau ◀de▶ l’amour sauvage »205 (et plus communément du sentimentalisme).
L’amour sauvage et naturel se manifeste par le viol, preuve ◀d’▶amour chez tous les barbares. Mais le viol, comme la polygamie, révèle que l’homme n’est pas encore en mesure ◀de▶ concevoir la réalité ◀de▶ la personne chez la femme. C’est autant dire qu’il ne sait pas encore aimer. Le viol et la polygamie privent la femme ◀de▶ sa qualité ◀d’▶égale — en la réduisant à son sexe. L’amour sauvage dépersonnalise les relations humaines. Par contre, l’homme qui se domine, ce n’est pas faute de « passion » (au sens ◀de▶ tempérament) mais c’est qu’il aime, justement, et qu’en vertu de cet amour, il refuse ◀de▶ s’imposer, il se refuse à une violence qui nie et détruit la personne. Il prouve ainsi qu’il veut d’abord le bien ◀de▶ l’autre. Son égoïsme passe par l’autre. On admettra que c’est une révolution sérieuse.
Et nous pourrons maintenant dépasser la formule toute négative et privative ◀de▶ Croce, et définir enfin le mariage comme cette institution qui contient la passion non plus par la morale, mais par l’amour.
6.
Les paradoxes ◀de▶ l’Occident
Ces quelques remarques sur la passion et le mariage mettent en lumière l’opposition fondamentale ◀de▶ l’Éros et ◀de▶ l’Agapè, c’est-à-dire des deux religions qui se disputent notre Occident.
La connaissance ◀de▶ ce conflit, ◀de▶ ses origines historiques et psychologiques, ◀de▶ son enjeu spirituel, me paraît devoir entraîner la révision ◀d’▶un certain nombre ◀de▶ jugements courants, dans le domaine ◀de▶ l’éthique d’abord, mais aussi dans celui ◀de▶ la culture et ◀de▶ sa philosophie. Au terme ◀de▶ cet ouvrage, il suffira sans doute ◀de▶ dégager le principe ◀de▶ correction que nos recherches sur la passion peuvent établir.
Les Orientaux caractérisent l’Europe par l’importance qu’elle donne aux forces passionnelles. Ils y voient l’héritage du christianisme et le secret ◀de▶ notre dynamisme. Et il est vrai que ces trois termes : christianisme, passion, dynamisme, correspondent aux trois traits dominants ◀de▶ la psyché occidentale. ◀De▶ là vient l’impression ◀d’▶évidence qu’entraînent ◀de▶ pareils jugements.
Cependant, si les conclusions ◀de▶ notre examen du mythe courtois sont justes, il faudra corriger sensiblement ce schéma ◀de▶ l’Occident chrétien.
Tout d’abord : ce n’est pas le christianisme qui a fait naître la passion, mais c’est une hérésie ◀d’▶origine orientale. Cette hérésie s’est répandue d’abord dans les contrées les moins christianisées, précisément, là où les religions païennes menaient encore une vie secrète. L’amour-passion n’est pas l’amour chrétien, ni même le « sous-produit du christianisme » ou le « changement ◀d’▶adresse ◀d’▶une force que le christianisme a réveillée et orientée vers Dieu »206. Il est plutôt le sous-produit ◀de▶ la religion manichéenne. Plus exactement, il est né ◀de▶ la complicité ◀de▶ cette religion avec nos plus vieilles croyances, et du conflit ◀de▶ l’hérésie qui en résulta avec l’orthodoxie chrétienne. Première correction ◀d’▶importance.
Ensuite, il est urgent ◀de▶ rappeler que le fameux « dynamisme occidental » procède ◀de▶ deux sources distinctes.
Si c’est notre délire guerrier que l’on entend désigner par ce terme, nous avons vu qu’il se rattache ◀de▶ la manière la plus précise, historiquement, à la passion. Comme la passion, le goût ◀de▶ la guerre procède ◀d’▶une conception ◀de▶ la vie ardente qui est un masque du désir ◀de▶ mort. Dynamisme inverti, et autodestructeur.
