ACTE PREMIER.
Scène i.
Chœur des enfants.
Nicolas. — Jean, donne les tâches de la journée.
Jean (très vite). — Rudi les cochons ! Walther les vaches ; Heini à Stans avec le char. Dorothée et Marguerite aux pommes. Catherine et Véronique à la cuisine. Marche, marche ! À six heures tout le monde ici. Compris ?
Scène ii.
Dorothée. — Pour la première fois, Nicolas, tu restes à la maison au lieu d’aller aux champs.
Nicolas. — On pourra bientôt faire sans moi.
Dorothée. — Tu as bien mérité ton repos.
Nicolas. — Cinquante ans d’âge, pour un homme, ce n’est pas le temps du repos. Mais je me dis : voici, tu es remplacé, la vie te pousse à l’écart, doucement. Une fois de plus, peut-être, il faudra t’en aller… À quoi vas-tu servir, maintenant ?
Dorothée. — Comment peux-tu parler ainsi ? Tu as toujours fait tout ton devoir, et le Seigneur nous a bénis. Bon capitaine dans les guerres, bon juge ensuite en nos villages, et te voici avec tes dix enfants, seul maître sur ta terre, et le meilleur mari… Que voudrais-tu encore ?
Nicolas. — Je ne sais pas. C’est une chose étrange qui m’arrive aujourd’hui. Je revois tout ! Ma vie passée, toutes les choses que j’ai dû quitter ! Quelle est cette force qui toujours m’arrachait à tout ce que j’aimais ? C’est le mystère de ma vie, Dorothée. Et voici mon passé devant moi, comme un livre d’images énorme ! Les grandes pages sont tournées l’une après l’autre, et tout est là, vivant, comme dans les rêves. Quand je regarde Jean, c’est ma jeunesse qui est là… Une autre page, c’est ma vie à l’armée ! Dix ans de guerre, et à la fin, ce soir au camp, après notre dernier combat. J’entends encore notre fanfare dans la nuit, écoute ! Est-ce que tu entends aussi ? (Fanfare en sourdine.) Regarde ! Est-ce que tu vois là-bas !…
…Regarde comme j’étais !
Scène iii.
Le chœur. (Sourdement.)
1er officier. — Capitaine de Flue !
Nicolas3. — Présent !
1er officier. — Rapport contre toi ! Tu t’es jeté devant tes hommes pour les empêcher de détruire les dernières forces autrichiennes. Est-ce vrai ?
Nicolas. — C’est vrai.
1er officier. — Tu connaissais nos ordres ? Pas de quartier.
Nicolas. — Des ennemis se sont réfugiés dans le cloître de Sainte-Catherine. J’ai interdit qu’on les massacre dans ce lieu.
1er officier. — Y a-t-il un témoin ?
2e officier. — Moi ! J’ai tout vu. L’ennemi était à la merci des Suisses. Déjà l’incendie éclatait dans une aile du couvent. Le capitaine de Flue accourt, voit le danger auquel sont exposés l’édifice sacré et les nonnes. Il s’agenouille alors, fait une courte prière, puis se relève et ordonne à ses hommes d’éteindre l’incendie. La troupe a renâclé, elle tenait sa vengeance, et il l’en prive au plus fort du combat !
Quatre démons (mêlés aux soldats). — Hou ! Hou ! Hou ! Mort aux Autrichiens ! Vendu ! Trahison !
1er officier. — Silence ! Qu’as-tu à dire pour ta défense ?
Nicolas. — Tous les Suisses ont juré, après Sempach, de ne jamais forcer à main armée un lieu consacré par l’Église. À Dieu ne plaise que je trahisse jamais le Pacte.
1er officier. — Et si tes supérieurs te l’ordonnent ?
Nicolas. — Je préférerai ma mort. Car si les Suisses ne gardent pas le droit juré, dans la guerre comme dans la paix, la Confédération sera perdue. Notre salut est dans le Pacte que nous avons conclu au nom de Dieu.
3e officier. — Tu es fou, Nicolas, avec ton Pacte ! À la guerre comme à la guerre !
4e officier. — Si tu veux la justice, ne te mêle plus de la guerre. Attends la saison des moissons !
1er officier. — Pour cette fois, nous étoufferons l’affaire. Mais voici mon avis personnel. Avec un homme de guerre de ta sorte, on ferait peut-être un respectable juge de paix ! Je te laisse choisir.
Démons et soldats. — Hou ! Hou ! Aux cuisines ! À la ferme !
