Autour de L’▶Amour et ◀l’▶Occident (septembre 1939)bb bc
Mon cher Davenson,
Votre article brillant, méditerranéen sur mon Amour et ◀l’▶Occident , par sa forme même ◀d’▶apostrophe amicale et ironique, provoque et engage un dialogue. J’ai ◀d’▶autant moins envie ◀de▶ m’y soustraire que ◀les▶ chapitres ◀de▶ mon livre qui furent publiés ici même sont, avec ceux ou plutôt celui que vous critiquez dans un rapport quelque peu équivoque, qu’il m’importe ◀d’▶élucider.
Vous me dites (avec une gentillesse désarmante et si rare !) que mon livre « est un livre ◀d’▶histoire » et que je ne suis pas un historien. Je vois bien que vous non plus ne voulez pas ◀l’▶être comme tant d’autres ◀le▶ furent et ◀le▶ restent. Toutefois, c’est bien comme « historien » que vous m’attaquez, et certes je ne fais pas ◀de▶ ce mot une injure, mais simplement je constate que vous parlez ◀de▶ ◀l’▶histoire comme quelqu’un qui y croit encore, et qui escompte que ◀le▶ lecteur y croit. Or moi je n’y crois pas du tout. Je ne crois pas aux « faits objectifs » dont ◀l’▶historien prétend communément « partir »109. Je crois qu’il y a un matériel hétéroclite ◀de▶ textes, ◀de▶ dates, ◀de▶ noms ◀de▶ personnes et ◀de▶ lieux, ◀de▶ chiffres, ◀de▶ relations ◀de▶ gestes et ◀de▶ paroles, matériel avec ◀l’▶aide duquel ◀l’▶historien compose des faits, comme ◀le▶ poète une poésie. Que faut-il pour écrire un sonnet ? Des contraintes rhétoriques et ◀de▶ ◀la▶ liberté, disons ◀de▶ ◀l’▶imagination. De même, pour composer un « fait » ◀d’▶histoire, il faut un certain nombre ◀de▶ renseignements fixes et une capacité fabulatrice qui leur donne un sens et un nom, comme « victoire » et « bataille ◀de▶ ◀la▶ Marne ». ◀Le▶ sonnet sera critiquable si ◀l’▶ordre des rimes et des strophes n’est pas strictement respecté. ◀La▶ composition historique sera critiquable au même titre : si par exemple on appelle pape un Léon III qui fut empereur. Je ne songe pas à défendre ◀l’▶inexactitude ni ◀les▶ erreurs typographiques, ou ◀les▶ négligences ◀de▶ copie. Mais ceci dit, il ne serait pas « exact » non plus ◀d’▶appliquer ◀les▶ mêmes critères à ce qui ne relève pas du même ordre. C’est à savoir : ◀le▶ sens ◀d’▶une interprétation. Or c’est ◀l’▶erreur commune, bien moins des historiens — qui ne peuvent plus se faire ◀d’▶illusions — que du public qui croit aux manuels. Je ne dis pas cela contre vous. Je ◀le▶ dis pour situer vos critiques dans ◀l’▶esprit ◀de▶ votre lecteur — et du mien. Car en fait, je ne prétends nullement que mon livre soit un livre ◀d’▶histoire, dans ce sens « critiquable » du terme. Ce n’est pas même ◀de▶ ◀l’▶histoire littéraire. C’est bien plutôt, s’il faut une étiquette, un livre ◀de▶ théologie morale, et c’est sur ce terrain que je puis ◀le▶ défendre. Malgré toute mon horreur ◀de▶ Kant, je dirai même que j’en ressens ◀l’▶obligation.
