La▶ Poésie scientifique en France au xvie siècle, par Albert-Marie Schmidt (septembre 1939)aq
Ronsard évoquant ◀les▶ démons, Maurice Scève spéculant sur ◀l’▶Adam-microcosme, Belleau décrivant ◀les▶ Amours des Pierres précieuses, Peletier du Mans versifiant ◀l’▶Éloge du Nombre Un, Du Chesne, calviniste paracelsien et physiologue pansexualiste, Béroalde de Verville, Christofle de Gamon, Clovis Hesteau de Nuysement blasonnant des Visions hermétiques : tels sont ◀les▶ animaux étranges, bariolés et quasi monstrueux que nous ramène du fond du xvie siècle ◀le▶ coup ◀de▶ filet très savamment prémédité ◀de▶ M. Albert-Marie Schmidt. Tous ces poètes ont l’air plus authentiques que ceux que nous pensions connaître. Ils n’ont pas été restaurés par ◀les▶ auteurs ◀de▶ manuels, ni patinés par nos lectures. ◀Les▶ voici avec toutes leurs barbes et verrues, incongrus et antédiluviens, marée grouillante ◀d’▶une Renaissance pré-baroque. C’était ◀le▶ temps où ◀la▶ magie et ◀la▶ raison illuminée collaboraient dans un pédant délire, la première nourrissant la seconde ◀de▶ tentations fécondes ou grotesques. Qui sait où cela nous eut menés ? ◀Le▶ livre ◀de▶ Schmidt inventorie, avec une sorte ◀d’▶ardente lucidité, ◀les▶ richesses dont ◀l’▶ère classique a voulu faire ◀le▶ sacrifice. Ce n’est pas rien ! Cela donne à Phèdre un air ◀de▶ luxe fou : pour fondre ce bijou ◀de▶ platine ◀d’▶une suprême élégance, ◀la▶ plus discrète, il a fallu brûler ◀le▶ mobilier, ◀les▶ souvenirs ◀de▶ famille datant du Moyen Âge, un tas ◀d’▶objets inutiles et bizarres, chargés ◀de▶ significations magiques. Ensuite, au xviiie , il n’est resté que ◀la▶ nudité du décor. ◀La▶ discipline est devenue lésinerie.
Comment louer assez ◀les▶ mérites ◀de▶ ◀l’▶auteur, sa patiente intrépidité, ◀la▶ « volubilité infinie » ◀de▶ ◀l’▶esprit que suppose son entreprise ? Car ◀l’▶étude des poètes hermétiques exige une faculté ◀d’▶interprétation recréatrice bien différente des qualités requises du pur et simple philologue. C’est une vision du monde, et des rapports du monde à ◀l’▶homme, qu’il s’agit ◀de▶ concevoir à nouveau, si ◀l’▶on veut entrer dans ces rythmes, goûter ce vocabulaire, et dégager ◀le▶ pittoresque enfoui sous des amas ◀d’▶abstruse érudition. Il fallait être Schmidt pour découvrir dans ce grenier ◀de▶ notre poésie tant de possibles, tant ◀d’▶intentions52, tant de correspondances théologiques, et finalement pour en extraire un matériel encore utilisable. Il me semble d’ailleurs que ce travail apporte plus ◀d’▶incitations aux créateurs qu’il ne comble ◀les▶ amateurs ◀de▶ beaux poèmes oubliés. Toutes ces tentatives constituent, pour reprendre une heureuse expression ◀de▶ ◀l’▶auteur, autant « ◀d’▶appels plastiques à ◀l’▶avenir ». Un écrivain contemporain, conscient ◀de▶ ◀l’▶impasse où ◀l’▶a conduit ◀l’▶idéal ◀d’▶une poésie pure, pourrait trouver dans ◀les▶ thèmes et ◀les▶ formes qui foisonnèrent au xvie siècle des incitations très fécondes. Encore y faudrait-il une passion ◀de▶ culture que ◀les▶ facilités ◀de▶ ◀l’▶après-guerre ont passablement déprimée. On imagine un Valéry reprenant tel dessein ◀de▶ Scève : décrire ◀la▶ naissance des figures puis des solides géométriques à partir du point originel. Mais qui oserait encore envisager ◀l’▶ambition ◀d’▶un Guillaume du Bartas, ◀d’▶un Peletier, ◀d’▶un ◀La▶ Boderie et ◀de▶ tant d’autres, cet inventaire ◀de▶ ◀la▶ Création embrassant tous ◀les▶ arts et ◀les▶ métiers humains, ◀de▶ ◀la▶ magie cérémonielle à ◀l’▶anatomie, ◀de▶ ◀la▶ géographie à ◀l’▶acuponcture, ◀de▶ ◀la▶ musique à ◀la▶ théologie, à ◀l’▶agriculture, à ◀l’▶obstétrique, à ◀la▶ vénerie, à ◀l’▶orfèvrerie, à ◀la▶ mécanique, à ◀l’▶astronomie. Schmidt nous aide à concevoir ◀l’▶espèce ◀de▶ fureur titanique qui animait ces Renaissants, leur volonté ◀de▶ « singer Dieu », ◀de▶ recenser ◀les▶ objets et ◀les▶ formes, ◀les▶ rythmes et ◀les▶ lois cosmiques, afin de ◀les▶ parfaire par ◀le▶ Verbe et, finalement, ◀de▶ s’en rendre maîtres. Tous sont soutenus par une double croyance dans ◀le▶ pouvoir magique du langage, et dans ◀la▶ liberté infinie ◀de▶ ◀l’▶homme, capable ◀de▶ refaire avec ses mains ◀le▶ Paradis perdu et ◀les▶ « gestes ◀de▶ Dieu ». ◀Le▶ poète a reçu ◀la▶ vocation ◀de▶ restituer ◀le▶ cosmos à ◀l’▶état adamique, ◀d’▶effacer ◀les▶ traces du péché, ◀de▶ retrouver ◀les▶ noms réels et ◀les▶ « signatures » primitives dans ◀le▶ jeu des symboles et des correspondances. C’est ◀l’▶ambition que refoulera trop aisément notre âge classique, et que ressusciteront ◀les▶ romantiques allemands, à partir de Hamann et ◀de▶ Herder. ◀La▶ création entière, disait Hamann, est « un discours adressé à ◀la▶ créature au moyen de ◀la▶ créature : car un jour ◀le▶ redit au suivant, une nuit ◀l’▶annonce à l’autre. Cette parole traverse tous ◀les▶ climats, jusqu’aux confins du monde, et ◀l’▶on perçoit sa voix dans chaque dialecte ». Nous ◀l’▶avons perçue ◀de▶ nos jours, dans ◀le▶ dialecte ◀d’▶un Claudel, parfois même dans celui ◀de▶ tel surréaliste. Mais notre monde est-il encore formulable en noms et en rythmes ? ◀La▶ science moderne ne tend-elle point à nous ◀le▶ rendre proprement inimaginable ? N’a-t-elle pas dissocié Nombre et Verbe au point ◀de▶ rendre puérile à nos yeux ◀l’▶ambition ◀d’▶un lyrisme cosmique ?