Livre VII
L’Amour action, ou de▶ ◀la▶ fidélité
1.
Nécessité ◀d’▶un parti pris
À ◀l’▶heure où cet ouvrage touche à sa conclusion, il me semble que son dessein ◀le▶ plus secret m’échappe encore. ◀L’▶aveu sera jugé insolite. Mais je pressens ◀d’▶assez profondes raisons ◀de▶ ◀le▶ consentir. J’ai voulu décrire ◀la▶ passion comme une entité historique, née dans un temps et dans des lieux déterminés, et sous des astres dont ◀le▶ cours est calculable. J’ai cru cerner ◀le▶ secret ◀de▶ son mythe. ◀La▶ découverte n’est pas négligeable. Mais peut-on décrire ◀la▶ passion ? On ne décrit pas une forme ◀d’▶existence sans y participer, fût-ce même par une révolte contre ◀la▶ décision dont elle est née. Et pour tout dire, j’ignore encore si cela peut avoir un sens : approuver ou rejeter ◀la▶ passion. Combien serait vaine ◀l’▶attitude intellectuelle qui se définirait elle-même comme une condamnation ◀de▶ ◀la▶ passion : il suffit, pour ◀l’▶apercevoir, ◀d’▶observer que ◀la▶ passion, quelle qu’elle soit, ne peut ni ne veut « avoir raison ». Contre elle, on a toujours raison, dès ◀l’▶instant qu’on parle raison. Car ◀l’▶homme ◀de▶ ◀la▶ passion est justement celui qui choisit ◀d’▶être dans son tort, aux yeux du monde, — et dans ce tort majeur, irrévocable, que signifie ◀le▶ choix ◀de▶ ◀la▶ mort contre ◀la▶ vie.
Et comment échapper au démon que ◀l’▶on fixe ? Pour attaquer ◀la▶ passion dans ◀l’▶amour, il faudrait développer une violence spirituelle qui tuât mieux que ◀la▶ passion ◀d’▶amour : celle au moins ◀de▶ ◀l’▶orthodoxie contre ◀l’▶hérésie primitive, mais encore plus agressive, sans doute, puisqu’il n’est plus question pour nous ◀de▶ recourir au bras séculier. (Sans compter que ◀la▶ Croisade, au total, fut un échec dont ◀la▶ passion sut profiter.) C’est qu’avant tout et après tout, à ◀l’▶origine et à ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ passion, il n’y a pas une « erreur » sur ◀l’▶homme ou Dieu — a fortiori pas une erreur « morale » — mais une décision fondamentale ◀de▶ ◀l’▶homme, qui veut être lui-même son dieu196. ◀La▶ passion brûle dans notre cœur sitôt que ◀le▶ serpent au sang-froid — ◀le▶ cynique pur — insinue sa promesse éternellement trahie : eritis sicut dei.
Infinie naïveté du moraliste qui prétendait détourner ◀l’▶homme ◀de▶ cette voie mortelle, divinisante, en lui « prouvant » qu’elle débouche dans sa perte ! En lui opposant toutes ◀les▶ raisons ◀de▶ ◀la▶ terre, et ◀les▶ conseils ◀de▶ tous nos arts ◀de▶ vivre, quand c’est ◀la▶ terre qui est méprisée, et ◀la▶ vie qui est ◀la▶ faute à racheter ! Mais tuer ◀l’▶homme avant qu’il se tue, et ◀le▶ tuer autrement qu’il ne veut ◀l’▶être, c’est bien ◀de▶ cela, ◀de▶ cela seul qu’il s’agit, pour qui veut surpasser ◀la▶ passion.
Quant à stériliser ◀le▶ milieu culturel où ◀la▶ passion plonge ses racines, il est probable que ◀l’▶État s’en chargera, c’est son hygiène. Il y a toutes ◀les▶ raisons ◀de▶ ◀le▶ prévoir, dans une époque où ◀l’▶on confond thérapeutique et sotériologie (lois ◀de▶ ◀l’▶hygiène et doctrine du salut). À vues humaines, ◀la▶ guérison ◀de▶ nos passions viendra de ◀l’▶État, ce Sauveur anonyme qui assumera ◀le▶ poids ◀de▶ toutes nos fautes, et ◀de▶ ◀la▶ faute initiale ◀de▶ vivre, pour ◀les▶ glorifier dans ◀la▶ guerre au nom de ◀l’▶innocence du Peuple !
Mais pour moi, ici et maintenant, ◀le▶ problème ne comporte pas ◀d’▶échappatoire dans ◀le▶ temps à venir.
S’il n’est peut-être pas possible à ◀l’▶homme — à un homme déterminé — ◀de▶ connaître ses propres désirs et ◀de▶ sonder en vérité ses préférences ◀les▶ plus secrètes, du moins peut-il connaître ses actions, et reconnaître à leurs effets ◀les▶ décisions qu’il a risquées. C’est donc un parti pris tout personnel que je vais tenter ◀de▶ définir maintenant, et après coup, tel que je ◀le▶ reconnais dans ma vie. Et ce n’est à aucun degré une solution que je propose. Car outre qu’une telle solution probablement n’existe pas, si elle existait ce serait pour moi seul : on ne se décide jamais que pour son compte, — et ◀le▶ reste est indiscrétion. Mais je ne pouvais écrire un livre entier sur ◀la▶ passion sans achever ma description par ce trait qui enfin ◀la▶ situe, non dans ◀l’▶abstrait où ◀la▶ passion ne peut exister — et alors en parler n’est qu’une farce — mais dans ◀le▶ choix qui détermine une existence.
2.
Critique du mariage
Si je ne vois pas ◀de▶ raison qui tienne contre ◀la▶ passion véritable, il m’apparaît en second lieu que ◀la▶ raison n’est guère plus efficace pour légitimer ◀le▶ mariage ; et que ◀les▶ arguments ◀les▶ plus divers que lui opposent ◀les▶ meilleurs esprits demeurent absolument valables.
◀De▶ tout temps, ◀les▶ raisons du philistin ont eu mauvaise conscience devant ◀les▶ ironies du romantique. Mais elles sont mises en pleine déroute par ◀la▶ simple véracité. ◀La▶ fameuse « paix du foyer » n’existe guère qu’au niveau ◀d’▶une certaine éloquence moyenne, politicienne, bourgeoise ou édifiante. Tolstoï, lui, ◀la▶ décrit comme un « enfer ». Et je lui fais un plus large crédit ! Étant donné que ◀les▶ humains des deux sexes, pris un à un, sont généralement des coquins, pourquoi seraient-ils des anges une fois appariés ? Ignore-t-on ◀la▶ réalité, ou n’a-t-on rien à dire de plus sérieux ? Poussez ◀le▶ première porte venue ! Ce silence que ◀l’▶épouse est censée ménager autour du vaillant travailleur qui rentre ◀le▶ soir, harassé, se retremper dans ◀la▶ paix familiale, vous verrez que cela va, neuf fois sur dix, ◀de▶ ◀l’▶agitation des petits soins à ◀la▶ criaillerie délirante. Enregistrez sur disque, au hasard, un ◀de▶ ces entretiens « paisibles » qui agrémentent ◀le▶ « foyer domestique » ◀d’▶un bourgeois ou ◀d’▶un ouvrier : ◀la▶ censure pour un coup trouverait à se justifier.
Oui, ◀les▶ romantiques ont raison ; et ◀les▶ réalistes ont raison ; et ◀les▶ clercs aussi ont raison, quand ils déclarent au nom de leur vocation qu’il faut choisir ◀de▶ faire des livres ou des enfants : aut liberi aut libri disait Nietzsche.
Et Kierkegaard a raison plus qu’eux tous, lui qui d’abord exalte ◀la▶ passion, comme étant ◀la▶ suprême valeur du « stade esthétique » ◀de▶ ◀la▶ vie ; puis ◀la▶ surmonte en exaltant ◀le▶ mariage, suprême valeur du « stade éthique » (c’est ◀la▶ « plénitude du temps ») ; puis condamne enfin ce mariage, suprême obstacle du « stade religieux », puisqu’il nous lie au temps, précisément, quand ◀la▶ foi veut ◀l’▶éternité ! Que répondre à cet homme qu’il n’ait déjà mieux dit ? Il a su louer ◀le▶ philistin et ◀le▶ romantique, et leur donner raison au point ◀de▶ leur faire honte ◀d’▶avoir parfois douté ◀d’▶eux-mêmes ; mais à ◀la▶ fin il n’écrase pas seulement ce philistin qui se contente ◀d’▶épouser ◀la▶ veuve du brasseur, ou ce jeune fou qui aime ◀la▶ fille du roi, mais ◀l’▶homme pieux qui estimait que ◀la▶ religion devait être un amour heureux, un mariage avec sa vertu. Car ◀l’▶amour du pécheur pour Dieu est « essentiellement malheureux », et cette passion chrétienne est ◀la▶ seule vérité, et tous nos « devoirs » humains (dont ◀le▶ bonheur) ne peuvent que nous en détourner. Kierkegaard condamna d’abord ◀les▶ pasteurs qui refusaient ◀le▶ célibat ; puis Luther et Calvin, tous deux mariés ; puis ◀les▶ Pères pour avoir loué ◀le▶ mariage ; enfin saint Paul, pour ◀l’▶avoir toléré… (Seul ◀le▶ Christ a vécu en chrétien !) Et comment réfuter ce furieux ? ◀Les▶ incroyants sont renvoyés aux arguments des romantiques, qui valent contre leur moralisme ; et ◀les▶ croyants aux arguments ◀de▶ saint Paul, qui valent contre leur humanisme. Que dit ◀l’▶Apôtre ?