Ma formation théologique protestante m’incite à rechercher, en chaque domaine, non point ◀le▶ général comme ◀les▶ classiques, ou ◀l’▶Idée comme certains romantiques, mais bien plutôt ◀le▶ moment décisif. Par exemple, ◀l’▶histoire n’a pour moi ◀d’▶autre sens que ◀d’▶illustrer certaines décisions actuelles. Cette méthode n’a rien ◀d’▶objectif au sens qu’a pris ◀le▶ mot pendant ◀le▶ xixe siècle. En effet, ◀l’▶objectivité érudite ne rencontre jamais ◀de▶ décision ou ◀d’▶acte parmi ◀les▶ renseignements qu’elle authentifie. En tant qu’érudition et critique dite « sérieuse », elle se constitue proprement par ◀le▶ refus ◀d’▶admettre quoi que ce soit ◀de▶ ce genre. Elle se condamne à ◀l’▶enregistrement sans intervention ◀de▶ ◀l’▶esprit. (C’est d’ailleurs tout à fait impossible.) Or seul ◀le▶ créateur connaît ◀la▶ création, seul il est en mesure ◀de▶ ◀la▶ reconnaître là où elle est apparue dans ◀le▶ passé, et là où elle sévit dans ◀le▶ présent. Croyez bien qu’en tant qu’interprète et théologien ◀de▶ ◀l’▶histoire, je n’ai pas été sans découvrir dans votre article une faculté ◀d’▶interprétation créatrice au moins égale à la mienne. C’est à partir de là que nous pouvons dialoguer. Car à partir de là, nous pouvons en appeler à ◀l’▶objectivité ◀la▶ plus réelle : celle ◀de▶ certaines formes fixes ◀de▶ ◀l’▶esprit au nom desquelles nous portons nos jugements, et qui ne sont autres que ◀les▶ dogmes.
— Ça existe, ◀l’▶amour courtois !… dites-vous. Mais voilà, je ◀le▶ « vide ◀de▶ sa riche, émouvante réalité humaine », Et vous citez ◀la▶ légende ◀de▶ Rudel, et vous me reprochez ◀de▶ n’avoir pas rêvé là-dessus et ◀de▶ n’en avoir tiré qu’un argument ◀de▶ tortionnaire. Vous ajoutez que je suis insensible à « cette éloquence passionnée, à cette beauté intérieure », que je tiens tout cela pour une « conception dépassée » ; et que j’en parle enfin comme on peut en parler à ◀l’▶Université ◀de▶ Halle110.
Or il se trouve que plusieurs critiques m’ont adressé ◀le▶ reproche inverse : celui ◀d’▶avoir donné ◀de▶ ◀l’▶amour courtois une description si enthousiaste qu’à ◀la▶ fin, ◀la▶ conception chrétienne que je lui oppose « paraît quelque peu exsangue ». Je pourrais essayer ◀de▶ me justifier en remarquant que mon objet principal n’était pas ◀de▶ décrire ◀les▶ différents aspects ◀de▶ ◀l’▶amour courtois, mais seulement cet aspect, à mon sens décisif, que je rapporte au catharisme. Je pourrais, je devrais vous dire que si je n’avais pas rêvé (et un peu plus…) sur ◀l’▶aventure ◀de▶ Rudel, si j’étais insensible à cette éloquence passionnée et à cette beauté intérieure, si je croyais cette conception dépassée, je n’aurais pas écrit mon livre. ◀L’▶amour courtois, ça existe tellement que j’en ai fait ◀la▶ cause principale ◀de▶ ◀la▶ crise du mariage moderne ! Et c’est si « beau », si « éloquent », si « intérieur », si « riche », si « émouvant », que ce n’était pas trop ◀de▶ tout un pesant livre pour essayer ◀de▶ formuler ce qu’il y a, au cœur ◀de▶ cet amour, ◀d’▶antichrétien. Or, c’est à cela seulement que je veux renoncer. Sur ce point seul porte ma décision. Tout ◀le▶ reste, dans ◀la▶ perspective ◀de▶ mon ouvrage, ne pouvait être que littérature (◀la▶ plus belle qui soit, nous ◀le▶ savons à Neuchâtel comme à Marseille). C’est à cela, c’est à ce « reste » que vous dites ne pouvoir renoncer. C’est cela que vous me reprochez ◀de▶ n’avoir pas assez exalté. Mais alors, je vous pose cette question : si j’avais exalté davantage tout ce reste, mes conclusions, à votre sens, s’en fussent-elles trouvées modifiées ? J’entends mes conclusions religieuses et morales, ma décision, non telle ou telle hypothèse « historique » que je suis tout prêt à réviser s’il y a lieu. Voilà ◀le▶ point. Voilà ◀le▶ terrain ◀de▶ ma défense et aussi ◀de▶ ma contre-attaque.