Mais l’autre aspect du dynamisme occidental, j’entends notre génie technique, ne saurait être un seul instant ramené à la passion. L’attitude humaine qu’il révèle est l’antithèse exacte ◀de▶ la passion : c’est une affirmation ◀de▶ la valeur des choses créées, ◀de▶ la matière, et une application ◀de▶ l’esprit au monde visible. La passion ni la foi hérétique dont elle est née ne sauraient proposer comme but à notre vie la maîtrise ◀de▶ la Nature, puisque c’est là le but et la fonction originelle du Démiurge, et puisque le salut est justement ◀d’▶échapper à sa loi démoniaque207.
Faut-il voir à la source ◀de▶ cet aspect le plus réel ◀de▶ l’activisme européen une sorte ◀de▶ tempérament continental ? Ou quelque influence indirecte ◀de▶ l’ambition chrétienne définie par l’Apôtre (Romains, 8), et qui tendrait à restaurer le Cosmos dans sa loi primitive, troublée par le péché ? La volonté chrétienne ◀de▶ transformer le pécheur dans son âme et dans sa conduite a entraîné en Occident l’idée ◀de▶ transformer le milieu humain (◀d’▶où le mythe ◀de▶ la révolution), et l’idée ◀de▶ transformer le milieu naturel (◀d’▶où la technique). Reste à savoir si le christianisme, accueilli par les Indes ou la Chine, y eût produit les mêmes effets. Mais la réponse n’importe pas ici : il nous suffit ◀de▶ marquer que les éléments occidentaux-chrétiens (c’est-à-dire créateurs) du dynamisme européen, sont orientés par une volonté exactement contraire à celle ◀de▶ la passion.
Ce qui peut induire en erreur, et ce qui a introduit ◀de▶ fait une fatale erreur dans l’activisme moderne, c’est la collusion ◀de▶ la guerre et ◀de▶ notre génie technique. À partir de la Révolution, la guerre devenant « nationale » exige la collaboration ◀de▶ toutes les forces créatrices, et en particulier ◀de▶ la technique. C’est alors la passion (guerrière) qui va devenir le principal moteur ◀de▶ la recherche mécanique : on l’a bien vu depuis 1915. Mais cette union tout à fait monstrueuse des forces ◀de▶ mort et des forces créatrices va dénaturer à la fois la guerre et le génie technique. La guerre mécanisée évacue la passion, et la technique en devenant mortelle, trahit les ambitions dont elle est née. Il se peut que l’Occident succombe à ce destin qu’il s’est forgé. Mais il est clair que ce n’est pas le christianisme — comme le répètent tant de publicistes — qui est responsable ◀de▶ la catastrophe. L’esprit catastrophique ◀de▶ l’Occident n’est pas chrétien208. Il est tout au contraire manichéen. C’est ce qu’ignorent communément ceux qui assimilent le christianisme et l’Occident, comme si tout l’Occident était chrétien. Si donc l’Europe succombe à son mauvais génie, ce sera pour avoir trop longtemps cultivé la religion para ou même antichrétienne ◀de▶ la passion.
Faut-il conclure que la passion serait la tentation orientale ◀de▶ l’Occident ? S’il est vrai qu’elle ne s’est développée dans notre histoire et nos cultures qu’à partir des xiie et xiiie siècles, et par l’impulsion décisive ◀de▶ l’hérésie méridionale, il apparaît que c’est du Proche-Orient et ◀de▶ l’Iran, sources certaines ◀de▶ l’hérésie, que nous sont venues nos « mortelles » croyances. Mais dira-t-on, ces mêmes croyances n’ont pas produit les mêmes effets parmi les peuples ◀de▶ l’Orient ? C’est qu’elles n’y ont pas trouvé les mêmes obstacles.
Ainsi notre chance dramatique est ◀d’▶avoir résisté à la passion par des moyens prédestinés à l’exalter. Telle fut la tentation permanente ◀d’▶où jaillirent nos plus belles créations. Mais ce qui produit la vie produit aussi la mort. Il suffit qu’un accent se déplace pour que le dynamisme change ◀de▶ signe.