Nicolas. — J’ai choisi ! Je quitte l’armée. Je quitte votre guerre injuste, et je ne reprendrai jamais les armes — que s’il faut défendre ma terre !
Les soldats. — Il a raison ! C’est lui qui a raison ! Vive Nicolas ! C’est le meilleur qui s’en va !
Choral i.
Le chœur. (Sourdement.)
Scène iv.
1er juge. — Ainsi selon le droit et la coutume de nos ancêtres, nous avons entendu devant tous et chacun les deux parties. Le plaignant que voici dit avoir emprunté 200 gulden à l’accusé. Il dit avoir donné pour gage son jardin. Maintenant le plaignant veut acquitter sa dette, mais l’accusé, que voilà, refuse de rendre le jardin, disant qu’il s’agissait non pas d’un prêt mais d’un achat.
Le plaignant. — Il m’a volé ! Mon jardin vaut au moins 300 gulden. Voilà pourquoi il veut le garder !
L’accusé. — Eh bien ! tant pis pour toi, si tu l’as mal vendu. Enlevez, c’est payé ! J’ai le droit de le garder.
Le juge. — Qui parlera pour le plaignant ? Qu’il s’annonce ! (Court silence.) Personne ! Qui parlera pour l’accusé ? Qu’il s’annonce ! (Silence, puis plusieurs mains se lèvent.) La parole est au Landamman !
Le Landamman. — Cet homme est un bon citoyen. J’en témoigne ! Il a rendu de grands services à sa commune et au canton.
Un assistant. — C’est grâce à son argent que tu t’es fait nommer !
Le juge. — La parole est à notre pasteur.
Le curé. — Je témoigne que l’accusé est une âme généreuse et charitable, bien digne de la pieuse et puissante famille qui lui a donné le jour ! Je le recommande à votre bienveillance, car c’est l’un de mes plus chers fils.
Un autre assistant. — Dis donc, l’abbé, des fois, c’est pas lui qui remplit ta cave, et gratis !
Un 3e assistant. — C’est un scandale ! Ils sont tous payés ! Je vais témoigner pour le plaignant, écoutez-moi !
Le juge. — C’est trop tard. Tu n’as pas la parole ! (Aux juges.) Vous avez entendu la cause. Que ceux qui jugent en faveur du plaignant lèvent la main ! (Nicolas seul lève la main.) Que ceux qui jugent en faveur de l’accusé lèvent la main !
Le 1er juge. — Plaignant, tu es débouté. Accusé, nous t’acquittons. La séance est levée.
Le plaignant. — Lâches ! Voleurs ! Il n’y a plus de justice pour les pauvres en Suisse !
Nicolas. — Concitoyens ! Écoutez-moi ! Pour la première fois parmi nous, c’est l’injustice qui triomphe ! La voix du pauvre est étouffée ! Car ce sont des démons, et non des hommes, qui ont rendu cette sentence inique ! Je les ai vus ! Et j’ai senti la flamme qui sortait de leurs bouches puantes !
Les assistants. — Il est fou ! Il a raison ! Oui ! Non !
Le curé. — Tu prends toujours le parti du pauvre ! Ce n’est pas juste non plus !
1er juge. — Tu veux donc ruiner l’ordre public !
2e juge. — L’autorité a toujours raison !
1er juge. — Va donc appliquer tes beaux principes dans ta famille ! Tes fils eux-mêmes se moqueront de toi !
Nicolas. — Oui ! Je fuirai bien loin, dans le désert, car je vois dans notre cité la violence et l’iniquité ! Je déclare déposer ma charge !
(Nuit sur la scène de droite.)
Choral i.
Le chœur. (Sourdement.)
Scène v.
Dorothée. — Et maintenant, te voici dans la paix, cher époux. Nous nous aimons et nos enfants grandissent dans le bonheur que Dieu nous donne. Qu’aurions-nous donc à désirer de plus ?
Nicolas. — Votre avenir est assuré…
Dorothée. — Nicolas, pourquoi es-tu triste ? Chasse donc ces mauvais souvenirs !
Nicolas. — Ce ne sont pas mes souvenirs qui me troublent, Dorothée. Mais tu sais bien ce que je cherche jour et nuit.
Dorothée. — Oh ! Tes visions encore ? Depuis longtemps tu n’avais plus parlé de toutes ces choses qui m’effrayent. Ô Nicolas, pourquoi me cacher ta tristesse ?
Nicolas. — Aujourd’hui, je dois t’en parler.
Dorothée. — Parle.