« Je ne puis, moi, renoncer à rien ◀de▶ ce qui a été humain », dites-vous. « Il me faut à tout prix que je puisse ◀l’▶assumer. » Eh bien quoi ? Nous en sommes tous là ! Mais faut-il vraiment s’en réjouir ? Si ◀l’▶on appelle catholique ◀le▶ refus conscient ◀de▶ renoncer à rien ◀d’▶humain, sans distinction, je veux bien être appelé sectaire. (Huguenot, cela va sans dire, mais ce n’est pas synonyme.) Et même dissonant, s’il ◀le▶ faut. Dans ma dissonance obstinée, je considère que ◀le▶ chrétien, c’est un homme qui choisit sans retour, et qui décide ◀de▶ renoncer, comme malgré lui, à ce qu’il y a ◀de▶ corrompu, ◀de▶ « trop humain », ◀de▶ sous-humain dirai-je plutôt, dans tout ce que ◀l’▶on appelle ◀l’▶Humain, et qui ne ◀l’▶est plus depuis ◀la▶ Chute ◀d’▶Adam. Oui certes, rien ◀d’▶humain ne peut m’être étranger ; reste à savoir si j’ai lieu ◀de▶ m’en vanter ; reste à savoir si ce n’est pas là, précisément ◀la▶ solidarité dans ◀le▶ péché, ◀l’▶irrémédiable « consonance » dont un miracle seul peut nous sauver, en même temps qu’il sauvera ou restaurera ◀l’▶humain, et comme à travers lui, pour ◀le▶ Cosmos. (Voir Romains 8).
Vous estimerez peut-être que j’abuse en transportant à ce niveau notre « tenson », comme on disait au temps des troubadours. Croyez-moi, je ne cherche pas à esquiver des objections précises111 par un recours aux vérités ◀les▶ plus redoutables ◀de▶ ◀la▶ loi. Mais il faut bien remarquer ◀le▶ point réel ◀de▶ notre divergence (en attendant nos psychographes). Votre insistance à me reprocher ◀d’▶avoir sous-estimé ce que j’appelle insolemment « ◀le▶ reste », m’amène à me demander pourquoi vous y tenez tant. Je crois voir ◀la▶ réponse dans votre conclusion. Et force m’est alors ◀de▶ reconnaître qu’à ◀l’▶origine ◀de▶ ce débat il n’y a pas seulement en cause une certaine conception « dissonante » ◀de▶ ◀l’▶amour courtois tel qu’il put être vécu au xiie siècle, mais une certaine compréhension des dogmes essentiels du christianisme.
« ◀L’▶Amour vient de Dieu, appartient à Dieu et tend vers Dieu. » ◀Le▶ vieux fou ◀de▶ Transjordanie profère une vérité première. (J’avais été tenté ◀de▶ citer ◀l’▶anecdote dans mon livre.) Placée comme cela, en conclusion ◀de▶ votre article, cette sentence paraît écrasante pour ma thèse. Seulement, nous sommes dans ◀le▶ monde concret ◀de▶ ◀la▶ chute, ◀le▶ monde des vérités secondes, équivoques, mêlées ◀de▶ mensonge. Dans ce monde concret, il n’est pas vrai que tout amour tende vers Dieu. Il n’est pas vrai non plus que tout ◀l’▶humain soit humain. « Je trouve deux hommes en moi », écrit ◀l’▶Apôtre. Nous trouvons en nous deux amours, et même trois. C’est là précisément ◀le▶ sujet ◀de▶ mon livre. Le premier amour, c’est ◀le▶ désir, c’est ◀l’▶amour sensuel, sa fièvre et son bonheur, un « aspect éternel du cœur humain » — si vous voulez… (Mais pourquoi ne pas dire du corps ?) Un amour dont ◀l’▶exaltation cependant, était considérée par ◀les▶ anciens comme une maladie ◀de▶ ◀l’▶âme. Mais à partir du xiie siècle, et par ◀l’▶effet ◀de▶ confusions mystiques, ◀l’▶exaltation ◀de▶ cet amour naturel est subitement considérée comme vertueuse, ennoblissante. C’est en tant que ◀le▶ désir est exalté, et ◀d’▶une certaine manière « chaste » et spirituelle, qu’il devient un symbole religieux : et voilà le deuxième amour, ◀l’▶origine ◀de▶ ◀l’▶amour-passion. Or cette exaltation ne tend pas vers ◀le▶ vrai Dieu, ni vers ◀la▶ créature telle qu’elle est, mais vers ◀le▶ moi rêvé ◀de▶ celui qui s’exalte. C’est une espèce ◀de▶ narcissisme. ◀Le▶ seul amour qui tende vers Dieu et qui ◀l’▶atteigne à travers ◀la▶ vraie créature, c’est ◀l’▶amour qui est venu de Dieu, rendu aux hommes par ◀le▶ Christ, cette Agapè qui seule sauvera ◀l’▶Éros et qui, loin de ◀le▶ sublimer, lui redonnera sa juste place dans ◀l’▶humain.