C’est en fin de compte dans l’attitude religieuse des Occidentaux, et dans l’institution la plus typique ◀de▶ leur morale : le mariage, qu’il sera désormais possible ◀de▶ repérer avec assez ◀de▶ précision ce déplacement ◀d’▶accent dont tout dépend.
Il est certain que l’Occidental christianisé se distingue profondément ◀de▶ l’Oriental par son pouvoir ◀d’▶approfondir l’être créé dans ce qu’il a ◀de▶ particulier. C’est tout le secret ◀de▶ notre fidélité. La sagesse orientale cherche la connaissance dans l’abolition progressive du divers. Nous, nous cherchons la densité ◀de▶ l’être dans la personne distincte, sans cesse approfondie comme telle. « ◀D’▶autant plus nous connaissons les choses particulières, ◀d’▶autant plus nous connaissons Dieu », dit Spinoza. Cette attitude, qui définit mon Occident, définit en même temps les conditions profondes ◀de▶ la fidélité, ◀de▶ la personne, du mariage, — et du refus ◀de▶ la passion. Elle suppose l’acceptation du différent, et donc ◀de▶ l’incomplet, la prise sur le concret dans ses limitations. Le chrétien prend le monde tel qu’il est, et non point tel qu’il peut le rêver. Son activité « créatrice » consiste alors à retrouver en profondeur toute la diversité du monde créé ; et c’est ainsi que la Renaissance définit l’homme : un microcosme.
Tout ce qui détruit cette volonté centrale, ou en dévie, compromet la fidélité et donne des chances nouvelles à la passion. C’est notre vie et notre mort. Et c’est pourquoi la crise moderne du mariage est le signe le moins trompeur ◀d’▶une décadence occidentale. Il en est d’autres, certes, dans les domaines les plus divers : le culte du nombre, la poésie ◀de▶ l’évasion, l’envahissement ◀de▶ la culture par les passions nationalistes : tout ce qui tend à ruiner la personne. Mais ce sont là des phénomènes complexes et collectifs, qui échappent souvent aux prises individuelles. Le signe ◀de▶ la crise du mariage nous parle et nous avertit mieux : aucun n’est plus sensible et quotidien, plus intimement vérifiable.
7.
Au-delà ◀de▶ la tragédie
Cet ouvrage, à bien des égards, peut apparaître comme le bilan ◀d’▶une décadence : mythe dégradé, mariage en crise, formes et conventions décriées, extension du délire passionnel aux domaines où il peut entraîner la destruction ◀de▶ notre civilisation. Tout cela est, tout cela nous menace, et ◀d’▶autant plus qu’on voudrait le nier. Cependant, à plusieurs reprises, la connaissance ◀de▶ ces périls nous a fait entrevoir des possibilités ◀de▶ les surmonter. Par exemple, il se peut que l’Europe, après une crise totalitaire (et supposé qu’elle n’y succombe point), retrouve le sens ◀d’▶une fidélité gagée au moins sur des institutions solides, à la mesure ◀de▶ la personne. Il se peut que les excès mêmes ◀de▶ la passion provoquent des résistances, c’est-à-dire des formes nouvelles, ramenant alors un âge classique…
Mais après tout, n’est-ce pas encore une tentation ◀de▶ la passion que ce souci des lendemains qui obsède aujourd’hui tant de fronts ? Notre vie ne se joue pas dans l’au-delà temporel, mais dans les décisions toujours actuelles qui fondent notre fidélité. Quoi qu’il arrive, heur ou malheur, le sort du monde nous importe bien moins que la connaissance ◀de▶ nos devoirs présents. Car « la figure ◀de▶ ce monde passe », mais l’obéissance est toujours hic et nunc, dans l’acte ◀de▶ l’Éternel où notre espoir se fonde.