Je pense qu’il est bon pour ◀l’▶homme ◀de▶ ne point toucher ◀de▶ femme. Toutefois, pour éviter ◀l’▶impudicité, que chacun ait sa femme, et que chaque femme ait son mari… ◀La▶ femme n’a pas autorité sur son propre corps, mais c’est ◀le▶ mari ; et pareillement, ◀le▶ mari n’a pas autorité sur son propre corps, mais c’est ◀la▶ femme. Ne vous privez pas l’un ◀de▶ l’autre, si ce n’est ◀d’▶un commun accord pour un temps, afin de vaquer à ◀la▶ prière ; puis retournez ensemble ◀de▶ peur que Satan ne vous tente par votre incontinence. Je dis cela par condescendance, je n’en fais pas un ordre… Car il vaut mieux se marier que ◀de▶ brûler… Que chacun marche selon ◀la▶ part que ◀le▶ Seigneur lui a faite, selon ◀l’▶appel qu’il a reçu ◀de▶ Dieu… Que chacun, frères, demeure devant Dieu dans ◀l’▶état où il était lorsqu’il a été appelé (vierge ou marié)… usant du monde comme n’en usant pas, car ◀la▶ figure ◀de▶ ce monde passe. (I, Cor., 7, 1-32.)
Et voici ◀le▶ coup ◀de▶ grâce :
Celui qui n’est pas marié s’inquiète des choses du Seigneur, des moyens ◀de▶ plaire au Seigneur, et celui qui est marié s’inquiète des choses du monde, des moyens ◀de▶ plaire à sa femme. (v. 32).
Tout ce qu’on peut dire contre ◀le▶ mariage est vrai, par conséquent doit être dit, soit du point de vue des romantiques — si ◀l’▶on croit à Iseut —, soit du point de vue du clerc parfait — si ◀l’▶on croit à son œuvre —, soit du point de vue spirituel pur, pour ceux qui croient.
Il n’est possible alors ◀d’▶affirmer ◀le▶ mariage qu’au-delà des deux premières critiques et en chemin vers la troisième, c’est-à-dire en maintenant sans cesse présente ◀l’▶exigence inhumaine ◀de▶ perfection, comme une question perpétuelle, un aiguillon qui empêche ◀de▶ retomber sous ◀le▶ coup des objections humaines.
Si j’oublie cet au-delà du mariage, mais aussi ◀de▶ tout ordre humain, qui s’appelle ◀le▶ Royaume ◀de▶ Dieu (« Il n’y aura plus ni hommes ni femmes »), je borne ma vision et mon espoir à une perfection relative, à ◀l’▶équilibre dans ◀l’▶imperfection que représente ◀le▶ mariage. Alors, si je ne puis ◀l’▶atteindre, il ne me reste que ◀la▶ révolte contre ma condition ◀de▶ créature ; et au contraire, si je ◀l’▶atteins trop aisément, je deviendrai ◀le▶ philistin que dénoncent ◀les▶ romantiques, ou ◀l’▶homme moral pris dans ◀les▶ rets sociaux, et incapable désormais ◀de▶ concevoir ◀les▶ vérités « cruelles » ◀de▶ ◀l’▶esprit, dont parle Nietzsche.
Mais si je sais que ◀l’▶Apôtre a raison, et si je ◀l’▶accepte, je considère alors ◀l’▶équilibre imparfait du mariage dans une perspective ouverte et dans ◀l’▶attente — heureuse ou malheureuse — du parfait. Je sais que je tente une entreprise folle (et en même temps toute naturelle !) pour vivre ◀le▶ parfait dans ◀l’▶imparfait. Mais je sais néanmoins que cet effort porte en lui-même une vérité imperturbable s’il témoigne sans cesse en faveur de ce qui transcende tout résultat, même excellent.
3.
Le mariage comme décision
Si ◀l’▶on songe à ce que signifie ◀le▶ choix ◀d’▶une femme pour toute ◀la▶ vie, ◀l’▶on en vient à cette conclusion : choisir une femme, c’est parier.
Or ◀la▶ sagesse populaire et bourgeoise recommande au jeune homme ◀de▶ « réfléchir » avant de prendre une décision : elle ◀l’▶entretient ainsi dans ◀l’▶illusion que ◀le▶ choix ◀d’▶une femme dépend ◀d’▶un certain nombre ◀de▶ raisons qu’il serait possible ◀de▶ peser. Cette erreur du bon sens est tout à fait grossière. Vous aurez beau tenter ◀de▶ mettre au départ toutes ◀les▶ chances ◀de▶ votre côté — et je suppose que ◀la▶ vie vous laisse ◀le▶ temps ◀de▶ calculer — jamais vous ne pourrez prévoir votre future évolution, et encore moins celle ◀de▶ ◀l’▶épouse choisie, encore bien moins celle du couple formé. ◀Les▶ facteurs mis en jeu sont trop hétéroclites. À supposer que vous puissiez ◀les▶ calculer dans ◀le▶ présent (comme si leur nombre était fini) et que vous disposiez ◀d’▶une telle science ◀de▶ ◀l’▶humain que leurs valeurs vous soient connues et leur hiérarchie évidente, encore ne sauriez-vous prévoir ◀la▶ fin ◀d’▶une union faite en connaissance ◀de▶ causes. Il a fallu, dit-on, des millénaires à ◀la▶ nature pour sélectionner ◀les▶ espèces qui nous paraissent adaptées. Et nous aurions ◀la▶ prétention ◀de▶ résoudre ◀d’▶un coup, en une seule vie, ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶adaptation ◀de▶ deux êtres physiques et moraux des plus hautement organisés ! (C’est pourtant à cette utopie qu’obéit sans ◀le▶ savoir ◀le▶ mal marié, lorsqu’il se persuade qu’un second ou qu’un troisième essai ◀le▶ rapprochera sensiblement ◀de▶ son « bonheur ». Alors que tout nous montre que cent-mille essais ne seraient pas encore assez pour constituer les premiers éléments, tout balbutiants et empiriques, ◀d’▶une science du « mariage heureux ».) Il faut ◀le▶ reconnaître honnêtement : ◀le▶ problème qui nous est posé par ◀la▶ nécessité pratique du mariage apparaît ◀d’▶autant plus insoluble que ◀l’▶on tient davantage à ◀le▶ « résoudre » au sens rationnel ◀de▶ ce terme.
Certes, il y a du sophisme dans mon raisonnement : car tout se passe ◀d’▶ordinaire comme si ◀le▶ bonheur des époux dépendait en réalité ◀d’▶un nombre fini ◀de▶ facteurs : caractère, beauté, fortune, rang social… Mais pour peu que se précisent ◀les▶ exigences individuelles197, ces données extérieures perdent en importance, et ◀les▶ impondérables deviennent décisifs. ◀Le▶ sophisme est alors du côté du bon sens, qui recommandait un choix mûri et raisonné, selon des critères impersonnels.
Mais enfin ce n’est pas ◀l’▶erreur logique qui est grave, c’est ◀l’▶erreur morale qu’elle suppose. Lorsqu’on incite ◀les▶ jeunes fiancés à calculer leurs chances ◀de▶ bonheur, on détourne leur attention du problème proprement éthique. En tentant ◀de▶ réduire ou ◀de▶ dissimuler ◀le▶ caractère ◀de▶ pari que revêt objectivement un choix ◀de▶ cet ordre, on donne à croire que tout se ramène à une sagesse, à un savoir ; et non pas à une décision. Or ce savoir ne pouvant être qu’imparfait, et provisoire, devrait se doubler ◀d’▶une garantie. Et ◀la▶ seule garantie concevable est dans ◀la▶ force ◀de▶ ◀la▶ décision en vertu de laquelle on s’engage pour toute ◀la▶ vie « advienne que pourra ». Mais justement cette décision comme telle paraît secondaire ou superflue dans ◀la▶ mesure où ◀l’▶on se persuade qu’il s’agit avant tout ◀de▶ calcul.