Nicolas. — Ma vie semble heureuse et bénie. Mais au-dessus de moi plane une lourde menace, comme un aigle invisible au-dessus du troupeau. Et voici que les cercles se resserrent ! Ô Dorothée, c’est une étrange tentation ! Je ne sais pas ce que Dieu veut de moi. J’ai prié et jeûné longtemps. Rien n’y fait. Je suis dans la nuit. Et de nouveau des voix m’appellent…
Chœur céleste.
Nicolas. — Dorothée, je sais que tu m’aimes. Alors, je te demande aujourd’hui la plus grande preuve d’amour que femme puisse donner. C’est presque surhumain, je sais…
Dorothée. — Parle, mon Nicolas.
Nicolas (avec difficulté). — Je crois que Dieu veut que je quitte maintenant… cette maison — et nos enfants, — et toi… Pour aller vivre seul… comme un ermite… avec Dieu seul…
Dorothée (faiblement). — Mon Dieu▶ !
Nicolas. — Longtemps, chère femme, j’ai lutté contre moi-même et contre Dieu. Je redoutais cette heure où il faut te parler ! Elle m’angoissait plus que ma mort… Et maintenant, voici que tu sais tout. Maintenant, tout dépend de toi seule. Je partirai si tu l’acceptes.
Chœur céleste.
Dorothée. — ◀Mon Dieu▶ ! ◀Mon Dieu▶ ! Oh ! je ne suis qu’une pauvre femme ! Comment pourrais-je te comprendre, Nicolas ! — Nicolas, ne m’abandonne pas !
Scène vi.
Jean. — Ils ont bien travaillé, les gars ! Nous avons encore ramassé des fraises dans la forêt, en rentrant. Ce sera pour le souper.
Marguerite. — Nous, on a fini de cueillir les pommes !
Tous ensemble. — Et moi j’ai gardé les vaches ! Et moi j’ai gardé les cochons ! Et moi j’ai été à Stans ! Et nous on a fait le ménage !
Nicolas. — C’est bien, mes enfants. Si vous continuez, vous pourrez bientôt vous passer de votre père.
Jean. — Alors moi je serai le patron !
Nicolas. — Oui, tu seras le patron ! Et toi, Rudi, que veux-tu faire plus tard ?
Rudi. — Je serai soldat, comme toi, papa.
Nicolas. — Et Walther ?
Walther. — Moi ? Je veux devenir Landamman !
Nicolas. — Et toi, Heini ?
Heini. — Charron !
Nicolas. — Et les petites filles ?
Toutes. — Moi je serai maman !
Dorothée. — Et il y a encore le tout petit, Clausi, qui ne peut rien dire… C’est aujourd’hui qu’il m’a fait son premier sourire.
Nicolas. — Allons, maintenant, au lit tout le monde ! Venez embrasser papa !
Véronique. — Est-ce que tu vas partir, papa ? On dirait que tu nous dis adieu !
Nicolas. — Mes bons petits !… Bonsoir !
Tous. — Bonsoir !
Nicolas. — Adieu !
Scène vii.
Nicolas. — Qu’ai-je dit ? Adieu !… Je leur ai dit adieu sans le vouloir ! Que m’arrive-t-il ? Trois fois, des voix m’ont appelé ! Mais tu le vois, ◀mon Dieu▶ : tout mon amour, tous mes devoirs sont là, dans la maison de mes ancêtres ! Où me veux-tu ? Où dois-je aller, s’il faut partir ? Ô si un signe, au moins, m’était donné ! ◀Mon Dieu▶, secours-moi, parle-moi, ne permets pas que je me perde en ces ténèbres qui m’entourent !
Voix (du plan 3). — Nicolas ! Nicolas !
Le chœur.
Nicolas. — Mon Seigneur et ◀mon Dieu▶, ôte de moi tout ce qui m’éloigne de toi !
Mon Seigneur et ◀mon Dieu▶, donne-moi tout ce qui me rapproche de toi !
Mon Seigneur et ◀mon Dieu, arrache-moi à moi-même, et donne-moi tout entier à toi seul !
Amen.
Voix (du plan 3). — Nicolas ! Nicolas !
Un des vieillards. — Nicolas, veux-tu te placer corps et âme en notre pouvoir ?
Nicolas. — Je ne puis me donner à personne qu’à mon puissant Seigneur Jésus. Depuis longtemps, j’ai désiré le servir seul, de tout mon corps et de toute mon âme !