Deux thèmes ◀de▶ réflexions, amorcés çà et là dans ces pages, pourront en constituer la conclusion ouverte. J’ai tenté ◀de▶ débrouiller certains problèmes posés en termes d’histoire et ◀de▶ psychologie : mais les constatations tout objectives auxquelles je me suis vu conduit ne sont pas suffisantes en soi. Elles commandent certaines décisions. Elles introduisent à une problématique nouvelle, et qui n’est pas toujours aussi simpliste que le dilemme passion-fidélité peut nous le faire croire. ◀De▶ fait, on ne connaît jamais que les problèmes dont on pressent au moins la solution, le dépassement. Or le moyen ◀de▶ dépasser notre dilemme ne saurait être la pure et simple négation ◀de▶ l’un ◀de▶ ses termes. Je l’ai dit et j’y insiste encore : condamner la passion en principe, ce serait vouloir supprimer l’un des pôles ◀de▶ notre tension créatrice. ◀De▶ fait, cela n’est pas possible. Le philistin qui « condamne » ◀de▶ la sorte et à priori toute passion, c’est qu’il n’en a connu aucune, et qu’il est en deçà du conflit. Pour cet homme-là le seul progrès concevable est dans la crise ◀de▶ sa sécurité, c’est-à-dire dans le drame passionnel (Appendice 11). Mais au-delà ◀de▶ la passion vécue jusqu’à l’impasse mortelle, que pouvons-nous désormais entrevoir ? Les deux thèmes que je vais esquisser indiquent deux voies ◀de▶ dépassement, dans la ligne ◀de▶ cet ouvrage, mais au-delà du schématisme inhérent à tout exposé.
Le premier thème peut être situé par rapport à un drame personnel dont les données biographiques nous sont suffisamment connues. On sait que l’événement qui devint pour Kierkegaard le point ◀de▶ départ ◀de▶ toute sa réflexion, fut la rupture ◀de▶ ses fiançailles avec Régine. La cause intime ◀de▶ cette rupture nous demeure en partie mystérieuse209 : c’est « le secret » essentiellement impartageable et indicible, qui s’opposait aux yeux de Kierkegaard à un mariage heureux selon le monde. Ici l’obstacle indispensable à la passion est ◀d’▶une nature à tel point subjective, singulière et incomparable, qu’on ne saurait en pressentir la gravité sans invoquer la foi ◀de▶ Kierkegaard. Selon lui, l’homme fini et pécheur ne saurait entretenir avec son Dieu — qui est l’Éternel et le Saint — que des relations ◀d’▶amour mortellement malheureux. « Dieu crée tout ex nihilo » et celui que Dieu élit par son amour, « il commence par le réduire à néant ». Du point de vue du monde et ◀de▶ la vie naturelle, Dieu apparaît alors comme « mon ennemi mortel ». Nous nous heurtons ici à l’extrême limite, à l’origine pure ◀de▶ la passion, — mais du même coup nous sommes jetés au cœur même ◀de▶ la foi chrétienne ! Car voici : cet homme mort au monde, tué par l’amour infini, devra marcher maintenant et vivre dans le monde comme s’il n’avait pas ◀d’▶autre tâche ni plus urgente ni plus haute. Ce « chevalier ◀de▶ la foi », quand on le rencontre, n’a l’air ◀de▶ rien ◀de▶ surhumain : « il ressemble à un percepteur » et se conduit comme n’importe quel honnête bourgeois. Et pourtant « il a tout renoncé dans une infinie résignation, et s’il a tout ressaisi par la suite, c’est en vertu de l’absurde (c’est-à-dire ◀de▶ la foi). Il fait sans cesse le saut dans l’infini, mais avec une telle correction et une telle certitude qu’il retombe sans cesse dans le fini, et qu’on ne remarque en lui rien que ◀de▶ fini »210…
Ainsi l’extrême ◀de▶ la passion, la mort ◀d’▶amour, initie une vie nouvelle, où la passion ne cesse ◀d’▶être présente, mais sous l’incognito le plus jaloux : car elle est bien plus que royale, elle est divine. Et dans l’analogie ◀de▶ la foi, l’on peut alors concevoir que la passion — quel que soit l’ordre où elle se manifeste — ne trouve son au-delà réel, et son salut, que par cette action ◀d’▶obéissance qui est la vie ◀de▶ fidélité.