◀D’▶où je conclus qu’il serait plus conforme à ◀l’▶essence du mariage, et au réel, ◀d’▶enseigner aux jeunes gens que leur choix relève toujours ◀d’▶une sorte ◀d’▶arbitraire, dont ils s’engagent à assumer ◀les▶ suites, heureuses ou non. Ce n’est pas là un éloge du « coup ◀de▶ tête » : car tant que ◀l’▶on peut calculer, j’admets qu’il est stupide ◀de▶ s’en priver. Mais je dis que ◀la▶ garantie ◀d’▶une union raisonnable dans ◀les▶ apparences n’est jamais dans ces apparences. Elle est dans ◀l’▶événement irrationnel ◀d’▶une décision prise en dépit de tout, et qui fonde une nouvelle existence, initiant un risque nouveau.
Écartons tout malentendu : irrationnel ne signifie nullement sentimental.
Choisir une femme pour en faire son épouse, ce n’est pas dire à Mlle Untel : « Vous êtes ◀l’▶idéal ◀de▶ mes rêves, vous comblez et au-delà tous mes désirs, vous êtes ◀l’▶Iseut toute belle et désirable — et munie ◀d’▶une dot adéquate — dont je veux être ◀le▶ Tristan. » Car ce serait là mentir et ◀l’▶on ne peut rien fonder qui dure sur ◀le▶ mensonge. Il n’y a personne au monde qui puisse me combler : à peine comblé je changerais ! Choisir une femme pour en faire son épouse, c’est dire à Mlle Untel : « Je veux vivre avec vous telle que vous êtes. » Car cela signifie en vérité : c’est vous que je choisis pour partager ma vie, et voilà ◀la▶ seule preuve que je vous aime.
(Vraiment, pour dire : Ce n’est que cela ! — comme ◀le▶ diront beaucoup de jeunes gens qui s’attendent, en vertu du mythe, à je ne sais quels transports divins — il faut n’avoir connu que peu de solitude et peu ◀d’▶angoisse, très peu de solitaire angoisse.)
Seule une décision ◀de▶ cet ordre, irrationnelle mais non sentimentale, sobre mais sans aucun cynisme, peut servir ◀de▶ point ◀de▶ départ à une fidélité réelle ; et je ne dis pas à une fidélité qui soit une recette ◀de▶ « bonheur », mais bien à une fidélité qui soit possible, n’étant pas compromise en germe par un calcul forcément inexact.
4.
Sur ◀la▶ fidélité
On fausse ◀l’▶éthique du mariage en faisant ◀de▶ ◀la▶ promesse ◀de▶ fidélité un problème, alors que ◀le▶ problème ne devrait se poser qu’à partir de cette promesse, considérée comme absolue. ◀La▶ problématique du mariage n’est pas du cur, mais du quomodo. « ◀L’▶éthique ne commence pas, dit Kierkegaard, dans une ignorance qu’il faudrait muer en savoir, mais dans un savoir qui exige sa réalisation. » Ce n’est pas ◀l’▶engagement qui est problématique, mais ◀les▶ conséquences qu’il entraîne. (De même on fausse ◀la▶ théologie en partant du « problème ◀de▶ Dieu » — exactement comme si ◀l’▶on ne croyait pas — alors que ◀le▶ seul vrai problème est ◀de▶ savoir comment Lui obéir.)
Car ◀la▶ fidélité est sans raisons — ou elle n’est pas — comme tout ce qui porte une chance ◀de▶ grandeur. (Comme ◀la▶ passion !)
◀Les▶ moralistes et certains sociologues ont essayé ◀de▶ prouver que ◀la▶ monogamie est naturelle, et de plus qu’elle est salutaire. Cela se discute à ◀l’▶infini. Et cela nous sera des plus utiles dès que ◀les▶ hommes se régleront sur ◀la▶ raison et ◀l’▶intérêt : quand ils n’auront plus ◀de▶ passions, quand ils cesseront ◀de▶ préférer ◀l’▶erreur comme telle, quand ils cesseront ◀de▶ mériter cet inquiétant nom ◀d’▶homme, au sens actuel.
Car pour ceux du siècle présent, je pense que ◀la▶ fidélité se définit comme ◀la▶ moins naturelle des vertus, et ◀la▶ plus désavantageuse pour ◀le▶ « Bonheur ». À leurs yeux et dans leur langage, ◀la▶ fidélité conjugale est ◀le▶ succès ◀d’▶un effort « inhumain ». Leur revendication fondamentale, leur religion ◀de▶ ◀la▶ Vie, s’y oppose diamétralement. Ils considèrent ◀la▶ fidélité comme une discipline imposée (aux humeurs et désirs spontanés) par un absurde et cruel parti pris ; ou comme une abstention prudente… Ou encore ils y voient ◀l’▶effet ◀d’▶une impuissance à vivre largement, ◀d’▶un goût mesquin pour ◀le▶ confort et ◀le▶ conforme ; ◀d’▶un défaut ◀d’▶imagination ; ◀d’▶une timidité méprisable ; ◀d’▶un calcul ◀d’▶intérêt sordide… ◀L’▶habitude des modernes, leur nature acquise, c’est ◀d’▶exploiter chaque situation au maximum et pour elle-même, sans plus se référer à rien qui « juge » et qui « mesure » ◀la▶ jouissance qu’on en tire. Seul un respect acquis ◀de▶ ◀l’▶ordre social soutient encore, en fait, ◀l’▶idée ◀de▶ fidélité. Mais ◀l’▶obstacle n’est pas sérieux, on ◀le▶ tourne ◀de▶ tous ◀les▶ côtés. Voyez ◀les▶ excuses invoquées par ◀le▶ mari qui trompe sa femme ; il dit tantôt : « Cela n’a pas ◀d’▶importance, cela ne change rien à nos rapports, c’est une passade, une erreur sans lendemain, » et tantôt : « C’est tellement vital pour moi, tellement plus important que toutes vos petites morales et garanties ◀de▶ bonheur bourgeois ! » Du cynisme au tragique romantique, il n’y a pas ◀de▶ contradiction profonde, nous ◀l’▶avons vu198. Dans ◀les▶ deux cas, il s’agit ◀de▶ s’évader hors de tout engagement concret, considéré comme une odieuse limitation.
Pour moi, renonçant d’emblée à toute apologie rationaliste ou hédoniste, je ne parlerai que ◀d’▶une fidélité observée en vertu de ◀l’▶absurde, parce qu’on s’y est engagé, simplement, et que c’est un fait absolu, sur quoi se fonde ◀la▶ personne même des époux.
Il faut bien voir que cette fidélité est à contre-courant des valeurs aujourd’hui vénérées par presque tous. Elle représente ◀le▶ plus profond non-conformisme. Elle nie ◀la▶ croyance commune en ◀la▶ valeur révélatrice du spontané et ◀de▶ ◀la▶ multiplicité des expériences. Elle nie que ◀l’▶être aimé doive réunir, pour être ou pour rester aimable, ◀le▶ plus grand nombre ◀de▶ qualités possible. Elle nie que ◀le▶ but ◀de▶ ◀la▶ fidélité soit ◀le▶ bonheur. Elle affirme scandaleusement que c’est avant tout ◀l’▶obéissance, et en second lieu ◀la▶ volonté ◀de▶ faire une œuvre. Car ◀la▶ fidélité n’est pas du tout une espèce ◀de▶ conservatisme. Elle est plutôt une construction. « Absurde » au moins autant que ◀la▶ passion, elle se distingue ◀de▶ ◀la▶ passion par un refus constant ◀de▶ subir ses rêves, par un besoin constant ◀d’▶agir pour ◀l’▶être aimé, par une constante prise sur ◀le▶ réel, qu’elle cherche à dominer, non pas à fuir.
Je dis qu’une telle fidélité fonde ◀la▶ personne. Car ◀la▶ personne se manifeste comme une œuvre, au sens ◀le▶ plus large du terme. Elle s’édifie à la manière d’une œuvre, à ◀la▶ faveur ◀d’▶une œuvre, et aux mêmes conditions, dont la première est ◀la▶ fidélité à quelque chose qui n’était pas, mais que ◀l’▶on crée.
Personne, œuvre et fidélité : ◀les▶ trois mots ne sont point séparables ou concevables isolément. Et tous ◀les▶ trois supposent un parti pris199, une attitude fondamentale ◀de▶ créateur.