Un des vieillards. — Puisque tu t’es donné tout entier à ton Dieu, je te promets que dans vingt ans tu seras délivré des peines de ce monde. Reste donc ferme en ta résolution. Tu porteras au ciel une bannière de la milice victorieuse, si tu portes ici-bas, dans la patience, la lourde croix que nous laissons sur tes épaules.
Scène viii.
Nicolas (sourdement, comme un gémissement). — Dorothée. Au secours !
Nicolas. — Oh ! Tu veillais ?
Dorothée. — Oui, le petit avait besoin de moi… Nicolas… pardonne-moi… j’ai vu…
Nicolas. — Aide-moi, car mon heure approche.
Dorothée. — Quelle est cette croix qu’ils t’ont laissée ?
Nicolas. — Il te faut la porter avec moi.
Dorothée. — Ainsi, tu as pris ta décision ?
Nicolas. — Je dois partir, et vous quitter. Dès cette nuit.
Dorothée. — Où iras-tu ?
Nicolas. — Où Dieu voudra.
Dorothée. — Ô Claus ! Ta famille, tes enfants !
Nicolas. — Quiconque aura quitté à cause de Dieu sa maison, ou sa femme, ou ses enfants, il recevra bien davantage dans ce siècle, et plus tard la vie éternelle.
Dorothée. — Mais tu es mon mari, Nicolas ! Ce que Dieu lui-même a uni, l’homme ne peut pas le séparer !
Nicolas. — Ce que Dieu a uni, Dieu peut le séparer. Un jour, plus tard, nous comprendrons.
Récitatif.
Dure est la peine, affreux le sacrifice, noire la nuit, et la voie solitaire. Mais Dieu pourvoit au soin de ceux qui l’aiment.
Ô femme ! entends la voix des temps futurs ! Un peuple entier sera sauvé, par toi, de la guerre qui tue les pères et qui dévaste les foyers.
Par toi, par ton seul sacrifice, mille et mille garderont ce bonheur que Dieu t’arrache !
Voici, tu cèdes à la grâce sévère. Alleluia ! Dieu pourvoira !
Scène ix.
Nicolas. — Dieu t’a fait cette grâce, ô femme, tu l’acceptes !
Dorothée. — Je ne suis rien. Je t’aime. Oh ! que je ne sois plus un obstacle sur ton chemin… Prends ceci pour la route, cher époux.
Nicolas. — Adieu.
Dorothée (tombant à genoux sur le seuil). — Le Seigneur me l’avait donné. Le Seigneur le reprend. Que le nom du Seigneur soit béni !
Choral i.
Scène x.
(Première station. Au bas de la rampe qui va du plan 2 vers le plan 3. Nicolas apparaît dans un cercle de lumière, appuyé sur son bâton.)
Le chœur (Récitatif.)
Nicolas. — Voici, je fuirai bien loin, j’irai séjourner au désert. Car j’ai vu dans mon peuple la violence et le mépris des lois divines.
Le chœur.
Solitaire, où vont tes pas ? Au désert, ton orgueil s’égare !
Nicolas. — Mon cœur tremble au-dedans de moi, et les terreurs de la mort m’environnent ! Ô mon Seigneur, as-tu trompé ton serviteur ?
Le chœur.
Les démons. — Ha ! Ha ! Ha ! Le voilà, celui-là ! Honte à toi ! lâche, infidèle ! Ta couche est vide, et tes enfants t’appellent ! Ha ! Ha ! ton orgueil t’entraîne ! Ha ! Ha ! Ha ! Tu viens à nous !
Nicolas. — Chiens de Satan ! Je vous connais ! Vous pouvez aboyer mais non pas mordre ! Au nom du Christ, disparaissez !…
Nicolas. — Mes ennemis ont reculé quand j’ai crié ! Je sais que Dieu me défendra ! Car il a délivré mon âme de la mort. Il garantit mon pied de toute chute !
Nicolas. — Est-ce vous maintenant, beaux anges, qui campez autour du sommet ?…
… Accueillez-moi dans votre joie ! Anges cachés dans la lumière, que j’entende vos voix pures ! Louons ensemble l’Éternel ! Louons-le dans ces lieux élevés ! Louons-le par-dessus les glaciers !
Chœur céleste.
Chœur des enfants.
Le chœur céleste et le chœur des enfants.
Le chœur.
Ô peuple des bergers, entonne la louange du sacrifice amer qui sauvera ta paix !
Sur ta patrie veille à présent le solitaire. Pour tous il a quitté les siens. Par la souffrance d’un et d’un, mille et mille vont crier :
Louez l’Éternel !
Tutti.