Vivre alors « comme tout le monde », mais « en vertu de l’absurde », c’est une scandaleuse tricherie aux yeux de qui ne croit pas à l’absurde ; mais c’est plus qu’une synthèse, et infiniment plus et autre chose qu’une « solution », pour qui croit que Dieu est fidèle, et que l’amour ne trompe jamais l’aimé.
Certes, Kierkegaard ne parvint à « ressaisir » le monde fini que dans la conscience ◀de▶ sa perte, infiniment féconde pour son génie ; il ne recouvra pas Régine, mais ne cessa jamais ◀de▶ l’aimer et ◀de▶ lui dédier toute son œuvre. Et c’est peut-être que cette œuvre était le lieu ◀de▶ sa fidélité la plus réelle. Pourquoi chercher ailleurs que dans la vocation vraiment unique du Solitaire, le secret ◀de▶ son échec humain ? D’autres reçoivent une autre vocation, épousent Régine, et la passion revit dans leur mariage, mais alors « en vertu de l’absurde ». Et ils s’étonnent chaque jour ◀de▶ leur bonheur.
(Ces choses-là sont trop simples et totales pour qu’un discours vienne mettre ses délais entre la question qu’elles nous posent et la réponse ◀de▶ notre vie.)
Le second thème que j’esquisserai n’est peut-être pas ◀d’▶une nature essentiellement hétérogène. Peut-être même doit-il être conçu comme un aspect particulier du mouvement ◀de▶ retour ◀de▶ la passion, tel que l’a décrit Kierkegaard.
Au sommet ◀de▶ l’ascension spirituelle qu’il nous raconte dans le langage ◀de▶ la plus ardente passion, saint Jean de la Croix connaît que l’âme atteint un état ◀de▶ présence parfaite à l’objet aimant ◀de▶ l’amour, et c’est ce qu’il nomme le mariage mystique. L’âme se comporte alors à l’endroit de son amour avec une sorte ◀d’▶indifférence quasi divine. Elle est au-delà du doute et ◀de▶ la distinction ressentie comme un déchirement ; elle ne désire plus rien que son amour ne veuille, elle est une avec lui dans la dualité, qui n’est plus qu’un dialogue ◀de▶ grâce et ◀d’▶obéissance. Et le désir ◀de▶ la plus haute passion se voit alors comblé sans cesse dans l’acte même ◀d’▶obéir, en sorte qu’il n’est plus en l’âme ◀de▶ brûlure, ni même ◀de▶ conscience ◀de▶ l’amour, mais seulement la sobriété heureuse ◀de▶ l’agir.
Dans l’analogie ◀de▶ la foi, l’on peut alors concevoir que la passion, née du mortel désir ◀d’▶union mystique, ne saurait être dépassée et accomplie que par la rencontre ◀d’▶un autre, par l’admission ◀de▶ sa vie étrangère, ◀de▶ sa personne à tout jamais distincte, mais qui offre une alliance sans fin, initiant un dialogue vrai. Alors l’angoisse comblée par la réponse, la nostalgie comblée par la présence cessent ◀d’▶appeler un bonheur sensible, cessent ◀de▶ souffrir, acceptent notre jour. Et alors le mariage est possible. Nous sommes deux dans le contentement.
Une dernière fois pourtant nous reprendrons un parti ◀de▶ sobriété. Les mariés ne sont pas des saints, et le péché n’est pas comme une erreur à laquelle on renoncerait un beau jour pour adopter une vérité meilleure. Nous sommes sans fin ni cesse dans le combat ◀de▶ la nature et ◀de▶ la grâce. Sans fin ni cesse, malheureux puis heureux. Mais l’horizon n’est plus le même. Une fidélité gardée au Nom ◀de▶ ce qui ne change pas comme nous, révèle peu à peu son mystère : c’est qu’au-delà ◀de▶ la tragédie, il y a de nouveau le bonheur. Un bonheur qui ressemble à l’ancien, mais qui n’appartient plus à la forme du monde, car c’est lui qui transforme le monde.