Ainsi, dans ◀la▶ plus humble vie, ◀la▶ promesse ◀de▶ fidélité introduit une chance ◀de▶ faire œuvre, et ◀de▶ s’élever au plan ◀de▶ ◀la▶ personne. (À condition bien entendu que cette promesse ne soit pas faite pour des « raisons » que ◀l’▶on se réserve ◀de▶ répudier un jour, quand elles cesseront ◀de▶ paraître raisonnables ! Si ◀la▶ promesse du mariage est ◀le▶ type même ◀de▶ ◀l’▶acte sérieux, c’est dans ◀la▶ mesure où elle est faite une fois pour toutes. Seul ◀l’▶irrévocable est sérieux.) Toute vie, fût-elle ◀la▶ plus déshéritée, détient sa chance immédiate ◀de▶ grandeur, et c’est dans ◀la▶ fidélité a absurde » qu’elle pourra ◀la▶ réaliser : quand il y aurait toutes ◀les▶ raisons du monde ◀de▶ dire oui à cette passion éblouissante, — dire non en vertu de ◀l’▶absurde, en vertu d’une promesse ancienne, ◀d’▶une déraison humaine, ◀d’▶une raison ◀de▶ foi, ◀d’▶une promesse faite à Dieu, gagée par Dieu… (Et peut-être, plus tard, après coup, ◀l’▶homme découvre que ◀la▶ folie du sacrifice consenti était ◀la▶ plus grande sagesse ; et que ◀le▶ bonheur qu’il a renoncé lui est rendu, comme Isaac fut rendu à Abraham. Mais alors il n’y songeait pas ! Et il se peut aussi que rien ne compense ◀la▶ perte : nous sommes ici dans un ordre ◀de▶ grandeur où nos mesures et nos équivalences n’ont plus cours.)
Mais savons-nous encore imaginer une grandeur qui n’ait rien ◀de▶ romantique ? Et qui soit ◀le▶ contraire ◀d’▶une ardeur exaltée ? ◀La▶ fidélité dont je parle est une folie, mais ◀la▶ plus sobre et quotidienne. Une folie ◀de▶ sobriété qui mime assez bien ◀la▶ raison — et qui n’est pas un héroïsme, ni un défi, mais une patiente et tendre application.
◀Le▶ contraire absolu ◀de▶ toute littérature, ◀de▶ tout lyrisme, au sens moderne ◀de▶ ces mots…
Cependant, tout n’est pas encore clair. Tristan lui aussi fut fidèle ! Et toute passion véritable est fidèle. (Pour ne rien dire des successives fidélités ◀de▶ nos « liaisons », et ◀de▶ tous ces Tristans qui ne sont au vrai que des Don Juan au ralenti). Où est alors ◀la▶ différence ? Et ◀le▶ mari fidèle, ne serait-ce pas simplement celui qui a reconnu dans sa femme une Iseut ?
Lorsque ◀l’▶amant ◀de▶ ◀la▶ légende manichéenne a traversé ◀les▶ grandes épreuves ◀d’▶initiation, souvenez-vous ◀de▶ ◀la▶ « jeune fille éblouissante » qui ◀l’▶accueille par ces paroles : « Je suis toi-même ! » Ainsi ◀de▶ ◀la▶ fidélité du mythe, et ◀de▶ Tristan. C’est un narcissisme mystique, mais qui s’ignore, naturellement, et qui croit être un vrai amour pour l’autre. ◀L’▶analyse des légendes courtoises nous a révélé que Tristan n’aime pas Iseut mais ◀l’▶amour même, et au-delà ◀de▶ cet amour, ◀la▶ mort, c’est-à-dire ◀la▶ seule délivrance du moi coupable et asservi. Tristan n’est pas fidèle à une promesse, ni à cet être symbolique, ce beau prétexte qui s’appelle Iseut, mais à sa plus profonde et secrète passion. ◀Le▶ mythe s’empare ◀de▶ ◀l’▶« instinct ◀de▶ mort » inséparable ◀de▶ toute vie créée, et il ◀le▶ transfigure en lui donnant un but essentiellement spirituel. Se détruire, mépriser son bonheur, c’est alors une manière ◀de▶ se sauver et ◀d’▶accéder à une vie supérieure, ◀la▶ « joie suprême » ◀d’▶Isolde agonisante. Fidélité qui consume ◀la▶ vie, mais qui consume aussi ◀la▶ faute, et divinise un moi purifié, « innocent » !
◀De▶ ces origines mystiques, ◀la▶ « fidélité passionnée » n’a gardé parmi nous que ◀l’▶illusion ◀d’▶accéder à une vie plus ardente. Mais ◀l’▶empire ◀de▶ cette illusion trahit encore ◀l’▶obscure survivance ◀de▶ ◀la▶ religion primitive. Religion antérieure à notre « instinct » moderne, et qui détient ◀l’▶intime secret ◀de▶ ◀la▶ passion, au-delà ◀de▶ ce que ◀les▶ psychologues peuvent y lire.
« Notre engagement n’était pas pris pour ce monde », écrivait Novalis songeant à sa fiancée perdue. C’est ◀l’▶émouvante formule ◀de▶ ◀la▶ fidélité courtoise ; une négation sans retour ◀de▶ ◀la▶ vie. Mais ◀la▶ fidélité dans ◀le▶ mariage est au contraire un engagement absolument pris pour ce monde. Partant ◀d’▶une déraison « mystique » (si ◀l’▶on veut), indifférente, sinon hostile au bonheur et à ◀l’▶instinct vital, elle exige un retour au monde réel, tandis que ◀la▶ fidélité courtoise ne signifiait qu’une évasion. Dans ◀le▶ mariage, c’est à l’autre d’abord, et non pas à son moi d’abord, que celui qui aime voue sa fidélité. Et tandis que ◀la▶ fidélité ◀de▶ Tristan était un perpétuel refus, une volonté ◀d’▶exclure et ◀de▶ nier ◀la▶ création dans sa diversité, ◀d’▶empêcher ◀le▶ monde ◀d’▶envahir ◀l’▶âme, ◀la▶ fidélité des époux est ◀l’▶accueil ◀de▶ ◀la▶ créature, ◀la▶ volonté ◀d’▶accepter l’autre tel qu’il est, dans son intime singularité. Insistons : ◀la▶ fidélité dans ◀le▶ mariage ne peut pas être cette attitude négative qu’on imagine habituellement ; elle ne peut être qu’une action. Se contenter ◀de▶ ne pas tromper sa femme serait une preuve ◀d’▶indigence et non ◀d’▶amour. ◀La▶ fidélité veut bien plus : elle veut ◀le▶ bien ◀de▶ ◀l’▶être aimé, et lorsqu’elle agit pour ce bien, elle crée devant elle ◀le▶ prochain. Et c’est alors par ce détour, à travers l’autre, que ◀le▶ moi rejoint sa personne — au-delà ◀de▶ son propre bonheur. Ainsi ◀la▶ personne des époux est une mutuelle création, elle est ◀le▶ double aboutissement ◀de▶ « ◀l’▶amour-action ». Ce qui niait ◀l’▶individu et son naturel égoïsme, c’est cela qui édifie ◀la▶ personne. À ce terme, on découvrira que ◀la▶ fidélité dans ◀le▶ mariage est ◀la▶ loi ◀d’▶une vie nouvelle ; et non point ◀de▶ ◀la▶ vie naturelle (ce serait ◀la▶ polygamie) — et non plus ◀de▶ ◀la▶ vie pour ◀la▶ mort (c’était ◀la▶ passion ◀de▶ Tristan).
◀L’▶amour fidèle ◀de▶ Tristan détruisait son bonheur et sa vie pour témoigner en faveur de ◀la▶ Nuit, c’est-à-dire du moi glorifié. ◀L’▶amour fidèle dans ◀le▶ mariage chrétien témoigne que ◀la▶ volonté ◀de▶ Dieu, même quand elle ruine notre bonheur, est salutaire.
◀L’▶amour ◀de▶ Tristan et ◀d’▶Iseut c’était ◀l’▶angoisse ◀d’▶être deux ; et son aboutissement suprême, c’était ◀la▶ chute dans ◀l’▶illimité, au sein de ◀la▶ Nuit où s’effacent ◀les▶ formes, ◀les▶ visages, ◀les▶ destins singuliers : « Non plus ◀d’▶Isolde, plus ◀de▶ Tristan, plus aucun nom qui nous sépare ! » Il faut que l’autre cesse ◀d’▶être l’autre, donc ne soit plus, pour qu’il cesse ◀de▶ me faire souffrir, et qu’il n’y ait plus que « moi-le-monde » !
Mais ◀l’▶amour du mariage est ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶angoisse, ◀l’▶acceptation ◀de▶ ◀l’▶être limité, aimé parce qu’il m’appelle à ◀le▶ créer, et qu’il se tourne avec moi vers ◀le▶ jour afin d’attester notre alliance.
Une vie qui m’est alliée — pour toute ◀la▶ vie, voilà ◀le▶ miracle du mariage. Une vie qui ne veut plus que mon bien, parce qu’il est confondu avec le sien : et si ce n’était pour toute ◀la▶ vie, ce serait encore une menace. (Il y a toujours une telle menace dans ◀l’▶échange ◀de▶ plaisir ◀d’▶une « liaison ».) Mais combien ◀d’▶hommes savent-ils ◀la▶ différence entre une obsession que ◀l’▶on subit et un destin que ◀l’▶on assume ?
5.
