Puisque je suis un militaire… (septembre 1939)e
Puisque je suis un militaire,Il faut bien faire mon état.Chanson du xviiie siècle.
— Tu te rends compte ? dit un camarade. — Pas trop. Mais pour sûr on y est !
L’▶impression générale, c’est qu’on nous a « mis dedans ». (Je dis on, je ne sais pas qui c’est. Comme ◀le▶ brave paysan vaudois, après ◀la▶ grêle, qui désignait ◀d’▶un doigt ◀le▶ ciel coupable : « Je n’accuse personne, mais c’est dégoûtant ! ») Nous voilà faits, refaits par ◀l’▶événement, plongés ◀d’▶un coup dans ◀le▶ détail technique ◀de▶ ces grandes choses terribles qu’on imaginait, qu’on redoutait, qu’on croyait préparer, et qui nous trouvent sans peur et sans préparation dès ◀l’▶instant qu’elles deviennent présentes, cessent ◀d’▶être imaginées, ou même imaginables.
Tout de même, après huit jours, ◀les▶ choses commencent à se situer. ◀Les▶ grandes masses ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀les▶ grandes lignes ◀de▶ ◀la▶ guerre, et çà et là, dans nos frontières, des secteurs minuscules, comme au hasard, qu’on voit ◀d’▶un coup avec une précision quasi absurde. Cette chambre paysanne ou j’écris maintenant, sur un bon papier quadrillé, tandis qu’Albert Mermoud, en travers ◀de▶ son lit, ◀les▶ hottes pendantes, dépouille ◀le▶ courrier ◀de▶ ◀la▶ Guilde… Je ne puis pas vous dire où cela se trouve sans contrevenir aux ordres ◀les▶ plus stricts, mais c’est très bien ainsi, Denis de Rougemont et ◀le▶ directeur ◀de▶ ◀la▶ Guilde « en campagne », car nous sommes n’importe où, sans raison raisonnable ou prévisible.
J’aime beaucoup ◀les▶ adresses militaires. Deux ou trois chiffres pour ◀les▶ initiés, et cette mention si belle, quand on y pense, dans son élémentaire grandeur : En campagne. Entendez : quelque part dans ◀le▶ pays, dans ◀les▶ champs anonymes, sous ◀la▶ pluie, dans ◀les▶ vergers où ◀l’▶on écrase des pommes mal mûres, dans des cuisines ◀de▶ ferme, dans cette chambre boisée…
Confort paysan, seul authentique en nos pays. Aux parois, des versets bibliques, lettres ◀d’▶argent et myosotis, autour de ◀la▶ photo jaunie du Chœur mixte en 1913. Deux bons lits ◀de▶ bois aux « duvets » écrasants. Pour ◀le▶ reste, un désordre exemplaire, courroies, bandes molletières, cigarettes, boîtes ◀de▶ conserve, tuniques mouillées, paperasses. Revanche sur des journées ◀de▶ discipline et ◀de▶ paquetages alignés au cordeau. Partirons-nous au milieu de ◀la▶ nuit ? Ou passerons-nous ◀l’▶hiver ici ? Plus rien ne dépend ◀de▶ nous. C’est notre liberté.
Pendant que Mermoud compose son Bulletin ◀de▶ guerre, j’ai bien envie ◀de▶ vous dire un peu de quoi se fait ◀la▶ vie à ◀l’▶armée, dans ◀les▶ débuts ◀d’▶une mobilisation.
◀Les▶ dames croient volontiers que c’est parades et bottes, fanfares, rythmes virils, flatteuses géométries garantissant ◀l’▶ordre social contre ◀le▶ mystérieux Esprit ◀de▶ subversion. Ces dames sont en retard ◀d’▶au moins deux guerres ou victimes ◀d’▶expressions telles que « sous ◀les▶ drapeaux ». En vérité, ◀l’▶armée c’est tout d’abord un cliquetis ◀de▶ casques et ◀d’▶ustensiles grossiers ; des mouvements brusques en tout sens, tissant une sombre confusion qui se révèle ordonnée à ◀l’▶heure H ; et beaucoup de choses très lourdes, bouclées et trimballées dans une hâte hargneuse et fouaillée ◀de▶ jurons, précipitant des hommes mal réveillés vers des attentes inexplicables sous ◀la▶ pluie. Mangeailles, arrêts, ahans, monotonie, ignorance des ensembles, objets numérotés, perdus, récupérés à ◀la▶ volée, c’est tout ce que ◀l’▶homme dans ◀le▶ rang peut constater, si toutefois ◀la▶ fatigue lui laisse ◀la▶ faculté ◀de▶ constater quoi que ce soit, hors ◀l’▶envie ◀de▶ boire et ◀de▶ se coucher.