Ma thèse centrale présentée ◀de▶ ◀la▶ sorte — n’est-ce pas assez clair dans mon livre ? — me direz-vous encore que vous êtes « plutôt contre » ? Voilà toute notre opposition : catholique et platonisant, vous insistez sur ◀la▶ nécessité ◀d’▶englober toute réalité dans une synthèse transcendante, ◀de▶ tout sauver. Protestant, j’insiste d’abord sur ◀la▶ nécessité ◀de▶ distinguer ◀l’▶élément décisif, ce qui sauve. Vous me reprocherez ◀de▶ sacrifier ◀la▶ richesse émouvante du réel ; et moi, je crains que ◀l’▶ambition scolastico-mirandolesque ◀d’▶assumer tout ce qui existe en un corpus ◀de▶ conceptions réputées « adéquates », ne fasse parfois perdre ◀de▶ vue « ◀la▶ seule chose nécessaire ». Car ◀l’▶Écriture nous dit que si nous ◀la▶ gardons « tout ◀le▶ reste nous sera donné par-dessus » ; mais ◀l’▶inverse n’est pas prévu.
Post-Scriptum. — J’avais commencé ◀de▶ lire ◀le▶ numéro ◀d’▶Esprit par ◀la▶ fin, comme tout le monde. Cette réponse écrite, j’ai lu votre « Tristesse ◀de▶ ◀l’▶historien ». (Mounier et Niklaus, qui sortent ◀de▶ chez moi, peuvent témoigner ◀de▶ ◀l’▶authenticité ◀de▶ cette chronologie !) Ainsi toute ◀la▶ partie ◀de▶ ma lettre relative à ◀l’▶histoire « objective » se trouve être un mauvais résumé des idées ◀de▶ Raymond Aron, que je ne connaissais pas, et que vous approuvez ! (C’est aussi, en réalité, ◀le▶ développement ◀de▶ quelques indications formulées dans Penser avec les mains . Indications que j’ai d’ailleurs retrouvées à leur tour chez Hamann ! ◀L’▶Histoire comme prophétie à rebours, par exemple.) Rencontre amusante, instructive… Je me garderai donc ◀de▶ retoucher cette réponse. Mais pour conclure, je vous citerai en confidence deux phrases ◀d’▶une lettre reçue hier, et relative à mon Amour : « Quand j’étais jeune, j’aurais parfaitement méprisé votre manière si cavalière ◀d’▶expédier ◀les▶ problèmes, mais à présent je ne sais plus. Puisque aucune patience historique ne conduit à ◀la▶ certitude, il est peut-être au moins aussi sage ◀de▶ faire confiance à ◀l’▶intuition. » — Tristesse ◀de▶ ◀l’▶historien n’est-ce pas ? Et c’est pourtant celui-là même qu’avec combien ◀de▶ raison vous offrez en modèle à vos disciples. (Mais oui, vous en avez, et je ◀les▶ souhaite nombreux : car avec ◀de▶ tels maîtres, ils auront bientôt fait ◀de▶ retrouver ◀la▶ joie ◀de▶ ◀l’▶historien !)