Éros sauvé par Agapè
Alors ◀l’▶amour ◀de▶ charité, ◀l’▶amour chrétien, qui est Agapè, paraît enfin dans sa pleine stature : il est ◀l’▶affirmation ◀de▶ ◀l’▶être. Et c’est Éros, ◀l’▶amour-passion, ◀l’▶amour païen, qui a répandu dans notre monde occidental ◀le▶ poison ◀de▶ ◀l’▶ascèse idéaliste — tout ce qu’un Nietzsche injustement reproche au christianisme. C’est Éros, et non pas Agapè, qui a glorifié notre instinct ◀de▶ mort, et qui a voulu ◀l’▶« idéaliser ». Mais Agapè se venge ◀d’▶Éros en ◀le▶ sauvant. Car Agapè ne sait pas détruire et ne veut pas même détruire ce qui détruit.
Je ne veux pas ◀la▶ mort du pécheur, mais sa vie.
Éros s’asservit à ◀la▶ mort parce qu’il veut exalter ◀la▶ vie au-dessus ◀de▶ notre condition finie et limitée ◀de▶ créatures. Ainsi ◀le▶ même mouvement qui fait que nous adorons ◀la▶ vie nous précipite dans sa négation. C’est ◀la▶ profonde misère, ◀le▶ désespoir ◀d’▶Éros, sa servitude inexprimable : — en ◀l’▶exprimant, Agapè ◀l’▶en délivre. Agapè sait que ◀la▶ vie terrestre et temporelle ne mérite pas ◀d’▶être adorée, ni même tuée, mais peut être acceptée dans ◀l’▶obéissance à ◀l’▶Éternel. Car après tout c’est ici-bas que notre sort se joue. C’est sur ◀la▶ terre qu’il faut aimer et recevoir ◀le▶ pardon. Au-delà, il n’y aura pas ◀la▶ Nuit divinisante, mais ◀le▶ Jugement du Créateur.
◀L’▶homme naturel ne pouvait pas ◀l’▶imaginer. Il était donc condamné à croire Éros, c’est-à-dire à se confier dans son désir ◀le▶ plus puissant, à lui demander ◀la▶ délivrance. Et ◀l’▶Éros ne pouvait ◀le▶ conduire qu’à ◀la▶ mort. Mais ◀l’▶homme qui croit à ◀la▶ révélation ◀de▶ ◀l’▶Agapè voit soudain ◀le▶ cercle s’ouvrir : il est délivré par ◀la▶ foi ◀de▶ sa religion naturelle. Il peut maintenant espérer autre chose, il sait qu’il est une autre délivrance du péché.
Et voici que ◀l’▶Éros à son tour se voit relevé ◀de▶ sa fonction mortelle et délivré ◀de▶ son destin. Dès qu’il cesse ◀d’▶être un dieu, il cesse ◀d’▶être un démon 200. Et il retrouve sa juste place dans ◀l’▶économie provisoire ◀de▶ ◀la▶ Création, ◀de▶ ◀l’▶humain.
◀Le▶ païen ne pouvait autrement que ◀de▶ faire un dieu ◀de▶ ◀l’▶Éros : c’était son pouvoir ◀le▶ plus fort, ◀le▶ plus dangereux et ◀le▶ plus mystérieux, ◀le▶ plus profondément lié au fait ◀de▶ vivre. Toutes ◀les▶ religions païennes divinisent ◀le▶ Désir. Toutes cherchent un appui et un salut dans ◀le▶ Désir, qui devient aussitôt, et par là même, ◀le▶ pire ennemi ◀de▶ ◀la▶ vie, ◀la▶ séduction du Rien. Mais dès lors que ◀le▶ Verbe s’est fait chair et qu’il nous a parlé en mots humains, nous avons appris cette nouvelle : ce n’est pas ◀l’▶homme qui doit se délivrer lui-même, c’est Dieu qui ◀l’▶a aimé le premier, et qui s’est approché ◀de▶ lui. ◀Le▶ salut n’est plus au-delà, toujours plus haut, dans ◀l’▶ascension interminable du Désir qui consume ◀la▶ vie, mais ici-bas, dans ◀l’▶obéissance à ◀la▶ Parole.
Et qu’aurions-nous alors à craindre du désir ? Cela seulement : qu’il nous détourne ◀d’▶obéir. Mais il perd sa puissance absolue quand nous cessons ◀de▶ ◀le▶ diviniser. Et c’est ce qu’atteste ◀l’▶expérience ◀de▶ ◀la▶ fidélité dans ◀le▶ mariage. Car cette fidélité se fonde justement sur ◀le▶ refus initial et juré ◀de▶ « cultiver » ◀les▶ illusions ◀de▶ ◀la▶ passion, ◀de▶ leur rendre un culte secret, et ◀d’▶en attendre un mystérieux surcroît ◀de▶ vie.
J’essaierai ◀de▶ ◀le▶ faire concevoir par ◀l’▶examen ◀d’▶un fait connu. ◀Le▶ christianisme a proclamé ◀l’▶égalité parfaite des sexes, et cela ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus précise :
◀La▶ femme n’a pas autorité sur son propre corps, mais c’est ◀le▶ mari ; et pareillement ◀le▶ mari n’a pas autorité sur son propre corps, mais c’est ◀la▶ femme. (I. Cor., 7.)
◀La▶ femme étant ◀l’▶égale ◀de▶ ◀l’▶homme, elle ne peut donc être « ◀le▶ but ◀de▶ ◀l’▶homme »201. En même temps, elle échappe à ◀l’▶abaissement bestial qui tôt ou tard est ◀la▶ rançon ◀d’▶une divinisation ◀de▶ ◀la▶ créature. Mais cette égalité ne doit pas être entendue au sens moderne et revendicateur. Elle procède du mystère ◀de▶ ◀l’▶amour. Elle n’est que ◀le▶ signe et ◀la▶ démonstration du triomphe ◀d’▶Agapè sur Éros. Car ◀l’▶amour réellement réciproque exige et crée ◀l’▶égalité ◀de▶ ceux qui s’aiment. Dieu manifeste son amour pour ◀l’▶homme en exigeant que ◀l’▶homme soit saint comme Dieu est saint. Et ◀l’▶homme témoigne ◀de▶ son amour pour une femme en ◀la▶ traitant comme une personne humaine totale, — non comme une fée ◀de▶ ◀la▶ légende, mi-déesse mi-bacchante, rêve et sexe.
Mais remontons ◀de▶ ces prémisses générales à ◀la▶ psychologie ◀la▶ plus concrète ◀de▶ ◀la▶ relation des égaux. ◀L’▶exercice ◀de▶ ◀la▶ fidélité envers une femme accoutume à considérer ◀les▶ autres femmes ◀d’▶une manière tout à fait nouvelle, inconnue du monde ◀de▶ ◀l’▶Éros : comme des personnes, non plus comme des reflets ou des objets. Cet « exercice spirituel » développe des facultés neuves ◀de▶ jugement, ◀de▶ possession ◀de▶ soi et ◀de▶ respect202. Au contraire de ◀l’▶homme érotique, ◀l’▶homme ◀de▶ ◀la▶ fidélité ne cherche plus à voir dans une femme seulement ce corps intéressant ou désirable, seulement ce geste involontaire ou cette expression fascinante, mais il pressent, à peine tenté, ◀le▶ mystère difficile et grave ◀d’▶une existence autonome, étrangère, ◀d’▶une vie totale dont il n’a désiré vraiment qu’un illusoire ou fugitif aspect, projeté peut-être par sa seule rêverie. Ainsi ◀la▶ tentation se dissipe, déconcertée, au lieu de se faire obsédante, et ◀la▶ fidélité se garantit par ◀la▶ lucidité qu’elle développe. ◀L’▶empire du mythe faiblit ◀d’▶autant ; et s’il reste improbable qu’il s’abolisse jamais sans laisser ◀de▶ traces dans ◀le▶ cœur ◀d’▶un homme moderne, intoxiqué ◀d’▶images, — du moins perd-il son efficace : ce n’est plus lui qui détermine ◀la▶ personne.
En d’autres termes, on pourrait dire que ◀la▶ fidélité se garantit elle-même contre ◀l’▶infidélité du simple fait qu’elle habitue à ne plus séparer ◀le▶ désir et ◀l’▶amour. Car si ◀le▶ désir va vite et n’importe où, ◀l’▶amour est lent et difficile, il engage vraiment toute une vie, et il n’exige pas moins que cet engagement pour révéler sa vérité. Et c’est pourquoi ◀l’▶homme qui croit au mariage ne peut plus croire sérieusement au « coup de foudre », et encore moins à ◀la▶ « fatalité » ◀de▶ ◀la▶ passion. ◀Le▶ « coup de foudre » est sans doute une légende accréditée par Don Juan, comme ◀la▶ « fatalité » ◀de▶ ◀la▶ passion est accréditée par Tristan. Excuse et alibi qui ne peuvent tromper que celui qui veut être trompé, parce qu’il y trouve son intérêt ; figures ◀de▶ rhétorique romanesque, et acceptables à ce titre, mais qu’il serait assez absurde ◀de▶ confondre avec des vérités psychologiques.