Eh bien ! ◀de▶ tout cela se dégage un lyrisme. ◀De▶ cela précisément qui n’a pas ◀de▶ nom, qui n’a rien ◀de▶ spectaculaire, qui n’a pas sa photo dans ◀les▶ feuilles et qu’on peut seulement ressentir quand on a ◀les▶ pieds dans ◀la▶ boue, vers quatre heures du matin, après ◀l’▶alarme. La plupart des hommes ◀le▶ ressentent, presque aucun n’oserait ◀l’▶avouer. On croit que ◀la▶ poésie n’existe qu’héroïque ou sentimentale, et ◀l’▶on ne sait plus ◀la▶ reconnaître au ras du sol, au niveau des choses brutes et brutales. Pourtant, rien n’est plus poétique qu’un rassemblement dans ◀la▶ nuit, grouillant ◀de▶ casques, ◀de▶ reflets sourds et ◀de▶ gamelles entrechoquées. Et, plus tard, au matin, quand ◀l’▶attaque se prépare, un « à terre » prolongé à ◀la▶ lisière ◀d’▶un bois, cela peut être un des plus beaux moments ◀de▶ notre furtive existence. Surtout quand il tombe une pluie fine.
Ce n’est pas seulement à cause de ◀la▶ saison qu’il convient ◀de▶ parler ◀de▶ ◀la▶ pluie. C’est à cause ◀d’▶une profonde affinité entre ◀la▶ vie en uniforme et ce que ◀l’▶on nomme par convention ◀le▶ mauvais temps. ◀La▶ pluie en ville et ◀la▶ pluie « en campagne » sont deux phénomènes bien distincts, aussi distincts que ◀la▶ vie civile et ◀la▶ vie militaire en général. ◀La▶ pluie civile n’est guère qu’un embêtement dont on se préserve comme sans y penser. On ouvre un parapluie, on enfile un « imper », on s’isole avec soin, avec dédain, des éléments. Mais ◀la▶ pluie militaire, comment dire, c’est quelque chose ◀d’▶immense et ◀de▶ sérieux. On y pénètre ◀de▶ tout son corps, ◀de▶ tout son sentiment charnel, on ◀l’▶accepte avec toute ◀la▶ nature, sans préjugés ni fausse pudeur. Couché dans ◀l’▶herbe grasse, écrasé par son sac, ◀l’▶homme observe ◀l’▶avant-terrain par-dessous ◀la▶ visière ◀d’▶acier régulièrement ourlée ◀de▶ gouttes. ◀Le▶ vent siffle à travers ◀les▶ trous du casque. ◀L’▶homme tire ◀la▶ toile ◀de▶ tente qui couvre ses épaules et cherche à ◀la▶ caler sous son coude droit. Il sait que, ◀d’▶une seconde à l’autre, peut venir ◀l’▶ordre ◀de▶ bondir. Ça ne ◀l’▶empêche pas ◀de▶ s’installer comme s’il n’avait rien ◀d’▶autre à faire pendant des heures. (Est-ce une parabole ◀de▶ ◀la▶ vie ?) Il est bien. Merveilleusement bien. Libéré. Sans passé, sans avenir. Tout ◀le▶ présent limité par ces herbes où circulent des bestioles maladroites. ◀Le▶ drap du pantalon colle au mollet, ◀les▶ doigts sont rouges sur ◀le▶ fusil luisant. ◀Les▶ gouttes ◀de▶ ◀la▶ visière glissent ◀d’▶un coup sur ◀la▶ gauche quand on lève un peu ◀le▶ nez pour voir si rien ne vient. Non, rien ne vient. Grisaille, monotonie, envoûtement ◀de▶ ◀l’▶esprit par ◀le▶ corps – pourvu que ça dure encore quelques secondes, ça ressemble tellement au bonheur ! Un cri dans ◀le▶ vent va tout détruire. Oui, c’est bien ça, c’est toujours ça, ◀le▶ bonheur : un instant ◀de▶ répit sous ◀la▶ menace. Alors on vit à plein. On sent ◀le▶ goût des choses. Et ◀l’▶on est prêt à tout abandonner au premier signe du destin, parce qu’on vient de remplir ◀les▶ limites du réel et ◀d’▶accomplir un seul instant parfait.