Notre analyse du mythe nous a fait voir pourquoi ◀l’▶on aime croire à ◀la▶ fatalité, qui est ◀l’▶alibi ◀de▶ ◀la▶ culpabilité : « Ce n’est pas moi qui ai commis ◀la▶ faute, je n’y étais pas, c’est cette puissance fatale qui agissait en lieu et place de ma personne. » Pieux mensonge203 du servant ◀d’▶Éros. Mais ◀de▶ combien ◀de▶ complaisances secrètes se compose une « fatalité » !
Quant au coup de foudre, il est censé justifier ◀les▶ écarts ◀de▶ Don Juan. Toute ◀la▶ littérature nous engage à y voir ◀la▶ preuve ◀d’▶une très puissante nature sensuelle. Don Juan, ◀l’▶homme des coups ◀de▶ foudre et ◀de▶ ◀la▶ vie « orageuse », serait une sorte ◀de▶ surhomme, ◀de▶ surmâle. Mythe ◀d’▶une puissance indéfinie et qui domine ◀les▶ contingences morales. Mais alors, on peut être certain qu’un pareil mythe est né ◀de▶ ◀la▶ rêverie des impuissants. Et en effet, ◀la▶ conduite ◀de▶ Don Juan est bien typique ◀d’▶une certaine déficience sexuelle. C’est dans ◀l’▶état ◀de▶ fatigue générale, et sexuellement localisée, que ◀le▶ corps se voit porté à ces brusques écarts, comparables aux calembours qui obsèdent un esprit fatigué : on se laisse aller à des « rapprochements » idiots. Par contre, dans un état normal du corps et ◀de▶ ◀l’▶esprit, ◀le▶ risque ◀de▶ coup de foudre est à peu près éliminé. Il apparaît ainsi que ◀la▶ monogamie, normalisant ◀les▶ rapports sexuels, est ◀la▶ meilleure garantie du plaisir, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶Éros purement charnel, et non du tout divinisé204.
On objecte alors que ◀le▶ mariage ne serait plus que ◀le▶ « tombeau ◀de▶ ◀l’▶amour ». Mais c’est encore ◀le▶ mythe, naturellement, qui nous ◀le▶ fait croire, avec son obsession ◀de▶ ◀l’▶amour contrarié. Il serait plus vrai ◀de▶ dire après M. Croce que « ◀le▶ mariage est ◀le▶ tombeau ◀de▶ ◀l’▶amour sauvage »205 (et plus communément du sentimentalisme).
◀L’▶amour sauvage et naturel se manifeste par ◀le▶ viol, preuve ◀d’▶amour chez tous ◀les▶ barbares. Mais ◀le▶ viol, comme ◀la▶ polygamie, révèle que ◀l’▶homme n’est pas encore en mesure ◀de▶ concevoir ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀la▶ personne chez ◀la▶ femme. C’est autant dire qu’il ne sait pas encore aimer. ◀Le▶ viol et ◀la▶ polygamie privent ◀la▶ femme ◀de▶ sa qualité ◀d’▶égale — en ◀la▶ réduisant à son sexe. ◀L’▶amour sauvage dépersonnalise ◀les▶ relations humaines. Par contre, ◀l’▶homme qui se domine, ce n’est pas faute de « passion » (au sens ◀de▶ tempérament) mais c’est qu’il aime, justement, et qu’en vertu de cet amour, il refuse ◀de▶ s’imposer, il se refuse à une violence qui nie et détruit ◀la▶ personne. Il prouve ainsi qu’il veut d’abord ◀le▶ bien ◀de▶ l’autre. Son égoïsme passe par l’autre. On admettra que c’est une révolution sérieuse.
Et nous pourrons maintenant dépasser ◀la▶ formule toute négative et privative ◀de▶ Croce, et définir enfin ◀le▶ mariage comme cette institution qui contient ◀la▶ passion non plus par ◀la▶ morale, mais par ◀l’▶amour.
6.
Les paradoxes ◀de▶ ◀l’▶Occident
Ces quelques remarques sur ◀la▶ passion et ◀le▶ mariage mettent en lumière ◀l’▶opposition fondamentale ◀de▶ ◀l’▶Éros et ◀de▶ ◀l’▶Agapè, c’est-à-dire des deux religions qui se disputent notre Occident.
◀La▶ connaissance ◀de▶ ce conflit, ◀de▶ ses origines historiques et psychologiques, ◀de▶ son enjeu spirituel, me paraît devoir entraîner ◀la▶ révision ◀d’▶un certain nombre ◀de▶ jugements courants, dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀l’▶éthique d’abord, mais aussi dans celui ◀de▶ ◀la▶ culture et ◀de▶ sa philosophie. Au terme ◀de▶ cet ouvrage, il suffira sans doute ◀de▶ dégager ◀le▶ principe ◀de▶ correction que nos recherches sur ◀la▶ passion peuvent établir.
◀Les▶ Orientaux caractérisent ◀l’▶Europe par ◀l’▶importance qu’elle donne aux forces passionnelles. Ils y voient ◀l’▶héritage du christianisme et ◀le▶ secret ◀de▶ notre dynamisme. Et il est vrai que ces trois termes : christianisme, passion, dynamisme, correspondent aux trois traits dominants ◀de▶ ◀la▶ psyché occidentale. ◀De▶ là vient ◀l’▶impression ◀d’▶évidence qu’entraînent ◀de▶ pareils jugements.
Cependant, si ◀les▶ conclusions ◀de▶ notre examen du mythe courtois sont justes, il faudra corriger sensiblement ce schéma ◀de▶ ◀l’▶Occident chrétien.
Tout d’abord : ce n’est pas ◀le▶ christianisme qui a fait naître ◀la▶ passion, mais c’est une hérésie ◀d’▶origine orientale. Cette hérésie s’est répandue d’abord dans ◀les▶ contrées ◀les▶ moins christianisées, précisément, là où ◀les▶ religions païennes menaient encore une vie secrète. ◀L’▶amour-passion n’est pas ◀l’▶amour chrétien, ni même ◀le▶ « sous-produit du christianisme » ou ◀le▶ « changement ◀d’▶adresse ◀d’▶une force que ◀le▶ christianisme a réveillée et orientée vers Dieu »206. Il est plutôt ◀le▶ sous-produit ◀de▶ ◀la▶ religion manichéenne. Plus exactement, il est né ◀de▶ ◀la▶ complicité ◀de▶ cette religion avec nos plus vieilles croyances, et du conflit ◀de▶ ◀l’▶hérésie qui en résulta avec ◀l’▶orthodoxie chrétienne. Première correction ◀d’▶importance.
Ensuite, il est urgent ◀de▶ rappeler que ◀le▶ fameux « dynamisme occidental » procède ◀de▶ deux sources distinctes.
Si c’est notre délire guerrier que ◀l’▶on entend désigner par ce terme, nous avons vu qu’il se rattache ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus précise, historiquement, à ◀la▶ passion. Comme ◀la▶ passion, ◀le▶ goût ◀de▶ ◀la▶ guerre procède ◀d’▶une conception ◀de▶ ◀la▶ vie ardente qui est un masque du désir ◀de▶ mort. Dynamisme inverti, et autodestructeur.
Mais l’autre aspect du dynamisme occidental, j’entends notre génie technique, ne saurait être un seul instant ramené à ◀la▶ passion. ◀L’▶attitude humaine qu’il révèle est ◀l’▶antithèse exacte ◀de▶ ◀la▶ passion : c’est une affirmation ◀de▶ ◀la▶ valeur des choses créées, ◀de▶ ◀la▶ matière, et une application ◀de▶ ◀l’▶esprit au monde visible. ◀La▶ passion ni ◀la▶ foi hérétique dont elle est née ne sauraient proposer comme but à notre vie ◀la▶ maîtrise ◀de▶ ◀la▶ Nature, puisque c’est là ◀le▶ but et ◀la▶ fonction originelle du Démiurge, et puisque ◀le▶ salut est justement ◀d’▶échapper à sa loi démoniaque207.
Faut-il voir à ◀la▶ source ◀de▶ cet aspect ◀le▶ plus réel ◀de▶ ◀l’▶activisme européen une sorte ◀de▶ tempérament continental ? Ou quelque influence indirecte ◀de▶ ◀l’▶ambition chrétienne définie par ◀l’▶Apôtre (Romains, 8), et qui tendrait à restaurer ◀le▶ Cosmos dans sa loi primitive, troublée par ◀le▶ péché ? ◀La▶ volonté chrétienne ◀de▶ transformer ◀le▶ pécheur dans son âme et dans sa conduite a entraîné en Occident ◀l’▶idée ◀de▶ transformer ◀le▶ milieu humain (◀d’▶où ◀le▶ mythe ◀de▶ ◀la▶ révolution), et ◀l’▶idée ◀de▶ transformer ◀le▶ milieu naturel (◀d’▶où ◀la▶ technique). Reste à savoir si ◀le▶ christianisme, accueilli par ◀les▶ Indes ou ◀la▶ Chine, y eût produit ◀les▶ mêmes effets. Mais ◀la▶ réponse n’importe pas ici : il nous suffit ◀de▶ marquer que ◀les▶ éléments occidentaux-chrétiens (c’est-à-dire créateurs) du dynamisme européen, sont orientés par une volonté exactement contraire à celle ◀de▶ ◀la▶ passion.
Ce qui peut induire en erreur, et ce qui a introduit ◀de▶ fait une fatale erreur dans ◀l’▶activisme moderne, c’est ◀la▶ collusion ◀de▶ ◀la▶ guerre et ◀de▶ notre génie technique. À partir de ◀la▶ Révolution, ◀la▶ guerre devenant « nationale » exige ◀la▶ collaboration ◀de▶ toutes ◀les▶ forces créatrices, et en particulier ◀de▶ ◀la▶ technique. C’est alors ◀la▶ passion (guerrière) qui va devenir ◀le▶ principal moteur ◀de▶ ◀la▶ recherche mécanique : on ◀l’▶a bien vu depuis 1915. Mais cette union tout à fait monstrueuse des forces ◀de▶ mort et des forces créatrices va dénaturer à la fois ◀la▶ guerre et ◀le▶ génie technique. ◀La▶ guerre mécanisée évacue ◀la▶ passion, et ◀la▶ technique en devenant mortelle, trahit ◀les▶ ambitions dont elle est née. Il se peut que ◀l’▶Occident succombe à ce destin qu’il s’est forgé. Mais il est clair que ce n’est pas ◀le▶ christianisme — comme ◀le▶ répètent tant de publicistes — qui est responsable ◀de▶ ◀la▶ catastrophe. ◀L’▶esprit catastrophique ◀de▶ ◀l’▶Occident n’est pas chrétien208. Il est tout au contraire manichéen. C’est ce qu’ignorent communément ceux qui assimilent ◀le▶ christianisme et ◀l’▶Occident, comme si tout ◀l’▶Occident était chrétien. Si donc ◀l’▶Europe succombe à son mauvais génie, ce sera pour avoir trop longtemps cultivé ◀la▶ religion para ou même antichrétienne ◀de▶ ◀la▶ passion.
Faut-il conclure que ◀la▶ passion serait ◀la▶ tentation orientale ◀de▶ ◀l’▶Occident ? S’il est vrai qu’elle ne s’est développée dans notre histoire et nos cultures qu’à partir des xiie et xiiie siècles, et par ◀l’▶impulsion décisive ◀de▶ ◀l’▶hérésie méridionale, il apparaît que c’est du Proche-Orient et ◀de▶ ◀l’▶Iran, sources certaines ◀de▶ ◀l’▶hérésie, que nous sont venues nos « mortelles » croyances. Mais dira-t-on, ces mêmes croyances n’ont pas produit ◀les▶ mêmes effets parmi ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Orient ? C’est qu’elles n’y ont pas trouvé ◀les▶ mêmes obstacles.
Ainsi notre chance dramatique est ◀d’▶avoir résisté à ◀la▶ passion par des moyens prédestinés à ◀l’▶exalter. Telle fut ◀la▶ tentation permanente ◀d’▶où jaillirent nos plus belles créations. Mais ce qui produit ◀la▶ vie produit aussi ◀la▶ mort. Il suffit qu’un accent se déplace pour que ◀le▶ dynamisme change ◀de▶ signe.
C’est en fin de compte dans ◀l’▶attitude religieuse des Occidentaux, et dans ◀l’▶institution ◀la▶ plus typique ◀de▶ leur morale : ◀le▶ mariage, qu’il sera désormais possible ◀de▶ repérer avec assez ◀de▶ précision ce déplacement ◀d’▶accent dont tout dépend.
Il est certain que ◀l’▶Occidental christianisé se distingue profondément ◀de▶ ◀l’▶Oriental par son pouvoir ◀d’▶approfondir ◀l’▶être créé dans ce qu’il a ◀de▶ particulier. C’est tout ◀le▶ secret ◀de▶ notre fidélité. ◀La▶ sagesse orientale cherche ◀la▶ connaissance dans ◀l’▶abolition progressive du divers. Nous, nous cherchons ◀la▶ densité ◀de▶ ◀l’▶être dans ◀la▶ personne distincte, sans cesse approfondie comme telle. « ◀D’▶autant plus nous connaissons ◀les▶ choses particulières, ◀d’▶autant plus nous connaissons Dieu », dit Spinoza. Cette attitude, qui définit mon Occident, définit en même temps ◀les▶ conditions profondes ◀de▶ ◀la▶ fidélité, ◀de▶ ◀la▶ personne, du mariage, — et du refus ◀de▶ ◀la▶ passion. Elle suppose ◀l’▶acceptation du différent, et donc ◀de▶ ◀l’▶incomplet, ◀la▶ prise sur ◀le▶ concret dans ses limitations. ◀Le▶ chrétien prend ◀le▶ monde tel qu’il est, et non point tel qu’il peut ◀le▶ rêver. Son activité « créatrice » consiste alors à retrouver en profondeur toute ◀la▶ diversité du monde créé ; et c’est ainsi que ◀la▶ Renaissance définit ◀l’▶homme : un microcosme.
Tout ce qui détruit cette volonté centrale, ou en dévie, compromet ◀la▶ fidélité et donne des chances nouvelles à ◀la▶ passion. C’est notre vie et notre mort. Et c’est pourquoi ◀la▶ crise moderne du mariage est ◀le▶ signe ◀le▶ moins trompeur ◀d’▶une décadence occidentale. Il en est d’autres, certes, dans ◀les▶ domaines ◀les▶ plus divers : ◀le▶ culte du nombre, ◀la▶ poésie ◀de▶ ◀l’▶évasion, ◀l’▶envahissement ◀de▶ ◀la▶ culture par ◀les▶ passions nationalistes : tout ce qui tend à ruiner ◀la▶ personne. Mais ce sont là des phénomènes complexes et collectifs, qui échappent souvent aux prises individuelles. ◀Le▶ signe ◀de▶ ◀la▶ crise du mariage nous parle et nous avertit mieux : aucun n’est plus sensible et quotidien, plus intimement vérifiable.
7.
Au-delà ◀de▶ ◀la▶ tragédie
Cet ouvrage, à bien des égards, peut apparaître comme ◀le▶ bilan ◀d’▶une décadence : mythe dégradé, mariage en crise, formes et conventions décriées, extension du délire passionnel aux domaines où il peut entraîner ◀la▶ destruction ◀de▶ notre civilisation. Tout cela est, tout cela nous menace, et ◀d’▶autant plus qu’on voudrait ◀le▶ nier. Cependant, à plusieurs reprises, ◀la▶ connaissance ◀de▶ ces périls nous a fait entrevoir des possibilités ◀de▶ ◀les▶ surmonter. Par exemple, il se peut que ◀l’▶Europe, après une crise totalitaire (et supposé qu’elle n’y succombe point), retrouve ◀le▶ sens ◀d’▶une fidélité gagée au moins sur des institutions solides, à ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀la▶ personne. Il se peut que ◀les▶ excès mêmes ◀de▶ ◀la▶ passion provoquent des résistances, c’est-à-dire des formes nouvelles, ramenant alors un âge classique…
Mais après tout, n’est-ce pas encore une tentation ◀de▶ ◀la▶ passion que ce souci des lendemains qui obsède aujourd’hui tant de fronts ? Notre vie ne se joue pas dans ◀l’▶au-delà temporel, mais dans ◀les▶ décisions toujours actuelles qui fondent notre fidélité. Quoi qu’il arrive, heur ou malheur, ◀le▶ sort du monde nous importe bien moins que ◀la▶ connaissance ◀de▶ nos devoirs présents. Car « ◀la▶ figure ◀de▶ ce monde passe », mais ◀l’▶obéissance est toujours hic et nunc, dans ◀l’▶acte ◀de▶ ◀l’▶Éternel où notre espoir se fonde.
Deux thèmes ◀de▶ réflexions, amorcés çà et là dans ces pages, pourront en constituer ◀la▶ conclusion ouverte. J’ai tenté ◀de▶ débrouiller certains problèmes posés en termes d’histoire et ◀de▶ psychologie : mais ◀les▶ constatations tout objectives auxquelles je me suis vu conduit ne sont pas suffisantes en soi. Elles commandent certaines décisions. Elles introduisent à une problématique nouvelle, et qui n’est pas toujours aussi simpliste que ◀le▶ dilemme passion-fidélité peut nous ◀le▶ faire croire. ◀De▶ fait, on ne connaît jamais que ◀les▶ problèmes dont on pressent au moins ◀la▶ solution, ◀le▶ dépassement. Or ◀le▶ moyen ◀de▶ dépasser notre dilemme ne saurait être ◀la▶ pure et simple négation ◀de▶ l’un ◀de▶ ses termes. Je ◀l’▶ai dit et j’y insiste encore : condamner ◀la▶ passion en principe, ce serait vouloir supprimer l’un des pôles ◀de▶ notre tension créatrice. ◀De▶ fait, cela n’est pas possible. ◀Le▶ philistin qui « condamne » ◀de▶ ◀la▶ sorte et à priori toute passion, c’est qu’il n’en a connu aucune, et qu’il est en deçà du conflit. Pour cet homme-là ◀le▶ seul progrès concevable est dans ◀la▶ crise ◀de▶ sa sécurité, c’est-à-dire dans ◀le▶ drame passionnel (Appendice 11). Mais au-delà ◀de▶ ◀la▶ passion vécue jusqu’à ◀l’▶impasse mortelle, que pouvons-nous désormais entrevoir ? ◀Les▶ deux thèmes que je vais esquisser indiquent deux voies ◀de▶ dépassement, dans ◀la▶ ligne ◀de▶ cet ouvrage, mais au-delà du schématisme inhérent à tout exposé.
Le premier thème peut être situé par rapport à un drame personnel dont ◀les▶ données biographiques nous sont suffisamment connues. On sait que ◀l’▶événement qui devint pour Kierkegaard ◀le▶ point ◀de▶ départ ◀de▶ toute sa réflexion, fut ◀la▶ rupture ◀de▶ ses fiançailles avec Régine. ◀La▶ cause intime ◀de▶ cette rupture nous demeure en partie mystérieuse209 : c’est « ◀le▶ secret » essentiellement impartageable et indicible, qui s’opposait aux yeux de Kierkegaard à un mariage heureux selon ◀le▶ monde. Ici ◀l’▶obstacle indispensable à ◀la▶ passion est ◀d’▶une nature à tel point subjective, singulière et incomparable, qu’on ne saurait en pressentir ◀la▶ gravité sans invoquer ◀la▶ foi ◀de▶ Kierkegaard. Selon lui, ◀l’▶homme fini et pécheur ne saurait entretenir avec son Dieu — qui est ◀l’▶Éternel et ◀le▶ Saint — que des relations ◀d’▶amour mortellement malheureux. « Dieu crée tout ex nihilo » et celui que Dieu élit par son amour, « il commence par ◀le▶ réduire à néant ». Du point de vue du monde et ◀de▶ ◀la▶ vie naturelle, Dieu apparaît alors comme « mon ennemi mortel ». Nous nous heurtons ici à ◀l’▶extrême limite, à ◀l’▶origine pure ◀de▶ ◀la▶ passion, — mais du même coup nous sommes jetés au cœur même ◀de▶ ◀la▶ foi chrétienne ! Car voici : cet homme mort au monde, tué par ◀l’▶amour infini, devra marcher maintenant et vivre dans ◀le▶ monde comme s’il n’avait pas ◀d’▶autre tâche ni plus urgente ni plus haute. Ce « chevalier ◀de▶ ◀la▶ foi », quand on ◀le▶ rencontre, n’a l’air ◀de▶ rien ◀de▶ surhumain : « il ressemble à un percepteur » et se conduit comme n’importe quel honnête bourgeois. Et pourtant « il a tout renoncé dans une infinie résignation, et s’il a tout ressaisi par ◀la▶ suite, c’est en vertu de ◀l’▶absurde (c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ foi). Il fait sans cesse ◀le▶ saut dans ◀l’▶infini, mais avec une telle correction et une telle certitude qu’il retombe sans cesse dans ◀le▶ fini, et qu’on ne remarque en lui rien que ◀de▶ fini »210…
Ainsi ◀l’▶extrême ◀de▶ ◀la▶ passion, ◀la▶ mort ◀d’▶amour, initie une vie nouvelle, où ◀la▶ passion ne cesse ◀d’▶être présente, mais sous ◀l’▶incognito ◀le▶ plus jaloux : car elle est bien plus que royale, elle est divine. Et dans ◀l’▶analogie ◀de▶ ◀la▶ foi, ◀l’▶on peut alors concevoir que ◀la▶ passion — quel que soit ◀l’▶ordre où elle se manifeste — ne trouve son au-delà réel, et son salut, que par cette action ◀d’▶obéissance qui est ◀la▶ vie ◀de▶ fidélité.
Vivre alors « comme tout le monde », mais « en vertu de ◀l’▶absurde », c’est une scandaleuse tricherie aux yeux de qui ne croit pas à ◀l’▶absurde ; mais c’est plus qu’une synthèse, et infiniment plus et autre chose qu’une « solution », pour qui croit que Dieu est fidèle, et que ◀l’▶amour ne trompe jamais ◀l’▶aimé.
Certes, Kierkegaard ne parvint à « ressaisir » ◀le▶ monde fini que dans ◀la▶ conscience ◀de▶ sa perte, infiniment féconde pour son génie ; il ne recouvra pas Régine, mais ne cessa jamais ◀de▶ ◀l’▶aimer et ◀de▶ lui dédier toute son œuvre. Et c’est peut-être que cette œuvre était ◀le▶ lieu ◀de▶ sa fidélité ◀la▶ plus réelle. Pourquoi chercher ailleurs que dans ◀la▶ vocation vraiment unique du Solitaire, ◀le▶ secret ◀de▶ son échec humain ? D’autres reçoivent une autre vocation, épousent Régine, et ◀la▶ passion revit dans leur mariage, mais alors « en vertu de ◀l’▶absurde ». Et ils s’étonnent chaque jour ◀de▶ leur bonheur.
(Ces choses-là sont trop simples et totales pour qu’un discours vienne mettre ses délais entre ◀la▶ question qu’elles nous posent et ◀la▶ réponse ◀de▶ notre vie.)
Le second thème que j’esquisserai n’est peut-être pas ◀d’▶une nature essentiellement hétérogène. Peut-être même doit-il être conçu comme un aspect particulier du mouvement ◀de▶ retour ◀de▶ ◀la▶ passion, tel que ◀l’▶a décrit Kierkegaard.
Au sommet ◀de▶ ◀l’▶ascension spirituelle qu’il nous raconte dans ◀le▶ langage ◀de▶ ◀la▶ plus ardente passion, saint Jean de la Croix connaît que ◀l’▶âme atteint un état ◀de▶ présence parfaite à ◀l’▶objet aimant ◀de▶ ◀l’▶amour, et c’est ce qu’il nomme ◀le▶ mariage mystique. ◀L’▶âme se comporte alors à l’endroit de son amour avec une sorte ◀d’▶indifférence quasi divine. Elle est au-delà du doute et ◀de▶ ◀la▶ distinction ressentie comme un déchirement ; elle ne désire plus rien que son amour ne veuille, elle est une avec lui dans ◀la▶ dualité, qui n’est plus qu’un dialogue ◀de▶ grâce et ◀d’▶obéissance. Et ◀le▶ désir ◀de▶ ◀la▶ plus haute passion se voit alors comblé sans cesse dans ◀l’▶acte même ◀d’▶obéir, en sorte qu’il n’est plus en ◀l’▶âme ◀de▶ brûlure, ni même ◀de▶ conscience ◀de▶ ◀l’▶amour, mais seulement ◀la▶ sobriété heureuse ◀de▶ ◀l’▶agir.
Dans ◀l’▶analogie ◀de▶ ◀la▶ foi, ◀l’▶on peut alors concevoir que ◀la▶ passion, née du mortel désir ◀d’▶union mystique, ne saurait être dépassée et accomplie que par ◀la▶ rencontre ◀d’▶un autre, par ◀l’▶admission ◀de▶ sa vie étrangère, ◀de▶ sa personne à tout jamais distincte, mais qui offre une alliance sans fin, initiant un dialogue vrai. Alors ◀l’▶angoisse comblée par ◀la▶ réponse, ◀la▶ nostalgie comblée par ◀la▶ présence cessent ◀d’▶appeler un bonheur sensible, cessent ◀de▶ souffrir, acceptent notre jour. Et alors ◀le▶ mariage est possible. Nous sommes deux dans ◀le▶ contentement.
Une dernière fois pourtant nous reprendrons un parti ◀de▶ sobriété. ◀Les▶ mariés ne sont pas des saints, et ◀le▶ péché n’est pas comme une erreur à laquelle on renoncerait un beau jour pour adopter une vérité meilleure. Nous sommes sans fin ni cesse dans ◀le▶ combat ◀de▶ ◀la▶ nature et ◀de▶ ◀la▶ grâce. Sans fin ni cesse, malheureux puis heureux. Mais ◀l’▶horizon n’est plus ◀le▶ même. Une fidélité gardée au Nom ◀de▶ ce qui ne change pas comme nous, révèle peu à peu son mystère : c’est qu’au-delà ◀de▶ ◀la▶ tragédie, il y a de nouveau ◀le▶ bonheur. Un bonheur qui ressemble à ◀l’▶ancien, mais qui n’appartient plus à ◀la▶ forme du monde, car c’est lui qui transforme ◀le▶ monde.